FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003


La Vie d'Alcibiade de Plutarque. L'auteur, l'oeuvre, le sujet

par

M.-P. Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège
avenue Nandrin, 24 -- B 4130 Esneux
<loicq-berger@skynet.be>

Marie-Paule Loicq-Berger a confié à la Bibliotheca Classica Classica (BCS) une traduction nouvelle originale de la Vie d'Alcibiade de Plutarque. En guise d'introduction à ce travail, elle a rédigé pour les Folia Electronica Classica (FEC) le texte que l'on trouvera ci-dessous. Dans la BCS, Marie-Paule Loicq-Berger a également traduit la Vie de Coriolan de Plutarque, les Caractères de Théophraste et les Syracusaines de Théocrite. Elle a aussi publié deux autres articles dans les FEC : l'un sur le roman grec, l'autre sur la vie quotidienne à Athènes à l'époque de Théophraste.

[Note de l'éditeur - Louvain-la-Neuve, 20 octobre 2003]


Table des matières


  1. Plutarque (46-126) 

    La Grèce était romaine depuis près de deux siècles quand Ploutarchos vit le jour à Chéronée, petit bourg à la lisière orientale de la Phocide (Delphes en est distant d'environ une journée de voyage à cheval). Un Béotien, donc, qui allait, avec bien d'autres, démentir la tradition d'inculture et de balourdise injustement attachée à cette région, patrie d'Hésiode, de Pindare, de Corinne de Tanagra, pour ne citer que quelques noms d'une liste bien plus longue.

    Sur la personnalité et sur la vie de Plutarque, nous disposons d'une information extrinsèque à la fois mince (note d'Eusèbe de Césarée, IIIe-IVe s.), tardive et médiocre (lexique de la Souda, Xe s.). La meilleure source, ce sont les notations personnelles qu'offrent çà et là les écrits mêmes de l'auteur. Fils d'une famille distinguée et aisée, il fit ses études dans le centre universitaire prestigieux qu'était restée Athènes ; c'est là qu'il s'initia, suivant la tradition, aux sciences exactes et à la rhétorique, mais surtout, suivant son goût personnel, à la philosophie. Il découvrit le « divin Platon » avec Ammonios, qui fut un peu pour lui ce qu'avait été Socrate pour Platon lui-même. Ce séjour de jeunesse à Athènes sera suivi de plusieurs autres, au fil des années, et Plutarque se verra même conférer le titre de citoyen athénien. Alexandrie, autre grand foyer intellectuel du monde grec, l'attire ensuite avant que, d'étudiant, il devienne à son tour professeur : c'est comme visiting professor, comme conférencier qu'il se rendra en Italie et séjournera à Rome où, de façon tour à tour académique et familière, il enseigne la philosophie morale. Il parcourt l'Italie jusqu'à la Gaule Cisalpine, en compagnie d'amis romains au nombre desquels figure Sossius Sénécion, le futur dédicataire des Vies parallèles. Puis, l'âge mûr arrivé, Plutarque rentre au pays, s'installe à Chéronée où il fonde une famille et partage son existence entre l'étude et des engagements dans la vie publique : il exerce des fonctions administratives locales (il est archonte éponyme à Chéronée) et régionales (il semble qu'il ait été béotarque). De surcroît, il accepte une charge à vie qui se révèlera importante pour l'historien-archiviste : celles de prêtre d'Apollon à Delphes et d'épimélète des Amphictions. Dès lors Plutarque partage entre Chéronée et Delphes, dont il devient, comme à Athènes, citoyen d'honneur, une existence sereine, enrichie de voyages à travers la Grèce, où il compte nombre d'amis - parmi ceux-ci, le prince syrien Philopappos, mécène internationalement connu dans le monde gréco-romain, et dont le monument, aujourd'hui encore, couronne la colline du Mouséion à Athènes. Le sage de Chéronée mourut en 126, à peu de chose près l'année où naissait Lucien de Samosate.

