FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002


Athènes au quotidien à l'époque de Théophraste

par

Marie-Paule Loicq-Berger

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24
B - 4130 Esneux (Belgique)

<loicq-berger@skynet.be>


Nos lecteurs connaissent bien Marie-Paule Loicq-Berger qui est une collaboratrice régulière. Elle a déjà confié aux FEC (1, 2001) un gros article sur le roman grec, et à la BCS une traduction nouvelle commentée des Caractères de Théophraste. On trouvera ci-dessous une étude inédite qui est en quelque sorte un « compagnon » de la traduction de Mme Loicq-Berger et où elle présente l'image de la vie quotidienne d'Athènes d'après les Caractères.

Dans l'article ci-dessous, chaque référence donne accès au texte correspondant de cette traduction.

L'ouvrage de La Bruyère « [Les] caractères ou Les moeurs de ce siècle précédé de Les caractères de Théophraste : traduits du grec », dans le texte établi par Robert Garapon (Reprod. de l'éd. de Paris, Bordas, 1990) est disponible sur la Toile chez Gallica Classique.

[Note de l'éditeur - 17 mars 2002]


Plan


I. Date et spécificité des Caractères

Le petit livre piquant des Caractères, où Théophraste a pris plaisir à consigner des observations psychologiques sans équivalent dans la littérature gréco-latine, peut être daté des années qui suivirent immédiatement la mort d'Alexandre le Grand. Par une chance assez rare, il s'y rencontre, en effet, l'un ou l'autre critère chronologique interne.

Le huitième des trente portraits esquissés, celui du bavard qui tient en ville la « gazette » de l'actualité, apporte une nouvelle toute chaude : celle d'une bataille où Cassandre a été fait prisonnier. Sans doute faut-il préciser la portée historique de l'allusion. On sait qu'après la disparition du Conquérant, son compagnon Antipatros, l'ami d'Aristote, était devenu régent de Macédoine. Antipatros mourut à son tour à l'été 319, en se donnant pour successeur son lieutenant Polyperchon, évinçant ainsi son propre fils Cassandre. Aussitôt la rivalité des deux hommes allait éclater sur la scène athénienne : tandis que le parti démocratique s'y voit soutenu par Polyperchon, une faction oligarchique s'appuie sur Phocion (qui mourra en 318), partisan de Cassandre. Mais ce dernier était à ce moment loin d'être éliminé, ainsi que le colporte la « gazette » de Théophraste. En réalité, Athènes sera pendant des années l'enjeu de luttes et de rapprochements entre Polyperchon et Cassandre, le second ayant toutefois réussi à y imposer dès 317 un gouverneur (cfr le paragraphe suivant), avant de finir lui-même en 297 maître de la Grèce et de la Macédoine.

D'autre part, le réactionnaire dépeint sous le nom d'oligarque dans le Caractère 26 dénonce le fardeau que constituent, pour le citoyen aisé, ces liturgies auxquelles tente de se soustraire le grippe-sous (22). Or les liturgies, on le sait, seront abolies par Démétrios de Phalère, philosophe péripatéticien disciple de Théophraste et homme politique qui gouverna Athènes au nom de Cassandre entre 317 et 307. La date de composition la plus probable pour les Caractères doit dès lors se situer aux environs de 319.

Tel est le contexte historique où a pris naissance l'opuscule de Théophraste : temps troublés, donc, en quête d'équilibres militaires, politiques, sociaux, culturels, dont sa haute intelligence devait, mieux que toute autre, mesurer l'incertitude.

Et voici, d'entrée de jeu, le paradoxe : les trente portraits brossés dans les Caractères ont beau s'intégrer dans un cadre historique qu'il est possible de cerner avec précision, cette galerie offre néanmoins une coloration quasi-intemporelle.

