La
Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.
Un épisode
de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle
par
Jacques
Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
DeuXième partie : COmmentaire
Chapitre VII : Le
retour en Galilée (§ 69-70)
Le retour d’Égypte est raconté par Jean d’Outremeuse dans les deux
derniers paragraphes :
(§ 69) La première année après le couronnement d’Archélaos,
c’est-à-dire l’an VII, en janvier, Dieu envoya un ange à Joseph, et lui donna
l’ordre de retourner à Bethléem. Ce qu’il fit. (§ 70) Mais lui et Marie
apprirent qu’Archélaos était le maître de la Judée. Comme Joseph le tenait pour
très fourbe, il ne voulut pas aller plus loin, car il redoutait beaucoup sa
traîtrise. L’ange revint et dit à Joseph de se rendre en Galilée. Alors Joseph
avec Jésus et Marie alla demeurer en Galilée, dans la cité de Nazareth, où ils
avaient habité précédemment.
et ne nécessite aucune commentaire
particulier, car c’est, pour ainsi dire, un décalque du récit de Matthieu (II,
19-23) que voici :
(19) Hérode étant mort, voici qu’un ange du Seigneur
apparut en songe à Joseph en Égypte, et lui dit : (20) « Lève-toi,
prends l’enfant et sa mère, et va dans la terre d’Israël, car ceux qui en
voulaient à la vie de l’enfant sont morts. » (21) Et lui, s’étant levé,
prit l’enfant et sa mère, et il vint dans la terre d’Israël. (22) Mais,
apprenant qu’Archélaos régnait en Judée à la place d’Hérode, son père, il eut
peur d’y aller, et, ayant été averti en songe, il gagna la région de Galilée et
(23) vint habiter dans une ville nommée Nazareth, afin que s’accomplit ce
qu’avaient dit les prophètes : Il sera appelé Nazaréen.
Nous n’en dirons pas
plus et nous passerons à la conclusion.
[Note liminaire: Une sélection de textes apocryphes figure dans l'Introduction, accompagnée de quelques informations bibliographiques et chronologiques.]
DeuXième partie : COmmentaire
Conclusion
Notre commentaire a été organisé de
manière à suivre les différentes étapes de l’épisode égyptien, voire, à
l’intérieur de chaque étape, l’ordre des paragraphes. Mais à plusieurs
reprises, les motifs rencontrés ne pouvaient être correctement compris que si
on les replaçait dans leur contexte, à savoir leur histoire, d’où la présence
dans notre commentaire de développements qui pourraient apparaître assez longs
et que nous avons parfois qualifiés nous-même d’excursus. Ce fut le cas par
exemple pour le massacre des Innocents, pour le miracle du champ et les liens
du semeur de blé avec Rocamadour, mais surtout pour l’histoire des larrons et
le récit des miracles qui eurent lieu au Castel d’Orient. Il ne s’agissait pas
de traiter ces motifs pour eux-mêmes et d’une manière exhaustive, mais simplement
de mettre en perspective ce qu’écrivait le chroniqueur liégeois.
Il nous
faut maintenant tenter de nous introduire au mieux dans l’univers de Jean
d’Outremeuse, en dégageant quelques aspects de sa mentalité, de ses
préoccupations et de sa technique narrative.
Les textes utilisés
Les textes utilisés sont la plupart
du temps issus d’œuvres qualifiées par l’église catholique d’apocryphes. Il en
a été longuement question dans l’introduction et il n’est plus nécessaire d’y
revenir ici, sinon pour rappeler que si les apocryphes
ne peuvent pas être utilisés officiellement
par l’église pour appuyer ses réflexions sur les dogmes et les rituels, l’historien
des légendes n’est pas tenu par cette obligation. Pour lui, le Livre arménien de l’enfance a
autant d’intérêt que L’évangile de Matthieu, et une homélie de saint
Ephrem qu’une réflexion de Jacques de Voragine. Il faut ajouter que plusieurs
de ces apocryphes ont été largement utilisés au Moyen Âge.
Le présent commentaire, explication d’un récit
grâce à des textes parallèles…
Il a été dit aussi dans
l’introduction que le commentaire n’avait pas pour but primordial de découvrir
les sources de l’épisode égyptien de Jean d’Outremeuse, mais d’expliquer son
récit, généralement en le confrontant, motif par motif, à des textes parallèles,
susceptibles de fournir matière à la comparaison.
