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Théocrite : Traduction annotée
[ Vers la traduction annotée ]
Plan
- 1. L'auteur
- 2. Le genre littéraire
- 3. L'oeuvre (contenu, langue, versification)
- 4. Les éditions et traductions
1. L'auteur
En juxtaposant données externes (fournies par le lexicographe de la Souda et par les annotateurs ou scholiastes de Théocrite) et données internes (tirées du texte même des Idylles), on peut affirmer que Théocrite était un contemporain de Ptolémée II Philadelphe, c'est-à-dire qu'il a vécu dans la première moitié du IIIe siècle a.C.
Quant à sa nationalité, le poète l'a lui-même revendiquée et, malgré l'une ou l'autre voix discordante, il n'y a guère de raisons d'en douter : il était Syracusain. Sa famille venait peut-être d'une de ces régions du monde grec où Timoléon, vers le milieu du IVe siècle, avait recruté des colons pour repeupler Syracuse ruinée, ce qui expliquerait les affinités que paraît avoir eues le poète avec l'île de Cos. Mais en tout cas, il semble vouloir faire carrière à Syracuse au début du gouvernement d'Hiéron II, à qui il dédie vers 275 l'Idylle intitulée Les Charites, une sorte de placet : sans grand succès, apparemment, puisqu'il ira ensuite chercher ailleurs protecteur et fortune. C'est à Alexandrie, en effet, que le poète compose deux autres Idylles, entre 273 et 270, Les Syracusaines et l'Éloge de Ptolémée, et c'est là qu'il se fixe désormais, sans s'interdire néanmoins l'un ou l'autre voyage, à Cos par exemple, comme l'atteste l'Idylle VII. On n'en sait pas davantage sur l'homme Théocrite.
2. Le genre littéraire
Le nom de Théocrite est souvent associé à l'invention d'un genre de poésie que les Grecs nommaient bucolique, c'est-à-dire "pastorale". Mais en fait, dans le recueil intitulé Idylles, une demi-douzaine de pièces seulement relèvent de ce genre et tel n'est justement pas le cas des Syracusaines.
À vrai dire, le terme grec idylle (eidullion) ne répond guère à l'acception moderne la plus courante de ce mot. En son sens général, le mot signifie "petit poème"; en l'occurrence, le volume, tel qu'il se présente généralement dans les éditions depuis Estienne (1566), contient une vingtaine de pièces poétiques de contenu et de ton assez différents : idylles rustiques ou pastorales, mimes dramatiques ou lyriques, éloges, poèmes d'amour personnel, évocations héroïques, etc. - à quoi s'ajoutent un mince fragment (Bérénice), un bizarre " poème figuré " (La syrinx, dont les vers se disposent en forme de flûte de Pan) et des épigrammes.
L'Idylle qui a pour titre Les Syracusaines est en réalité un mime. Comme genre littéraire, ce dernier terme désigne un court dialogue en prose rythmée, roulant sur un sujet d'inspiration populaire, sans action ni intrigue proprement dite.
C'est un compatriote de Théocrite, le Syracusain Sophron qui, vers le Ve siècle, avait fait du mime un genre littéraire, tout en lui conservant son caractère originel. écrits dans une langue proche de la langue parlée, un dialecte dorien, ce qui convenait bien aux sujets choisis, les mimes de Sophron, fort goûtés, paraît-il, de Platon, évoquaient les bavardages et les disputes des petites gens, pêcheur de thon, paysan, ravaudeuses, ménagères, sur un mode alerte et naturel ; ils étaient apparemment destinés à la lecture, non à la représentation. Le fils de Sophron, Xénarque, avait à son tour illustré le genre, qui connut ensuite une éclipse jusqu'à l'époque alexandrine. Deux contemporains, de goûts bien différents, Hérondas (aujourd'hui partiellement "ressuscité" grâce à la papyrologie) et surtout Théocrite vont alors le faire revivre.
3. L'oeuvre
Voici un texte vieux de quelque vingt-trois siècles, qui, dans son genre, n'accuse pas une ride Il reste étonnant de naturel, d'observation narquoise, de chaleur humaine.
Cette célèbre petite pièce de 149 vers, qu'une source ancienne affirme directement inspirée de Sophron, est un mime dramatique, présentant une action (en grec : drâma) au sens théâtral du mot, mais un sens très libre de la composition y a adroitement coupé le dialogue des protagonistes par un intermède poétique, chanté en solo, qui offre à la fois un élégant compliment à la famille royale et une agréable variation à l'auditeur.