Bavards de tout genre (3  ; 7  ; 8  ; 23  ; 28) - engeances éternellement florissantes à Athènes -, pingres (10 ; 22 ; 30) et snobs (21 ; 24), importuns (12 ; 13 ; 20), individus déplaisants (4 ; 9 ; 11 ; 15 ; 17), voire rebutants (19) ou inquiétants (6 ; 29), originaux à idées fixes (16 ; 26 ; 27), flatteurs (2 ; 5) et fourbes (1), défiants (18), étourdis (14) et poltrons (25) : c'est là une humanité qui traverse les siècles, souvent moins méchante que médiocre, parfois pittoresque sans être attirante... Mais la littérature se nourrit rarement de bons sentiments et la vertu se peint mal ; après Théophraste et son disciple, Ménandre le Comique, La Bruyère et son jeune aîné Molière n'ont vu, de leur temps, que les défauts et les ridicules : or, sous la chlamyde ou le pourpoint, il se trouve que ce sont à peu près les mêmes.

 Les personnages de Théophraste, toutefois, n'offrent de l'humanité qu'un échantillonnage significatif : ce monde-ci est exclusivement masculin et « bourgeois » - c'est-à-dire limité politiquement au cadre citoyen de l'État et, socialement, à un cadre domestique où il n'est d'autre autorité que celle du maître de maison (le despotès), sans ingérence féminine notable, sans services personnels autres que serviles. Aristote a bien démontré, ou du moins prétendu le faire, que l'esclave, sur quoi repose la vie de la maisonnée, de la ferme, de l'atelier, n'est qu'un instrument dénué d'âme et de raison, dont l'existence n'est justifiable qu'entre les seules mains du maître [1]. La société des Caractères, dans ses travaux et ses loisirs, est donc hellénocentrique ou plutôt athénocentrique, urbaine et androcentrique ; elle ignore l'inquiétude philosophique, la contestation sociologique et même l'angoissante préoccupation de déchirements politiques qui, on l'a rappelé, n'épargnaient nullement Athènes ces années-là. La grande aventure du cosmopolitisme, récemment initiée par Alexandre, ne paraît pas avoir marqué les esprits - sauf dans l'un ou l'autre trait de snobisme [2].

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II. Vie quotidienne des Athéniens

Au fil des portraits s'égrènent cent menues allusions aux activités et aux loisirs quotidiens.

1. Activités

    a) Activités civiques

L'activité de l'Athénien commence, avant même les obligations professionnelles, avec les devoirs incombant à sa vie civique.

On mesure, à entendre les conversations en ville, la place qu'occupe dans le quotidien la participation aux séances de l'Assemblée, à celles des tribunaux, aux fonctions gouvernementales, aux liturgies.

L'assemblée du peuple (ekklèsia) réunit théoriquement tous les citoyens athéniens adultes, qui y ont voix délibérative et élective ; bien qu'obligatoire et gratifiée d'un jeton de présence, l'assiduité n'y est cependant plus qu'assez relative, à l'époque - Aristophane et bien d'autres l'avaient déjà déploré antérieurement. C'est que le principe de la démocratie directe laisse fatalement libre cours au bavardage et au manque de tenue personnelle : dans un public mélangé se côtoient bon gré mal gré rustres à l'haleine odorante [3], individus malpropres qui indisposent le réactionnaire (26, 5), phraseurs qui ne se lasseront pas d'évoquer par la suite les discours qu'ils ont prononcés (7, 6), grippe-sous prompts à se retirer au moment où l'on fait appel à des contributions volontaires (22, 3).

