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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

TACITE (c.55 - 120 p.C.)

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


VIE

La biographie de Tacite est parsemée de zones d'ombre. On ne sait ni où, ni quand il est né. Sa famille pourrait provenir de Gaule, Cisalpine ou Narbonnaise, et sa date de naissance devrait se situer vers 55 p.C. puisqu'il accède à la préture en 88. Quoi qu'il en soit, Tacite vit à Rome en 75 où il étudie la rhétorique ; il s'y lie d'amitié avec Pline le Jeune et, en 77, fait un très beau mariage en épousant la fille d'Agricola. Il entame alors une carrière politique dont il résume lui-même les grandes étapes : dignitatem nostram a Vespasiano inchoatam, a Tito auctam, a Domitiano longius provectam non abnuerim (Histoires, I, 1,5). Il est possible d'apporter quelques précisions et de compléter ce schéma. Tacite accède aux magistratures inférieures sous Vespasien et Titus. Sous Domitien, l'année des Jeux Séculaires (88 p.C.), il est préteur et quindecemvir sacris faciundis (Annales, XI, 11, 1). Puis il quitte Rome pour exercer des fonctions - indéterminées - en province. De retour dans la capitale trois ou quatre ans plus tard, il est témoin des horreurs de la tyrannie de Domitien dans les dernières années de son règne (Agricola, XLV, 1-3). Sous Nerva, en 97, Tacite est consul suffectus et reprend ses activités d'orateur (Pline, Lettres, XI, 11). Il publie aussi ses premières œuvres, la Vie d'Agricola et la Germanie. Puis il entame ses Histoires, publiées vers 109. En 112/113, Tacite couronne sa carrière politique par le proconsulat de la province d'Asie (W. Dittenberger, OGIS, 487) et entreprend ensuite la rédaction des Annales. Nous ne savons rien de ses dernières années, ni de la date de sa mort.

 

ŒUVRE

On ne s'attardera pas sur la première en date des œuvres de Tacite, le Dialogue des orateurs dont l'authenticité, d'ailleurs, a été contestée : il s'agit d'un essai de critique littéraire. Et les publications suivantes ne relèvent pas encore de l'histoire proprement dite. En 98, Tacite fait paraître son De vita Iulii Agricolae ; c'est une biographie, comme le titre et le contenu le montrent, et l'on sait que, dans l'antiquité, biographie et histoire étaient deux genres bien distincts (cf. Cornelius Nepos, Pélopidas, 1 ; Plutarque, Alexandre, 1, 2-3 ). Tacite, du reste, ne cache pas son intention d'honorer la mémoire de son beau-père (T 1), de lui consacrer, avec retard puisqu'Agricola est mort en 93, une sorte de laudatio funebris. Il n'empêche que si, à certains endroits (T 3), le ton est plutôt celui du panégyrique, toute la partie centrale de l'opuscule mériterait le titre d' « Histoire de la conquête de la Bretagne ». La même année, paraît la Germanie, étude géographique et ethnographique en deux parties. La première décrit le pays et ses habitants en général : limites du territoire, origine et type physique des habitants, organisation politique, sociale des Germains, leurs pratiques religieuses et leurs mœurs. Dans la seconde partie, plus brève, l'auteur passe en revue les différentes peuplades germaniques : Bataves, Chattes, Usipiens, Tenctères etc. Dans l'ensemble, le ton est très flatteur pour les Germains présentés comme des guerriers courageux, épris de liberté, adversaires redoutables des Romains (T 5)

Puis, Tacite se tourne vers l'histoire et se lance dans des ouvrages de plus grande ampleur. Il avait déjà, dans l'Agricola (T 1), évoqué le projet d'un récit où serait opposé le souvenir de l'esclavage passé (le règne de Domitien) au bonheur actuel (le principat de Nerva - Trajan). Mais la réalisation se présente sous une autre forme. Les Histoires débutent avec la second consulat de Galba (69 p.C.) et s'arrêtaient à la mort de Domitien. C'était donc l'histoire de la dynastie flavienne avec, en guise de prolégomènes, le récit de la guerre civile de l'année 69. Mais l'œuvre nous est parvenue gravement mutilée : ne subsistent que les trois premiers livres qui couvrent l'an 69, le quatrième et le début du cinquième relatant les premiers mois de l'année 70.

La dernière œuvre de Tacite, les Annales, retracent l'histoire de la dynastie julio-claudienne à partir de la fin du règne d'Auguste, Ab excessu divi Augusti. C'est d'ailleurs ainsi que s'intitule l'ouvrage dans les manuscrits ; l'appellation qui s'est imposée d' « Annales » est due à l'humaniste Beatus Rhenanus. Tacite justifie son point de départ en notant que l'histoire de la République a été racontée correctement et que même l'époque d'Auguste a été illustrée par des auteurs de talent (T 15) - remarquons au passage qu'au début des Histoires (T 7), l'auteur affirmait que c'est après la bataille d'Actium que les historiens de qualité ont disparu. Mais, sous les règnes suivants, il n'était plus possible d'attendre des historiens un travail honnête : la peur, du vivant des tyrans, ou la haine après leur mort ont gâché leurs récits. Il fallait donc reprendre cette histoire sine ira et studio. Les Annales, publiées dans les années 115-120, comptaient probablement 18 livres qui ne nous sont parvenus que gravement amputés. Les livres I à VI sont conservés, avec des lacunes ; les livres VII à X (= récit des années 37-47) ont disparu ; les livres XI à XVI ont survécu partiellement, XVII et XVIII sont perdus.

