FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 28 - juillet-décembre 2014


 

La Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.

Un épisode de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle

 

par

Jacques Poucet

 

Professeur émérite de l'Université de Louvain

Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 


 

DeuXième partie : COmmentaire

INTRODUCTION

 

 

Avant d’entrer dans le vif du commentaire, une introduction rassemblera quelques observations générales qui porteront essentiellement sur la littérature apocryphe mais aussi sur le rôle des traductions et des compilations ainsi que sur les objectifs de notre travail.

Que sont les textes apocryphes ?

On sait que l’adjectif « apocryphe » sert aujourd’hui à désigner les textes qui ne font pas partie du « Canon », c’est-à-dire du corpus officiel des ouvrages que les chrétiens reconnaissent comme leurs écritures sacrées et qui – en principe – sont les seuls à pouvoir nourrir le dogme et la doctrine. Pour le Nouveau Testament, ce Canon a mis des siècles à se construire ; sa constitution, sa clôture et sa composition ne sont d’ailleurs pas tout à fait identiques dans les Églises latines et dans les Églises grecques. On  peut toutefois dire que pour les catholiques d’Occident, le Canon fut fermé lors des synodes régionaux de Carthage de 397 et de 419 : il comporte actuellement vingt-sept ouvrages.

Sa constitution n’a été ni facile ni rapide, essentiellement parce que le choix des textes dépendait des positions théologiques des différentes églises. Or, celles-ci étaient nombreuses durant les premiers siècles et elles défendaient souvent, sur des questions même fondamentales, des positions différentes, parfois inconciliables. Pendant plusieurs siècles, il y eut en fait une multiplicité de christianismes. Ils s’affrontaient et luttaient pour imposer leurs vues, généralement en s’appuyant sur des textes existants, ou créés, ou falsifiés. Ce n’est qu’au IVe siècle que l’une de ces églises, celle de Rome, réussira à s’imposer et, à terme, à éliminer les autres. Beaucoup de christianismes anciens disparurent.

S’imposer voulait dire imposer aux autres ses propres doctrines, et bien évidemment les livres qui y correspondaient. Plus question désormais d’utiliser dans les débats n’importe quel texte. Dans tous ceux qui circulaient alors, l’église dominante n’en choisira que quelques-uns, qui constitueront le Canon officiel, les autres devenant des « apocryphes ».

En tentant d’expliquer la distinction entre écrits canoniques et écrits apocryphes, les paragraphes qui précèdent ont résumé à très gros traits une histoire infiniment complexe. Pour en savoir plus, le lecteur intéressé par les « christianismes disparus » et par la « bataille pour les Écritures » aura intérêt à se reporter, par exemple, à un livre comme celui de Bart Ehrman, traduit maintenant en français (cfr l’encadré ci-dessous). Il y trouvera de multiples précisions sur les choix qui furent faits et sur leurs motifs. Pareilles informations sont souvent bien nécessaires. Ainsi par exemple un lecteur qui s’intéresserait aux raisons qui conduisirent à la « canonisation » de quatre évangiles seulement, alors qu’en circulaient bien davantage, pourra très difficilement se satisfaire des explications que donne à ce sujet Irénée, évêque de Lyon entre 177 et 202 :

[…] il ne peut y avoir ni un plus grand ni un plus petit nombre d'Évangiles [que quatre]. En effet, puisqu'il existe quatre régions du monde dans lequel nous sommes et quatre vents principaux, et puisque, d'autre part, l'Église est répandue sur toute la terre et qu'elle a pour colonne et pour soutien l'Évangile et l'Esprit de vie, il est naturel qu'elle ait quatre colonnes qui soufflent de toutes parts l'incorruptibilité et rendent la vie aux hommes. D'où il appert que le Verbe, Artisan de l'univers, qui siège sur les Chérubins et maintient toutes choses, lorsqu'il s'est manifesté aux hommes, nous a donné un Évangile à quadruple forme, encore que maintenu par un unique Esprit. (Irénée de Lyon, Contre les hérésies, 3, 11, 8 ; trad. Sources Chrétiennes, n° 211, Paris, 1974, p. 161-163)

On peut supposer que les raisons qui ont présidé alors au choix des autorités religieuses ont été autrement plus solides que l’argumentation de saint Irénée.