    Sa génération avait partiellement croisé celle des Grecs Dion Chrysostome et Epictète, des Latins Quintilien et Sénèque, auteurs qui incarnent les tendances intellectuelles les plus importantes de l'époque : le courant rhétorique et le courant philosophique. Dion de Pruse, dit « Bouche d'or » (Chrysostome), avait été l'un des plus brillants rhéteurs de son temps avant de se « convertir » à une philosophie de coloration éclectique, tandis que Quintilien était, à Rome, le premier professeur officiel d'éloquence. Epictète et Sénèque, d'autre part, avaient diffusé le stoïcisme, doctrine qui - non plus que l'épicurisme - ne devait absolument pas marquer Plutarque, attaché au platonisme. Enfin, du côté des historiens, Plutarque se trouve être de dix ans l'aîné du grand Tacite, et avoir pratiqué de même que Suétone le genre biographique.

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  2. Les Vies parallèles

* Organisation et contenu

    La personnalité intellectuelle et morale de leur auteur fait assurément des Vies l'une des sources les plus précieuses pour notre connaissance de l'histoire grecque et de l'histoire romaine (elles contiennent par exemple nombre d'informations en matière d'annalistique romaine, que Plutarque est seul à détenir).

    Dans son état actuel de conservation, l'ensemble se compose de cinquante biographies de personnages mythiques ou historiques, rois, généraux, hommes politiques, orateurs. Quarante-quatre de ces biographies sont parallèles, c'est-à-dire agencées deux par deux, un personnage grec se trouvant à chaque fois rapproché d'un Romain : ce qui constitue vingt-deux couples dont le tissu narratif est suivi d'une « comparaison » (syncrisis) ; à quoi s'ajoutent un couple double (deux Grecs-deux Romains) et quatre biographies à l'état isolé.

    Exercice classique des écoles de rhétorique, la syncrisis est un genre qu'appréciait Plutarque : outre les Vies parallèles, il avait écrit un petit ouvrage intitulé Rapprochement d'histoires grecques et d'histoires romaines mises en parallèle. L'avantage de ce type d'approche est évident dans l'ordre oratoire : le parallélisme fournit aisément des antithèses brillantes, voire percutantes. Mais la méthode n'est pas sans dangers pour la critique historique : d'abord, il faut qu'existent vraiment, entre les personnages rapprochés, des ressemblances de destinée ou de caractère ; or il arrive souvent à Plutarque de présenter côte à côte des personnages qui n'ont rien en commun, et lorsqu'il indique, en tête de la première des deux biographies, les raisons du rapprochement, ses motifs apparaissent presque toujours vagues et superficiels. Le danger, dès lors, est de créer le parallélisme en forçant les traits de ressemblance ou en négligeant les divergences ; ce qui en a préservé Plutarque, c'est qu'en fait ses « rapprochements » sont plus souvent juxtaposition que comparaison.

* Objectif de l'auteur

    Plutarque n'est pas le premier à avoir pratiqué le genre biographique. Avant lui, s'y étaient mesurés Xénophon (Mémorables, Agésilas), Isocrate (dans son Éloge d'Hélène, sorte de biographie de Thésée) et surtout l'école péripatéticienne, avec Aristoxène de Tarente. Plus que quiconque néanmoins, Plutarque va lui imprimer à jamais le sceau de sa personnalité.

    Il n'est pas non plus le premier Grec à s'être profondément intéressé à l'histoire gréco-romaine : au IIe siècle a.C. déjà, Polybe, historien critique et généralement impartial, avait rédigé une Histoire générale de la Grèce, de l'Orient et de Carthage centrée autour de Rome, dans une perspective résolument pragmatique (l'analyse exacte des faits et de leurs causes doit être utile aux hommes d'État). Ensuite, au Ier siècle a.C., Denys d'Halicarnasse et Diodore de Sicile avaient traité d'histoire gréco-romaine : le premier, précieux à titre documentaire mais médiocre comme esprit critique ; le second, compilateur de valeur inégale.

