La
Fuite de la Sainte-Famille en Égypte chez Jean d’Outremeuse.
Un épisode
de l’Évangile vu par un chroniqueur liégeois du XIVe siècle
par
Jacques
Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
[Note liminaire: Une sélection de textes apocryphes figure dans l'Introduction, accompagnée de quelques informations bibliographiques et chronologiques.]
DeuXième partie : COmmentaire
Chapitre IV : Les larrons et la rencontre avec Dismas (§ 25-29)
Fig. 4. Jésus et le Bon Larron en croix.
Source :
Conocereis de verdad
Le paragraphe suivant (§ 25) mentionne d’abord le
départ du Caire, le 12 octobre de l’an V de l’Incarnation. On sait combien Jean
d’Outremeuse est féru de précisions chronologiques, plus souvent fictives que
correctes d’ailleurs. Il signale que la Sainte-Famille chemine pendant quatre
jours avant d’entrer « dans un bois qui abritait une bande de douze
larrons ».
Bibliographie :
Sur le motif des larrons crucifiés en même temps que le Christ, il n’existe
pas, à notre connaissance, de livres réellement utiles à l’historien des
légendes. Des ouvrages, comme ceux de Mgr Gaume, Histoire du Bon Larron,
dédiée au XIXe siècle, Paris, 1868, 364 p. et de A. Bessières s.j., Le
Bon Larron saint Dismas. Sa vie, sa mission d’après les Évangiles, les
Apocryphes, les Pères et les Docteurs de l’Église, Paris, 1938, 232 p.,
émanent d’ecclésiastiques davantage orientés vers la pastorale que vers la
recherche historique. – Il faut dire que, comme Marie-Madeleine, grande
pécheresse repentie devenue sainte, le Larron, qui, après avoir vécu en
brigand, avait reçu de Jésus sur la croix la promesse d’entrer au paradis, a
intéressé l’église, qui en a d’ailleurs fait un saint (célébré le 12 octobre en
Orient et le 25 mars en Occident.). – Un livre relativement récent de G.
Collard (Assasaint : Jacques Fesch, l’histoire du bon larron moderne,
Paris, 2003, 225 p.) semble montrer que le thème est toujours porteur. Il
traite du cas d’un homme, guillotiné en France il y a un peu plus de 50 ans,
pour le meurtre d’un policier, après s’être pourtant repenti en prison et être
revenu à Dieu d’une manière tellement exemplaire qu’une enquête préliminaire à
sa béatification avait été ouverte en 1993 par le cardinal Lustiger, archevêque
de Paris.
Les larrons des Évangiles
canoniques
Le terme
« larron », qui signifie « voleur, brigand », un peu sorti aujourd’hui
de l’usage courant, reste régulièrement utilisé dans le langage chrétien en référence
aux « deux larrons » (un bon et un mauvais), censés avoir été
crucifiés à la gauche et à la droite de Jésus. À la différence de beaucoup de
motifs liés à l’épisode égyptien, celui des « larrons » est bien
présent dans les évangiles canoniques, même si la distinction entre un bon et
un mauvais, n’apparaît que chez un seul évangéliste, Luc.
Marc (XV,
27-28), Matthieu (XXVII, 38) et Jean (XIX, 18) ne les différencient d’aucune
manière. Ils notent simplement qu’on crucifia Jésus entre deux brigands,
Matthieu (XXVII, 43) précisant même que tous les deux insultaient Jésus, comme
le faisaient les passants juifs. Cet évangéliste ne connaît donc pas de
distinction entre un bon et un mauvais larron. Pour sa part, Marc rappelle la
prophétie d’Isaïe (LIII, 12), laquelle explique probablement la présence des
larrons au Calvaire : Et il a été compté parmi les malfaiteurs.
Seul
Luc, après les avoir présentés (XXIII, 32-33) de la même manière que les autres
évangélistes d’ailleurs, leur consacre quelques versets supplémentaires (XXIII,
39-43), importants parce qu’ils les différencient et enregistrent la promesse
du Christ au larron crucifié à sa droite, le « Bon Larron ». Voici ce
texte « fondateur » :
(39) Or, l’un des malfaiteurs mis en croix l’injuriait, disant :
« N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même et sauve-nous ! »
(40) Mais l’autre le reprenait, disant : « Tu n’as pas même la
crainte de Dieu, toi qui subis la même condamnation ! (41) Pour nous,
c’est justice, car nous recevons ce que méritent les choses que nous avons
faites ; mais lui n’a rien fait de mal. » (42) Et il dit :
« Jésus, souvenez-vous de moi, quand vous reviendrez avec votre
royauté. » (43) Et il lui dit : « Je te le dis en vérité,
aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis. »
Ce texte
ne donne aucun nom aux suppliciés. Plus important peut-être, il ne signale même
pas que le larron de droite – celui qui reçoit la récompense suprême – a été,
au cours de sa vie, un « meilleur hors-la-loi » que l’autre. S’il est
récompensé d’une manière aussi extraordinaire, c’est – apparemment – pour avoir
au dernier moment éprouvé pour son voisin crucifié des sentiments positifs :
« Nous autres, nous méritons notre peine ; lui pas » et pour lui
avoir adressé une requête : « On vous dit roi ; souvenez-vous de
moi dans votre royaume ».
Jésus
ayant promis le paradis au Bon Larron, la tradition chrétienne se devait d’en faire
un saint, le saint de ceux qui se sont repentis – parfois à la dernière minute
– après une vie moralement indéfendable. Marie-Madeleine, « la grande
pécheresse de la tradition chrétienne » et que nous avons traité en
détail dans un
autre article,
connaîtra la même promotion.
Les larrons des écrits
apocryphes
Pour en
revenir au bon larron, la tradition ne pouvait se contenter de ce
« pardon » du Christ en croix. Elle devra imaginer des précisions, des
noms et surtout un curriculum détaillé, susceptible d’expliquer pareille
différence de traitement. Épinglons, sans y insister, quelques fruits de
l’imagination fertile des apocryphes.