 

MÉTHODE

Heuristique et critique des sources - C'est un sujet sur lequel Tacite n'est pas très disert. S'il évoque les sources qu'il a utilisées, c'est le plus souvent en des termes très vagues (T 2 : multis scriptoribus ; T 11 : apud quosdam auctores ; T 13 : scriptores temporum ; T 14 : celeberrimos auctores ; T 18 : apud auctores rerum). Il lui arrive, rarement, de citer certains de ses prédécesseurs : Fabius Rusticus, Pline l'Ancien, Cluvius Rufus (T 28) ; de faire allusion à des documents (T 23 : mémoires d'Agrippine ; T 31 : acta Senatus) ou à des sources orales (T 19). Tacite a certainement pris la peine de s'informer soigneusement - on le voit, par exemple, interroger son ami Pline le Jeune sur les circonstances de la mort de son oncle Pline l'Ancien (Pline, Lettres, VI, 16) - mais il laisse aux historiens modernes le soin de découvrir l'origine des renseignements qu'il a collectés.

Son esprit critique se manifeste de façon tout aussi discrète et d'ailleurs, ne paraît pas spécialement aigu. Il voit, certes, les faiblesses des historiens qu'il a consultés, leur ignorance de la politique, leur souci de plaire au pouvoir en place ou de dénigrer les tyrans disparus (T 7, 13, 15). Cette lucidité s'accommode toutefois d'une méthode critique très sommaire. Tacite suit ses sources lorsqu'elles sont d'accord, sinon, il note leurs divergences (T 28) ; il fait appel à la psychologie humaine pour récuser certains témoignages et rejette ce qui lui paraît invraisemblable (T 11, 13, 27) ou, plus simplement, refuse de se prononcer (T 4, 6, 19).

Synthèse - Il n'est pas facile de présenter en quelques lignes une œuvre aussi originale que celle-ci ; il faut bien, pourtant, en signaler les aspects les plus caractéristiques, fût-ce sommairement. Comme beaucoup de ses confrères, Tacite croit en la vertu éducative de l'histoire : l'étude du passé doit sauver de l'oubli les belles actions et détourner du mal par la peur de l'infamie qui s'attache aux comportements criminels (T 21). L'historien ne se contente donc pas d'établir des faits, de rapporter des événements ; il analyse, en moraliste, les situations, scrute les motivations de ses personnages, montre l'influence des vices, et quelquefois des vertus, dans leurs agissements (T 11, 13, 14), attitude qui se retrouve évidemment dans les portraits, nombreux et très beaux, qui parsèment les Histoires et les Annales (T 9).

Mais les hommes ne sont pas seuls à jouer un rôle dans l'histoire. La fortune, les dieux, le hasard sont également présents et actifs (T 20). Dans quelle mesure ? Et que reste-t-il, dès lors, de liberté à l'homme ? Tacite s'interroge, sans aboutir à une conclusion bien ferme (T 25). Il en va de même pour les prodiges que l'historien rapporte volontiers (T 10, 26, 30), sans prendre nettement position sur leur valeur de présage.

Quant au contenu, les Histoires et les Annales sont dominées par la politique intérieure. Ce qui retient l'attention de Tacite, ce sont d'abord les actes du prince, de son entourage, du sénat, même si ces sujets sont en général bien médiocres (T 22). Mais ce n'est pas tout. L'historien entraîne aussi son lecteur aux frontières de l'empire, à l'Est et à l'Ouest, où les légions se heurtent aux barbares ou à des voisins hostiles. Et, phénomène plus surprenant peut-être, Tacite se montre assez attentif aux problèmes économiques et budgétaires (T 17, 29). Cette matière, comme on voit assez variée, est présentée dans un ordre chronologique (T 24) avec, toutefois, un certain nombre de digressions « rétrospectives », sur les luttes de classe à l'époque républicaine, par exemple (T 12), sur les Juifs, leur histoire, leurs mœurs et la géographie de la Palestine (Histoires, V, 2-10), sur l'évolution du droit, depuis Minos et Lycurgue jusqu'à Auguste (Annales, III, 26-28), sur l'histoire de la préfecture urbaine (Annales, VI, 11), l'histoire de l'écriture (Annales, XI, 14) ou l'histoire de la questure (Annales, XI, 22).

 

SURVIE

Tacite n'a pas fait école. Après lui, l'historiographie romaine a tendance à se cantonner dans des genres mineurs : biographies impériales ou abrégés, bréviaires. La survie même des œuvres de notre historien aurait été menacée si l'on en croit l'Histoire Auguste (Vie de Tacite, 10, 3) : l'empereur Tacite, qui régna quelques mois au tournant des années 275-276, « fit placer dans toutes les bibliothèques les ouvrages de Cornelius Tacite, auteur de l'Histoire impériale, en se vantant d'avoir avec lui des liens de parenté. Et de crainte qu'ils ne disparaissent par suite de la négligence des lecteurs, il décida que chaque année aux archives dix copies en seraient faites aux frais de l'État--- pour être déposées dans les bibliothèques » (trad. A. Chastagnol). Les auteurs chrétiens sont partagés. Tertullien traite Tacite de menteur : « idem Cornelius Tacitus sane ille mendaciorum loquacissimus » (Apologétique, 16,3) ; Orose lui reproche des désaccords avec l'Ancien Testament (Contre les païens, I, 5 ; 10) mais reconnaît qu'il a raconté certaines guerres de Domitien diligentissime ( ibid., VII, 19, 4). Cependant, au IVe siècle, Tacite trouve un émule en la personne d'Ammien Marcellin qui compose une Histoire a fine Cornelii Taciti, c'est-à-dire à partir de Nerva, et s'étendant jusqu'à la mort de Valens (378). Puis, notre historien semble tomber dans l'oubli : pour Cassiodore, il n'est plus qu' « un certain Cornelius » (cf. Momigliano, Tacite et la tradition tacitéenne, p.140).

