La
Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.
Un épisode
de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle
par
Jacques
Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
DeuXième partie : COmmentaire
INTRODUCTION
Avant d’entrer dans le vif du commentaire, une introduction rassemblera quelques observations générales qui porteront essentiellement sur la littérature apocryphe mais aussi sur le rôle des traductions et des compilations ainsi que sur les objectifs de notre travail.
Que
sont les textes apocryphes ?
On sait que l’adjectif
« apocryphe » sert aujourd’hui à désigner les textes qui ne font pas partie du « Canon »,
c’est-à-dire du corpus officiel des ouvrages
que les chrétiens reconnaissent comme leurs écritures sacrées et qui – en
principe – sont les seuls à pouvoir nourrir le dogme et
la doctrine. Pour le Nouveau Testament, ce Canon a mis des
siècles à se construire ; sa constitution, sa clôture et sa composition ne
sont d’ailleurs pas tout à fait identiques dans les Églises latines et dans les
Églises grecques. On peut toutefois dire
que pour les catholiques d’Occident, le Canon fut fermé lors des synodes
régionaux de Carthage de 397 et de 419 : il comporte actuellement vingt-sept
ouvrages.
Sa constitution n’a été ni facile
ni rapide, essentiellement parce que le choix des textes dépendait des
positions théologiques des différentes églises. Or, celles-ci étaient nombreuses
durant les premiers siècles et elles défendaient souvent, sur des questions même
fondamentales, des positions différentes, parfois inconciliables. Pendant
plusieurs siècles, il y eut en fait une multiplicité de christianismes. Ils s’affrontaient
et luttaient pour imposer leurs vues, généralement en s’appuyant sur des textes
existants, ou créés, ou falsifiés. Ce n’est qu’au IVe siècle
que l’une de ces églises, celle de Rome, réussira à s’imposer et, à terme, à éliminer
les autres. Beaucoup de christianismes anciens disparurent.
S’imposer voulait
dire imposer aux autres ses propres doctrines, et bien évidemment les livres
qui y correspondaient. Plus question désormais d’utiliser dans les débats
n’importe quel texte. Dans tous ceux qui circulaient alors, l’église dominante n’en
choisira que quelques-uns, qui constitueront le Canon officiel, les autres
devenant des « apocryphes ».
En tentant d’expliquer la
distinction entre écrits canoniques et écrits apocryphes, les paragraphes qui
précèdent ont résumé à très gros traits une histoire infiniment complexe. Pour
en savoir plus, le lecteur intéressé par les « christianismes
disparus » et par la « bataille pour les Écritures » aura
intérêt à se reporter, par exemple, à un livre comme celui de Bart Ehrman,
traduit maintenant en français (cfr l’encadré
ci-dessous). Il y trouvera de
multiples précisions sur les choix qui furent faits et sur leurs motifs. Pareilles
informations sont souvent bien nécessaires. Ainsi par exemple un lecteur qui
s’intéresserait aux raisons qui conduisirent à la « canonisation » de
quatre évangiles seulement, alors qu’en circulaient bien davantage, pourra très
difficilement se satisfaire des explications que donne à ce sujet Irénée, évêque
de Lyon entre 177 et 202 :
[…] il ne peut y avoir ni un plus
grand ni un plus petit nombre d'Évangiles [que quatre]. En effet, puisqu'il
existe quatre régions du monde dans lequel nous sommes et quatre vents
principaux, et puisque, d'autre part, l'Église est répandue sur toute la terre
et qu'elle a pour colonne et pour soutien l'Évangile et l'Esprit de vie, il est
naturel qu'elle ait quatre colonnes qui soufflent de toutes parts
l'incorruptibilité et rendent la vie aux hommes. D'où il appert que le Verbe,
Artisan de l'univers, qui siège sur les Chérubins et maintient toutes choses,
lorsqu'il s'est manifesté aux hommes, nous a donné un Évangile à quadruple
forme, encore que maintenu par un unique Esprit. (Irénée de Lyon, Contre
les hérésies, 3, 11, 8 ; trad. Sources Chrétiennes, n° 211, Paris, 1974, p. 161-163)
On peut supposer que les raisons qui ont
présidé alors au choix des autorités religieuses ont été autrement plus solides
que l’argumentation de saint Irénée.