Les
larrons n’ayant pas de nom au départ, il fallait d’abord leur en donner un.
Ainsi, l’Évangile de Nicodème, appelé aussi les Actes de Pilate,
très proche par ailleurs de Luc, appelle Dismas, celui à la droite du Christ,
et Gestas, celui à sa gauche. Ces deux noms deviendront traditionnels en
Occident, mais d’autres traditions en proposent d’autres (p. ex. Livre du
Coq, VIII, 38, p. 193-194, dans EAC II, 2005 ; Miracles de Jésus,
VII, 1-4, p. 618-623, éd. S. Grébaut, 1974 ; Vie de Jésus en arabe,
XXIII, p. 22, dans EAC I, 1997).
Des
amplifications suivront. On en rencontre une dans la Déclaration de Joseph
d’Arimathie (p. 329-354 EAC II, 2005). Ce texte, de date inconnue, mais antérieur au XIIe siècle,
enregistre dans un long chapitre (III, 1-4, p. 347-350) les échanges censés
avoir eu lieu au Calvaire : discours d’un larron, puis de l’autre, réponse
de Jésus. Il fournira aussi (I, 2, p. 342) une tentative, encore peu détaillée,
d’expliquer le sort si différent réservé aux deux suppliciés. On ose à peine
parler de curriculum, mais c’est un début, une sorte de rapide synthèse
de leurs « exploits ».
Ce
passage de la Déclaration explicite en effet les « chefs
d’accusations » des deux brigands : ainsi Gestas, entre autres faits
très condamnables, « assassinait par le glaive les voyageurs et en
dépouillait d’autres ; il suspendait des femmes par les chevilles, la tête
en bas, et leur coupait les seins ; il buvait le sang d’enfants
démembrés ». Tout cela était horrible et méritait cent fois la mort. Dismas
par contre, entre autres choses aussi, « rançonnait les riches, mais
faisait du bien aux pauvres. Il était voleur, mais comme Tobie il ensevelissait
les morts pauvres ». Bref un Robin des Bois avant la lettre. On conçoit
qu’il ait été in fine pardonné.
Leur rencontre avec la Sainte-Famille en Égypte
Mais ni
l’Évangile de Nicodème ni la Déclaration de Joseph d’Arimathie ne
font état d’un quelconque contact que les larrons auraient eu avec la
Sainte-Famille en Égypte, une question qui nous intéresse ici au premier chef. L’Évangile
du pseudo-Matthieu non plus, dans son récit de la Fuite en Égypte, ne souffle
mot d’une rencontre avec eux. On a évoqué par contre
plus
haut un texte anonyme du XVe
siècle signalant sans insister que les voyageurs, sur le chemin de l’Égypte,
« trouvèrent des larrons dont il en eut un qui leur fit bonne chère en les
renvoyant moult doucement et leur montrait le chemin ». Mais c’est une
version récente.
En fait,
ce sujet a été abondamment exploité. Beaucoup d’auteurs au fil des siècles
ont meublé l’épisode égyptien avec une rencontre entre les brigands et la
Sainte-Famille. Celle-ci a pris diverses formes.
Voici par
exemple un résumé de la version de la Vie de Jésus en arabe (XXIII, p.
221, dans EAC I, 1997), où les deux brigands s’appellent Titus et Dumachus.
Leurs compagnons les avaient placés comme sentinelles. Pour des raisons non
spécifiées par le rédacteur, Titus veut protéger les voyageurs et demande à l’autre
factionnaire de les laisser passer sans problème. Devant son refus, il emporte
finalement son accord en lui offrant quarante dirhems et deux ceintures de
cuir en gage. Marie le remercie de son geste : « Que la grâce
du Seigneur notre Dieu te protège et t’accorde le pardon de tes péchés ».
C’étaient, précise alors le narrateur, « les deux hommes qui furent
crucifiés à la droite et à la gauche de Jésus ». Et un des manuscrits, développant
l’information, insérera à cet endroit du texte une déclaration de Jésus
lui-même sur sa propre crucifixion entre eux à Jérusalem.
Une
autre actualisation du motif figure dans le septième des Miracles de Jésus
(VII, 1-4, p. 618-623, éd. S. Grébaut, 1974). Elle exploite le même filon
de la générosité d’un des larrons (ici aussi ils sont deux) à l’égard de la
Sainte-Famille, en en donnant cette fois la raison, à savoir l’« émotion
devant le divin Enfant ». Ici aussi, un des brigands « paie » au
sens propre le libre passage de la Sainte-Famille, qu’il ira d’ailleurs jusqu’à
accompagner en lieu sûr. L’intérêt du texte est d’expliquer clairement pourquoi
le futur bon larron réagit ainsi :
Tandis qu'ils allaient leur chemin, ils parvinrent à l'endroit du désert dans lequel se trouvaient des brigands. Ces brigands ravissaient les biens de tous ceux qui allaient en ce chemin, chacun à leur tour, tous les jours. Lorsqu'ils virent Notre-Seigneur Jésus-Christ avec sa Mère et Joseph de loin, un brigand dit à son compagnon : « Aujourd'hui, c'est ton tour. Lève-toi ; va vers ces (gens) qui viennent ; prends leurs biens et apporte-(les) vers nous. » (p. 620)
Le
voleur descendit, afin de ravir leurs biens. Lorsqu'il eut vu Notre-Seigneur
Jésus-Christ sur le sein de sa Mère, alors qu'elle était montée sur une ânesse,
son cœur s'adoucit aussitôt. Il prit l'Enfant du sein de sa Mère et lui baisa
les yeux, les joues et la bouche. De plus il salua Joseph. Il mit dans le sein de
Notre-Seigneur l'argent qui était avec lui. Il dit à Notre-Dame la Sainte
Vierge Marie […] : « Le Christ nous a défendu de ravir vos biens. » En outre il
dit à ses compagnons : « Abandonnez la part qui vous revient des biens de
ces (gens). Que ce soit ma part à moi ! Moi-même je vous rétribuerai en
échange de cela. »
Joseph
conduisit l'Enfant et sa Mère. Lui-même le brigand alla devant eux, (p. 621)
afin de les accompagner.