Il faut attendre la fin du moyen-âge pour que réapparaissent les œuvres de Tacite, certaines fort mutilées ; c'est le cas, on l'a vu des Annales et des Histoires. Ici, le manuscrit le plus important date du XIe siècle et provient du Mont Cassin : il contient la fin des Annales et tout ce que nous possédons des Histoires. Il aurait été dérobé aux Bénédictins au XIVe siècle pour aboutir à Florence et être enfin édité à Venise en 1470. Quant au début des Annales (livres I-VI), le manuscrit n'arrive à Rome, en provenance de Corvey (Westphalie), qu'au début du XVIe siècle. Pour ce qui est des « œuvres mineures », Agricola et Germanie, elles sont apparues en Italie, venant d'Allemagne, au milieu du XVIe siècle.

A partir des années 1570, les éditions de Tacite et les travaux consacrés à son œuvre se multiplient. Juste-Lipse joue un rôle important dans le développement de ces études, d'une ampleur telle que certains parlent de « tacitisme » pour qualifier la vogue que connaît notre auteur jusqu'aux alentours de 1680. On admire son style, on l'estime comme historien, comme moraliste et surtout comme penseur politique (cf. P. Burke, Tacitism, dans T.A. Dorey, Tacitus, p.149-171). En 1628, un Italien, A. Adimari, va jusqu'à le « traduire » en vers : La Polinnia, ovvero cinquanta sonetti… fondati sopra sentenze di G. Cornelio Tacito (cité par Momigliano, Tacite et la tradition tacitéenne, p.146). Quelques décennies plus tard, Tacite inspire les dramaturges français, Corneille (Othon, 1664), puis Racine (Britannicus, 1669). Mais à la fin du XVIIe siècle, notent les spécialistes (Burke, Momigliano), Tacite n'a plus le même succès. Mme Volpilhac-Auger observe aussi cette phase de déclin (Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, p.39-40). Le phénomène est toutefois passager. Notre historien retrouve des admirateurs. « Ses Annales & son Histoire sont quelque chose d'admirable, & l'un des plus grands efforts de l'esprit humain », lit-on dans le Dictionnaire de P. Bayle. Vico inscrit Tacite parmi ses quatre maîtres à penser, aux côtés de Platon, Bacon et Grotius (Vie de Giambattista Vico écrite par lui-même, trad. A. Pons, p.89). En Grande-Bretagne, Gibbon présente les Annales et les Histoires comme « un ouvrage immortel dont chaque phrase renferme les observations les plus profondes et les images les plus brillantes » (Histoire du déclin et de la chute de l'empire romain, I, p.391). La France des Lumières, dans l'ensemble, l'apprécie beaucoup, en particulier Montesquieu, comme l'a montré Mme Volpilhac-Auger (Tacite et Montesquieu, 1985). Mais aussi d'Alembert qui, en 1753, publie un Essai de traduction de quelques morceaux de Tacite tandis qu'au même moment, Rousseau traduisait le premier livre des Histoires (cf. R. Trousson, J.-J. Rousseau traducteur de Tacite, dans Studi Francesi, 14, 1970, p.231-243). On notera que Voltaire était plus réservé ; Tacite ne lui apprend pas grand-chose.« Je suis curieux, écrit-il à Mme Du Deffand, je voudrais connaître les droits du Sénat, les forces de l'Empire, le nombre des citoyens, la forme du gouvernement, les mœurs, les usages : je ne trouve rien de tout cela dans Tacite… Il n'y a d'ailleurs dans Tacite ni ordre ni dates » (cité par J. Hellegouarc'h, dans Présence de Tacite, p.144).

Terminons par quelques mots sur la survie - un peu particulière - de la Germanie (T 5). Ce texte a en effet eu une influence politique incontestable. Il a fourni des arguments historiques à une idéologie qui se développe en Allemagne à partir du XVe siècle et qui exalte la grandeur du passé national, la supériorité de ces tribus prétendument barbares sur les Romains, ce que confirment les chapitres des Annales (livres I et II) consacrés à Arminius. On ne peut que souscrire à l'opinion de Wilamowwitz : « insbesondere das deutsche Nationalgefühl ist lebhaft erst hervorgetreten, als Tacitus bakannt ward und die Heldengestalt Armins, des liberator haud dubiae patriae suae, ans Licht trat » (cité par L. Canfora, Tacito e la 'riscoperta degli antichi Germani' : dal II al III Reich, dans La fortuna di Tacito dal sec. XV ad oggi, p.221, n.8). Mais la Germanie a également nourri des controverses historiques en France où l'on s'interrogeait sur les racines des institutions mérovingiennes. Quelle était la part de Rome et celle des Francs, c'est-à-dire des barbares, dans la naissance de la royauté et de la noblesse ? Cl. Nicolet vient de consacrer tout un volume à cette question (La fabrique d'une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, 2003), question où le témoignage de Tacite a été, on s'en doute, abondamment utilisé.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

 

Signalons d'abord deux chroniques importantes et récentes : H.W. Benario, Recent Work on Tacitus : 1984-1993, dans Classical World, 89.2, 1995, p.91-162 ; Id., Recent Work on Tacitus : 1994-2003, dans Classical World, 98.3, 2005, p.251-336.

 

TEXTES

- Vie d'Agricola, éd. trad. E. de Saint-Denis, Paris, 1956 (C.U.F.)

- La Germanie, éd. trad. J. Perret, Paris, 1949 (C.U.F.).

- Histoires, éd. trad. H. Goelzer, 2 vol., Paris, 1965 (C.U.F.).