Les tribunaux, où tout citoyen risque de siéger comme juge à un moment de sa vie, sont également lieux de rencontre du tout-venant : voici l'enragé plaideur, indifféremment défendeur et demandeur, accumulant des dossiers dans le pli de son vêtement (6, 8) ; le casse-pieds qui se présente pour témoigner en une affaire déjà jugée (12, 5) ; le râleur qui, sortant gagnant de son procès, reproche au logographe (rédacteur du plaidoyer) de n'avoir pas été assez long (17, 8). Et voici tour à tour le citoyen vertueux, donc réactionnaire, qui s'indigne de voir les juges achetés (26, 5), et la canaille qui se fait le défenseur des mauvaises causes et des mauvaises gens (29, 2 et 29, 4-5). Encore ne verrons-nous pas aujourd'hui au tribunal l'étourdi qui, assigné à comparaître, ne s'en est pas souvenu et est parti pour la campagne (14, 3) !

Non loin du judiciaire, les procédures d'arbitrage et de cautionnement. Le rôle d'arbitre n'est pas de tout repos si l'on veut, tel le flagorneur, plaire aux deux parties (5, 3), et il amène à gérer des tensions conflictuelles pour peu qu'un casse-pieds dresse les uns contre les autres des gens disposés à s'entendre (12, 13). Quant au cautionnement, exigé à Athènes dans tous les contrats, tant privés que publics, et redouté du citoyen (car la personne désignée comme caution peut, en cas de défaillance du débiteur principal, être très lourdement poursuivie), il offre au gaffeur une occasion de démarche importune (12, 4).

Les fonctions gouvernementales (archai) impliquées dans les différents registres de l'organisation de l'État, politique, religieux, militaire, sont attribuées, on le sait, selon des modalités et pour des périodes variables. Certains citoyens voudraient les réformer en un sens oligarchique : le réactionnaire exige le renforcement des pouvoirs conférés aux responsables, en même temps que la réduction du nombre de ceux-ci (26, 2-3) - ce qui n'a rien d'étonnant à l'époque où Phocion soutenait à Athènes les visées de Cassandre (cf. supra). Faute de quoi, le même oligarque préconise l'abstention politique, tandis que l'arrogant, élu à telle charge, s'y dérobe purement et simplement sous prétexte qu'il n'a pas le temps (24, 5)... Les choix démocratiques, à vrai dire, ne sont pas toujours judicieux : ainsi l'ambassadeur désigné pour une mission officielle à l'étranger « oublie »-t-il chez lui l'indemnité qui lui a été allouée et préfère-t-il quêter un emprunt auprès de ses collègues d'ambassade (30, 7).

D'autres services encore requièrent l'activité civique : les liturgies, participation flatteuse mais onéreuse aux charges financières de la cité. Dans l'ordre militaire, la triérarchie c'est-à-dire l'équipement, l'entretien et le commandement d'un navire fourni par l'État ; dans l'ordre artistique, la chorégie, prise en charge des représentations théâtrales. Ces liturgies suscitent le mécontentement du grippe-sous (22, 2 ; 22, 5) et du réactionnaire (26, 6), lequel ne tardera pas, dans la réalité, à se trouver satisfait, puisque Démétrios de Phalère, gouverneur d'Athènes, rappelons-le, au nom de Cassandre de Macédoine (317-307), va bientôt abolir les liturgies - privant du coup le hâbleur de complaisantes réminiscences (23, 6) !

Les bourgeois de Théophraste n'étant pas de tempérament guerrier, les Caractères évoquent peu le service militaire - infiniment long pourtant puisque cette obligation pèse sur le citoyen entre dix-huit et soixante ans. Çà et là passe néanmoins un soldat fanfaron, tel cette gazette qui sait mieux vanter ses victoires terrestres et navales que se procurer à dîner (8, 11-12) ou le personnage du couard qu'esquisse le Caractère 25, l'un des plus cohérents et des plus vifs de tout le recueil : portrait d'un poltron fanfaron, brossé avec un humour rare. Théophraste le philosophe deviendrait volontiers caricaturiste en évoquant le service militaire, avec ses ordres mécaniquement répétitifs qui fascinent le vieux jouvenceau (27, 3), ou en songeant à l'ascension sociale qu'au dire des mauvaises langues favorise le passage à l'armée (l'esclave Sosias y est devenu le valeureux Sosistrate, en attendant de devenir en ville le respectable Sosidème : 28, 2).