    Quant à Plutarque, sa conception de l'histoire est tout autre : ni pragmatique, ni documentaire, elle est essentiellement psychologique et morale. À la différence de Thucydide, comme il le note lui-même, ce qui l'intéresse, c'est moins la trame générale des événements, qui sert de fond, que les grandes figures de l'histoire, avec leur personnalité complexe (cf. Nicias, 1 ; Alexandre, 1, 3). Et cette observation attentive de l'historien inspire au moraliste des réflexions utiles au progrès de l'homme, ainsi que l'auteur s'en explique dans la Vie de Timoléon : « L'histoire des grands hommes est comme un miroir que je regarde pour tâcher en quelque mesure de régler ma vie et de la conformer à l'image de leurs vertus (...), d'écarter ce que la fréquentation des hommes nous apporte nécessairement de mauvais et de bas » (Timoléon, 1, 1 et 1, 5).

    D'où vient alors que Plutarque choisisse parfois des héros quelque peu douteux sur le plan moral - et Alcibiade est assurément du nombre ? C'est qu'il croit appliquer ainsi, dans l'ordre éthique, la méthode fonctionnelle de l'antidote, telle que l'utilisent dans leur art médecins et professeurs de musique (Démétrios Poliorcète, 1, 3-4).

* Méthode documentaire

    Ainsi qu'il le signale (Nicias, 1, 5) à propos d'une matière que Thucydide et l'historien siciliote Philistos avaient traitée avant lui, Plutarque s'efforce de rapporter des choses peu connues, qu'il glane çà et là chez d'autres historiens ou - ce qui vaut souvent mieux - qu'il va chercher dans des sources originales, tels des décrets anciens. En fait, il est prodigieusement documenté, et cela s'explique quand on sait que sa vie a été nourrie par la lecture et par l'étude, mais aussi par le contact avec quantité de hautes personnalités, grecques et romaines. Il a dû avoir accès à des bibliothèques : à Rome, c'est probable, et à Delphes, c'est certain - ses fonctions de prêtre et d'épimélète lui donnaient de droit l'accès à la bibliothèque des Amphictions qui, à son époque précisément, fit l'objet d'une réorganisation ou d'une extension.

    Quant à la manière dont il utilise cette immense documentation, elle est naturellement conditionnée par son objectif éthique. Historien, il s'efforce d'être éminemment honnête, sans réussir à être toujours critique, parce que son souci de décoder la psychologie des individus lui cache parfois des réalités plus larges - mais sans doute n'est-on guère en droit de juger Plutarque sur un terrain autre que celui qu'il s'est lui-même choisi : l'analyse psychologique et éthique.

* Talent littéraire

    L'auteur des Vies a les talents d'un causeur et d'un conteur. Non que son style, en vérité, soit bien remarquable : le lexique est composite, la syntaxe parfois lourde et gauche. Mais il a le sens du récit dramatique ; sa sensibilité personnelle l'ouvre aux nuances de l'émotion, au pathétique, il sait l'art du suspens, du coup de théâtre. Il abonde en scènes qui offrent une matière toute prête pour la tragédie : aussi bien Shakespeare et Corneille, sans parler d'auteurs moins célèbres, viendront-ils y puiser.

* Les éditions des Vies

    Les cinquante Vies qui nous sont parvenues ne représentent pas toute la production de Plutarque dans le genre : il en avait écrit ou projeté d'autres, qui ont disparu. Nous ignorons l'ordre réel de leur composition et de leur publication, mais ce ne fut certainement pas celui qu'adoptent les éditions modernes.

    Une étude complète de la tradition manuscrite des Vies a été présentée par M. Juneaux dans l'Introduction (p. XXXII-LIII) au tome I des Vies publié dans la collection des Universités de France (1957).

    On constate que, dans cette tradition, ont existé deux principes de classement :

* un principe chronologique, selon lequel les Vies couplées se succèdent dans l'ordre chronologique des personnages grecs et occupent deux livres. C'est la « tradition bipartite », dont le témoin le plus ancien est un manuscrit du XIe-XIIe siècle, celle que suivent les éditeurs de la collection Teubner.

* un principe national (ajouté au premier), selon lequel les Vies couplées sont rangées d'après la nationalité des personnages et dans l'ordre chronologique (viennent en tête les dix couples où figurent des Athéniens), l'ensemble occupant trois livres. C'est la « tradition tripartite », dont le témoin le plus ancien est un manuscrit du Xe ou du XIe siècle, celle que suit l'éditeur de la collection Loeb.