- Histoires, éd. trad. P. Wuilleumier &endash; H. Le Bonniec - J. Hellegouarc'h, 3 vol., Paris, 1987-1992 (C.U.F.)

- Annales, éd. trad. P. Wuilleumier, 4 vol., Paris, 1975-1978 (C.U.F.).

- Œuvres complètes, trad. P. Grimal, Paris, 1990 (Bibliothèque de la Pléiade).

 

TEXTES et/ou COMMENTAIRES

- Cornelii Taciti De Vita Agricolae, Ed. R.M. Ogilvie - I. Richmond, Oxford, 1967.

- Tacitus. Germany, Introd., Transl. and Comm. by H.W. Benario, Warminster, 1999.

- Tacitus. Histories Book I, Ed. C. Damon, Cambridge, 2003 (Cambridge Greek and Latin Classics).

- A Historical Commentary on Tacitus' Histories I and II, by G.E.F. Chilver, Oxford, 1979.

- A Historical Commentary on Tacitus' Histories IV and V, by G.E.F. Chilver - G.B. Townend, Oxford, 1985.

- The Annals of Tacitus I-III, Ed. with a Comm. by F.R.D. Goodyear - A.J. Woodman - R.H. Martin, Cambridge, 1972-1996 (Cambridge Classical Texts and Commentaries).

- Tacitus. Annals V & VI, Ed. with an Introd., Transl. and Comm. By R. Martin, Warminster, 2001.

 

ÉTUDES

- Birley, A.R., The Life and Death of Cornelius Tacitus, dans Historia, 49, 2000, p.230-247.

- Dorey T.A. (Ed.), Tacitus, Londres, 1969.

- Mellor R., Tacitus, New York - Londres, 1993.

- Michel A., Tacite et le destin de l'empire, Paris, 1966.

- Syme R., Tacitus, 2 vol., Oxford, 1958 (réimpr., 1967).

- Wuilleumier P., Tacite. L'homme et l'œuvre, Paris, 1949.

 

Sur la survie

- Chevallier R. - Poignault R., Présence de Tacite. Hommage au Professeur G. Radke, Tours, 1992 (Coll. Caesarodunum XXVI bis).

- Gori F. - Questa C. (éds.), Atti del Colloquio La fortuna di Tacito dal sec.XV ad oggi (Urbino, 9-11 ottobre 1978), Studi Urbinati, LIII, 1979.

- Momigliano A., Le premier commentaire politique de Tacite, dans Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p.210-243.

- Id., Tacite et la tradition tacitéenne, dans Les fondations du savoir historique, Paris, 1992, p.127-153.

- Schellhase K.C., Tacitus in Renaissance Political Thought, Chicago - Londres, 1976.

- Volpilhac-Auger C., Tacite et Montesquieu, Oxford, 1985.

- Id., Tacite en France de Montesquieu à Chateaubriand, Oxford, 1993.

 

 

TEXTES CHOISIS

 

T 1 - Agricola, III, 2-3 (trad. E. De Saint-Denis) Qu'est-ce donc, si, durant quinze années [81-96], portion considérable d'une vie mortelle, beaucoup d'hommes ont péri par les accidents du hasard, les plus actifs par la cruauté du prince, et si nous sommes peu qui survivions, pour ainsi dire, à nous-mêmes comme aux autres, puisque du milieu de notre vie ont été rayées tant d'années, pendant lesquelles nous sommes parvenus en silence, les jeunes gens à la vieillesse, les vieillards presque au terme de l'existence.

Cependant je ne regretterai pas d'avoir consigné, même dans une langue sans art et sans expérience, le souvenir de l'esclavage passé, et le témoignage du bonheur actuel. En attendant, ce livre, destiné à honorer Agricola mon beau-père, trouvera, dans la piété filiale dont je fais déclaration, ou recommandation ou excuse.

T 2 - X, 1 La situation de la Bretagne et sa population ont été décrites par beaucoup d'écrivains ; je vais y revenir, non pour rivaliser avec eux d'érudition ou de talent, mais parce que la soumission en fut alors achevée ; ce que mes devanciers, encore mal informés, ont paré d'embellissements littéraires, je l'enseignerai donc en m'appuyant sur les faits.

T 3 - XLIV, 3-6 Si l'homme [Agricola] a été enlevé à un âge qui n'est que la moitié de toute une vie, pour ce qui est de la gloire, il a parcouru la plus longue carrière. En effet il avait acquis la plénitude des vrais biens qui résident dans les vertus, et, après l'avoir pourvu du consulat et des ornements du triomphe, de quel autre bien la fortune aurait-elle pu le combler ? Une richesse excessive n'était pas son idéal ; une richesse décente lui était échue. Au bonheur qu'il eut de mourir avant sa fille et sa femme, on peut ajouter celui d'avoir échappé à l'avenir en gardant son honneur intact, sa renommée florissante, ses proches et ses amis sains et saufs. En effet, s'il ne lui a pas été permis de subsister jusqu'à l'aurore de ce siècle bienheureux et de voir le principat de Trajan que ses pressentiments et ses vœux présageaient devant nous, il eut, dans sa mort prématurée, ce grand dédommagement d'échapper à cette fin de règne trop fameuse, où Domitien mit à bout les forces de l'État romain, sans lui laisser ni trêves ni moments de répit, mais en le frappant sans arrêt comme dans un seul accès.