    b) Activités professionnelles

L'activité civique de l'Athénien ne lui prend pas, tant s'en faut, tout son temps : il exerce normalement un métier, et la lecture des Caractères nous en fait entrevoir un bon nombre, parce que les personnages de Théophraste sont constamment en train de faire des courses qui les mènent auprès des différents corps de métier ou, plus rarement, parce qu'ils exercent eux-mêmes une profession : le hâbleur, par exemple, mentionne complaisamment ses entreprises de prêt et d'import-export (23, 2 ; 23, 4). À un niveau plus modeste, la ville offre tous les commerces de première nécessité : cordonniers (4, 14 ; 16, 6 ; 22, 11), coiffeurs ou barbiers (4, 15 ; 5, 6), parfumeur (5, 6), teinturiers qui travaillent avec un dégraissant naturel, l'argile smectique (10, 14 ; 30, 10), bouchers (9, 4 ; 22, 7), marchands de vin (30, 5), de salaisons (4, 15), de galoches (2, 7), de meubles (23, 8). Sans compter les marchés, qui ouvrent un débouché important au petit négoce : fruits et légumes (2, 6 ; 11, 4), ustensiles domestiques vendus au « marché des femmes » (2, 9 ; 22, 10). Voici encore les échopes ou magasins spécialisés qui offrent des curiosités : chiens ou oiseaux rares, cannes à la mode spartiate, burettes de Thourioi et tissus précieux (5, 8-9 ; 21, 8).

À côté des métiers manuels les « libéraux » : si le pédagogue préposé à la surveillance des enfants (9, 5 ; 27, 13) est un esclave, voici les maîtres d'école, que des pères bavards entravent dans leurs leçons (7, 4) tandis que des pingres rognent leur traitement (30, 14) ; et voici les médecins dont il se trouve des mêle-tout pour contredire les conseils (13, 9). D'autre part, à la campagne, un citoyen s'engagera comme salarié, sans se couper des nouvelles de la ville pour peu qu'il tombe sur un employeur bavard (4, 6).

Restent encore des métiers moins honorables : patron de bordel, collecteur de taxes, aboyeur, cuistot, aubergiste (6, 5), avant d'en venir aux expédients que sont le jeu de dés (6, 5), voire la prostitution - le regard androcentrique de Théophraste ne prend en compte, à vrai dire, que la prostitution féminine (28, 3).

    c) Activités domestiques

La vie domestique est entièrement rythmée par le vouloir du maître de maison. Femmes et enfants n'y tiennent qu'une place sans grande importance. Un mari peut bien faire à un tiers l'éloge de sa propre femme (3, 2), il n'en surveille pas moins les gestes les plus menus de celle-ci (10, 6 ; 10, 13), programme ses sorties (le superstitieux, par exemple, lui impose une visite mensuelle chez les prêtres orphiques : 16, 11), lui mesure méchamment, encore qu'elle soit bien dotée, le personnel et le confort domestiques (22, 10 ; 28, 4) - ces traits, heureusement, ne sont pas cumulatifs ; ils s'attachent chaque fois à un caractère type.

Quant aux enfants, ils ont beau être cajolés par les flatteurs du logis (2, 6 ; 5, 5), ils risquent à l'occasion d'être privés par la cupidité de leur père de sortie au théâtre et même d'école (30, 6 ; 30, 14). Leur recours est parfois une innocente malice (7, 8).

