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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

AMMIEN MARCELLIN (c.330 -395)

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

 

 Professeur émérite de l'Université de Louvain

 

VIE

On ne connaît que de façon assez sommaire la vie de Marcellin (c'est ainsi que son compatriote Libanius l'appelle). Il est né vers 330 p.C. dans la grande ville d'Antioche et y a reçu une éducation soignée, bilingue comme il se devait dans cet Orient grec latinisé. Aux alentours de sa vingtième année, il entame une carrière militaire ; il est admis parmi les protectores domestici, troupe d'élite affectée à la protection de l'empereur et des officiers supérieurs. Marcellin est attaché à la personne du commandant de l'armée d'Orient (magister equitum per Orientem), Ursicin. Il accompagne son chef dans ses différentes missions, notamment en Gaule où Ursicin est chargé par l'empereur Constance de mater la rébellion du maître de la milice Silvanus (355-357) ; Marcellin y rencontre le futur empereur Julien. Ursicin, renvoyé en Orient, est battu par les Perses, puis relevé de son commandement ; Marcellin quitte aussi l'armée, mais provisoirement. Il reprend en effet du service sous les ordres de Julien qui a été proclamé Augute par ses troupes en février 360 et qui, en 362, gagne Antioche pour préparer une nouvelle expédition contre les Perses. Expédition désastreuse pour les Romains : Julien est battu et tué au combat (juin 363) ; il est remplacé par Jovien qui signe la paix avec les Perses et rentre à Antioche ; Ammien, lui, quitte définitivement l'armée et va se consacrer à l'histoire.

Il réside d'abord à Antioche, voyage en Égypte et en Grèce, puis s'installe à Rome où il fréquente les derniers représentants de l'aristocratie païenne, notamment Symmaque. La date de sa mort est inconnue, sans doute vers 395.

 

ŒUVRE

Au moment de terminer son œuvre (T 23), Ammien indique les limites qu'il s'était fixées, de l'accession au pouvoir de Nerva (a.96) jusqu'à la mort de Valens (a.378) : il se présente donc implicitement comme un continuateur de Tacite dont les Histoires s'achevaient avec la mort de Domitien.

Les Res gestae d'Ammien s'étendaient sur 31 livres mais les treize premiers, couvrant les années 96 à 353, sont perdus ; ne subsistent que les livres XIV à XXXI, traitant des événements strictement contemporains de l'auteur (a.353-378). On remarque immédiatement le déséquilibre dans le traitement des données : deux siècles et demi d'histoire romaine étaient résumés en treize livres ; au quart de siècle qu'il a vécu, l'auteur en consacre dix-huit, ceux qui nous sont parvenus.

Le contenu de cette histoire n'a rien de bien original. Ancien soldat (T 23), Ammien traite surtout des guerres que les empereurs ont dû mener en Orient comme en Occident. Il s'intéresse aussi beaucoup aux grands procès qui se sont déroulés à Rome et à Antioche (T 17). Il assaisonne tout cela de considérations d'ordre moral (T 1, 21), laissant percer son regret de la discipline d'autrefois, et de réflexions sur le rôle de la Fortune, du Fatum, de Nemesis dans l'histoire humaine (T 2, 13). Les sujets les plus divers lui servent de prétexte à des digressions qui peuvent être assez étendues, et parfois assez surprenantes. Comme Hérodote, Ammien aime décrire les pays et les mœurs des habitants. Mais on s'attend moins à des développements sur les tremblements de terre (XVII, VII), sur les lions de Mésopotamie (XVIII, VII), sur les éclipses du soleil et de la lune (XX, III), sur l'origine des arcs-en-ciel (XX, XI), sur les machines de siège (XXIII, IV) ou sur le mécanisme des années bissextiles (XXVI, I). Le lecteur a parfois l'impression de ne plus avoir affaire à une histoire mais à une encyclopédie.

Comme son modèle, Tacite, Ammien aime faire le portrait des principaux protagonistes de son histoire (T 3, 14), portraits qu'il veut sans complaisance : Julien lui-même n'est pas sans faiblesses (T 12). Mais il refuse de s'encombrer de détails (T 18, 20, 22). L'histoire « parcourt les lignes de faîte des événements » (T 15 historiae… discurrere per negotiorum celsitudines adsuetae). Elle amène l'auteur à des réflexions plus profondes, par exemple sur le rôle de la culture dans l'exercice du pouvoir, qui « n'est rien d'autre… que le souci du salut d'autrui » (T 21).