Cette
récolte, qui n’avait pas la prétention d’être exhaustive et qui a été plus
abondante que nous ne le pensions au départ, s’est faite dans des secteurs très
différents. Sans exclusive aucune, nous l’avons dit. Sauf exceptions, nous n’avons
toutefois travaillé qu’avec des textes qui n’étaient pas postérieurs à notre
auteur de référence.
…sans négliger la
question des sources
La
question des sources toutefois est constamment restée présente à notre esprit. Mais,
dans le cas de l’épisode égyptien qui nous occupe, elle est très vite apparue
compliquée.
Dès le
départ, nous avons signalé que le récit de Jean d’Outremeuse et celui de
Matthieu, le seul évangéliste à avoir fait allusion à la Fuite en Égypte, présentaient
une correspondance très générale de structure et quelques détails caractéristiques
communs (comme le motif des plaintes de Rachel au § 5), mais qu’on ne
pouvait en tirer qu’une conclusion attendue et donc sans grand intérêt :
le chroniqueur liégeois connaissait le récit de Matthieu. Le contraire eût été
étonnant.
En fait
le récit de Matthieu (II, 14-15) est d’une concision extrême sur l’épisode
égyptien : « Joseph se leva, prit l’enfant et sa mère de nuit et
se retira en Égypte. Il y resta jusqu’à la mort d’Hérode ». Autant dire
que l’évangéliste n’en dit rien. L’essentiel est donc à chercher ailleurs. Il
s’agit de déterminer comment et avec quoi Jean d’Outremeuse a comblé ce vide.
En d’autres termes, où a-t-il été trouvé sa matière ?
Sur l’utilisation par
Jean d’Outremeuse de ses sources
Chez les
apocryphes bien sûr. Mais pareille réponse est vague, trop vague même, car il
n’est pas possible d’identifier par son nom une (ou plusieurs) source(s), ce. Disons,
pour être plus précis et aussi plus modeste, que cela n’a pas été possible pour
nous.
Tout ce
que nous avons découvert – et en abondance –, c’est la présence chez Jean
d’Outremeuse de motifs qu’on peut appeler parallèles, parce qu’ils apparaissent
également dans la littérature apocryphe où ils sont plus ou moins largement
répandus. Mais il s’agit toujours de rapprochements ponctuels et isolés. Les
correspondances ne sont valables que sur un plan relativement général ;
lorsqu’on pousse les comparaisons jusqu’au détail, des différences plus ou
moins importantes apparaissent très vite.
En un
mot, il ne nous a pas été possible de dégager entre Jean d’Outremeuse et un
quelconque écrit apocryphe une véritable correspondance, entendez une
correspondance qui se baserait sur la présence, de part et d’autre, d’un
groupement structuré d’éléments significatifs. Illustrons notre propos par
quelques exemples.
L’accueil de la
Sainte-Famille dans une maison d’Égypte
D’abord
celui de la Sainte-Famille accueillie en Égypte dans une maison particulière.
Ce motif se trouve présenté d’une manière relativement détaillée (a) en moyen
français, au XIVe siècle chez Jean d’Outremeuse au cœur même de son récit
(§ 29-30) ; (b)
en grec, entre les XIIe et XIVe siècles, sous forme d’interpolation, dans une
recension byzantine de l’Évangile de Nicodème et, (c) en arménien, dans le Livre arménien de
l’enfance (XXIII-XXV), à une date indéterminée, car ce livre, si sa rédaction
primitive n’est pas postérieure au Ve siècle, a connu au fil des siècles de
nombreux développements difficiles à dater (cfr
plus haut).
À elle
seule déjà, la question de la langue ne devait pas faciliter d’éventuels
contacts. Mais nous en ferons abstraction dans la discussion qui va suivre et
qui se limitera au contenu des trois textes.
Sur un
plan très général, on y rencontre évidemment le même motif : le séjour de
la Sainte-Famille dans une demeure très hospitalière. Mais cela étant, que de différences !
Ne serait-ce déjà que dans les contextes.
Dans le
troisième cas, la puissance invitante est un prince de race hébraïque, appelé
Éléazar, vivant en Égypte et père d’un fils, Lazare, et de deux filles, Marthe
et Marie. Les deux familles restent ensemble trois mois et fraternisent.
L’apocryphe a manifestement introduit cette scène pour expliquer les liens
étroits qui existent dans les évangiles canoniques entre Jésus d’une part, Lazare,
Marthe et Marie de l’autre. Les circonstances de l’invitation, ses mobiles aussi,
ne sont pas du tout les mêmes dans les deux premiers cas, d’ailleurs davantage proches
l’un de l’autre, puisqu’ils envisagent tous les deux l’accueil de la
Sainte-Famille, en Égypte toujours, mais cette fois dans la maison du bon
larron.