La maisonnée compte naturellement beaucoup sur la main-d'œuvre servile. Nous savons qu'Aristote, à sa mort, possédait une quinzaine d'esclaves des deux sexes, au sort desquels ses dispositions testamentaires pourvoiront généreusement [4], et Théophraste en cite pour lui-même une dizaine, auxquels s'intéresse son testament (Diogène Laerce, V, 54-55). Les bourgeois des Caractères ont chez eux nourrice (16, 11 ; 20, 5) et boulangère - qu'on lutine à l'occasion (4, 10) -, échanson (13, 4), garçon de courses (14, 9 ; 23, 8) et d'escorte (18, 8), comptable (24, 12), valet de voyage ou d'armée (25, 2 ; 25, 4 ; 30, 17). Ces esclaves, on les achète en marchandant (17, 6) et l'on ne se prive pas de les houspiller (14, 9), de les surcharger comme bêtes de somme (30, 7) ou de les fouetter si durement qu'ils vont se pendre (12, 12), de leur mesurer chichement la nourriture (10, 5 ; 30, 7 ; 30, 16), de rogner voire d'accaparer leurs gages occasionnels (30, 15-17).

Au total, si les silhouettes féminines et enfantines qui se glissent dans les Caractères y apparaissent comme des ombres sans visage, la galerie servile, quant à elle, n'y offre encore nul profil drôle ou burlesque tel qu'en créeront les auteurs comiques et, dans ses demi-teintes, elle ne suscite guère que l'indifférence.

Les demeures, enfin, abritent certains animaux domestiques. Le chien, bien entendu, y entre tantôt comme gardien (4, 12 ; 14, 5), tantôt comme coquet ornement, tel ce bichon de Malte dont le faiseur commémore le souvenir (21, 9). On y trouve encore des oiseaux apprivoisés, comme ce geai que le même personnage dote d'un minuscule équipement guerrier (21, 6) ; et aussi (rareté, il est vrai), un singe (5, 9). Moins désirés mais quelquefois présents, le serpent qui, selon l'espèce, est tout aussitôt conjuré d'une manière ou d'une autre par le superstitieux (16, 4), les souris qui défient son bon sens (16, 6)... et les puces qui infestent les lits du grippe-sous (22, 12).

Ce paysage humain est à compléter par les très habituels échanges entre voisins : selon l'humeur, on se prête avec plus ou moins de bonne grâce instruments agricoles (4, 14), orge et paille (9, 7), vaisselle (18, 7) ou petites denrées nécessaires aux sacrifices domestiques (10, 13). D'autre part, les badauds ne manquent pas d'observer le va-et-vient des « étrangers » (3, 3), sans qu'il soit possible de définir cette notion ; ne trahit-elle qu'une vision toute provinciale des choses ? Elle paraît s'accompagner d'une connotation quelque peu dédaigneuse, en tout cas chez le hâbleur (23, 2). Mais l'habitude émousse la curiosité, et les gens qui déambulent dans cette Athènes du dernier quart du IVe siècle ne s'interrogent pas sur les étrangers davantage qu'ils ne s'émerveillent de l'Acropole. Tout au plus dénombrent-ils les colonnes de l'Odéon (3, 3) ou remarquent-ils ces pierres ointes qui, aux carrefours, suscitent les dévotions du superstitieux (16, 5).

S'il n'est pas trop requis par ses obligations civiques, son travail, sa maisonnée familiale et servile, l'Athénien se livre volontiers à une occupation qui sans doute l'enchante, parce qu'elle le fait sortir de chez lui et flâner en badaud : c'est l'inépuisable affaire des courses. Certaines, il est vrai, sont malséantes pour l'homme distingué, surtout s'il les fait seul (11, 7 ; 22, 7), sans être accompagné d'un esclave qui portera la bourse - devant son maître, par prudence (18, 8) !- et qui, au retour, sera chargé des emplettes. L'amour-propre masculin marque également de la répugnance pour le « marché des femmes », où ces dernières font leurs achats de prédilection : c'est là un secteur que fréquentent seuls le flatteur soucieux de courtiser son « pigeon » (2, 9) ou le grippe-sous qui vient y louer un esclave pour escorter sa femme plutôt que de lui acheter une servante (22, 10). À ces réserves près, les boutiques du barbier, du teinturier, du marchand de vins ou de salaisons, les échopes du marché aux fruits et légumes, les ventes de meubles ou de chevaux sont pour tous autant d'occasions bienvenues de sorties, c'est -à-dire de conversations et d'échanges de potins (2, 2 ; 3, 3 ; 7 ; 8 ; 28, 5).