La mise en exergue du facteur émotionnel
Le
facteur émotionnel qui se manifeste dans le précédent extrait va être utilisé comme
appui à la méditation dans certains monastères.
Le plus
ancien exemple est tiré d’un traité (de uita eremitica), longtemps
attribué à saint Augustin mais qui pourrait bien être de saint Anselme de
Canterbury (XIe siècle). Le bon larron y est présenté comme « le fils du
chef des voleurs ». Mais l’essentiel n’est pas dans ce détail.
Le texte
s’adresse à des moines :
Regardez
comme vrai ce qu'on dit, que la sainte Famille, arrêtée par les voleurs, dut sa
délivrance au bon vouloir d'un jeune homme. La tradition rapporte qu'il était
le fils du chef des voleurs. Ayant arrêté les augustes voyageurs, il aperçut un
petit enfant dans le giron de sa mère. La majesté qui brillait sur l'admirable
visage de cet enfant le frappa tellement, qu'il ne douta point qu'il ne fût
plus qu'un homme ; et épris de tendresse, il l'embrassa. « O bienheureux
enfant, s'écria-t-il !, si jamais l'occasion se présente d'avoir pitié de moi,
souvenez-vous de moi, et n'oubliez pas la rencontre d'aujourd'hui. »
La
tradition tient que ce jeune homme est le larron qui fut crucifié à la droite
de Jésus-Christ. S'étant retourné vers le Seigneur, il reconnut en lui le
majestueux enfant qu'il avait vu dans sa jeunesse. Alors, se rappelant son
pacte : « Souvenez-vous de moi, lui dit-il, lorsque vous serez dans votre
royaume ». Comme motif d'amour, je ne crois pas inutile de faire usage de
cette tradition, sans me permettre aucune affirmation téméraire. (J.
Gaume, Histoire du Bon Larron, Paris, 1868, p. 21-22, où on trouvera
le texte latin et quelques mots
Ce type de développement se retrouve, presque à l’identique, dans un programme de méditation proposé par Aelred de Rievaulx à ses religieuses (La vie de recluse, XXX, p. 120-123, éd. Ch. Dumont, Paris, 1961), ainsi que dans la Vita Christi de Ludolphe de Saxe, dit Ludolphe le Chartreux, faisant réfléchir ses lecteurs sur la Fuite en Égypte (p. 268-269, trad. F. Broquin, Paris, 1883).
Il serait trop lourd de citer ces deux derniers textes in extenso, leurs correspondances avec
le premier étant évidentes. Ainsi les trois citations présentent le larron
comme « le fils du chef des voleurs » et insistent sur le fait que l’histoire
pourrait ne pas être authentique, mais qu’elle peut aider à la méditation, notamment
à développer l’amour pour l’Enfant Jésus.
Le sort du bon larron
après la mort
Certains
auteurs médiévaux s’intéressèrent aussi au sort du bon larron après sa mort. La
promesse du Christ en croix : « Aujourd’hui, tu seras avec moi au
Paradis » posait en effet un problème.
C’est
que, selon la tradition, le Christ, après sa mort, n’était pas monté
immédiatement au Ciel. Avant « de ressusciter d’entre les morts », pendant
les trois jours où son corps était resté au tombeau, il était – expression
consacrée – « descendu dans les Enfers », en Sauveur bien sûr, pour proclamer la bonne nouvelle aux
esprits qui y étaient détenus et libérer les âmes de ceux qui étaient dignes de
le suivre au Paradis. Les textes apocryphes insisteront beaucoup sur cette
« descente aux Enfers » qu’ils prendront parfois plaisir à raconter
en détail (Sur ce motif, cfr R. Gounelle, La descente du Christ aux enfers,
Paris, 2004, 112 p. [Cahiers Évangile. Supplément, 128] et surtout R. Gounelle,
La descente du
Christ aux enfers : institutionnalisation d'une croyance, Paris,
2000, 475 p. [Collection des études augustiniennes. Série Antiquité, 162]).
Quoi qu’il en soit, si on prend les
mots du Christ au pied de la lettre, le bon larron est censé avoir précédé de
trois jours au Paradis le Christ et les âmes qu’il ramenait avec lui des
Enfers.
Des
homélies iront ainsi jusqu’à décrire l’arrivée-surprise du larron, dans un
Paradis encore vide et gardé par des chérubins refusant de le laisser entrer
(ils n’avaient pas reçu d’ordres !). Heureusement – si l’on en croit
toujours les auteurs des homélies – le Christ, toujours en croix, avait remis
au larron un « libelle » l’autorisant à y pénétrer. Le chérubin de
garde avait alors dû s’incliner (cfr M. Van Esbroeck, Une homélie inédite
éphrémienne sur le bon larron en grec, géorgien et arabe, dans Analecta
Bollandiana, t. 101, 1983, p. 327-362).
Toutefois, sur cette délicate
question de l’heure exacte de l’arrivée au Paradis du bon larron, des nuances semblent
avoir séparé les théologiens chrétiens du Moyen Âge. Ainsi, pour l’auteur de l’Évangile
de Nicodème (XXV-XXVI, p. 295-296 EAC II, 2005), le Paradis, avant
l’arrivée du cortège des saints libérés par le Christ, aurait déjà abrité deux
personnages bibliques, Hénoch et Élie. Le bon larron n’y aurait pas eu accès
immédiatement : il aurait dû attendre pour entrer l’arrivée du cortège qu’il
rejoindra, « portant sur ses épaules une croix ».
On le
voit, la tradition ne s’était pas seulement intéressée au curriculum
terrestre du bon larron mais aussi à son destin dans l’au-delà. Laissons toutefois
les discussions théologiques médiévales pour revenir sur terre et reprendre le
récit de ses contacts avec la Sainte-Famille en Égypte.