Mais, au-delà
de cette correspondance générale, les récits sont séparés par de nombreux
détails, qu’il s’agisse des modalités de l’invitation, de la composition de la
famille-hôte, des miracles effectués, des dialogues, de la manière de
prendre congé. Inutile d’en dire plus. Tous les détails nécessaires figurent dans
notre exposé. Le résultat est là : on ne peut pas postuler un rapport
précis entre ces récits, qui n’ont finalement en commun que l’accueil de la
Sainte-Famille dans une demeure égyptienne.
Les miracles au Castel
d’Orient
Prenons
encore l’exemple des trois miracles dus à Jésus enfant et localisés par Jean
d’Outremeuse dans le Castel d’Orient, le dernier endroit où s’est arrêtée la
Sainte-Famille avant de rentrer en Palestine. Il s’agit, dans l’ordre, du
miracle des cruches brisées, de celui du teinturier et de celui du rayon de
soleil solidifié chevauché par Jésus. Absents des évangiles canoniques, ils
font tous les trois partie de l’imposant réservoir de miracles attribués à
Jésus par les évangiles apocryphes de l’enfance (Évangile arabe et Évangile
arménien). Leurs auteurs sont très friands de ce genre de prouesses, les
multipliant sans vergogne et les distribuant sur deux périodes de la vie de
Jésus, à savoir son séjour en Égypte et son retour à Nazareth. C’est, sans
exagérer, par dizaines qu’on les y rencontre.
Le
chroniqueur liégeois n’en a retenu que trois, et il nous a semblé qu’il voulait
introduire entre eux une sorte de gradation, en soulignant l’effet de plus en
plus marquant que ces prodiges provoquent sur le public. Cette progression culmine
d’ailleurs dans les rencontres tentatrices avec le diable, qui suivent
immédiatement les trois miracles et qui aboutiront à la reconnaissance de Jésus
comme fils de Dieu par son adversaire principal, Satan. Une organisation de ce
type – triple, ou quadruple si on y intègre le récit des tentations – n’apparaît
nulle part ailleurs.
Faut-il
ajouter que ces quatre motifs ne sont pas du tout traités par Jean d’Outremeuse
comme ils l’avaient été par les autres auteurs ? Nous l’avons montré en
détail dans notre exposé pour le motif des tentations de Jésus. Rappelons
l’essentiel de notre démonstration.
On sait
que, dans les récits canoniques, la rencontre de Jésus avec le diable n’est présente
que chez les trois synoptiques, avec d’assez fortes variations
d’ailleurs : Marc, très bref, la situe dans le désert ; les deux autres
évangélistes font état de trois tentations, de nature différente et à trois
endroits (le désert, Jérusalem, une haute montagne).
La
version de Jean d’Outremeuse (§ 65-68) ne ressemble à aucune de celles qui
figurent chez les synoptiques, ne serait-ce que pour le cadre extérieur. Le
diable entraîne deux fois Jésus sur une haute montagne, d’abord pour lui
proposer tout le pays qu’on aperçoit, à condition qu’il accepte de
l’adorer ; ensuite pour lui suggérer d’apaiser sa faim en transformant les
pierres en pains. Il n’est donc question chez le chroniqueur liégeois, ni du
désert, ni du Temple de Jérusalem. Mais l’essentiel du message évangélique est
conservé : Jean d’Outremeuse aussi fait de l’affrontement un combat entre
deux puissances, destiné à montrer qui doit adorer l’autre, et il n’a pas peur
de citer largement (parfois textuellement) le texte de Matthieu.
Nous
avons dit aussi que les apocryphes, à l’exception de la Vie de Jésus en arabe,
XLVIII, ne faisaient pratiquement pas
de place à l’épisode des tentations du Christ et que ce récit même était loin
de la version de Jean d’Outremeuse. On ignore si notre chroniqueur connaissait
la Vie de Jésus en arabe, mais on est sûr qu’il connaissait très bien
les textes des synoptiques. Il n’a pas hésité à les transformer, comme il n’a
pas hésité non plus à transformer le miracle des cruches brisées, celui du
teinturier et celui du rayon de soleil, pour lesquels aucune des versions en
notre possession ne ressemble à celle de Jean d’Outremeuse. Pour le rendu de
ces trois miracles, a-t-il utilisé, en la transformant, une version qu’il avait
lue chez un apocryphe ? Ou existait-il quelque part un répertoire
schématique de miracles, dans lequel il a choisi ceux qu’il estimait utiles à
son projet rédactionnel ? Probablement ne le saura-t-on jamais.