Reste que ces écrits apocryphes
sont encore aujourd’hui tenus à l’écart par les hautes autorités de l’Église. Un
seul exemple. Lorsque Joseph Ratzinger (Benoît XVI) publie en 2012 ses
réflexions sur L’enfance de Jésus (Paris,
189 p., Coll. Champs. Essais), il n’évoque même pas l’existence de ce qu’on
appelle les évangiles apocryphes de l’enfance. Peut-être ne veut-il pas attirer
l’attention de son lecteur sur ce type de littérature. On comprendra toutefois qu’un
historien des légendes ne se sente pas tenu d’exclure de ses propos un texte
pour la simple raison qu’il n’appartient pas au Canon officiel, un Canon, rappelons-le,
remontant au IVe siècle, à une époque où il importait de maintenir sous le
boisseau des livres, qui, bien qu’admis et utilisés par les autres églises,
risquaient de ne pas conforter les positions de celle qui avait réussi difficilement
à devenir l’église dominante. Seules les positions de cette dernière pourront
désormais se prévaloir de l’adjectif « orthodoxe » ; les autres seront
déclarées « hérétiques ».
Il faut pourtant reconnaître que les
textes ainsi exclus du Canon comme apocryphes eurent au Moyen Âge une influence
considérable : ils contribuèrent à la ferveur populaire, pénétrant
notamment dans la liturgie ; ils influencèrent
très profondément l’iconographie ; ils constituèrent aussi une importante source
d’inspiration pour les auteurs médiévaux.
Ces textes sont
très nombreux. Un exemple significatif : deux volumes récents de La
Pléiade sont consacrés à la présentation et à la traduction française d’Écrits apocryphes chrétiens
[abréviation : EAC]. Ils
totalisent près de 4000 pages, et pourtant ils ne donnent que les textes en
traduction et ne prétendent pas à l’exhaustivité. Le choix des éditeurs, il est
vrai, n’était pas simple. C’est qu’un même ouvrage pouvait se présenter dans
plusieurs langues, et, pour chaque langue, dans plusieurs recensions, de date
différente et avec éventuellement d’importantes variations de contenu. Il n’est
pas rare par exemple que les éditeurs de La
Pléiade aient dû choisir de traduire une version d’un traité, en laissant de
côté plusieurs autres. Nous rencontrerons même dans les pages suivantes des
apocryphes qui n’ont pas été repris dans ces deux volumes de La Pléiade.
* Les apocryphes : Écrits
apocryphes chrétiens. Édition
publiée sous la direction de Fr. Bovon et de P. Geoltrain [e.a.], 2 vol.,
Paris, 1997 et 2005, 1782 et 2156 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 442 et 516). Ces
volumes seront désignés dans la suite par les abréviations EAC I, 1997 et II, 2005. D’autres apocryphes sont disponibles,
également en traduction, dans les Écrits
gnostiques : la bibliothèque de Nag Hammadi. Édition publiée sous la
direction de J.-P. Mahé et de P.-H. Poirier, Paris, 2007, 1830 p. (Bibliothèque
de la Pléiade, 538).
* Pour une brève
initiation : La littérature est immense. Le lecteur pressé qui
souhaiterait se faire une idée rapide du sujet pourra recourir à des
présentations de synthèse, comme par exemple le livre de J.R. Porter, La Bible oubliée. Apocryphes de l’Ancien et
du Nouveau Testament, Paris, 2004, 397 p. (Spiritualités. Albin Michel), ou
l’introduction générale aux écrits apocryphes, par Fr.
Bovon et P. Geoltrain dans le
premier des deux volumes de la Pléiade (EAC
I, 1997, p. XVII-LVIII). Plus bref encore comme initiation : J.-M.
Prieur, Apocryphes chrétiens. Un
regard inattendu sur le christianisme ancien, Éditions du Moulin, 1995, 89 p., reprise dans une version un peu
différente et plus récente, sous le titre : Les écrits apocryphes
chrétiens, dans Cahiers Évangile, n° 148, 2009, p. 1-72.