Deux développements détaillés
de la biographie terrestre du bon larron
Nous avons
déjà signalé
des passages qui
envisageaient des contacts de la Sainte-Famille avec les larrons lors de
l’épisode égyptien de la vie de Jésus : dans la Vie de Jésus en arabe
(XXIII), dans les Miracles de Jésus (VII, 1-4), dans un
écrit anonyme du
XVe siècle. Il était bien normal que les auteurs médiévaux tentent d’expliquer
le privilège extraordinaire accordé à l’un d’eux de pouvoir pénétrer dans le
Paradis. Certains n’hésitèrent pas à s’étendre sur des biographies inventées de
toutes pièces.
Avant d’analyser
la vision de Jean d’Outremeuse, nous voudrions présenter deux textes, qui sont en
fait des interpolations apportées à des récits bien attestés par ailleurs.
Elles permettront de mettre en évidence la fantaisie des auteurs du Moyen Âge
et fourniront du matériel de comparaison supplémentaire.
Première interpolation : le manuscrit 80 du pseudo-Matthieu latin
au Grand Séminaire de Namur
Il a déjà été fait allusion
plus haut à la
première de ces interpolations. Elle a été découverte en 1984 dans un manuscrit
(mss 80) du Grand Séminaire de Namur (Belgique) qui, parmi d’autres textes,
contenait celui de l’Évangile du pseudo-Matthieu.
* Sur le manuscrit : G. Philippart, Le
Pseudo-Matthieu au risque de la critique textuelle, dans Scriptorium,
t. 38, 1, 1984, p. 121-131, et Carine Billiard, Présentation et description
du manuscrit 80 [Grand Séminaire, Salzinnes-Namur], 2 vol.,
Louvain-la-Neuve, mémoire de licence, 1984.
* Sur l’interpolation :
Une étude approfondie de cette interpolation figure chez M. Geerard, Le Bon Larron. Un
apocryphe inédit, dans R. Gryson [Éd.], Philologia
sacra : biblische und patristische Studien für Hermann J. Frede und Walter
Thiele zu ihrem siebzigsten Geburtstag, Fribourg, t. 1, 1993, p. 355-363
(Vetus latina. Die Reste der altlateinischen Bibel. Aus der Geschichte der
lateinischen Bibel, 24/1).
Pour comprendre l’importance et l’intérêt de cette interpolation, il
faut avoir à l’esprit que, dans ses branches les plus anciennes (les familles A
et P de l’époque carolingienne), le pseudo-Évangile de Matthieu, traite
bien de la Fuite en Égypte et de la Chute des Idoles (XVIII-XXIV) mais ne fait
aucune place à l’épisode des larrons. Le manuscrit de Namur, inconnu de J.
Gijsel au moment de sa monumentale édition, donne en fait un texte qui se rattache
« à la branche la plus archaïque » (la famille A) (Chute
des Idoles en Égypte, p. 9).
C’est
dans ce manuscrit, entre les chapitres 19 et 20 de l’épisode égyptien, qu’un
interpolateur a inséré (f. 13v-15 v) une légende inédite
du bon larron, appelé ici Dimas. Le récit trouve d’ailleurs son dénouement dans
une autre addition placée cette fois à la fin de l'apocryphe (f. 17r,
l. 25 à 17v, l. 23). Cette interpolation ne peut donc pas être datée
avec précision : la fourchette chronologique va de la période
carolingienne au XIIe siècle.
L’article
de M. Geerard (cfr l’encadré ci-dessus) en donne le texte latin (p. 361-363)
sans traduction. Nous en traduirons ci-dessous de larges extraits. C’est
surtout la première partie de l’interpolation, la plus longue, qui nous
intéresse. Elle concerne un détail du départ de Bethléem qu’elle amplifie sans guère
de mesure ni de vraisemblance. Mais anecdotique, elle n’apporte rien de
vraiment neuf sur le fond.
*
Le récit,
qui commence au moment où Hérode projette le massacre des jeunes enfants, fait
de Dimas le fils d’un personnage important, en l’espèce un procurateur d’Hérode.
C’est une nouveauté. D’autres textes en faisaient « le fils du chef des
brigands » (cfr
plus haut). Il est chargé
avec son père de surveiller les routes pour éviter que des enfants réussissent
à s’échapper.
Or le larron
Dimas, qui fut crucifié à la droite du Seigneur, comme on le lira dans la
suite, issu d’une famille noble, de la terre promise, en fait celle du roi,
était le fils d’un procurateur. Au temps de l’incarnation du Seigneur, quand se
manifesta la cruauté d’Hérode à l’égard des enfants, c’était un jeune homme qui
avait reçu du roi l’ordre de surveiller avec son père les routes et les
frontières, pour éviter qu’un enfant ne réussisse à s’échapper de l’une ou
l’autre manière.
Un jour de grand
passage, le père décide d’aller inspecter lui-même les environs en confiant à
son fils seul la surveillance du point de contrôle. C’est alors que la
Sainte-Famille se présente.
Le père était
à peine parti que le fils vit arriver Joseph, avec Marie tenant un enfant dans
les bras : le couple n’avait qu’un très pauvre équipement. Poussé par la
miséricorde de Dieu vers un sentiment de piété, Dimas s’approcha, en regardant
l’enfant plus attentivement. Comme les voyageurs défaillaient de peur, il les
salua très obligeamment en disant : « Que le Seigneur soit avec vous
et dirige vos pas, parce que vous paraissez être de pauvres gens et possédez un
enfant très beau ».
Assurément, continue l’interpolateur, cette amabilité du
factionnaire ne pouvait s’expliquer que parce que l’enfant Jésus, « cette source de bonté et de clémence que Dimas
regardait, chassait la dureté de son cœur ». Néanmoins, Dimas doit remplir
son devoir et poser des questions ; il explique même pourquoi il les
pose :
« Je
dois savoir d’où vous venez, qui vous êtes et où vous allez, pour quelle raison
aussi vous fatiguez un si bel enfant en voyageant ainsi. Un ordre du roi nous
prescrit de ne pas laisser partir les enfants. Et cet enfant au visage si beau,
vous le transportez peut-être pour qu’il puisse revenir et prendre le pouvoir
au moment opportun. Si je m’aperçois que vous tentez d’échapper à la main du
roi et de cacher l’enfant pour comploter contre le pouvoir royal, ce sera une
tout autre affaire ».