Les réutilisations
originales, donc créatrices, de motifs largement répandus
D’autres
exemples dans l’épisode égyptien attestent du goût de Jean d’Outremeuse pour
les réutilisations originales, donc créatrices, de motifs largement répandus à
son époque. Voici deux cas intéressants.
D’abord
l’épisode du palmier, attesté dès le pseudo-Évangile de Matthieu dans le
récit du voyage vers l’Égypte d’une Sainte-Famille affamée et assoiffée.
L’arbre fait surgir une source d’eau fraîche de ses racines et ses branches
s’inclinent pour qu’on puisse plus facilement cueillir ses fruits. C’est un motif
très connu qui a bénéficié de nombreuses adaptations iconographiques et qui est
d’ailleurs passé dans le Coran. Le même pseudo-Matthieu, toujours à propos du
voyage vers l’Égypte, avait recours à d’autres motifs encore. Ainsi il racontait
que des animaux sauvages étaient venus rendre hommage à l’enfant, l’adorant,
l’escortant, lui montrant le chemin.
Ces
formes d’« hommage de la nature », Jean d’Outremeuse va les utiliser à
deux reprises, mais à sa manière, c’est-à-dire en les transformant et en en
déplaçant le point d’application. Le chroniqueur liégeois ne placera pas
l’épisode lors du voyage vers l’Égypte, mais en
Égypte même.
Une
première utilisation du motif apparaît lorsque la Sainte-Famille quitte la
famille de Dismas et une seconde lorsqu’elle arrive au Castel d’Orient. Mais
Jean d’Outremeuse prend bien soin de transformer le motif ancien du
pseudo-Matthieu en l’élargissant et en le traitant différemment dans chaque
cas. On se reportera pour le détail à nos commentaires des § 37 et 44.
Après le
motif de « l’hommage de la nature », évoquons celui de « la
Chute des idoles ». Comme nous l’avons montré dans un article consacré à ce sujet, il
s’agit aussi d’un motif très courant dans la littérature médiévale, où il
apparaît dans deux versions assez différentes, celle de « Jésus et les
statues égyptiennes » et celle de « Jérémie et les prêtres égyptiens ».
L’auteur du Myreur l’utilise à deux endroits bien distincts de son récit,
d’abord lorsque la Sainte-Famille entre au Caire (§ 20-21), ensuite, lorsqu’elle
entre au Castel d’Orient après avoir quitté Dismas (§ 45-46). La première
utilisation (l’entrée au Caire) intégrant les deux versions du motif, on peut même
considérer que le chroniqueur liégeois y a eu recours trois fois, en variant
subtilement chacune des utilisations. Ici encore on se reportera pour les
détails à notre commentaire des paragraphes en question.
Les
maîtres mots que suggèrent les longues analyses de l’épisode égyptien sont les
suivants : choisir et transformer. Dans les pages consacrées
aux Mirabilia et aux Indulgentiae de Rome, Jean d’Outremeuse,
on
s’en souviendra, recopiait généralement
ses modèles, presque littéralement, n’intervenant que très ponctuellement. Ce
n’est plus du tout le cas dans l’épisode étudié ici. Il est clair que Jean
d’Outremeuse a des sources – sur lesquelles il est malheureusement muet –, mais
il est clair aussi qu’il n’entend absolument pas répéter purement et simplement
ce qu’il y trouve. Il manifeste un goût très net pour l’innovation et
l’originalité.
Mais les
manifestations de l’originalité sont multiples. On peut innover en choisissant et en transformant. On
peut aussi innover en inventant et en imaginant.
Innover en inventant
et en imaginant
Nous venons de montrer que notre auteur était capable de beaucoup d’imagination et d’inventivité dans l’adaptation et la transformation de motifs existants. Beaucoup de détails du récit, plus ou moins importants, lui sont propres. Mais allons plus loin et demandons-nous si son inventivité aurait pu porter, non seulement sur des éléments de motifs, mais sur des motifs nouveaux, voire sur des ensembles structurés de motifs nouveaux. Le lecteur se souviendra certainement du roman tout à fait original que Jean d’Outremeuse a pu écrire sur les amours de Virgile et de Phébille, à partir d’un schéma au départ très simple, racontant les déboires de Virgile amoureux et sa vengeance.