    L'editio princeps des Vies, procurée en 1517 par l'imprimeur florentin Philippe Giunta, allié à la grande famille vénitienne des Aldes, adopta un ordre nouveau, dont le principe paraît, en gros, la chronologie des personnages romains. C'est l'ordre qu'adoptent les éditeurs des Vies dans la collection des Universités de France.

* Survie de Plutarque

    Plutarque n'est pas de ces auteurs qui ont fait naufrage à la fin de l'Antiquité. Le moyen âge byzantin l'avait mis au programme de lecture de ses écoles ; en Occident, la Renaisssance va lui rendre une éclatante jeunesse, et sa popularité ne se démentira pas au cours des XVIe et XVIIe siècles. L'« honnête homme » de l'époque classique se doit de posséder un Plutarque, ainsi que l'affirme le savoureux témoignage de Molière : dans une tirade célèbre des Femmes savantes, le bonhomme Chrysale rive son clou à sa femme, la pédante Philaminte, en lui conseillant de mettre le feu à toute sa bibliothèque, à l'exception toutefois d'« un gros Plutarque à mettre mes rabats ». Cette popularité, Plutarque la devait à Amyot.

    Travailleur infatigable, Jacques Amyot (1513-1593) avait su concilier ses hautes fonctions professorales et ecclésiastiques avec ses activités d'helléniste, procurant des traductions de textes jusque là très peu connus, tels les romans d'Héliodore et de Longos, ainsi que sept livres de Diodore de Sicile ; mais l'oeuvre de sa vie, c'est sa célèbre traduction des Vitae et des Moralia de Plutarque. Amyot a su conférer à la gravité de Plutarque quelque chose de sa propre bonhomie et la première édition des Vies des hommes illustres (1559) sera immédiatement suivie de nombreuses rééditions qui enchanteront un public humaniste international ; Montaigne appelle le livre « nostre breviaire » et il inspirera la traduction anglaise de Th. North (1579), souvent réimprimée et qu'utilisera Shakespeare dans plusieurs pièces « romaines ».

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  3. Alcibiade (c. 450-404 a.C.)

    Le plus prodigieux aventurier de son siècle. Un homme comblé au départ : naissance, fortune, éducation, prestance physique et ascendant charismatique. Bref, une de ces « grandes natures » capables, comme le dit Plutarque à propos d'un autre personnage discutable (Démétrios, 1, 7), du meilleur et du pire, et dont le parcours fulgurant ira d'incroyables triomphes à la catastrophe finale. Personnalité excessive, ne reculant devant aucune démesure - cette hybris qui constitue le péché contre l'Esprit pour le kalos kagathos, l'« honnête homme » de la Grèce classique -, Alcibiade appartient moins, à certains égards, à l'Athènes du Ve siècle qu'aux horizons élargis de l'époque alexandrine.

    Admirable sujet pour un historien-psychologue, et qui avait inspiré, dès le IVe siècle, beaucoup d'écrits ; aussi Plutarque disposait-il d'une importante documentation (il cite dans la Vie d'Alcibiade quelque vingt-cinq auteurs). Sa source la plus importante est Thucydide, qu'il suit de près jusqu'à l'année (410) où s'achève l'Histoire du Maître ; cela correspond aux 27 premiers chapitres de la Vie, pour lesquels Plutarque utilise également Ephore (IVe siècle), élève d'Isocrate et auteur d'une Histoire universelle qui allait des origines à l'année 340. L'oeuvre d'Ephore est perdue mais elle a alimenté la Bibliothèque de Diodore de Sicile.

    Pour la fin de la vie d'Alcibiade (années 410-404, soit les chapitres 28-39), Plutarque s'est servi des Helléniques de Xénophon ainsi que d'Éphore et de Théopompe (IVe siècle), un autre élève d'Isocrate dont l'Histoire grecque prenait chronologiquement la suite de Thucydide, commençant donc, comme les Helléniques, en 410.

    De surcroît, Plutarque recourt quand il le peut à des documents originaux, qu'il cite plusieurs fois textuellement. En général, il fait de ces sources une utilisation critique, non sans commettre çà et là quelques erreurs de détail.