T 4 - Germanie, III, 4 (trad. J. Perret) Du reste, certains pensent qu'Ulysse aussi dans ses longues et merveilleuses errances, porté jusqu'en cet Océan, a rendu visite aux terres de Germanie et qu'Asciburgium, ville située au bord du Rhin et aujourd'hui encore habitée, fut par lui fondée et dénommée ; bien plus, un autel consacré par Ulysse et où l'on avait aussi gravé le nom de Laërte son père aurait été jadis découvert au même endroit ; des monuments et des tombeaux portant des caractères grecs existeraient encore aux confins de la Germanie et de la Rhétie. Je n'ai pas l'intention d'appuyer ces assertions de preuves, ni de les réfuter ; que chacun, selon sa guise, leur refuse ou leur donne sa créance.

T 5 - XXXVII Dans cette pointe de la Germanie, tout près de l'Océan, habitent les Cimbres, petit peuple aujourd'hui, mais gloire immense. De son ancien renom subsistent des vestiges étendus : sur les deux rives, camps, esplanades, dont aujourd'hui encore le circuit permet d'apprécier la masse énorme, la puissance de cette nation et la vraisemblance d'une si grande émigration. Notre ville était dans sa six cent quarantième année [113 a.C.] quand pour la première fois le bruit nous vint des armes des Cimbres, sous le consulat de Caecilius Metellus et de Papirius Carbo. Si nous supputons depuis cette date jusqu'au second consulat de l'empereur Trajan [98 p.C.], deux cent dix ans à peu près se retrouvent : tant y a-t-il que la Germanie se fait vaincre. Pendant la période d'une si longue durée, bien des pertes tour à tour. Ni le Samnite, ni les Carthaginois, ni les Espagnes ou les Gaules, pas même les Parthes ne se sont plus souvent rappelés à nous : car la royauté d'Arsace est moins indomptable que la liberté des Germains. Hormis la mort de Crassus, qu'il paya d'ailleurs de la mort de Pacore, cet Orient abattu sous les pieds de Ventidius [38 a.C.] peut-il rien nous jeter à la face ? Mais les Germains, après avoir défait ou pris Carbon, Cassius, Scaurus Aurelius, Servilius Caepio et Maximus Mallius, ont enlevé d'un coup cinq armées consulaires du peuple romain, à César lui-même [= Auguste] Varus et trois légions avec lui ; et ce n'est pas impunément que Gaius Marius les a frappés en Italie, le divin Jules en Gaule, Drusus et Néron [= Tibère] puis Germanicus dans leurs propres foyers ; ensuite les menaces terribles de Gaius César [Caligula] et le tour ridicule qu'elles prirent. Depuis, accalmie, jusqu'au jour où, profitant de nos discordes et de la guerre civile, nos légions chassées de leurs quartiers d'hiver, ils entreprirent sur les Gaules elles-mêmes, et de nouveau en ont été chassés ; car dans ces derniers temps on a gagné sur eux des triomphes plutôt que des victoires.

T 6 - XLVI, 6 Le reste maintenant est fabuleux : Hellusiens et Oxiones porteraient une face et un visage d'hommes, un corps et des membres de bêtes ; je le laisserai en suspens comme non établi.

T 7 - Histoires, I, 1 (trad. H.GOELZER) Je commencerai mon ouvrage au second consulat de Servius Galba, où il eut pour collègue Titus Vinius. En effet, depuis la fondation de la ville jusqu'à nos jours, on compte huit cent vingt années dont maint auteur a rapporté les événements, et tant que cette histoire était celle du peuple romain, elle était racontée avec autant d'éloquence que de franchise; mais après qu'on eut livré la bataille d'Actium et que dans l'intérêt de la paix on dut confier la toute-puissance à un seul homme, ces grands génies disparurent; en même temps, la vérité fut violée de bien des manières, d'abord par l'ignorance d'une politique à laquelle on était étranger, puis par la passion de l'adulation ou au contraire par la haine de la tyrannie; ainsi ni les uns ni les autres ne se soucièrent de la postérité, parce qu'ils étaient hostiles ou serviles.

T 8 - I, 21, 5-6 Les changements de gouvernement se prêtent aux grandes entreprises et il n'y a pas à hésiter, quand l'inaction est plus pernicieuse que la témérité. La mort est le lot commun, selon la nature : la seule distinction qu'établisse la postérité, c'est l'oubli pour les uns et pour les autres, la gloire ; et après tout, si le même sort attend le coupable et l'innocent, il appartient à un homme plus énergique que les autres de mériter le trépas.

T 9 - I, 49 Telle fut la fin de Servius Galba; pendant soixante-treize ans, il avait traversé cinq principats, toujours favorisé de la fortune et plus heureux sous le règne d'autrui que sous le sien. Dans sa famille, la noblesse était antique, et la fortune considérable; pour lui, son génie était médiocre, exempt de vices plutôt qu'orné de vertus ; il n'était point indifférent à la gloire, mais n'en faisait point étalage; ne désirant pas le bien d'autrui, il était ménager du sien et avare des deniers publics; avec ses amis et ses affranchis d'une faiblesse irrépréhensible, quand il avait affaire à de braves gens ; d'un aveuglement qui allait jusqu'au crime, quand ils étaient pervers. Quoi qu'il en soit, l'éclat de sa naissance et le malheur des temps pallièrent ses défauts et firent que ce qui était chez lui inertie passa pour de la sagesse. Tandis qu'il était dans la force de l'âge, il se distingua en Germanie et connut la gloire militaire. Proconsul il gouverna l'Afrique avec modération; déjà vieux il montra le même esprit de justice à tenir en bride l'Espagne citérieure; supérieur en apparence à la condition privée tant qu'il fut homme privé, et de l'aveu de tous digne de l'empire, s'il n'avait pas été empereur.