Cette famille royale, c'est alors le couple que forment Ptolémée II Philadelphe et sa soeur-épouse Arsinoé, fils et fille de Ptolémée I Sôter et de Bérénice I. Le mariage des Philadelphes datant probablement de 278, la divinisation de la reine-mère Bérénice (cf. v. 106-107) des environs de 275 et la mort de la reine Arsinoé de 270, la composition de l'Idylle XV peut être fixée vers 273/2 et la fête décrite suggère la fin de l'été ou le début de l'automne (offrandes de fruits évoquées v. 112). Théocrite n'omet pas de souligner au passage les mérites des souverains : préoccupations "sécuritaires", richesse au service d'une piété et d'un raffinement libéralement révélés au public.
Le solo poétique a pour thème la description de la fête des Adonies organisée par la reine Arsinoé. On sait que le mythe et le culte d'Adonis, d'origine syrienne, s'étaient répandus à l'époque hellénistique à travers le monde méditerranéen. Fils incestueux d'un roi de Syrie, ce bel enfant né d'un arbre avait été recueilli par Aphrodite (Astarté), qui le confia aux soins de Perséphone ; mais chacune des deux déesses revendiquant ensuite sa présence, Adonis allait vivre au souterrain séjour de Perséphone pendant un tiers de l'année, pour remonter sur terre au printemps et passer les deux autres tiers du temps avec Aphrodite. Épilogue dramatique : mortellement blessé au cours d'une chasse au sanglier, le jeune héros succomba, mais Aphrodite fonda en son honneur une fête funèbre, les Adonies, que les femmes syriennes célébraient à chaque printemps. L'Égypte ptolémaïque souscrivit également à ce culte. L'époque est celle des syncrétismes où s'opère la fusion des religions grecque et orientales et la reine Arsinoé, pratiquant une politique religieuse inspirée par ses ambitions dynastiques, associa adroitement son nom aux fêtes d'Adonis. En faisant voir au public l'effigie du jeune dieu exposée dans son propre appartement au palais royal d'Alexandrie, ainsi que le montre Théocrite, Arsinoé qui, aux Égyptiens, se présentait déjà comme Isis, se pose désormais en Aphrodite et prépare son apothéose ("divinisation") sous les traits d'Isis-Astarté-Aphrodite. Apothéose si bien acceptée qu'après Alexandrie les villes de quelque importance se doteront d'un Arsinoeion.
Un recoupement heureux avec un fragment papyrologique daté de l'époque même de Théocrite permet de compléter la description des Adonies telle que l'a esquissée le poète ; il s'agit d'un inventaire chiffré de dépenses à caractère rituel engagées à l'occasion des Adonies, document tout prosaïque mais qui éclaire singulièrement certains aspects du texte poétique des Syracusaines [1].
Quant à la langue de l'Idylle XV, elle soulève une question intéressante puisque les personnages eux-mêmes y trouvent matière à plaisanteries ou à critiques, mais cette question est fort débattue. Il s'agit indubitablement d'un dialecte dorien, dans lequel on a trouvé autrefois du syracusain [2], identification contestée par la suite. Autre hypothèse : le dorien caractéristique de Théocrite, dans lequel sont écrites une douzaine d'Idylles, dont Les Syracusaines, n'est pas le dorien de la grande lyrique, adopté par exemple pour les éloges d'Hiéron et de Ptolémée, mais serait un dorien "ptolémaïque ", c'est-à-dire le dorien de Cyrène mêlé de nombreux éléments empruntés à la koinè attique, tel que le parlait à Alexandrie et en Égypte la communauté dorienne cultivée à l'époque de Ptolémée Philadelphe [3]. Plus récemment, on a suggéré que le texte théocritéen résulte de la modernisation, au contact de la koinè, d'un original d'abord rédigé dans un dorien "sévère", proche de celui d'Alcman : résultat artificiel mais conforme à une intention qui cadre bien avec le goût littéraire de l'époque pour l'obscur, l'archaïsant [4].
On notera enfin que la versification adoptée ici par Théocrite, assez curieusement, est l'hexamètre dactylique, réservé en principe aux formes les plus élevées de la poésie, et l'on peut sans doute voir une intention narquoise dans l'association ainsi réalisée entre une forme "noble" et un contenu démarqué des mimes à sujets populaires.
*** Une cinquantaine d'années séparent les Syracusaines (date probable : vers 273/2) des Caractères de Théophraste (vers 319). C'est néanmoins dans un monde très différent que Théocrite va nous transporter : alors que l'univers de Théophraste était typiquement athénocentrique et androcentrique, nous pénétrons ici dans une mégapole extra-hellénique et multiethnique, Alexandrie la grande [5], pour nous y trouver dans la compagnie exclusive de femmes. Des femmes "modernes", qui décident de leurs sorties, badaudent en ville sans complexe et critiquent leurs maris. Les deux héroïnes, Praxinoa et Gorgo, des Syracusaines installées à Alexandrie, sont des amies au caractère assez différent : la première, qui reçoit d'abord l'autre chez elle, est une maîtresse-femme, bien installée, autoritaire sinon revêche, tenant en main son monde : mari (Dinon), enfant (Zopyrion), servantes (Eunoa et Phrygia), chien et chat Son amie Gorgo, plus maniérée mais moins bavarde, est au fond moins timorée. Toutes deux font un très bon public pour la fête religieuse et mondaine des Adonies, fête assurément somptueuse puisqu'elle a pour cadre le palais de Ptolémée Philadelphe.