Reste que ces écrits apocryphes sont encore aujourd’hui tenus à l’écart par les hautes autorités de l’Église. Un seul exemple. Lorsque Joseph Ratzinger (Benoît XVI) publie en 2012 ses réflexions sur L’enfance de Jésus (Paris, 189 p., Coll. Champs. Essais), il n’évoque même pas l’existence de ce qu’on appelle les évangiles apocryphes de l’enfance. Peut-être ne veut-il pas attirer l’attention de son lecteur sur ce type de littérature. On comprendra toutefois qu’un historien des légendes ne se sente pas tenu d’exclure de ses propos un texte pour la simple raison qu’il n’appartient pas au Canon officiel, un Canon, rappelons-le, remontant au IVe siècle, à une époque où il importait de maintenir sous le boisseau des livres, qui, bien qu’admis et utilisés par les autres églises, risquaient de ne pas conforter les positions de celle qui avait réussi difficilement à devenir l’église dominante. Seules les positions de cette dernière pourront désormais se prévaloir de l’adjectif « orthodoxe » ; les autres seront déclarées « hérétiques ».

Il faut pourtant reconnaître que les textes ainsi exclus du Canon comme apocryphes eurent au Moyen Âge une influence considérable : ils contribuèrent à la ferveur populaire, pénétrant notamment dans la liturgie ; ils influencèrent très profondément l’iconographie ; ils constituèrent aussi une importante source d’inspiration pour les auteurs médiévaux.

Ces textes sont très nombreux. Un exemple significatif : deux volumes récents de La Pléiade sont consacrés à la présentation et à la traduction française d’Écrits apocryphes chrétiens [abréviation : EAC]. Ils totalisent près de 4000 pages, et pourtant ils ne donnent que les textes en traduction et ne prétendent pas à l’exhaustivité. Le choix des éditeurs, il est vrai, n’était pas simple. C’est qu’un même ouvrage pouvait se présenter dans plusieurs langues, et, pour chaque langue, dans plusieurs recensions, de date différente et avec éventuellement d’importantes variations de contenu. Il n’est pas rare par exemple que les éditeurs de La Pléiade aient dû choisir de traduire une version d’un traité, en laissant de côté plusieurs autres. Nous rencontrerons même dans les pages suivantes des apocryphes qui n’ont pas été repris dans ces deux volumes de La Pléiade.

Les apocryphes : Écrits apocryphes chrétiens. Édition publiée sous la direction de Fr. Bovon et de P. Geoltrain [e.a.], 2 vol., Paris, 1997 et 2005, 1782 et 2156 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 442 et 516). Ces volumes seront désignés dans la suite par les abréviations EAC I, 1997 et II, 2005. D’autres apocryphes sont disponibles, également en traduction, dans les Écrits gnostiques : la bibliothèque de Nag Hammadi. Édition publiée sous la direction de J.-P. Mahé et de P.-H. Poirier, Paris, 2007, 1830 p. (Bibliothèque de la Pléiade, 538).

* Pour une brève initiation : La littérature est immense. Le lecteur pressé qui souhaiterait se faire une idée rapide du sujet pourra recourir à des présentations de synthèse, comme par exemple le livre de J.R. Porter, La Bible oubliée. Apocryphes de l’Ancien et du Nouveau Testament, Paris, 2004, 397 p. (Spiritualités. Albin Michel), ou l’introduction générale aux écrits apocryphes, par  Fr. Bovon et P. Geoltrain dans le premier des deux volumes de la Pléiade (EAC I, 1997, p. XVII-LVIII). Plus bref encore comme initiation : J.-M. Prieur, Apocryphes chrétiens. Un regard inattendu sur le christianisme ancien, Éditions du Moulin, 1995, 89 p., reprise dans une version un peu différente et plus récente, sous le titre : Les écrits apocryphes chrétiens, dans Cahiers Évangile, n° 148, 2009, p. 1-72.

Sur la création et l’utilisation des apocryphes au Moyen Âge : Intéressante et brève synthèse d’E. Bozóky, Les apocryphes bibliques, dans Le Moyen Âge et la Bible, sous la direction de P. Riché et G. Lorichon, Paris, 1984, p. 429-448 (Bible de tous les temps, 4).

Deux listes d’apocryphes : Une liste, avec une brève notice et une sélection bibliographique, se trouve dans l’article de D. Doré, Apocryphes du Nouveau Testament, dans le Dictionnaire encyclopédique de la Bible, éd. P.-M. Bogaert et alii, Turnhout, 2002, p. 113-120, aisément accessible sur la Toile. On pourra aussi utiliser celle donnée par B. Ehrman (ci-dessous) aux p. 11-16.

* La bataille pour les Écritures : Le livre de B. Ehrman, Les christianismes disparus. La bataille pour les Écritures : apocryphes, faux et censures, Paris, 2007, 416 p., constitue une excellente introduction à l’histoire des textes dans l’Église primitive. Elle est accessible à un large public.