T 10 - I, 86, 1 Des prodiges augmentaient encore la terreur [l'empereur Othon est menacé par la révolte de Vitellius], garantis qu'ils étaient par des récits de toute provenance. Dans le vestibule du Capitole, disait-on, la Victoire avait laissé échapper les rênes de son char ; du sanctuaire de Junon s'était brusquement élancé un fantôme d'une taille plus qu'humaine ; la statue du divin Jules élevée dans l'île du Tibre s'était tournée par un temps calme et serein d'occident en orient ; un bœuf avait parlé en Etrurie ; plusieurs animaux avaient mis au monde des monstres, sans compter bien d'autres miracles auxquels on avait jadis égard, même en temps de paix, dans les siècles grossiers, mais dont on n'entend parler aujourd'hui que dans les moments d'angoisse.

T 11 - II, 37 Je trouve dans quelques auteurs qu'effrayées par la guerre ou peut-être dégoûtées de deux princes [Othon ; Vitellius], dont la renommée de jour en jour plus hardie leur dévoilait les turpitudes et la honte, les deux armées se demandaient si elles ne déposeraient pas les armes pour délibérer en commun ou pour s'en remettre au sénat du choix d'un empereur ; ce serait la raison pour laquelle les généraux d'Othon avaient conseillé la temporisation, surtout Paulinus, qui croyait avoir des chances, parce que, doyen des consulaires et chef illustre, il s'était fait un nom glorieux dans ses expéditions en Bretagne. Pour moi, si je suis prêt à accorder que quelques-uns souhaitaient secrètement voir la paix succéder à la discorde, et un prince honnête et intègre aux hommes les plus méchants et les plus perdus de vices, je me refuse à croire que Paulinus avec sa sagesse ait pu attendre de la multitude, dans un siècle à ce point corrompu, une modération telle qu'après avoir troublé la paix par amour de la guerre, elle renoncerait à la guerre par amour de la paix, et je ne crois pas davantage que des armées, où ni les mœurs ni la langue n'étaient en harmonie, aient pu se fondre en un tel accord, ou que des légats ou des capitaines, qui pour la plupart avaient conscience de leurs dérèglements, de leur dénuement et de leurs crimes, eussent toléré pour prince un homme sans tache et dégagé de tous liens de reconnaissance envers eux.

T 12 - II, 38 La passion du pouvoir depuis longtemps innée chez les mortels se développa avec la croissance de l'empire et se donna carrière : tant que l'État fut modeste, le bon accord se maintenait facilement. Mais après la conquête du monde et la destruction des villes et des royautés rivales, quand on fut libre de convoiter sans crainte la puissance, alors s'allumèrent les premières luttes entre patriciens et plébéiens. Ce furent tantôt des tribuns turbulents, tantôt des consuls trop puissants ; et l'on vit à Rome et au forum les premiers essais de la guerre civile ; puis Marius, sorti des derniers rangs de la plèbe, et Sylla, le plus cruel des nobles, triomphèrent par les armes de la liberté qu'ils muèrent en despotisme. Après eux Cn. Pompée, plus sournois, ne valut pas mieux, et désormais il n'y eut de lutte que pour le principat. Ni Pharsale ni Philippes ne virent les légions de citoyens renoncer à se battre ; à plus forte raison, les armées d'Othon et de Vitellius n'auraient-elles pas volontairement cessé les hostilités. C'était encore la colère des dieux, encore la rage des hommes, encore des causes scélérates qui les poussaient à la discorde. Si chaque fois il a suffi d'un coup pour achever la guerre, c'est à la lâcheté des chefs qu'on l'a dû. Mais je me suis laissé entraîner trop loin dans mes considérations sur les vieilles et les nouvelles mœurs ; je reviens à l'ordre des faits.

T 13 - II, 101, 1 Les historiens du temps, qui pendant la puissance de la maison flavienne ont composé le récit de cette guerre, ont donné comme motifs de cette défection [en faveur de Vespasien], en les dénaturant pour faire leur cour, le souci de la paix et l'amour du bien public ; mais moi, outre la légèreté qui leur était naturelle, et le peu de cas qu'après avoir trahi Galba, ces deux hommes [Cécina et Lucilius Bassus] faisaient de leur parole, je crois que ce fut aussi la rivalité et la jalousie qui, en leur inspirant la crainte d'être prévenus par d'autres dans la faveur de Vitellius, les poussèrent à le renverser lui-même.

T 14 - III, 51 D'illustres auteurs me sont garants que les vainqueurs [partisans de Vespasien] avaient un tel mépris du bien et du mal qu'un simple cavalier, après avoir déclaré qu'il avait tué son frère à la dernière bataille, réclama à ses chefs sa récompense. Le droit naturel ne leur permettait pas d'honorer ce meurtre, ni la politique de le punir… Quoi qu'il en soit, dans les premières guerres civiles, un crime pareil s'était produit. En effet, dans le combat qui fut livré à Cinna au Janicule, un soldat de Pompéius tua son frère, puis, après avoir reconnu son forfait, se donna la mort, ainsi que le rapporte Sisenna : tant chez nos aïeux le sentiment était plus vif et de la gloire qui s'attache aux vertus et du remords qui suit les crimes ! Quoi qu'il en soit, ces traits et d'autres semblables puisés dans l'histoire ancienne, il ne sera pas mal à propos que nous les rappelions, toutes les fois que l'occasion d'un événement réclamera que nous les donnions comme exemples du bien ou consolation du mal.

T 15 - Annales, I, 1, 2 (trad. P. WUILLEUMIER) Cependant les prospérités et les revers de l'ancienne république romaine ont été relatés par d'illustres écrivains, et l'époque d'Auguste n'a pas manqué de beaux talents pour la raconter, jusqu'au jour où la croissance de l'adulation les en détourna. L'histoire de Tibère, de Caius, de Claude et de Néron, falsifiée par la crainte au temps de leur splendeur, fut écrite après leur mort sous l'effet de haines récentes. De là mon dessein de consacrer peu de mots à Auguste et seulement à sa fin, puis de raconter le principat de Tibère et le reste sans colère ni faveur, sentiments dont les motifs sont éloignés de moi.