En voyant le garde,
debout près de l’enfant Jésus et l’examinant attentivement, Marie a peur, est angoissée même, craignant
qu’il ne le lui arrache par la force. Mais elle ne dit rien, laissant à Joseph le
soin de plaider la cause de la famille.
Celui-ci dira en
substance : « De pauvres gens comme nous, écrasés par les
malheurs, songent simplement à survivre, et non à remplacer les puissants. Ce
sont les riches et leurs enfants qu’il faut surveiller. En ce qui nous
concerne, nous sommes des réfugiés, exilés de Galilée, à la recherche d’un peu
de nourriture et d’un peu de travail. On
nous a dit qu’on pouvait en trouver plus facilement du côté de l’Égypte. »
De son long plaidoyer
d’allure rhétorique, nous ne retiendrons que des éléments de la conclusion :
Ma compagne et moi venons d’un coin de la Galilée, de
Nazareth pour être précis, d’où nous avons été chassés. C’est par manque de
nourriture que nous sommes obligés de traverser la frontière. Nous voudrions en
trouver un peu par ici. Des nécessiteux qui ont mendié dans la région nous ont
dit qu’on trouvait plus de nourriture et de travail du côté des portes de
sortie vers l’Égypte. Voilà,
maître, ce que vous avez cherché à savoir. Nous voulons nous rendre là où cela
vaudra la peine de vivre, pour nous-mêmes et cet enfant que vous voyez.
En résumé, Dimas
s’entend donc expliquer en détail par Joseph qu’il a devant lui de malheureux
réfugiés économiques dont les préoccupations immédiates ne sont pas de
renverser le régime mais tout simplement de survivre.
À lire la suite du
récit, le garde n’a pas uniquement été sensible au contenu du discours de
Joseph. Quelque chose d’autre a dû jouer, où l’on sent l’influence divine.
Qu’on en juge par son comportement :
Entendre
[cela] le rend heureux. Il s’avance encore un peu et regarde le petit enfant,
l’admirant, le bénissant et le glorifiant, entremêlant aussi ses louanges de
mots bienveillants pour les parents. Il n’a rien d’autre à offrir que la
déférence de son affection. Il les laisse alors partir.
Ce qu’ils se hâtent de
faire, craignant un revirement de situation. Cela aurait pu se produire, car
Dimas est resté ébloui par l’enfant et songe même à partir à sa recherche. Mais
il n’osera pas abandonner son poste et attendra son père.
Le jeune homme […] regrette ardemment le charme de l’enfant, dont il n’a
pu rassasier ses yeux.
Comme son
père tarde, il […] se reproche de l’avoir si rapidement laissé aller ; son
esprit est tiraillé en sens divers, ne sachant s’il va attendre son père ou
suivre l’enfant. La crainte du père triompha.
Bref, on voit qu’ici
aussi le charme de l’enfant Jésus a opéré. C’est un motif qu’ont mis en valeur
plusieurs des textes rencontrés
plus haut.
Mais tout bascule au
retour du père qui exige un rapport sur ce qui s’est passé. Dimas s’exécute,
sans entrer toutefois dans trop de détails et surtout sans avouer l’attirance
qu’il a éprouvée pour l’enfant :
À son retour,
son père l’interroge sous serment sur ce qu’il avait vu. Mais lui, dissimulant
son secret et évitant de mentir, répondit : « Je n’ai absolument rien
vu, sinon un paysan très pauvre et une jeune femme portant un enfant vagissant,
enveloppé de langes crasseux. C’étaient des mendiants. Comme je savais que
notre maître ne se préoccupe pas de telles choses, et surtout que c’étaient des
étrangers, je les ai laissé passer. »
Le père ne contient pas sa colère. Il sait,
lui, que les ordres formels d’Hérode n’ont pas été respectés, et fait à
son fils de sévères remontrances :
« Malheureux,
qu’as-tu fait ? Ne m’avais-tu pas entendu dire que notre maître avait
décrété – et maintenant encore je frémis d’horreur à ce rappel – que si je
tenais à la vie et à tous mes biens, je ne laisse en aucune manière passer ni
riche ni pauvre, ni indigène ni étranger ?
L’affaire ne restera pas
sans suites. Après le massacre des Innocents, le père sera appelé devant Hérode
et devra reconnaître sa négligence. Pour échapper lui-même au châtiment, il
rejettera la faute sur son fils qu’il reniera. Quel sera le sort de ce dernier ?
Dimas, fils d’un haut
personnage du royaume qui l’a renié, n’aura plus d’autre choix que de devenir
brigand. Un brigand redoutable, à en croire le texte, mais aussi un brigand,
qui, au fond de lui-même, aura toujours conscience d’avoir agi par bonté en violant
l’ordre du roi.
Qu’aurait pu
faire Dimas ? Chassé de la maison de son père et du voisinage, il
commença à exercer des brigandages ; des incidents violents se
produisirent, parce qu’il était rompu aux armes et à la perversité, mais à
cause de l’influence de ses parents, le peuple n’osait pas lui résister. Et
quand parfois, rentrant en lui-même, il réfléchissait à l’énormité de l’action
ignominieuse du roi, il reprenait un peu de confiance, se souvenant qu’il avait
négligé son ordre uniquement par bonté.
L’histoire
du brigand se terminera sur le Calvaire, comme le raconte, tout à la fin du
récit, la seconde partie de l’interpolation.
Mais ce
larron, qui permit, comme on l’a dit plus haut, la fuite du Sauveur enfant et
qui avait commis des crimes durant de nombreuses années, fut pris au piège sur
l’ordre de Pilate, condamné et conduit au gibet ; mais suite à son humble
confession, il trouva la miséricorde qu’il demandait auprès de son compagnon de
supplice, torturé comme les coupables, et il participa à sa joie.