    La lecture de cette biographie parfois touffue, parfois elliptique, dépourvue en tout cas d'ancrages apparents dans la trame chronologique, demande une brève présentation des faits.  Une vie qui n'eut rien d'un long fleuve tranquille...

* L'Athénien

    Par son père, Clinias, homme d'État et général athénien, Alcibiade appartenait à la noble et très riche famille des Eupatrides, qui prétendait remonter à... Ajax, et dont on connaît en tout cas la généalogie depuis le VIe siècle. Par sa mère, Deinomachè, il descendait des Alcméonides, famille disposant également d'une grande fortune, de puissantes alliances, et qui, pendant deux siècles, avait joué à Athènes un rôle éminent. Clinias mourut alors qu'Alcibiade n'avait que cinq ans, en plaçant ses enfants sous la tutelle de Périclès, cousin germain de sa femme. Le grand homme accueillit donc chez lui son petit-cousin, dont il assumera la tutelle pendant treize ans - à vrai dire, en termes de charges matérielles plutôt que d'éducation, déléguant celle-ci à un vieil esclave thrace, trop vieux, dit Platon (Alcibiade majeur, 122 b), pour être bon à autre chose...

    Très vite, Alcibiade se révèle un enfant terrible, orgueilleux et vaniteux, indiscipliné et violent (Plutarque, Alcibiade, 2-3 ;7-8).  Vers l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, alors qu'a pris fin la tutelle de Périclès, Alcibiade rencontre Socrate, rencontre vouée à l'échec car, en dépit d'une sympathie réciproque, Socrate ne réussit à prendre aucune influence sur le bouillant jeune homme. Platon, Xénophon, Aristophane ont évoqué la relation Socrate-Alcibiade, mais ces auteurs sont vraisemblablement un peu tendancieux, enclins à « noircir » Alcibiade parce que soucieux de « blanchir » Socrate du grief formulé contre ce dernier à Athènes, celui d'avoir été le maître à penser de deux hommes politiques dont la cité avait à déplorer le rôle néfaste : Alcibiade le traître et Critias le tyran.

    L'époque où Alcibiade atteint l'âge adulte voit éclater l'affreuse guerre du Péloponnèse qui, pendant près de trente ans (431-404), va opposer Athènes à Sparte. En 432, le jeune homme participe, en compagnie de Socrate, à l'expédition de Potidée en Chalcidique, prélude au conflit, et il s'y fait remarquer par sa bravoure. Ses débuts sérieux sur la scène politique interviendront six ans plus tard ; l'opinion athénienne est alors partagée entre un parti belliciste, soutenu par le chef populaire Cléon et les citadins, et un parti pacifiste, celui des grands propriétaires et des paysans. Alcibiade choisit le premier et s'applique à séduire les masses par un beau civisme financier et militaire (Alcibiade, 10). Dans le même temps, paradoxalement, il travaille à la paix, dans le cadre des transactions engagées entre Athènes et Sparte pour la restitution des prisonniers lacédémoniens faits par Cléon après sa victoire à Sphactérie. Jouer ainsi sur les deux tableaux, miser à la fois sur la paix et sur la guerre, c'était afficher un opportunisme qui se retourne immédiatement contre le jeune Alcibiade - encore un blanc-bec en politique - : la paix se fait, mais sans lui, qui s'est rendu suspect aux yeux des Spartiates.

    C'est Nicias, un général éprouvé, un homme rassis, qui signe avec Sparte en 421 le traité de paix qui porte son nom (Alcibiade, 14, 2) mais ne sera pas observé. Viennent des années d'entre-deux-guerres. Sparte cherche une alliance avec Argos, tandis que la Béotie tente de réaliser, elle aussi, une coalition avec Argos, Corinthe et les villes de Thrace : Athènes se sent menacée d'encerclement. 

    Alcibiade agit alors avec promptitude. Le texte du traité entre Sparte et Argos se trouvant déjà prêt, il souffle littéralement l'alliance argienne aux Lacédémoniens et, au terme d'un jeu diplomatique compliqué et subtil, il est élu stratège en 420 et obtient pour Athènes un traité d'alliance défensive avec Argos, Élis et Mantinée. Alliance qui se révèle provocante et si périlleuse qu'en 418, ce n'est plus Alcibiade mais le prudent Nicias que les Athéniens élisent à la stratégie.