T 16 - II, 49 Vers la même époque, il dédia des temples, qui avaient été détruits par les ans ou par le feu, et dont Auguste avait commencé la réfection : celui de Liber, de Libera et de Cérès près du Grand Cirque, voué par le dictateur A. Postumius ; au même endroit, celui de Flora, élevé par les édiles Lucius et Marcus Publicius, et le temple de Janus, édifié près du marché aux légumes par C. Duilius, qui le premier mena sur mer avec succès les affaires de Rome et mérita de célébrer un triomphe naval sur les Carthaginois. Le temple de Spes est consacré par Germanicus ; A.Atilius l'avait voué pendant la même guerre.

T 17 - II, 87 Comme la cherté des vivres provoquait les récriminations de la plèbe, il fixa le prix du blé à payer par l'acheteur et promit aux marchands de leur verser un complément de deux sesterces par boisseau. Il n'en persista pas moins à refuser le titre de père de la patrie qu'on lui offrait à cette occasion, comme auparavant, et il réprimanda vertement ceux qui avaient appelé ses occupations divines et lui-même seigneur. Aussi le chemin de l'éloquence était-il étroit et glissant, sous un prince qui craignait la liberté et haïssait l'adulation.

T 18 - III, 3, 1-2 Tibère et Augusta s'abstinrent de paraître en public [aux funérailles de Germanicus], soit qu'ils crussent au-dessous de leur majesté de gémir devant tout le monde, soit peut-être pour éviter que tant de regards scrutant leur visage n'y lussent l'hypocrisie. Quant à la mère de Germanicus, Antonia, je ne trouve ni chez les historiens ni dans le Journal des Actes [Acta diurna] qu'elle ait rempli aucun devoir notable, alors que, outre Agrippine, Drusus et Claude, tous les autres parents sont nommément désignés, soit qu'elle fût empêchée par la maladie, soit que, vaincue par la douleur, elle n'ait pas eu la force de supporter en face l'étendue de son malheur.

T 19 - III, 16, 1 Je me rappelle avoir entendu raconter à des vieillards qu'on avait vu assez souvent dans les mains de Pison un mémoire qu'il ne divulgua pas lui-même, mais qui, aux dires répétés de ses amis, contenait une lettre de Tibère et des instructions contre Germanicus, qu'il avait eu l'intention de les produire au sénat et de mettre le prince en cause, si Séjan ne l'eût abusé par de vaines promesses, et qu'il ne s'était pas donné spontanément la mort, mais qu'on lui avait dépêché un meurtrier. De cette double imputation je n'oserais rien affirmer ; cependant je ne devais pas tenir cachée une tradition dont les auteurs ont subsisté jusqu'à notre jeunesse.

T 20 - III, 18, 4 Pour moi, plus je repasse en mon esprit de faits récents ou anciens, plus le caprice m'apparaît dans les affaires de l'humanité. En effet, la renommée, l'espoir, le respect désignaient pour l'empire tout le monde sauf celui [Claude] que la fortune tenait caché pour en faire un prince.

T 21 - III, 65, 1 Mon dessein n'est pas de rapporter toutes les opinions, mais seulement celles qui se distinguent par leur noblesse ou par un insigne avilissement, parce que la tâche principale de l'histoire me paraît être de préserver les vertus de l'oubli et d'attacher aux paroles et aux actions perverses la crainte de l'infamie dans la postérité.

T 22 - IV, 32 La plupart des faits que j'ai rapportés et que je rapporterai sembleront peut-être petits et légers à consigner, je ne l'ignore pas ; mais nul ne saurait comparer nos annales avec les écrits de ceux qui ont raconté l'histoire ancienne du peuple romain. De grandes guerres, des prises de ville, des rois défaits et capturés, ou bien, s'ils donnaient la préférence aux affaires intérieures, les querelles des consuls avec les tribuns, les lois agraires et frumentaires, les luttes de la plèbe et des aristocrates offraient à leurs récits une libre carrière. Notre tâche est à l'étroit et sans gloire, avec une paix immuable ou modérément troublée, la Ville pleine de scènes affligeantes, un prince [Tibère] peu soucieux d'étendre l'empire. Cependant, il n'aura pas été sans utilité d'examiner à fond ces faits, à première vue légers, qui donnent souvent le branle à de grands événements.

T 23 - IV, 53 Cependant, Agrippine, obstinée dans la colère et aux prises avec la maladie, reçoit la visite de César [Tibère], et, après avoir versé des larmes longtemps et en silence, elle exhale ensuite son dépit et ses prières, le conjurant de venir au secours de sa solitude et de lui donner un mari…

Mais César, n'ignorant pas les conséquences politiques de cette requête, désireux cependant de ne laisser apparaître ni ressentiment ni crainte, la quitta sans lui répondre, malgré ses instances. Ce fait, qu'aucun annaliste n'a rapporté, je l'ai trouvé dans les mémoires d'Agrippine, sa fille et la mère de Néron, qui a transmis à la postérité l'histoire de sa vie et les malheurs de sa famille.

T 24 - IV, 71, 1 Si je ne m'étais pas proposé de rapporter chaque fait à son année, je céderais au désir d'anticiper et de rappeler tout de suite comment finirent Latinius, Opsius et les autres inventeurs de cette infamie, non pas seulement après que C. César [Caligula] eut pris le pouvoir, mais du vivant même de Tibère… mais ces châtiments et ceux d'autres coupables, nous les raconterons le moment venu.