2. Loisirs

Il est quantité d'autre bons moments, qui relèvent franchement, cette fois, du registre des loisirs. L'Athénien cultive avec éclectisme loisirs sportifs, culturels et à-côtés agréables des réunions privées et associatives, sans compter ceux des fêtes religieuses.

    a) Loisirs sportifs

La fréquentation du gymnase, de la palestre et des bains est un must absolu. Les deux premiers termes paraissent souvent confondus, à l'époque hellénistique. La palestre est-elle l'école de gymnastique des enfants, tandis que le gymnase est celle des éphèbes et des adultes ? Ou s'agit-il respectivement d'une école privée et d'une institution municipale ? Ou encore le gymnase comprend-il, outre les aménagements de la palestre, un stade ou piste pour la course à pied [5]  ? Les allusions trop concises de Théophraste (5, 9 ; 7, 4) ne permettent guère de trancher la question. Du moins est-il certain que l'aménagement par un citoyen d'une petite palestre est du meilleur effet, surtout si le propriétaire y accueille non seulement les sportifs mais aussi les prestations de conférenciers, de maîtres d'armes et de musiciens (5, 9).

Les bains qui tiennent une place si importante dans la vie de l'Athénien sont évidemment les bains publics, rendez-vous très prisé de la société masculine. Une seule mention, dans les Caractères, d'un bain privé : il s'agit du bain froid auquel, dit une mauvaise langue, un tel contraint sa femme en plein hiver (28, 4) ! Mais tout le monde fréquente les établissements publics, en sorte qu'on y risque des rencontres d'agrément douteux : celle du rustre qui, lors d'une descente en ville, vient y pousser bruyamment la chansonnette (4, 15), de l'effronté qui court-circuite cyniquement les services du maître-baigneur (9, 8), du dégoûtant qui fait usage d'huile rance (19, 6) ou du cupide qui feint de trouver tel le contenu de sa propre fiole pour s'autoriser à chiper celle du voisin (30, 8). Il n'est pas jusqu'au vieux jouvenceau, insoucieux du ridicule, qui ne s'y montre roulant les hanches à la manière des lutteurs professionnels argiens (27, 14).

b) Loisirs culturels

Moins fréquents peut-être mais non moins goûtés, les loisirs culturels. Et d'abord, le théâtre. Tout Athénien se doit d'y fréquenter, d'y conduire ses hôtes et, quand la chose est financièrement possible, ses enfants (9, 5 ; 30, 6), même si tout un chacun n'est pas forcément un fin connaisseur - et il s'y rencontre, il est vrai, des individus manquant fâcheusement de tenue (11, 3 ; 14, 4). A fortiori verra-t-on de hardis compères ou d'entêtés maladroits aux spectacles de foire (6, 4 ; 27, 7).