Voilà le décor planté : nous allons successivement faire visite dans une habitation privée (scène 1), traverser la ville un jour de grande animation (scène 2) et découvrir les merveilles artistiques de la résidence royale (scène 3).
4. Les éditions et traductions
Le texte grec traduit ici est celui de l'édition A. S. F. Gow, Theocritus, ed. with translation and commentary, 2 vol., Cambridge, 1952. L'idylle des Syracusaines figure dans nombre de manuscrits, dont aucun n'est antérieur au XIIIe siècle, et (tout ou parties) dans quelques papyrus datés du courant ou de l'extrême fin du Ve siècle: bonne synthèse de la situation codicologique et papyrologique présentée t. I, tableau p. LII.
Les traductions françaises restées classiques de P. Desjardins (Théocrite, Oeuvres, coll. Classique des Editions de la Pléiade, Paris, 1927. Trad. seule), de Ph.-E. Legrand (Bucoliques grecs, t. I, 2e éd., coll. des Universités de France, Paris, 1940), de J. Renard (Théocrite. Idylles choisies [II, VI, X, XV, XXVIII], coll. Lebègue, Bruxelles, 1944) et de P. Monteil (Théocrite. Idylles II, V, VII, XI, XV, coll. Erasme, Paris, 1968) ont suivi un texte grec quelque peu différent.
Plus récentes, quelques éditions italiennes offrent également texte grec, traduction et annotation : M. Cavalli (Teocrito, Idilli, Milan, 1991), B. M. Palumba Stracca (Teocrito, Idilli e epigrammi, Milan, 1993), C. Gallavotti (Theocritus quique feruntur bucolici Graeci, 3e éd., Rome, 1993).
Parmi les traductions anglaises, on signalera celles de D. Hine, Theocritus. Idylls and Epigrams, New York, Atheneum, 1982 et de R. Wells, Theocritus. Idylls, 1988, réimpr. Penguin Books, 1989.
NOTES
[1] Ce papyrus (Flinders Petrie, III, 142) a été diligemment étudié par G. Glotz, Les fêtes d'Adonis sous Ptolémée II dans Revue des études grecques, 38, 1920, p. 169-222. Cf. vers 130 et note. [Retour au texte]
[2] V. Magnien, Le syracusain littéraire et l'Idylle XV de Théocrite dans Mémoires de la Société de linguistique, 21 (1920). [Retour au texte]
[3] Comme l'a soutenu C.J. Ruijgh, Le dorien de Théocrite, dialecte cyrénien d'Alexandrie et d'Égypte dans Mnemosyne, 37 (1984), p. 6-88. Cette analyse minutieuse et argumentée, mais dont la portée reste conjecturale aux yeux mêmes de l'auteur, offre des aspects suggestifs, telle l'étude des nuances linguistiques qui particularisent le dialogue selon les interlocuteurs en présence (trait qui cadre bien avec le réalisme voulu par le poète). [Retour au texte]
[4] Voir l'étude de J. G. J. Abbenes, The Doric of Theocritus, a literary language dans Theocritus, éd. M. A. Harder - R. F. Regtuit - G. C. Wakker (coll. Hellenistica Groningana, II), Groningen, 1996, p. 1-17 ; cf. R. Hunter, Mime and mimesis. Theocritus, Idyll 15 dans id., p. 154-157. [Retour au texte]
[5] Fondée par Alexandre le Grand sur l'isthme rocheux qui sépare la Méditerranée du lac Mariout, la ville était rapidement devenue un très grand centre démographique (plus de 300.000 hommes libres, c'est-à-dire environ un million d'habitants au Ier siècle a.C. : cf. Diodore de Sicile, XVII, 52) et culturel, dont le rayonnement artistique et scientifique suscita, sous le règne de Ptolémée II, la fondation du Musée et de la Bibliothèque. C'est à la même époque que fut construite, sur l'île de Pharos, la tour de signalisation maritime qui consacrera définitivement ce toponyme comme nom commun (le phare d'Alexandrie comptait au nombre des sept merveilles du monde antique) ; l'îlot était relié à la ville par une longue digue qui séparait deux ports, l'oriental ou Grand Port (cfr palais royal) abritant lui-même le port royal. [Retour au texte]
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[Dernière intervention : 18 septembre 2002]