Qu’en
est-il sur ce plan de l’épisode égyptien ? Et entendons nous bien, il ne
s’agit plus ici de transformer ou d’adapter une matière existante, mais
d’inventer de toutes pièces une matière nouvelle, importante et significative pour la constitution d’un récit. Que
peut-on dire ce sujet ?
Avant de
poursuivre, une réserve fondamentale s’impose. Comme nous ne saurons jamais
avec certitude quels textes Jean d’Outremeuse pouvait avoir eu à sa
disposition, et que d’autre part nous n’avons pas conservé tout ce qui a été
écrit au Moyen Âge, nous ne pourrons jamais que présumer une éventuelle création personnelle de sa part, lorsque
nos recherches de textes parallèles ne donnent aucun résultat positif.
Sur quoi
pourraient donc porter les présomptions dont nous venons de faire état ?
D’abord,
certainement, sur l’organisation interne de l’épisode égyptien. Bien sûr, nous
l’avons dit plus haut, Matthieu, dans son Évangile, avait tracé un cadre
chronologique bien balisé par les deux injonctions de l’ange : le départ
vers l’Égypte et le retour vers la Palestine. Mais l’espace compris entre elles
était une matière libre que chacun pouvait combler en l’organisant à sa guise. Le
plan suivi par Jean d’Outremeuse ne se rencontre nulle part ailleurs. En
d’autres termes, la manière dont il a assemblé les éléments de son récit lui
est propre.
On peut
penser de même à propos de certains épisodes. C’est le cas, dans sa version du
Massacre des enfants, de la longue histoire de Gonis la pucelle et des enfants
métamorphosés en singes. À notre connaissance, elle n’apparaît nulle part
ailleurs. Ici, tout – cadre et détails – semble original.
Ce n’est
pas tout à fait le cas de l’autre nouveauté que constitue le séjour de la
Sainte-Famille dans un lieu dit Castel d’Orient, dont aucun autre texte non
plus, toujours à notre connaissance, ne fait état. L’originalité du chroniqueur
liégeois est ici d’en avoir imaginé le cadre, à savoir une halte égyptienne
d’assez longue durée, qui ne serait située ni au Caire, ni dans la demeure d’un
brigand connu par ailleurs, mais dans la localité où réside Élisabeth, cousine
de Marie et mère de Jean-Baptiste.
Voilà
pour l’originalité du cadre. En ce qui concerne le contenu, le séjour à Castel
d’Orient sera nourri, chez Jean d’Outremeuse, d’épisodes empruntés ailleurs et plus
ou moins largement retravaillés.
Jean
d’Outremeuse manifeste une autre originalité, celle d’avoir enrichi le séjour
chez Dismas du miracle des herbes et des fleurs nées de la chute sur le sol des
gouttes d’eau tombant des vêtements mouillés de Jésus. Ce faisant, il fournissait
une origine lointaine au parfum de grand prix – souvent relié à Marie-Madeleine
– mentionné dans les évangiles canoniques. Nous retrouverons ce sujet plus en
détail dans un autre article (La
Marie-Madeleine de Jean d'Outremeuse).
Nous verrons que, même si on retire au chroniqueur liégeois d’avoir inventé
l’origine du parfum, il est apparemment le premier en Occident à avoir introduit
Marie-Madeleine et son parfum dans l’épisode égyptien.
En tout
cas, il faut toujours être prudent avant de conclure à l’originalité de Jean
d’Outremeuse. Des éléments qui, à la première lecture, pourraient paraître
originaux, ne le sont pas nécessairement. Nous citerons l’exemple du sort de ce
saint Amadus qui termine et enjolive le récit du miracle du champ de blé. Le
semeur, on s’en souvient, est censé être la première personne à avoir suivi Jésus,
pas nécessairement comme disciple, mais comme ami. Il est même devenu un saint.
Pendant longtemps, nous avons pensé qu’il s’agissait là d’une innovation du
chroniqueur liégeois avant de nous rendre compte qu’il n’en était rien, qu’il
s’agissait du saint qui aurait donné son nom à Rocamadour et que son histoire
légendaire remontait bien plus haut que Jean d’Outremeuse. Cela – soit dit en
passant – nous a donné l’occasion de réaliser que Jean d’Outremeuse aimait mettre
en évidence certaines gloires locales et en faire remonter très haut l’origine
(saint Martial, sainte Christine).
Bruxelles, 5 octobre 2014
FEC
- Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 28
- juillet-décembre 2012
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