L’intérêt des apocryphes pour notre sujet est que plusieurs d’entre eux contiennent, sur la naissance et l’enfance de Jésus, des récits destinés à amplifier et à embellir les rares passages squelettiques que les évangiles canoniques (Matthieu et Luc) consacrent à cette partie de la vie du Christ. Faisant une large part à l’imaginaire, au merveilleux et au romanesque, ils relatent souvent un nombre impressionnant de prodiges et de miracles, caractéristiques qui expliquent probablement, en partie au moins, la défiance manifestée à leur égard par l’Église officielle.

Quoi qu’il en soit, ces textes apocryphes, pour la plupart antérieurs à Jean d’Outremeuse, même s’ils sont rarement datés avec précision, fourniront à notre commentaire, sous forme de « textes parallèles », de précieux points de comparaison.

Une liste sélective d’apocryphes

            À toutes fins utiles, nous avons dressé ci-dessous une liste sélective d'apocryphes, en fournissant, pour chaque traité retenu, une brève note explicative et quelques données bibliographiques. Ces textes sont classés par ordre alphabétique, sur le titre qui les désigne généralement :

 

Avant de terminer ce bref développement sur la littérature apocryphe, une remarque finale toutefois s'impose. La liste ci-dessus pourrait laisser croire que la définition du terme « apocryphe » est bien claire. Elle l'est évidemment lorsqu'on l'oppose à « canonique ». Elle l'est beaucoup moins lorsqu'on sort de cette opposition pour tenter de proposer une définition qui soit « à la fois englobante et pertinente » d'un genre littéraire qui se présente en fait comme un « massif d'écrits », un « continent », comme on a pu l'écrire (cfr encadré ci-dessous). Les chercheurs achoppent par exemple sur la question chronologique et sur la démarcation entre l'apocryphe et l'hagiographique. Ils ont tendance aujourd'hui à ne pas considérer « l'apocryphe à l'étroit ». J.-C. Picard écrit par exemple en 1990 :

Qu'elles soient juives, chrétiennes ou musulmanes, orientales ou d'Occident, du Moyen Âge ou plus récentes, toutes les traditions passées dans les livres imprimés comme conservant la mémoire de quelque fait ou personnage lié au temps biblique méritent de figurer in extenso ou par simple mention, dans les champ des apocryphes.

Définition très large évidemment, qui fera qu'Alexandra Ivanovitch, en 2011, n'hésitera pas à ranger dans la littérature apocryphe un poème sur les Rois Mages comme l'Historia Trium Regum écrit par Jean de Hildesheim en plein XIVe siècle. En nous basant sur ce précédent, oserions-nous considérer comme un apocryphe le texte de Jean d'Outremeuse ? Nous ne le ferons pas. Nous nous intéresserons à son texte, sans nous préoccuper de ces problèmes de classement, qui dépassent notre sujet.

* J.-Cl. Picard, Le continent apocryphe : essai sur les littératures apocryphes juive et chrétienne, Brepols, Turnhout, 1999, 314 p. (Instrumenta patristica, 36).

* J.-Cl. Picard, L'apocryphe à l' étroit. Notes historiographiques sur les corpus d'apocryphes bibliques, dans Apocrypha, t. 1, 1990, p. 69-117. (la citation est tirée de la p. 75)

* A. Ivanovitch, Pour une poétique de l'apocryphe : Goethe lecteur de l'Historia Trium Regum (Jean de Hildesheim), dans J.-M. Vercruysse [Dir.], Les (Rois)-Mages, Arras, 2011, p. 113-124. (Cfr les p. 114-115)

Quoi qu’il en soit, ce sont les apocryphes (au sens étroit du terme) qui nous seront les plus utiles dans un commentaire qui fera une large place à la comparaison et à la confrontation. Lorsque nous aurons besoin d’eux, les ouvrages se présentant comme des méditations, des homélies, des poèmes, des chroniques, des compilations seront présentés en quelques mots, sans que nous nous sentions tenu de discuter s'ils pourraient ou non appartenir aux apocryphes (au sens étendu du terme).

Les traductions et les compilations

Un mot d’abord sur les traductions. La liste ci-dessus comprend un certain nombre de textes écrits dans des langues qui n’étaient pas pratiquées dans l’occident médiéval. Leur propagation et leur influence dans nos pays ont dû se produire par l’intermédiaire de traductions en latin. « Parfois, plusieurs rédactions du même texte sont traduites en latin » (E. Bozóky, 1984, p. 433). Les traductions en langue vulgaire sont plus tardives (XIIe-XIIIe siècles), et elles peuvent être nombreuses. « On connaît par exemple trois adaptations rimées en ancien français de l’Évangile de Nicodème, en dehors de ses nombreuses versions en prose » (E. Bozóky, 1984, p. 433).