T 25 - VI, 22, 1-3 Quant à moi, ces histoires et d'autres semblables me font douter si le sort des mortels se déroule selon le destin et une nécessité immuable ou au gré du hasard. En effet, les plus sages des anciens et leurs disciples modernes se montrent en opposition : beaucoup sont imbus de l'idée que nos débuts, notre fin, bref que les hommes n'intéressent pas les dieux ; aussi voit-on très souvent le malheur frapper les bons et la prospérité favoriser les méchants. D'autres, au contraire, pensent qu'il y a certes concordance entre le destin et les événements, mais indépendamment des étoiles errantes, d'après des principes et des enchaînements de causes naturelles ; cependant ils nous laissent le choix de notre vie, mais, ce choix fait, ils croient à une suite déterminée de conséquences ; d'autre part, les maux et les biens ne leur paraissent pas tels que le pense le vulgaire : beaucoup, qui semblent aux prises avec l'adversité, connaissent le bonheur, mais un grand nombre, au sein même de l'opulence, le malheur, si les premiers supportent courageusement la mauvaise fortune et les seconds usent inconsidérément de la bonne. D'ailleurs, la plupart des mortels ne renoncent pas à l'idée que l'avenir de chacun est fixé dès sa naissance et que, si certains faits démentent les prédictions, c'est la faute de ceux qui prédisent ce qu'ils ignorent ; qu'ainsi se discrédite un art illustré par d'éclatants exemples dans l'antiquité comme dans notre temps.

T 26 - VI, 28, 1 Sous le consulat de Paulus Fabius et de L. Vitellius [34 p.C.], après un long cycle de siècles, parvint en Égypte un oiseau, le phénix, qui fournit matière aux plus savants des indigènes et des Grecs de disserter abondamment sur ce prodige. Les points sur lesquels ils s'accordent et ceux qui, en plus grand nombre, restent douteux mais méritent d'être connus, il me plaît de les exposer.

T 27 - XI, 27 Je ne l'ignore pas, il paraîtra fabuleux que des mortels aient eu tant d'assurance dans une cité où tout se sait et rien ne se tait, et à plus forte raison qu'un consul désigné [C. Silius] ait osé s'unir à l'épouse du prince [Messaline], un jour fixé d'avance, devant des témoins appelés à sceller l'acte, comme pour légitimer la reconnaissance des enfants ; que cette femme ait écouté les formules des auspices, engagé des vœux, sacrifié aux dieux ; qu'ils aient soupé au milieu des convives, échangé des baisers, des étreintes, passé enfin la nuit dans les libertés conjugales. Mais, loin d'avoir rien arrangé en vue du merveilleux, je transmets ce qu'ont dit et écrit mes aînés.

T 28 - XIII, 20, 1-2 La nuit était avancée et Néron la prolongeait dans l'ivresse, quand se présente Pâris, qui avait coutume en d'autres circonstances de venir à ce moment stimuler les débauches du prince, mais qui avait pris alors un air attristé ; en exposant la dénonciation en détail, il épouvante tellement son auditeur que Néron se disposait non seulement à tuer sa mère et Plautus, mais encore à destituer Burrus de la préfecture [du prétoire], sur le soupçon que, promu par la faveur d'Agrippine, il la payait de retour. Fabius Rusticus prétend qu'il écrivit à Caecina Tuscus un billet par lequel il lui confiait le commandement des cohortes prétoriennes, mais que, grâce à Sénèque, la charge fut maintenue à Burrus ; Pline et Cluvius ne relatent nullement qu'on ait mis en doute la fidélité du préfet ; il est vrai que Fabius incline à louer Sénèque, dont l'amitié fit sa fortune. Pour nous, disposé à suivre l'accord des écrivains, nous rapporterons leurs divergences sous leurs noms.

T 29 - XIII, 29 Cette administration [gestion des comptes publics] connut des formes variées et souvent modifiées. Auguste laissa au sénat le soin de choisir des préfets ; dans la suite, tenant en suspicion la brigue des suffrages, on tirait au sort parmi les préteurs ceux qui seraient préposés. Cet usage ne dura pas longtemps non plus, parce que le sort s'égarait sur des hommes peu capables. Alors Claude rendit la charge aux questeurs et, pour éviter que la crainte de déplaire ne paralysât leurs décisions, il leur promit un tour de faveur dans la carrière des honneurs. Mais la maturité de l'âge leur faisait défaut dans l'exercice de cette première magistrature. Aussi Néron choisit-il d'ancien préteurs, d'une expérience éprouvée.

T 30 - XIII, 58 La même année, le figuier Ruminal, dressé sur le comitium, qui, plus de huit cent trente ans auparavant, avait abrité l'enfance de Rémus et de Romulus, subit, en perdant ses branches, et en se desséchant du tronc, une décrépitude qui passa pour un mauvais présage, jusqu'à ce que la poussée de nouveaux rejetons le fit reverdir.

T 31 - XV, 74, 1 Alors on vote des offrandes et des actions de grâces aux dieux, avec un hommage particulier au Soleil, qui possède un temple antique dans le Cirque, où le crime était préparé, en attribuant à sa puissance d'avoir dévoilé les secrets de la conjuration [contre Néron]…

3 Je trouve dans les Actes du sénat que le consul désigné Cerialis Anicius avait émis l'avis d'élever un temple au divin Néron le plus rapidement possible aux frais de l'État. Cet hommage, il le lui décernait sans doute comme à un être qui avait dépassé le faîte des mortels et mérité la vénération des hommes…

 


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[28 octobre 2009]


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