Il n’apporte rien de vraiment neuf, mis à
part le point de départ. Dimas est de garde et le rédacteur semble manifestement
intéressé par ce personnage, dont il fait un fils de grande famille, appartenant
même à la lignée royale. Un acte de générosité l’a amené à désobéir aux ordres.
Il s’est vu rejeté à la fois par sa famille et par la société, ce qui l’a
conduit à devenir un brigand redoutable. Mais même alors, il n’était pas
entièrement mauvais et réfléchissait à ce qui l’avait amené au mal.
Seconde interpolation : la recension byzantine de l’Évangile de
Nicodème
Rappelons
que cette légende du bon larron avait été interpolée (au plus tard au XIIe
siècle) dans un manuscrit latin du pseudo-Évangile de Matthieu, texte
apocryphe dont la composition remonte probablement, pour l’essentiel, au VIIe-VIIIe siècle (cfr
plus haut).
L’interpolation
que nous allons maintenant examiner ne concerne plus un simple détail de la
Fuite en Égypte. C’est un récit complet de cette dernière, qui fut introduit entre
les XIIe et XIVe siècles dans une recension byzantine de l’Évangile de
Nicodème, après le chapitre X. Dans son état ancien, cet Évangile de
Nicodème, appelé aussi Actes de Pilate, qui fut composé en grec au IVe siècle et « qui a fait l’objet de multiples
traductions et réécritures jusqu’au début du XXe siècle » (EAC
II, 2005 p. 251), donnait le nom des deux
larrons, Dismas et Gestas en croix, mais ne connaissait pas d’épisode égyptien.
L’édition critique et le commentaire de cette
version qui porte le n° BHG 2119y dans le Novum Auctarium de Fr. Halkin
ont été proposés par Rémi Gounelle (Une légende apocryphe relatant la rencontre du bon larron et de la
Sainte Famille en Égypte, dans Analecta Bollandiana, t. 121, 2003, p. 241-272).
a. Le texte et sa
traduction française
Vu l'état fragmentaire de la tradition, Rémi Gounelle a donné en
parallèle deux formes de texte de la légende. Il a en outre, dans une longue
introduction, présenté et discuté les nombreux traits particuliers de cette
légende tardive, qui semble, selon lui, se situer « au carrefour des
traditions orientales et occidentales ». Son article (p. 263-269) contient
également une traduction française du texte, divisé en neuf paragraphes et
intitulé : « À propos du larron de droite ». On la trouvera
ci-dessous débarrassée des notes du traducteur et de toutes les références
aux textes évangéliques dont il est nourri :
1.
Lors de la naissance du Christ, c'est-à-dire il y a trente-trois ans, quand un
ange adressa la parole à Joseph pour qu'il emmène le nourrisson et sa mère, la
très sainte Dame Théotokos, et qu'ils quittent Jérusalem de Judée pour se
rendre en Égypte par peur d'Hérode quand celui-ci ordonna que l'on tue tous les
nourrissons âgés de trois ans ou de moins que l'on pourrait trouver – ceci
arriva afin que l'on tue Jésus –, alors Joseph prit le nourrisson et sa mère,
et s'en alla en Égypte, un âne se hâtant à leur côté pour les porter à tour de
rôle le long du chemin.
2.
Lorsqu'ils arrivèrent dans le pays d'Égypte, Joseph aussi bien que la Théotokos
eurent faim. Ils virent aussitôt un palmier chargé de fruits parfaitement mûrs.
Alors la Théotokos dit : « Ploie, mon bel arbre, et accorde-nous de
tes fruits mûrs ». Aussitôt, au moment même où elle parla, l'arbre ploya
et ils prirent de ses fruits tout ce dont ils avaient besoin pour manger. Et
l'arbre se redressa comme auparavant. Ils se remirent ensuite en route.
3.
Après s'en être allés un peu plus loin, ils rencontrèrent ce larron,
c'est-à-dire Dysmas. Lorsque le larron vit la Théotokos, il fut émerveillé par
sa beauté – elle resplendissait comme un éclair du ciel. Elle prit le
nourrisson sur son sein et le larron fut à nouveau émerveillé du prodige. Il s'approcha
et se prosterna devant elle, ne sachant pas qu'il s'agissait de la Théotokos.
Et le larron dit à la Théotokos : « En vérité, Madame, si Dieu avait
une mère, je dirais que c'est toi ». Et il l'invita à se rendre, avec
Joseph, dans sa maison.
4.
Il les amena dans sa maison et les confia à sa femme en disant :
« Femme, moi, je vais à la chasse. Toi, accorde-leur l'hospitalité et
honore-les autant que cela t'est possible jusqu'à ce que je revienne de la
chasse, et restaurons le très noble honneur de cette noble étrangère, car elle
est, à ce qu'il semble, d'une race très noble ». Le larron partit chasser
des bêtes comme il en avait l'habitude.
5.
Ce larron avait lui aussi un enfant ; celui-ci était lépreux de
naissance ; il n'était jamais calme, c'est-à-dire qu'il ne cessait jamais
de pleurer. Ladite femme du larron prépara de l'eau chaude pour laver le
nourrisson de la Théotokos. Elle lava d'abord l'enfant Jésus, puis lava aussi
son enfant avec l'eau du bain de Jésus. Et aussitôt l'enfant fut guéri de la
lèpre et de toutes les maladies qu'il avait et il cessa de pleurer.
6.
Lorsque le larron s'en revint de la chasse, ils préparèrent la table et lui
firent honneur. Alors qu'ils étaient assis à table et qu'ils mangeaient, le
larron pensa à son enfant et dit à sa femme : « Où est notre
enfant ? » Elle lui dit : « Sache en vérité que, comme tu
m'as ordonné d'accorder l'hospitalité à cette noble femme, j'ai préparé de l'eau
chaude pour qu'elle lave son nourrisson comme on le fait d'habitude pour les
enfants. Elle baigna son nourrisson et j'ai lavé notre enfant dans l'eau du
bain de son fils. Aussitôt il a été guéri de toute maladie. Il était calme par
la grâce de Dieu et n'a plus du tout hurlé comme il en avait l'habitude. À ce
qu'il semble, je crois que cette noble femme est comblée de grâce par le Dieu
Très-Haut et que c'est par la même grâce que notre enfant a été guéri ».