Et puisqu’il est question de traductions, nous répéterons ici ce que nous avons déjà dit ailleurs en pareil cas : sur les textes écrits dans des langues que nous ne connaissons pas (arabe, arménien, copte, gallois, syriaque), nous avons travaillé de seconde main et fait confiance aux traductions des spécialistes.

Une autre remarque concerne le type d’utilisation des apocryphes par les écrivains du Moyen Âge. Il est très difficile de savoir si un auteur médiéval – mais la même chose est vraie des artistes – a puisé un motif directement à la source apocryphe ou s’il l’a trouvé dans une compilation, comme l’étaient le Speculum ecclesiae d’Honoré d’Autun (première moitié du XIIe siècle), ou le Speculum historiale de Vincent de Beauvais (mort en 1264), ou surtout la Légende dorée de Jacques de Voragine, composée avant 1264

Les objectifs du travail

Cela étant, quels objectifs entendons-nous poursuivre ?

Il ne s’agira pas pour nous d’identifier la source précise de Jean d’Outremeuse dans son récit du séjour en Égypte. On n’a pas dit grand-chose en constatant que le chroniqueur liégeois commence et termine son récit comme Matthieu. L’essentiel est ce qui s’est passé entre les deux apparitions de l’ange à Joseph, et, pour meubler cet intervalle, Matthieu – et les autres évangélistes d’ailleurs – ne sont d’aucun secours : ils ignorent tout de l’épisode égyptien.

Jean d’Outremeuse aurait-il alors suivi le texte d’un apocryphe pour raconter le séjour de la Sainte-Famille en Égypte ? Si c’est le cas, nous ne l’avons pas trouvé. L’enquête  identifie chez lui nombre de motifs qu’on peut appeler parallèles, parce qu’ils apparaissent dans la littérature apocryphe et y sont plus ou moins largement répandus. Mais il s’agit toujours de rapprochements ponctuels et isolés. Il n’est pas possible de dégager entre Jean d’Outremeuse et un quelconque écrit apocryphe des groupements de motifs structurés et significatifs. Le chroniqueur liégeois n’est d’ailleurs guère loquace sur les sources qu’il aurait utilisées dans son récit de l’épisode égyptien.

Dans ces conditions, notre commentaire devra poursuivre un autre objectif que l’identification d’une source précise de cet épisode. Il s’intéressera surtout aux motifs eux-mêmes, à leurs attestations et à leurs actualisations dans les différentes œuvres. Il s’agira donc non seulement de dresser un catalogue des motifs présents chez Jean d’Outremeuse, mais aussi d’ébaucher leur histoire dans la littérature médiévale.

Sur un mode mineur bien sûr, car il ne peut être question de reproduire pour chaque motif identifié le type d’enquête approfondie que nous avons menée naguère sur le motif du panier et de la vengeance du Virgile médiéval (Le Panier et La  Vengeance, dans FEC, t. 23, 2012) ou sur celui des instruments magiques destinés à protéger Rome (Des statues magiques et un miroir, dans FEC, t. 26, 2013), ou encore sur celui de la prédiction d’éternité conditionnelle portant sur des statues et des bâtiments dans la littérature médiévale (dans FEC, t. 27, 2014). Chacun des motifs nouveaux repérés dans le commentaire vaudrait pourtant la peine d’être étudié en détail, mais ce n’est pas possible. Nous devrons nous satisfaire d’une sorte de catalogue.

Cette plongée dans l’histoire des différents motifs présente cependant un intérêt non négligeable : celui de tenter de mettre en évidence l’originalité de notre chroniqueur. On constatera que beaucoup de motifs se retrouvent ailleurs, actualisés différemment, mais que certains n’apparaissent que chez lui. Lui sont-ils propres ? Sont-ils le fruit de son imagination ? Les a-t-il empruntés à des ouvrages que nous n’avons pas identifiés ou qui ont disparu ? Il est toujours difficile de trancher avec certitude, mais on sait que Jean d’Outremeuse était un conteur, que son imagination était grande et qu’il n’avait pas peur d’inventer.

Telles sont en bref les orientations du présent travail. Il était nécessaire de les présenter dans cette introduction pour permettre au lecteur de bien comprendre la portée de l’enquête dans laquelle nous allons maintenant l’entraîner.

 

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 Bruxelles, 5 octobre 2014


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