 

MÉTHODE

On ne sait évidemment rien de la méthode mise en œuvre par Ammien pour décrire les années qu'il n'a pas vécues et qu'il racontait dans les livres disparus de ses Res gestae. Mais il était certainement animé, dès le début de son travail, par les principes qu'il énonce çà et là dans les livres que nous avons conservés : respect de la vérité (T 4, 7, 23), souci d'impartialité (T 5), de la clarté dans l'exposé (T 16). Pour la période contemporaine, les sources d'Ammien ne sont pas difficiles à déceler. En tant qu'officier, il a participé à bon nombre d'événements et peut donc recourir à ses souvenirs personnels (T 4, 8) ; ceci vaut également pour certaines digressions géographiques (T 10, 19). Autres possibilités : interroger des témoins (T 4) ou exploiter des sources écrites (T 10), ce qui n'est pas toujours satisfaisant car il arrive que les auteurs consultés se conredisent (T 19).

Ammien Marcellin ne manque certainement pas d'esprit critique (T 7), même s'il ne nous dit quasi rien de sa manière de traiter l'information. Il se contente de proclamer son horreur du mensonge (T 22, 23) et son impartialité, notamment vis-à-vis de chrétiens (T 11), est évidente.

 

SURVIE

Ce n'est qu'au début du XVe siècle que les Res gestae d'Ammien Marcellin ont été redécouvertes, plus précisément en 1417. Se tient en ce moment le concile de Constance auquel participe, en tant que secrétaire apostolique, Poggio Bracciolini (1380-1459). Le Pogge s'intéresse apparemment plus aux textes anciens qu'aux querelles entre gens d'Église : au cours d'une visite d'exploration au monastère tout proche de Saint-Gall, il découvre un manuscrit des Res gestae datant du IXe siècle, provenant de Fulda. Ce précieux butin est ramené à Rome où l'œuvre d'Ammien fait l'objet d'une première édition en 1474. D'autres éditions vont suivre rapidement, ce qui montre l'intérêt que suscite ce texte, même si la critique ne lui reconnaît pas que des qualités.

J. Bodin, par exemple, dans le chapitre 4 de sa Méthode de l'histoire (1566) où il veut guider le lecteur dans le choix des meilleurs historiens, cite Ammien, le range parmi les historiens de premier ordre, loue sa sincérité, son amour de la vérité mais le juge inférieur à Tacite quant à la langue et semble regretter que les Res gestae comportent tant de digressions.

La sincérité, l'impartialité d'Ammien sont également soulignées par Le Nain de Tillemont qui note toutefois que la chronologie de notre auteur laisse parfois à désirer (Histoire des Empereurs…, t.IV Qui comprend depuis Dioclétien jusqu'à Jovien, Article XXXII).

A la fin du XVIIe siècle, Ammien a les honneurs d'une notice - assez brève il est vrai - dans le Dictionnaire historique et critique de P. Bayle. Le philosophe de Rotterdam évoque « la rudesse de son latin », excusable à ses yeux du fait qu'il était soldat et d'origine grecque ; il n'apprécie pas non plus ses « digressions ampoulées », ces défauts étant toutefois contrebalancés par son impartialité et son souci de la vérité.

On peut regretter que Montesquieu n'ait pas donné son avis sur les Res gestae d'Ammien alors que l'ouvrage se trouvait dans la bibliothèque du château de la Brède et est cité assez fréquemment dans les Pensées et dans les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains. Gibbon, en revanche, se répand en appréciations sur Ammien et son œuvre. Il n'aime pas sa langue, ni son style ; Ammien, selon lui, manque de goût, abuse des digressions ; sa chronologie n'est pas toujours assez précise, ni l'importance des événements bien mesurée. Mais Gibbon reconnaît son impartialité, sa franchise, son honnêteté et, arrivé à la bataille d'Andrinople, regrette qu'Ammien ne puisse plus lui venir en aide : « Nous avons critiqué les défauts de son style, le désordre et l'obscurité de ses narrations ; mais, au moment de perdre le secours de cet historien impartial, nos reproches sont arrêtés par le regret que nous cause cette perte difficile à réparer » (Histoire du déclin et de la chute de l'empire romain, t. I, p.778, n.1).

Aujourd'hui, les jugements portés sur Ammien sont plus positifs. Dans sa Vie de Julien (Paris, 1930, p.337), J. Bidez le définissait déjà comme « le plus complet, le plus détaillé, le plus pittoresque et le plus véridique des auteurs que nous puissions consulter » et les ouvrages plus récents en parlent en général sur le même ton : on considère maintenant Ammien, avec Salluste, Tite-Live et Tacite, comme un des plus grands représentants de l'historiographie latine.