* Sur
la création et l’utilisation des apocryphes au Moyen Âge : Intéressante
et brève synthèse d’E. Bozóky, Les
apocryphes bibliques, dans Le Moyen
Âge et la Bible, sous la direction de P. Riché et G. Lorichon, Paris, 1984,
p. 429-448 (Bible de tous les temps, 4).
* Deux listes d’apocryphes : Une
liste, avec une brève notice et une sélection bibliographique, se trouve dans
l’article de D. Doré, Apocryphes du
Nouveau Testament, dans le Dictionnaire
encyclopédique de la Bible, éd. P.-M. Bogaert et alii, Turnhout, 2002, p.
113-120, aisément accessible
sur la Toile. On
pourra aussi utiliser celle donnée par B. Ehrman (ci-dessous) aux p. 11-16.
* La bataille
pour les Écritures : Le livre de B. Ehrman, Les christianismes disparus. La bataille pour les Écritures :
apocryphes, faux et censures, Paris, 2007, 416 p., constitue une excellente
introduction à l’histoire des textes dans l’Église primitive. Elle est accessible
à un large public.
L’intérêt des
apocryphes pour notre sujet est que plusieurs d’entre eux contiennent, sur la
naissance et l’enfance de Jésus, des récits destinés à amplifier et à embellir
les rares passages squelettiques que les évangiles canoniques (Matthieu et Luc)
consacrent à cette partie de la vie du Christ. Faisant une large part à
l’imaginaire, au merveilleux et au romanesque, ils relatent souvent un nombre
impressionnant de prodiges et de miracles, caractéristiques qui expliquent
probablement, en partie au moins, la défiance manifestée à leur égard par
l’Église officielle.
Quoi qu’il en soit, ces textes apocryphes,
pour la plupart antérieurs à Jean d’Outremeuse, même s’ils sont rarement datés
avec précision, fourniront à notre commentaire, sous forme de « textes
parallèles », de précieux points de comparaison.
Une liste sélective d’apocryphes
À toutes fins utiles, nous avons dressé ci-dessous une liste sélective d'apocryphes, en fournissant, pour chaque traité retenu, une brève note explicative et quelques données bibliographiques. Ces textes sont classés par ordre alphabétique, sur le titre qui les désigne généralement :
Actes de Pilate, appelés dans la tradition latine Évangile
de Nicodème (cfr ci-dessous).
Déclaration
(La) de Joseph d’Arimathie est de date inconnue ; un terminus
ante quem est donné par le plus ancien manuscrit qui remonte au XIIe
siècle ; il est présenté et traduit dans EAC II, 2005, p. 329-354.
Évangile (L’) arabe de l’Enfance (récemment rebaptisé en Vie de Jésus en arabe), existe en trois « versions arabes […], qui paraissent indépendantes les unes des autres, dont la chronologie relative est difficile à établir » (EAC I, 1997, p. 208) et qui dérivent toutes d’un modèle syriaque qui pourrait remonter au VIe siècle. Sous le titre de Vie de Jésus en arabe, EAC I, 1997, p. 205-238 en fournit une présentation et une traduction faite sur le manuscrit arabe de Florence. Une version, légèrement différente, figure sous le titre Évangile arabe de l’Enfance, dans P. Peeters, Évangiles apocryphes. II. L’Évangile de l’enfance, Paris, 1914, p. 1-67. L’auteur de cette œuvre « rivalise en merveilleux avec ses sources […] jusqu’à l’incongruité » (Dictionnaire encyclopédique de la Bible).
Évangile (L’) arménien de l’Enfance : autre nom du Livre arménien de l’Enfance (cfr ci-dessous).
Évangile (L’) de Marie – entendez Myriam de Magdala, notre Marie-Madeleine – est un texte recopié au Ve siècle mais dont la rédaction originale se situerait « au milieu ou dans la deuxième moitié du IIe siècle » (Fr. Morard, dans EAC II, 2005, p. 7, qui a présenté et traduit cet évangile aux p. 3-23). Il comprend notamment un dialogue entre le Christ et Marie de Magdala, suivi de dialogues entre cette dernière et les apôtres.