    Entre les deux leaders, l'antagonisme est flagrant. Alcibiade cultive son personnage de citoyen généreux, assumant des services publics coûteux, des chorégies, en même temps qu'il reste l'homme à la mode, le « lion » au luxe voyant, dont les écuries de course remportent les prix olympiques les plus flatteurs (Alcibiade, 11-12 et 16), mais dont l'insolence et les moeurs très libres ne suscitent pas que l'admiration. Avec son coûteux train de vie, au fil des années, il a dilapidé sa fortune patrimoniale et cherché dans le mariage un remède à ses difficultés financières, en épousant la fille de l'homme qui passait pour le plus riche d'Athènes ; mais, mari détestable (Alcibiade, 8), il a sans doute ébréché aussi la dot de sa femme, d'où son empressement à jeter Athènes, en 415, dans l'aventure sicilienne - une aventure qu'il escompte très rémunératrice.

    Son dessein est follement ambitieux : prise de Syracuse, incorporation de la Sicile dans l'empire athénien, conquête de Carthage et de la Libye, de l'Italie et, finalement, du Péloponnèse (Alcibiade, 17). Malgré l'opposition de Nicias et de quelques sages, l'assemblée athénienne vote l'expédition. C'est alors qu'éclatent des « affaires » : sacrilège des Hermocopides, parodie des Mystères, affreux scandales où il y a peut-être une provocation politique et où Alcibiade se trouve compromis.

    Le départ est néanmoins décidé, mais Alcibiade devra se justifier au retour. La flotte a quitté le Pirée depuis deux mois et atteint Catane lorsqu'elle est rejointe par le croiseur d'État, la Salaminienne : Alcibiade doit rentrer immédiatement à Athènes. Sentant la faiblesse de sa position, il fausse compagnie aux commisaires athéniens et disparaît. En septembre 415, il est condamné à mort par contumace, fait l'objet d'une exécration religieuse et ses biens sont confisqués (Alcibiade, 22, 5).

* Le proscrit

    À cet anéantissement matériel et moral, civique et religieux, quel autre eût survécu ? Alcibiade survivra pleinement, tenant sa promesse de « faire voir à Athènes qu'il était en vie » (Alcibiade, 22, 3) et, de rebondissements en rebondissements, il connaîtra même un retour en gloire dans sa cité.

    La partie n'était pas facile, mais jouable pour qui n'avait plus rien à perdre et saurait aller loin. Les portes des cités grecques d'Occident, puis celles d'Élis et d'Argos s'étant fermées devant lui, c'est à Sparte qu'il a l'audace de se présenter, avec d'impudentes offres de service. Véritable caméléon (Alcibiade, 23, 4), l'homme s'assimile au milieu ambiant : l'Athénien grand seigneur, assoiffé de luxe et de plaisirs, devient à Sparte austère, frugal, endurant. Et il convainc : les Lacédémoniens interviendront contre Athènes en Sicile, et ils vont faire peser sur l'Attique une menace permanente en envoyant leur roi Agis y occuper une position stratégique, Décélie. Mais le libertin qu'est resté Alcibiade ne tarde pas à gâter lui-même ses affaires : il séduit la propre épouse du roi et, devant le scandale provoqué, doit débarrasser la ville de sa présence. Il réussit pourtant à ne pas trop perdre la face, en se joignant à une expédition lacédémonienne dirigée sur l'Ionie pour y fomenter, d'une part, la défection des alliés d'Athènes et, d'autre part, y obtenir l'alliance du roi de Perse. Politique dure et cohérente : Athènes battue à l'Ouest, en Sicile, il s'agit d'abattre son empire maritime en sapant ses bases à l'Est, en Ionie. Beau programme inspiré par Alcibiade qui, honteusement, gagne sur les deux points. Il est à présent l'hôte choyé de Tissapherne, satrape du roi de Perse, auprès de qui, cautuleusement, il commence, une fois de plus, à retourner ses cartes (Alcibiade, 23-25).