 

 

 BIBLIOGRAPHIE

 

 Textes

- Ammien Marcellin, Histoire, éd. trad., comm. Éd. Galletier, J. Fontaine, G. Sabbah, M.-A. Marié, 6 tomes en 7 vol., Paris, 1968-1999 (C.U.F.).

 

Commentaires

- P. de Jonge, Sprachlicher und historischer Kommentar zu Ammianus Marcellinus XIV 1-6 ; XIV 2.Hälfte (c.7-11), 2 vol. Groningen, 1935-1939.

- P. de Jonge, Philological and Historical Commentary on Ammianus Marcellinus XV, 1-5 ; XV, 6-13, 2 vol., Groningen, 1948-1953.

- P. de Jonge, J. den Boeft, D. den Hengst, H.C. Teitler, J.W. Drijvers, Philological and Historical Commentary on Ammianus Marcellinus XVIII, XX, XXI, XXII, XXIV, 5 vol , Groningen, 1980-2002.

 

Études

- T.D. Barnes, Ammianus Marcellinus and the Representation of Historical Reality, Ithaca - Londres, 1998.

- R.C. Blockley, Ammianus Marcellinus. A Study of his Historiography and Political Thought, Bruxelles, 1975 (Coll. Latomus, 141).

- P.-M. Camus, Ammien Marcellin témoin des courants culturels et religieux à la fin du IVe siècle, Paris, 1967.

- J.W. Drijvers - D. Hunt (éd.), The Late Roman World and its Historian. Interpreting Ammianus Marcellinus, Londres - New York, 1999.

- J. Fontaine, Le Julien d'Ammien Marcellin, dans R. Braun - J. Richer (éds), L'empereur Julien. De l'histoire à la légende (331-1715), Paris, 1978, p. 31-65.

- G. Kelly, Ammianus Marcellinus: the Allusive Historian, Cambridge - New York, 2008 (Cambridge Classical Studies).BMCR 2008.12.31

- G. Sabbah, La méthode d'Ammien Marcellin. Recherches sur la construction du discours historique dans les Res Gestae, Paris, 1978.

- G. Sabbah, Ammianus Marcellinus, dans G. Marasco (éd.), Greek and Roman Historiography in Late Antiquity, p.43 - 84.

- R. Seager, Ammianus Marcellinus. Seven Studies in His Language and Thought, Columbia, 1986

- R. Syme, Ammianus and the Historia Augusta, Oxford, 1968.

- E.A. Tompson, The Historical Work of Ammianus Marcellinus, Cambridge, 1947.

 

 

TEXTES CHOISIS

 

T 1 Histoire, XIV, VI, 2 (trad. E. GALLETIER) Des étrangers qui liront peut-être ces pages, par une heureuse fortune pour moi, pourront, je pense, s'étonner, alors que mon histoire en est venue à exposer les affaires de Rome, de n'entendre parler que d'émeutes, de tavernes et autres misères de ce genre : aussi vais-je brièvement en mentionner les causes, étant résolu à ne m'écarter nulle part de la vérité de mon propre chef.

25-26 Mais parmi la foule de la plus basse condition et celle des miséreux, il y a des gens qui passent la nuit entière dans des tavernes, d'autres se dissimulent dans l'ombre des voiles que Catulus, pendant son édilité, à l'imitation de la mollesse campanienne, étendit le tout premier sur le théâtre; ou bien ils se disputent âprement aux dés et font éclater des sons ignobles en renâclant bruyamment; ou, ce qui est la passion dominante entre toutes, du lever du jour jusqu'au soir, ils s'épuisent au soleil ou sous la pluie à examiner avec minutie les qualités ou les défauts des cochers et des chevaux. Et c'est une chose tout à fait étonnante de voir une plèbe innombrable, l'esprit envahi par une sorte de passion brûlante, suspendue à l'issue d'une course de chars. Ces futilités et autres semblables ne permettent pas que l'on fasse à Rome rien qui soit digne de mémoire ou rien de sérieux.

 

T 2 XIV, XI, 26 Reine des causes, arbitre et juge des événements, c'est elle [Némésis] qui gouverne l'urne des sorts, provoque tour à tour les revirements de la fortune, donne parfois à nos entreprises une autre issue que celle à laquelle tendait l'effort de notre volonté, bouleverse et confond les multiples actions des hommes. C'est elle encore qui, dans les liens indissolubles de la nécessité, enserre l'orgueil de la condition mortelle et sa vaine démesure et, faisant tourner sans cesse l'heure de l'élévation et celle de la chute - comme elle sait le faire -, tantôt elle abat les têtes altières des superbes et leur ôte toute vigueur, tantôt elle fait monter les bons du rang le plus bas et les élève jusqu'au bonheur. L'antiquité amie des fables lui a attaché des ailes pour faire comprendre à tous qu'elle vient à leur aide avec la rapidité de l'oiseau, elle lui a mis en main un gouvernail et a placé sous ses pieds une roue, afin que personne n'ignore qu'elle court à travers tous les éléments et gouverne l'univers.