    c) Réunions privées ou associatives

Les occasions festives d'ordre privé ne manquent pas : mariages, avec leur cortège de frais qui effraient les grippe-sous (22, 4 ; 30, 19) ; repas de clubs, comme ceux qui réunissent leurs membres, les décadistes, le dix de chaque mois (27, 11) ; repas de corps, pour les citoyens d'un dème (commune) ou d'une phratrie [6], où les pingres prennent note des consommations de chacun, n'offrent eux-mêmes que des viandes découpées menu (10, 3 et 10, 11), trop peu de pain (30, 2), en imputant de surcroît à la caisse commune les rations de leurs propres esclaves (30, 16) ! Il faut encore compter les banquets intimes, entre amis, qui attirent régulièrement des visiteurs plus ou moins désintéressés : flatteurs (2, 10 ; 5, 5) et parasites - au sens bien précis que revêt ce terme en Grèce : le parasite est un commensal faisant office d'amuseur (20, 10). Comme il est de règle, les convives s'installent sur des lits de table à deux places, la place d'honneur étant à la droite du maître de maison : c'est celle que prend d'emblée le faiseur (21, 2), au mépris de la politesse. On attend la fin du repas proprement dit pour commencer à boire, au cours d'un symposion ; c'est alors qu'on aime à entendre une récitation (15, 10 ; 27, 2) ou un air de flûte (20, 10) et à esquisser un pas de danse (6, 3 ; 12, 14).

d) Fêtes religieuses

Voici enfin les fêtes religieuses. Indépendamment d'un contenu qui ne peut guère retenir l'observateur des Caractères, elles introduisent dans la vie des bourgeois athéniens spectacles, sorties et occasions de satisfaire les penchants personnels. Le bavard fera récolte dans les grandes fêtes officielles telles, en hiver, les Dionysies des champs, étroitement liées au théâtre et, au début du printemps, les Dionysies urbaines qui attirent quantité de visiteurs à Athènes ; telle aussi, avant les cérémonies d'initiation aux Mystères d'Éleusis, la procession aux flambeaux qui colore le rituel préparatoire et fournit le prétexte d'une compétition entre porteurs de torches (3, 3). Le faiseur, pour sa part, aime parader en ville dans la tenue de cavalier qui l'a fait remarquer aux Panathénées, et il s'épanouit dans le rôle de héraut que lui vaut son titre de prytane[7] (21, 11). La fête des héros et celle d'Héraclès donnent au vieux jouvenceau de belles occasions de révéler sa vélocité et sa force, tandis que l'initiation au culte de Sabazios lui permet de se faire bien voir du prêtre officiant, grâce à sa tenue exemplaire (27, 4-5 et 27, 8).

Les cérémonies domestiques, dans leur intimité, apportent également nombre de satisfactions : le superstitieux met en fête sa maisonnée le 4 et le 7 de chaque mois (16, 10) tandis que le faiseur tire parti du sacrifice d'un bœuf pour attirer l'attention sur sa demeure [8] (21, 7).

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III. Le regard de Théophraste

Politique, pouvoir et argent, travail, loisirs et plaisirs, telles sont les pièces du théâtre où, de tout temps, se révèlent les caractères. Dans un cadre résolument dynamique, Théophraste a observé les travers humains plutôt qu'analysé les sentiments ; sa peinture, en quelque sorte, va de l'extérieur vers l'intérieur - La Bruyère préférera la démarche inverse [9]. Il n'est, parmi ces personnages athéniens, nul méditatif. Les réalités douloureuses de la vie, la maladie et la mort, ne sont évoquées qu'en passant, pour faire ressortir un trait de caractère. L'amante fièvreuse doit subir la visite du casse-pieds (12, 3), le malade boira le vin que, contre l'avis médical, lui administre le mêle-tout (13, 9), le dégoûtant nous offre le spectacle de ses jambes ulcérées, de ses doigts infectés et de ses dents cariées (19, 3). La mort est un objet de répulsion pour le superstitieux (16, 9), mais nous ne pouvons que sourire devant le zèle intempestif du mêle-tout empressé à rédiger l'épitaphe d'une défunte qui ne lui est rien (13, 10) ou devant les réponses incongrues de l'étourdi à qui l'on parle du trépas d'un ami ou de convois funèbes (14, 7 et 14, 13).