    Car tout en travaillant à ruiner Athènes, le traître n'aspire qu'à rentrer dans cette patrie qui l'a chassé mais qui est le seul lieu du monde où veuille vivre un homme tel que lui. Alors il échafaude à nouveau un plan fou - et qui va réussir : il est parvenu à allier Sparte à la Perse, il suffit à présent de renverser cette alliance et d'obtenir l'appui du Roi pour Athènes. La difficulté, c'est que, pour la démocratie athénienne, pareille alliance est contre nature. Aussi Alcibiade n'hésite-t-il pas à s'aboucher avec la faction oligarchique, toujours présente à Athènes, et à soutenir le coup d'État qui, en 411, renverse les institutions démocratiques et instaure le régime oligarchique des Quatre-Cents. Mais le pari se révèle perdant ; l'impopularité du nouveau régime est telle que mieux vaut se raccommoder avec la démocratie, dont les plus ardents champions sont les marins de la flotte basée à Samos. Alcibiade se gagne l'escadre, qui prend en sa faveur un décret d'amnistie et l'élit stratège (Alcibiade, 26). Cette fois, l'affaire est mûre : commandant la flottte athénienne, Alcibiade remporte sur les Spartiates plusieurs victoires, dont celle de Cyzique en Propontide (mer de Marmara), s'empare de Byzance (Alcibiade, 28-31) et, en mai 407, peut rentrer la tête haute dans une Athènes débarrassée des Quatre-Cents.

* Le retour du fils prodigue. La fin des aventures

    Retour triomphal, après huit ans d'exil. À travers le projecteur de l'historien Douris de Samos, Plutarque nous fait voir la trière amirale d'Alcibiade qui pénètre dans le port du Pirée, arborant une voile couleur de pourpre, dans un magnifique mouvement de rames scandé par le chant de la flûte et la voix de bronze d'un acteur tragique (Alcibiade, 32).

    Plutarque, à vrai dire, rectifie l'objectif de Douris et signale avec bon sens que le retour d'Alcibiade ne dut pas, selon toute vraisemblance, afficher ce caractère ostentatoire et provocant : l'homme avait quand même beaucoup à se faire pardonner, et ce n'est pas sans appréhension qu'il vient au-devant des retrouvailles avec Athènes. Mais d'emblée le courant de sympathie passe à nouveau, au point qu'on trouve à l'enfant terrible les traits, sinon d'un bienfaiteur, en tout cas du grand homme indispensable à la cité.

    À la réhabilitation plénière, civique et religieuse, s'ajoute une nomination inouïe : la stratégie avec pleins pouvoirs. Alors qu'Alcibiade renforce ce regain de popularité en s'appliquant à rendre à la procession éleusinienne l'éclat que lui a fait perdre la guerre, son destin va définitivement basculer : il laisse capturer par le Lacédémonien Lysandre une partie de la flotte qui lui avait été confiée (bataille de Notion, au nord d'Éphèse). Le mécontentement, à nouveau, grandit à Athènes. Alcibiade se voit destitué de son commandement et, prudemment, se réfugie en Thrace (Alcibiade, 33-36), impuissant à conjurer la suite inéluctable des événements : sur mer, sanglante défaite athénienne d'Aigos-Potamoi ; sur terre, prise d'Athènes, où Lysandre impose le régime oligarchique des Trente (404). Alcibiade est alors passé en Bithynie, puis en Phrygie, où il séjourne chez le satrape Pharnabaze, en escomptant se rendre ensuite auprès du Grand Roi ; mais Lysandre, objet de pressions tant athéniennes que spartiates, va le gagner de vitesse en donnant au satrape l'ordre d'exécuter le fugitif. Mort obscure et presque solitaire d'un aventurier passionnément aimé, farouchement honni.

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  4. Appendice : suggestions de lecture 

- J. Hatzfeld, Alcibiade. Étude sur l'histoire d'Athènes à la fin du Ve siècle, 2e éd. Paris, P.U.F., 1951. Cet ouvrage reste fondamental.

- E. F. Bloedow, Alcibiades reexamined, Wiesbaden, Steiner, 1973.

- W. M. Ellis, Alcibiades, Londres, Routledge, 1989.