 

T 3 XIV, XI, 27-29 C'est par cette mort prématurée que Gallus, écœuré de sa personne, quitta la vie, en la vingt-neuvième année de son âge, après un règne de quatre ans. Né en Étrurie sur le domaine de Veterna, il avait pour père Constance, frère de l'empereur Constantin, et pour mère Galla, sœur de Rufin et de Céréalis, qui furent honorés de la trabée consulaire et de la préfecture. Il se faisait remarquer par la distinction de sa personne, la beauté de sa prestance, la juste proportion de ses membres. Il avait les cheveux blonds et souples, et, bien que sa barbe naissante apparût comme un tendre duvet, il se manifestait cependant en lui une autorité prématurée. Il était aussi éloigné du caractère modéré de son frère Julien que Domitien le fut de Titus, tous deux fils de Vespasien. Porté au faîte suprême de la fortune, il éprouva ces variations capricieuses qui se jouent des mortels, élevant tantôt certains hommes jusqu'aux astres, tantôt les plongeant dans les profondeurs du Cocyte.

 

T 4 XV, I, 1 Dans la mesure où j'ai pu rechercher la vérité, j'ai conté les faits dont mon âge m'a permis d'être le témoin oculaire, ou qu'il m'a permis d'apprendre en interrogeant minutieusement ceux qui y avaient été mêlés, en suivant l'ordre des événements divers que j'ai exposés. Le reste que fera connaître la suite de mon récit, je l'achèverai, autant que j'en serai capable, d'un style plus soigné, sans redouter les reproches que l'on adressera à un ouvrage que d'aucuns estiment trop long. La brièveté n'est, en effet, louable que lorsqu'elle coupe court à des lenteurs inutiles, sans rien ôter à la connaissance des faits.

 

T 5 XVI, I, 1-4 Tandis que l'enchaînement des destins déroulait ces événements à travers le monde romain, César [Julien], à Vienne, fut admis par Auguste, consul pour la huitième fois, dans le collège des fastes consulaires. Poussé par son énergie native, il ne rêvait que fracas de batailles et massacres de barbares, et se préparait déjà à rassembler les fragments de la province au cas où la fortune l'assisterait d'un souffle enfin favorable. Comme le redressement considérable qu'il eut la valeur et la chance d'opérer à travers les Gaules l'emporte sur bien des vaillants exploits des anciens, je retracerai ses actes un à un et dans l'ordre, décidé à faire appel à toutes les ressources de mon modeste talent, si elles y suffisent. Mon récit ne sera pas de ceux que dispose avec art le mensonge ingénieux, mais de ceux où s'exprime l'incorruptible véracité de l'histoire, fondée sur des preuves évidentes, et touchera, peu s'en faut, au domaine du panégyrique. Il semble, en effet, qu'une règle de conduite supérieure ait, depuis son noble berceau, accompagné ce jeune homme jusqu'à son dernier souffle. Par une croissance rapide, ses vertus privées et publiques brillèrent d'un tel éclat que sa sagesse le faisait regarder comme un autre Titus, fils de Vespasien, et ses glorieuses expéditions guerrières le faisaient comparer en tous points à Trajan ; clément comme Antonin, par sa recherche du bien et de la perfection il se rapprochait de Marc Aurèle, à l'imitation duquel il façonnait ses actes et son caractère.

 

T 6 XVIII, III, 8-9 (trad. G. SABBAH) Qu'on ne s'étonne pas que des hommes distinguent quelquefois ce qui doit être utile et ce qui est nuisible, puisque nous croyons leur intelligence apparentée aux puissances célestes : même des animaux, qui sont pourtant privés de raison, ont dans certains cas l'habitude d'assurer leur salut par un profond silence comme le montre cet exemple très connu. Dès que les oies sauvages, quittant l'Orient à cause de la chaleur pour se diriger vers les régions occidentales, commencent à traverser la chaîne du Taurus où abondent les aigles, par crainte de ces oiseaux redoutables elles s'obturent le bec avec de petites pierres, pour éviter que même la nécessité la plus extrême ne leur arrache un cri; et quand elles ont franchi les hauteurs à tire d'aile, elles laissent tomber les cailloux et poursuivent ainsi leur route en toute sécurité.