Et elle présenta l'enfant guéri, qui était calme et avenant.
7.
Lorsque le larron le vit en bonne santé, il fut émerveillé du miracle et dit :
« Par le Très-Haut, comme je ne l'entendais pas pleurer, j'ai pensé qu'il
avait quitté ce monde. Mais je pense en vérité que cette noble femme qui est
venue chez nous est grandement bénie par le Dieu Très-Haut ». Il se
prosterna devant elle, lui exprima abondamment sa reconnaissance et fit pour
elle ce qui était en son pouvoir tant qu'elle resta dans le pays d'Égypte.
8.
Après son retour – elle revenait en Judée, c'est-à-dire à Jérusalem –, le larron
accompagna la Théotokos avec une joie et une considération extrêmes. Il
marchait devant elle pour veiller à ce qu'elle évitât tout passage traître,
accidenté et dangereux. Lorsqu'ils arrivèrent dans un passage agréable et sans
détours, il la pria de pouvoir s'en retourner chez lui. Il lui exprima toute sa
reconnaissance avec un grand respect. La Toute-Pure lui dit : « Va en
paix. Je veux qu'un jour le temps te récompense de ce que tu as fait pour
nous ».
9.
Vois ce larron : celui qui a tant fait a été jugé digne, par la grâce du
Christ miséricordieux et de sa mère, de ce qu'elle avait ordonné pour lui en
ceci qu'il allait rendre témoignage sur la croix en même temps que le Christ.
Il dit, comme on l'a dit : « Souviens-toi de moi, Seigneur, quand tu
viendras dans ton royaume ». Jésus dit : « En vérité, je te le
dis : aujourd'hui tu seras avec moi dans le Paradis ».
b. le commentaire
Cette interpolation
grecque présente un certain nombre de caractéristiques. Elle livre un récit de
l’épisode égyptien beaucoup plus complet que ce qui figurait dans l’interpolation
latine de l’Évangile du pseudo-Matthieu de Namur. Si elle est essentiellement
axée sur l’histoire du larron, elle évoque aussi le départ de Judée par peur
d’Hérode et « le miracle du palmier », un épisode largement répandu
dans la littérature. Mais nous nous concentrerons sur le personnage qui
deviendra le bon larron.
Ce
Dysmas – c’est le nom qu’il porte – est décrit dans ses activités de brigandage
en Égypte même. Rien n’est dit de
son passé, ce à quoi précisément s’intéressait la légende latine qui vient
d’être présentée.
Ce Dysmas
ne semble pas avoir d’autres brigands comme compagnons, et de plus il ne se
livre à aucune forme d’attaque contre la Sainte-Famille. C’est d’une simple
rencontre qu’il s’agit.
Une
autre différence, beaucoup plus significative, est la grande importance donnée
par le rédacteur à Marie, toujours désignée par le terme Théotokos (= « Mère
de Dieu »). Alors que le rôle de la Vierge était presque épisodique dans
la légende précédente, il est ici central. C’est la Mère plus que l’Enfant qui
suscite l’émerveillement du brigand, pour ne pas dire plus. Certaines de ses
attitudes sont en effet proches de l’adoration et, tout au long de l’histoire,
il ne cesse d’entourer la Théotokos de témoignages de considération et
de respect. Il l’accueille chez lui, demande à son épouse de la traiter avec le
plus grand honneur et, quand elle quitte la maison, il l’escorte jusqu’au
moment où la route ne présente plus aucun risque.
On notera
aussi qu’au moment de la séparation c’est Marie qui évoque la récompense finale
qui attend le larron : « Va en paix. Je veux qu’un jour le temps te
récompense de ce que tu as fait pour nous ». C’est un peu comme si Jésus
n’existait pas. Le § 9 toutefois rétablit l’ordre des choses (si l’on peut dire)
en faisant intervenir, dans l’octroi de la grâce du Paradis au larron, le Christ miséricordieux
aux côtés de sa mère.
Quant à
Joseph, il n’apparaît même pas. L’optique du récit est la valorisation de Marie
comme Mère de Dieu. C’est un des éléments en faveur d’une origine ou d’une
influence orientale.
Mais ce
n’est pas tout.
Cette
interpolation grecque appartient au groupe des récits donnant une image totalement
positive des contacts du bon larron avec la Sainte-Famille. Il ne s’agit pas seulement
pour lui d’indiquer la route aux voyageurs, ou de prendre leur défense contre
les autres brigands. Son investissement (si l’on peut dire) est plus important.
Il leur accorde l’hospitalité, les accueille dans sa maison avec les plus
grands honneurs, les faisant même participer à l’intimité de la vie familiale.
Cette
communauté temporaire est d’ailleurs récompensée par un miracle. Le fils du
brigand, lépreux de naissance, n’arrêtait pas de pleurer et de hurler. Une fois
lavé avec l’eau du bain de Jésus, il est immédiatement guéri et, lorsqu’on le
présente à son père, il est devenu calme et avenant, presque métamorphosé.
Après cette longue présentation, venons-en maintenant à la version de Jean d’Outremeuse.
La version de Jean d’Outremeuse
Selon le
chroniqueur liégeois, on l’a dit
au début du chapitre,
la Sainte-Famille quitte Le Caire le 12 octobre de l’an V de l’Incarnation. Le
voyage n’est pas sans danger. Ainsi, le quatrième jour, le petit groupe tombe
sur une bande de brigands, au nombre desquels se trouvait Dismas (§ 25-26).