Évangile (L’) de Nicodème, appelé aussi
les Actes de Pilate, fut originellement
composé en grec au IVe/Ve siècle. Il a fait l’objet de multiples traductions et
réécritures. « Sa traduction latine a dû être faite tôt ; il est
cité déjà par Grégoire de Tours [VIe siècle] qui ne savait pas le
grec » « L’apocryphe semble avoir été soudé de deux textes
indépendants : les Actes de
Pilate proprement dits (chap. I-XVI) et la Descente du Christ aux Enfers
(chap. XVII-XXVII). » (E. Bozóky, Les
apocryphes bibliques, Paris, 1984, p. 431). À l’Évangile de Nicodème, « certaines versions joignent en
appendice une correspondance fictive entre Pilate et Tibère ou Claude ou
des récits sur le destin ultérieur de Pilate » (Dictionnaire encyclopédique de la
Bible). C’est un des
apocryphes les plus lus pendant le Moyen Âge. R.
Gounelle et Chr. Furrer, dans EAC
II, 2005, p. 249-297, ont présenté
et traduit la Recension byzantine M.
Nous leur emprunterons leur traduction. Nous utiliserons également une interpolation intéressante, également
en grec, de date incertaine (entre le XIIe et le XIVe siècle) et
découverte récemment.
Évangile (L’) de Philippe, trouvé dans la bibliothèque de Nag Hammadi et écrit au IIIe-IVe
siècle, accorde à Marie-Madeleine un rôle particulier auprès de Jésus. On
en trouvera le texte et la traduction chez J.-Y. Leloup, L'Évangile de Philippe, Paris,
2003, 206 p. (Spiritualités vivantes, 201).
Évangile
(L’) de Thomas, appelé aussi les Récits de l’Enfance ou l’Évangile
de l’Enfance par Thomas ou l’Évangile
de pseudo-Thomas, « a dû être composé en syriaque, après le Protévangile de Jacques (cfr
ci-dessous) ; les plus anciennes
copies remontent au VIe siècle. Il a été répandu sous les plus diverses
rédactions et traductions (même en arabe) » (E. Bozóky, Les apocryphes bibliques, Paris, 1984,
p. 431). Le récit détaille les miracles accomplis entre sa cinquième et sa
douzième année par un Jésus « enfant terrible » (E. Bozóky,
1984, p. 431), « fantasque et sadique » (Dictionnaire encyclopédique de la
Bible). « Quelques-uns des miracles qu’il produit relèvent plutôt
de la magie pure que du miracle au sens chrétien : il transforme
l’eau boueuse en eau limpide par sa parole ; il anime des oiseaux en
argile, ou il change des enfants en cochons (E. Bozóky, 1984, p. 431). « Il fut utilisé dans l’Évangile du pseudo-Matthieu,
l’Évangile arabe de l’enfance et l’Évangile arménien de
l’enfance » (Dictionnaire encyclopédique de la
Bible). Ch. Michel (Évangiles apocryphes, I, 2e éd., Paris, 1924, p.
161-244) a édité la plus longue des deux versions grecques, de peu antérieure
au VIe siècle. C’est elle que nous avons suivie. À ne pas confondre avec l’Évangile selon Thomas
(cfr infra).
Évangile (L’) du pseudo-Matthieu,
longtemps connu sous le titre
de l’Évangile de la Nativité de Marie et de l’Enfance du Sauveur,
est un « remaniement du Protévangile de Jacques (cfr infra) et de l’Évangile
du pseudo-Thomas » (E.
Bozóky, 1984, p. 431), parfois « présenté dans les
manuscrits comme une traduction latine, par Jérôme, d’un ouvrage grec. De
date tardive (VIIe ou VIIIe siècle), il nous est parvenu en latin, dans un
grand nombre de manuscrits dont les plus anciens datent du XIe siècle. Il a
été abondamment utilisé dans l’art, la littérature et la liturgie de la
chrétienté latine pour étoffer les évangiles canoniques de
l’enfance » (Dictionnaire encyclopédique de la
Bible). J. Gijsel
en a donné, en 1997, une édition monumentale dans la Series
Apocryphorum du Corpus Christianorum de Turnhout et une
traduction française dans les EAC I, 1997, p. 105-140. Nous en
rencontrerons aussi une interpolation beaucoup plus récente, mais
antérieure au XIIe, récemment découverte en 1984 dans un manuscrit du
Grand Séminaire de Namur.