Tels que nous les rencontrons dans leur quotidien banal, les personnages des Caractères appartiennent à une tout autre Grèce qu'à celle du sublime. Loin des sommets poétiques, philosophiques, artistiques, nous découvrons un petit monde aux talents médiocres, peu héroïque, à l'occasion ennuyeux, malhonnête ou pédant mais néanmoins sans outrances : nulle figure, dans cette galerie, qui sorte réellement de la mesure, nulle silhouette patibulaire ou franchement burlesque, nul cri de révolte ou d'angoisse. La Cité en déclin ne réclame plus désormais de grandes fresques mythologiques ni de chants lyriques, elle n'a plus besoin des accents de la tragédie et de la rhétorique. Voici venir le temps de la Comédie nouvelle et de curiosités réalistes que l'art hellénistique saura rencontrer avec un génie résolument novateur.

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Notes

[1] Cf. les passages célèbres de la Politique, I, 1253 b 15 - 1255 b 40 ; 1259 b 22 - 1260 b 7, où Aristote tente de fonder en droit naturel la légitimité de l'esclavage. [Retour au texte]

[2] Le faiseur se fait escorter par un esclave éthiopien (21, 4) ; le hâbleur se vante d'avoir fait campagne avec Alexandre et se croit autorisé à comparer le talent des artisans d'Asie à celui des Européens (23, 3). [Retour au texte]

[3] Le rustre de 4, 2 n'hésite pas à boire, avant la séance, du kykéôn, mixture rustique et archaïque relevée de senteurs fortes. [Retour au texte]

[4] Testament d'Aristote transmis par Diogène Laërce, V, 14-15 ; cf. M.-P. Loicq-Berger, Racisme et philanthropie chez Aristote, dans Serta Leodiensia secunda, Liège, 1992, p. 307-308. [Retour au texte]

[5] Cette dernière interprétation est celle que retient H.I. Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, 6e éd., Paris, 1965, p. 197. [Retour au texte]

[6] Phratrie : entité socio-religieuse regroupant les familles par lignée patriarcale. L'inscription dans une phratrie confère au citoyen athénien son état civil. [Retour au texte]

[7] Prytane : membre du bureau du Conseil ou Sénat (Boulè). Le Conseil, composé de 500 membres délégués paritairement par les 10 tribus, désigne un bureau qui, renouvelé plusieurs fois par an, se charge des affaires courantes, comme la convocation aux séances de l'Assemblée, et de l'organisation des sacrifices officiels. L'un des prytanes annonce publiquement l'auspice favorable à l'issue d'un sacrifice, rôle solennel qui enchante le faiseur. [Retour au texte]

[8] Le quatrième et le septième jour du mois sont sacrés, le quatrième appartenant à Aphrodite, le septième étant dédié à Apollon : Hésiode, Travaux, 770 et scholie ; 800 ss. et scholie ; Hymne homérique à Hermès, I, 19 ; Aristophane, Ploutos, 1128. - Le sacrifice d'un bœuf, coûteux, est inhabituel pour un simple particulier : Ménandre, Dyscolos, 474 ; Plutarque, Solon, 21, 6. [Retour au texte]

[9] Ainsi qu'il s'en explique dans son Discours sur Théophraste en tête de sa traduction des Caractères (édition de Paris, Bordas, 1990, p. 13) : « L'on s'est plus appliqué aux vices de l'esprit, aux replis du coeur et à tout l'intérieur de l'homme que n'a fait Théophraste ; et l'on peut dire que, comme ses Caractères, par mille choses extérieures qu'ils font remarquer dans l'homme, par ses actions, ses paroles et ses démarches, apprennent quel est son fond, et font remonter jusques à la source de son dérèglement, tout au contraire, les nouveaux Caractères, déployant d'abord les pensées, les sentiments et les mouvements des hommes, découvrent le principe de leur malice et de leurs faiblesses, font que l'on prévoit aisément tout ce qu'ils sont capables de dire ou de faire, et qu'on ne s'étonne plus de mille actions vicieuses ou frivoles dont leur vie est toute remplie. » [Retour au texte]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 4 - juillet-décembre 2002

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