Le
chroniqueur liégeois présente d’abord (§ 26-29) ce brigand que la
tradition considère comme le bon larron. Tout au début de l’épisode égyptien
(§ 4), il en avait fait un soldat chargé par Hérode de garder une des
portes de Bethléem et qui avait laissé passer la Sainte-Famille. Il rappelle
cet intéressant détail au § 26 en précisant son sort ultérieur :
« Il fut plus tard pendu à la droite du Christ ». On songe bien évidemment
à la légende latine interpolée dans l’Évangile du pseudo-Matthieu, mais
l’auteur du Myreur n’explique toutefois comment ce soldat était devenu
brigand.
Si
Dismas est le seul brigand à être mis en scène, il n’est pas seul. C’est
souvent le cas. Généralement les textes parallèles citent deux, parfois trois
noms, ou parlent, sans autre précision, de plusieurs personnes. Mais aucun
autre auteur que Jean d’Outremeuse (§ 25) n’évoque une bande de douze. Ce
nombre interpelle, d’abord parce qu’il n’apparaît qu’ici, ensuite parce qu’il évoque
celui des apôtres du Christ.
Cette
bande en tout cas travaille d’une manière bien organisée. Ses membres sont de
garde à tour de rôle (§ 25). Le jour où passe la Sainte-Famille, c’est
Dismas qui surveille la route (§ 26). Il sera donc le seul à agresser les
voyageurs. L’endroit de l’embuscade, soigneusement choisi, est précisé :
un pont surmontant une profonde rivière, endroit de passage obligé. Dismas interpelle Joseph qu’il menace d’un
couteau (§ 26).
Comme il est seul, les échanges verbaux qui vont
suivre se dérouleront entre lui et la Sainte-Famille. Ce détail non plus n’est
pas courant. Il n’est pas rare en effet que quand plusieurs brigands,
généralement deux, bloquent la Sainte-Famille, ils débattent entre eux, parfois
d’une manière assez tendue, du sort à réserver aux voyageurs. Mais dans le cas
présent, le brigand est seul.
La suite
du récit (§ 27-29) sera surtout constituée de dialogues, explicites ou
implicites : Dismas à Joseph, Joseph à Dismas, Marie à Jésus, Jésus à
Marie, Dismas à Jésus, Jésus à Dismas. Notre-Dame a peur et fait appel à Jésus,
lequel ne semble pas vouloir intervenir directement et s’en remet à Dieu, son
Père. Dans le récit de Jean d’Outremeuse, à Bethléem aussi, Jésus n’était pas
intervenu : c’était Dieu qui avait inspiré Dismas. Le scénario se répète.
Quoi
qu’il en soit, on hésite à caractériser de miracle l’issue de ces
échanges : « Quand Dismas entendit l’enfant si jeune parler si
sagement », il fut en quelque sorte saisi par la grâce, lui demanda
pardon, « et Dieu lui pardonna » (§ 29). On songe mutatis
mutandis au bref dialogue qui aura lieu au Calvaire entre Jésus et le bon larron,
suivi par la promesse du Paradis.
Mais
l’épisode de Dismas et de la Sainte-Famille est loin d’être terminé. Le larron
va en effet l’inviter dans sa maison et lui
faire rencontrer sa famille, ce qui donnera lieu à une série de miracles et
sera examiné dans le chapitre suivant.
Le récit
de Jean d’Outremeuse présente des points communs avec l’interpolation latine de
l’Évangile du pseudo-Matthieu et surtout avec l’interpolation grecque de
l’Évangile de Nicodème, mais sans permettre toutefois d’envisager une
communauté d’origine. Manifestement, certains motifs étaient assez largement
diffusés et pouvaient être accueillis et utilisés de diverses manières par les
auteurs. Jean d’Outremeuse écrivait, rappelons-le, au XIVe siècle ; les
interpolations présentées plus haut figuraient dans les textes aux XIIe-XIVe
siècles.
Résumé de l’histoire
des larrons
Dans un
certain sens, la présence au Golgotha de larrons suppliciés de part et d’autre
de la croix du Christ s’imposait, étant donné la prophétie d’Isaïe (Et il a
été compté parmi les malfaiteurs). En tout cas, les quatre évangélistes les
y mentionnent. Pour Matthieu, Marc et Jean, les deux condamnés entourant Jésus
se valent. Seul Luc (XXIII, 39-43) les différencie. Son récit nous fait ainsi
assister à l’émergence d’un « bon » larron, celui de droite, qui,
pour avoir éprouvé et manifesté des sentiments positifs envers Jésus, va se
voir attribuer par ce dernier la récompense suprême : « Aujourd’hui
tu seras avec moi dans le paradis ».
Les
textes canoniques n’en disent pas plus. Pour en savoir davantage, il faudra se
tourner vers les écrits postérieurs, très prolixes sur le sujet, et qui sont
généralement des apocryphes. Ils ne donneront pas seulement des noms aux deux
larrons, mais ils fourniront aussi sur eux nombre de précisions. Leur intérêt
ira surtout au bon larron, qui va ainsi bénéficier d’un curriculum
susceptible de justifier l’extraordinaire faveur qu’il recevra à la fin de sa
vie. Les auteurs de ces récits complémentaires s’intéresseront d’ailleurs
beaucoup moins à son sort dans l’au-delà qu’aux détails de son parcours
terrestre. Ils eurent en tout cas l’idée géniale de le faire intervenir, seul
ou avec d’autres complices, dans l’épisode égyptien de la Fuite en Égypte, très
marginal dans les évangiles canoniques. Les auteurs se trouvaient en fait
devant un vide béant : rien d’officiel n’avait encore été dit sur les
voyages et le séjour. Pour le combler, ils pouvaient donner libre cours à une
imagination débordante. Et ils l’ont fait avec brio.
C’est cette histoire que nous avons essayé de retrouver d’une manière assez
détaillée dans les pages précédentes en épinglant au passage les aspects
originaux de Jean d’Outremeuse.
[Suite]
Bruxelles, 5 octobre 2014
FEC
- Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) -
Numéro 28 - juillet-décembre 2012
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