Évangile
(L’) selon Thomas. Cet écrit copte fut
découvert en 1945 à Nag Hammadi, en Haute-Égypte, associé dans le même
codex à d’autres textes également rédigés en copte. Le manuscrit lui-même
date du IVe siècle mais il remonte probablement à un original grec plus
ancien (Ier-IIe siècle). Il renferme 114 sentences (logia), le plus souvent précédées de la mention « Jésus a
dit ». Elles sont censées avoir été prononcées par Jésus et
transcrites par Didyme Jude Thomas. Un certain nombre d’entre elles ont
leur parallèle dans d’autres évangiles, au point qu’on lui donne parfois
le nom de « cinquième évangile ». On en trouvera une
présentation et une traduction dans EAC
I, 1997, p. 24-53, sous la plume de C. Gianotto.
Livre (Le) arménien de l’Enfance est appelé aussi Évangile arménien de l’Enfance. Sa rédaction primitive ne serait pas postérieure au Ve siècle, mais son texte a subi au fil des siècles de nombreux développements dont on a beaucoup de mal à déterminer les étapes. Il se présente comme un « copieuse amplification du Protévangile de Jacques (cfr infra) et de l’Évangile de l’enfance par Thomas, traduite en arménien à partir d’un original syriaque aujourd’hui perdu » (Dictionnaire encyclopédique de la Bible). Cet apocryphe n’ayant pas été repris dans les EAC, nous l’avons utilisé dans la traduction de P. Peeters, Évangiles apocryphes. II. L’Évangile de l’enfance, Paris, 1914, p. 69-289.
Livre (Le) du Coq est connu dans une
version éthiopienne traduite, vraisemblablement de l’arabe, de date
incertaine et dont il n’existe pas encore de véritable édition critique.
On en trouve la présentation et la traduction dans EAC II, 2005, p.
135-203. La narration retrace les trois derniers jours de la vie de Jésus,
en utilisant comme sources les récits des évangiles canoniques ainsi que
des traditions apocryphes ou légendaires, parmi lesquelles figure celle
d’un coq cuisiné ressuscité par Jésus au cours d’un repas pascal et chargé
de suivre et de surveiller Judas (d’où le titre du traité).
Miracles (Les) de Jésus est une synthèse
éthiopienne très répandue, rassemblant sous forme narrative, entre quarante
et quatre-vingts miracles de Jésus. Le plus ancien manuscrit date du XVe
siècle mais le texte aurait été composé entre le VIIIe et le XIVe
siècle (cfr la présentation d’ensemble, très intéressante, de W.
Witakowski, The Miracles of
Jésus : An Ethiopian Apocryphal Gospel, dans Apocrypha, t. 6, 1995, p. 279-298). Comme il est absent des EAC, nous avons utilisé l’édition
et la traduction de la Patrologia
orientalis (12/4,
14/5, 17/4) : Texte éthiopien publié et traduit par
Sylvain Grébaut, 3 vol., Turnhout, 1916-1924.
Pistis Sophia : La Pistis Sophia,
texte gnostique du IVe siècle, contient une sorte de compte-rendu des
échanges que Jésus ressuscité est censé avoir eu avec ses disciples durant
les douze années qui suivirent sa mort. Ceux-ci proposent à tour de
rôle à Jésus des questions touchant à toute sorte de sujets (de la
cosmogonie à l’origine du mal). Les réponses de Jésus, d’inspiration
gnostique, diffèrent radicalement de celles des textes canoniques. On en
trouvera le texte et la traduction dans : Pistis Sofia (Pistis Sophia) : ouvrage gnostique de Valentin. Trad. du copte en français
avec une introduction par É. Amélineau, Milan, 1975, 204 p.
Protévangile (Le) de Jacques est le plus ancien des évangiles apocryphes. « Il a été rédigé vers 200 en Syrie ou en Égypte. Il contient le récit de la conception miraculeuse de Marie, son enfance et sa jeunesse au service du Temple, ses fiançailles avec Joseph, l’annonciation, la visitation, la nativité et l’adoration des mages, le massacre des innocents et le martyre de Zacharie » (E. Bozóky, 1984, p. 431). Il est présenté et traduit dans EAC I, 1997, p. 71-104.
Pseudo-Évangile de Matthieu : cfr Évangile du pseudo-Matthieu.