- Idem, Alcibiade, Gênes, Edizioni culturali internazionali, 1993.

- J. de Romilly, Alcibiade, Paris, Editions de Fallois, 1995.

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 5. Notes

Archonte éponyme : titre du magistrat (archôn, littéralement « gouvernant ») qui donne son nom à l'année et en règle le calendrier ; il exerce également des charges culturelles (désignation des chorèges : cf. 16, 4) et religieuses (organisation des processions des Grandes Dionysies, fêtes très brillantes qui attiraient à Athènes nombre d'étrangers et servaient de cadre aux représentations dramatiques : cf. note à Théophraste, Caractères, 3 [Le moulin à paroles]).

Béotarque : titre porté depuis des siècles par les chefs politiques et militaires des cités confédérées de Béotie. À l'époque de Plutarque, le collège des béotarques, dont l'importance numérique et les compétences ont varié au fil des temps, se composait de fonctionnaires religieux délégués par les différentes cités pour organiser et présider les fêtes communes.

Prêtre d'Apollon à Delphes : les sacerdoces de Delphes sont parmi les plus mal connus de la Grèce, mais il ne semble pas qu'y ait existé une tradition patrimoniale comme à Olympie. D'une manière générale, dans la Grèce classique, les fonctions sacerdotales sont conciliables avec la vie laïque ; elles ne confèrent pas d'autorité morale ni théologique.

Épimélète des Amphictions : chaque temple grec disposait d'un trésor, fortune constituée par des biens meubles et immeubles, dont l'administration incombait à un épimélète, gestionnaire-surveillant. - Le nom d'amphictionie désigne une association internationale de peuples habitant autour d'un même sanctuaire et réunis par une communauté d'origine ou d'intérêts ; le célèbre collège des amphictions delphiques (ou amphictyons : les deux formes coexistent en grec, car le mot peut admettre une double étymologie) réunissait chaque année les députés de douze États grecs qui, outre leur mandat religieux, s'arrogèrent de plus en plus un rôle politique d'arbitrage entre les cités confédérées. L'institution avait traversé les âges ; à l'époque de Plutarque, l'empereur Hadrien, en même temps qu'il entreprenait la restauration du sanctuaire delphique, fit bâtir une nouvelle salle de réunion pour l'amphictionie et celle-ci chargea son épimélète d'y réunir une bibliothèque achetée avec l'argent sacré du dieu.

Femmes savantes, acte II, scène 7 :

« Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés
Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
À connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile. »

De l'incendie de la bibliothèque (« ce meuble inutile »), Chrysale consent à soustraire Plutarque - encore ne serait-ce pas pour le lire, mais pour presser ses « rabats » (collets) !

Romans : voir M.-P. Loicq-Berger, Pour une lecture du roman grec... dans FEC, 1 (2001).

Moralia : le corpus ainsi désigné renferme un grand nombre d'oeuvres et d'opuscules très variés, relatifs non seulement à la morale, mais aussi à la philosophie et à la théologie, à la pédagogie, à la politique, à la rhétorique, à l'histoire littéraire et à la musique, sans compter des écrits « scientifiques » et des mémoires d'« antiquaire ».

Critias : cet aristocrate athénien apparenté à Platon fut l'un des trente oligarques soutenus par Sparte (les « Trente tyrans ») qui abolirent en 404 le régime démocratique à Athènes pour y exercer pendant huit mois un gouvernement de terreur. C'est lui qui conseilla à Lysandre de se débarrasser d'Alcibiade (38, 5). Voir aussi 33, 1.

Sur l'expédition de Potidée, voir note à 7, 3.

Sphactérie : voir 14, 4.

Stratège : magistrature très importante, collégiale et élective. Les dix stratèges athéniens se partagent le haut commandement militaire (mais l'un d'eux peut être chargé seul d'une expédition), négocient les traités et sont indéfiniment rééligibles.

Chorégies : voir note à 16, 4.

Hermocopides et parodie des Mystères : voir 18, 6 et 19, 1-3.

Douris de Samos : voir note à 32, 2

Stratégie avec pleins pouvoirs : voir note à 33, 2

Notion : voir note à 35, 6.

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003

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