Vie de Jésus en arabe ; cfr Évangile (L’) arabe de l’Enfance.
ainsi que certains recueils de Vitae Prophetarum « Les Vies des Prophètes », publiés notamment dans EAC II, 2005, p. 419-452 et dont il est longuement question dans notre article consacré au motif de la « La Chute des Idoles » lors de la Fuite en Égypte.
Avant de terminer ce bref développement sur la littérature apocryphe, une remarque finale toutefois s'impose. La liste ci-dessus pourrait laisser croire que la définition du terme « apocryphe » est bien claire. Elle l'est évidemment lorsqu'on l'oppose à « canonique ». Elle l'est beaucoup moins lorsqu'on sort de cette opposition pour tenter de proposer une définition qui soit « à la fois englobante et pertinente » d'un genre littéraire qui se présente en fait comme un « massif d'écrits », un « continent », comme on a pu l'écrire (cfr encadré ci-dessous). Les chercheurs achoppent par exemple sur la question chronologique et sur la démarcation entre l'apocryphe et l'hagiographique. Ils ont tendance aujourd'hui à ne pas considérer « l'apocryphe à l'étroit ». J.-C. Picard écrit par exemple en 1990 :
Qu'elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes, orientales ou d'Occident, du Moyen Âge ou plus récentes, toutes les traditions passées dans les livres imprimés comme conservant la mémoire de quelque fait ou personnage lié au temps biblique méritent de figurer in extenso ou par simple mention, dans les champ des apocryphes.
Définition très large évidemment, qui fera qu'Alexandra Ivanovitch, en 2011, n'hésitera pas à ranger dans la littérature apocryphe un poème sur les Rois Mages comme l'Historia Trium Regum écrit par Jean de Hildesheim en plein XIVe siècle. En nous basant sur ce précédent, oserions-nous considérer comme un apocryphe le texte de Jean d'Outremeuse ? Nous ne le ferons pas. Nous nous intéresserons à son texte, sans nous préoccuper de ces problèmes de classement, qui dépassent notre sujet.
* J.-Cl. Picard, Le continent apocryphe : essai sur les littératures apocryphes juive et chrétienne, Brepols, Turnhout, 1999, 314 p. (Instrumenta patristica, 36).
* J.-Cl. Picard, L'apocryphe à l' étroit. Notes historiographiques sur les corpus d'apocryphes bibliques, dans Apocrypha, t. 1, 1990, p. 69-117. (la citation est tirée de la p. 75)
* A. Ivanovitch, Pour une poétique de l'apocryphe : Goethe lecteur de l'Historia Trium Regum (Jean de Hildesheim), dans J.-M. Vercruysse [Dir.], Les (Rois)-Mages, Arras, 2011, p. 113-124. (Cfr les p. 114-115)
Quoi qu’il en soit, ce sont les apocryphes (au sens étroit du terme) qui nous seront les plus utiles dans un commentaire qui fera une large place à la comparaison et à la confrontation. Lorsque nous aurons besoin d’eux, les ouvrages se présentant comme des méditations, des homélies, des poèmes, des chroniques, des compilations seront présentés en quelques mots, sans que nous nous sentions tenu de discuter s'ils pourraient ou non appartenir aux apocryphes (au sens étendu du terme).
Les traductions et les compilations
Un mot d’abord sur les traductions.
La liste ci-dessus comprend un certain nombre de textes écrits dans des langues
qui n’étaient pas pratiquées dans l’occident médiéval. Leur propagation et leur
influence dans nos pays ont dû se produire par l’intermédiaire de traductions
en latin. « Parfois, plusieurs rédactions du même texte sont traduites en
latin » (E.
Bozóky, 1984, p. 433). Les traductions en langue vulgaire sont
plus tardives (XIIe-XIIIe siècles), et elles peuvent être nombreuses. « On
connaît par exemple trois adaptations rimées en ancien français de l’Évangile de Nicodème, en dehors de ses
nombreuses versions en prose » (E.
Bozóky, 1984, p. 433).
Et puisqu’il est question de traductions,
nous répéterons ici ce que nous avons déjà dit ailleurs en pareil cas :
sur les textes écrits dans des langues que nous ne connaissons pas (arabe,
arménien, copte, gallois, syriaque), nous avons travaillé de seconde main et
fait confiance aux traductions des spécialistes.
Une autre remarque concerne le type
d’utilisation des apocryphes par les écrivains du Moyen Âge. Il est très
difficile de savoir si un auteur médiéval – mais la même chose est vraie des
artistes – a puisé un motif directement à la source apocryphe ou s’il l’a
trouvé dans une compilation, comme l’étaient le Speculum ecclesiae d’Honoré d’Autun (première moitié du XIIe
siècle), ou le Speculum historiale de
Vincent de Beauvais (mort en 1264), ou surtout la Légende dorée de Jacques de Voragine, composée avant 1264
Les objectifs du travail
Cela étant, quels objectifs entendons-nous poursuivre ?
Il ne s’agira pas pour nous d’identifier la source précise de Jean d’Outremeuse dans son récit du séjour en Égypte. On n’a pas dit grand-chose en constatant que le chroniqueur liégeois commence et termine son récit comme Matthieu. L’essentiel est ce qui s’est passé entre les deux apparitions de l’ange à Joseph, et, pour meubler cet intervalle, Matthieu – et les autres évangélistes d’ailleurs – ne sont d’aucun secours : ils ignorent tout de l’épisode égyptien.
Jean d’Outremeuse aurait-il alors suivi le texte d’un apocryphe pour raconter le séjour de la Sainte-Famille en Égypte ? Si c’est le cas, nous ne l’avons pas trouvé. L’enquête identifie chez lui nombre de motifs qu’on peut appeler parallèles, parce qu’ils apparaissent dans la littérature apocryphe et y sont plus ou moins largement répandus. Mais il s’agit toujours de rapprochements ponctuels et isolés. Il n’est pas possible de dégager entre Jean d’Outremeuse et un quelconque écrit apocryphe des groupements de motifs structurés et significatifs. Le chroniqueur liégeois n’est d’ailleurs guère loquace sur les sources qu’il aurait utilisées dans son récit de l’épisode égyptien.
Dans ces conditions, notre commentaire devra poursuivre un autre objectif que l’identification d’une source précise de cet épisode. Il s’intéressera surtout aux motifs eux-mêmes, à leurs attestations et à leurs actualisations dans les différentes œuvres. Il s’agira donc non seulement de dresser un catalogue des motifs présents chez Jean d’Outremeuse, mais aussi d’ébaucher leur histoire dans la littérature médiévale.
Sur un mode mineur bien sûr, car il ne peut être question de reproduire pour chaque motif identifié le type d’enquête approfondie que nous avons menée naguère sur le motif du panier et de la vengeance du Virgile médiéval (Le Panier et La Vengeance, dans FEC, t. 23, 2012) ou sur celui des instruments magiques destinés à protéger Rome (Des statues magiques et un miroir, dans FEC, t. 26, 2013), ou encore sur celui de la prédiction d’éternité conditionnelle portant sur des statues et des bâtiments dans la littérature médiévale (dans FEC, t. 27, 2014). Chacun des motifs nouveaux repérés dans le commentaire vaudrait pourtant la peine d’être étudié en détail, mais ce n’est pas possible. Nous devrons nous satisfaire d’une sorte de catalogue.
Cette plongée dans l’histoire des différents motifs présente cependant un intérêt non négligeable : celui de tenter de mettre en évidence l’originalité de notre chroniqueur. On constatera que beaucoup de motifs se retrouvent ailleurs, actualisés différemment, mais que certains n’apparaissent que chez lui. Lui sont-ils propres ? Sont-ils le fruit de son imagination ? Les a-t-il empruntés à des ouvrages que nous n’avons pas identifiés ou qui ont disparu ? Il est toujours difficile de trancher avec certitude, mais on sait que Jean d’Outremeuse était un conteur, que son imagination était grande et qu’il n’avait pas peur d’inventer.
Telles sont en bref les orientations du présent travail. Il était nécessaire de les présenter dans cette introduction pour permettre au lecteur de bien comprendre la portée de l’enquête dans laquelle nous allons maintenant l’entraîner.
[Suite]
Bruxelles, 5 octobre 2014
FEC
- Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 28
- juillet-décembre 2012
<folia_electronica@fltr.ucl.ac.be>