 

T 7 XVIII, VI, 23 Jusques à quand, Grèce éprise de légendes, nous conteras-tu qu'à Doriscos, la place de Thrace, on recensa les armées en les enfermant par bataillons dans des enclos? Alors que nous, dans notre prudence ou, pour dire plus vrai, dans notre timidité, nous ne dépassons jamais les données qu'ont garanties à notre conscience des témoignages qui ne recèlent ni doute ni incertitude.

 

T 8 XIX, VIII, 5-7 Donc, profitant du crépuscule, alors qu'une foule des nôtres étaient encore occupés à combattre, malgré l'hostilité de la fortune, je me dissimulai avec deux compagnons dans un coin dérobé de la place [Amida] ; puis, sous le couvert d'une nuit obscure, je m'échappai par une poterne qui n'était pas surveillée ; et grâce à ma familiarité avec ces lieux arides, aidé aussi par la rapidité de mes compagnons, je parvins enfin au dixième milliaire ; ce relais nous permit de réparer légèrement nos forces, avant de continuer notre route ; déjà j'étais gagné par l'épuisement, à force de marcher (étant de bonne naissance, je n'y étais pas habitué) ; c'est alors que je fais une rencontre horrible, mais qui, dans ma fatigue et ma lourde lassitude, me procura un soulagement très bienvenu : c'était un cheval fuyard, qu'un de nos palefreniers montait à cru et sans frein ; pour l'empêcher de s'échapper, l'homme avait, selon l'usage, attaché solidement à sa main gauche la bride qui servait à le conduire ; mais bientôt démonté, il ne put dénouer ce lien et traîné par des terrains boisés et impraticables, il fut déchiqueté membre après membre. Le poids de son cadavre ralentissait la bête, épuisée aussi par la course ; je pus donc la saisir et utiliser les services de cette monture au bon moment ; et avec les mêmes compagnons, je parvins, non sans peine, à des sources d'eau sulfureuses naturellement adaptées à la température du corps humain.

 

T 9 XIX, XII, 19-20 A cette époque naquit à Daphné, agréable et brillante banlieue d'Antioche, un monstre horrible à voir et à décrire, un enfant bicéphale, avec une double dentition, une barbe, quatre yeux et deux oreilles minuscules : ce nouveau-né si contrefait présageait l'avilissement de la puissance romaine. Des naissances de ce genre se produisent souvent et annoncent le tour que vont prendre différentes affaires ; mais comme elles ne sont plus l'objet de purifications officielles, comme elles l'étaient chez nos ancêtres, on n'en parle point et elles passent inaperçues.

 

T 10 XXII, VIII, 1 (trad. J. FONTAINE) Le moment est opportun, je pense, puisqu'un grand prince [Julien] nous offre l'occasion de nous tourner vers ces parties du monde, pour présenter de manière claire et fidèle, à propos des régions extrêmes des Thraces et de la configuration du golfe Pontique [mer Noire], certaines informations, fruit de mes observations et de mes lectures (visa vel lecta quaedam).

 

T 11 XXII, X, 6-7 Et l'on avait l'impression, par ces gestes et d'autres de ce genre, que, comme il [Julien] le disait souvent lui-même, cette antique déesse de la Justice qu'Aratus fait monter dans le ciel, choquée par les vices des hommes, était revenue sur terre sous son règne, à ceci près qu'il lui arrivait de décider selon son propre jugement et non celui des lois et qu'en s'égarant parfois il obscurcissait le cours de sa gloire aux multiples aspects. Car, après bien des expériences, il améliora aussi certaines lois, en élaguant les aspects ambigus, pour qu'elles indiquent clairement ce qu'elles ordonnaient ou interdisaient de faire. Mais une de ses décisions manqua d'humanité et mériterait d'être ensevelie sous un éternel silence : ce fut d'écarter de l'enseignement les maîtres de rhétorique et de grammaire qui pratiquaient la religion chrétienne.

 

T 12 XXV, IV, 16-17 (trad. J. FONTAINE) Ayant exposé tout le bien que l'on peut savoir de lui, venons-en à présent à l'énumération de ses défauts, bien que nous en ayons parlé par bribes. D'un naturel assez impulsif, il atténuait du moins une telle défaillance par ce principe fort raisonnable : il permettait qu'on le reprît quand il déviait du droit chemin. Il parlait fort abondamment, et se taisait très rarement ; il était extrêmement adonné à la consultation des présages - au point de passer pour égaler sur ce point l'empereur Hadrien -, plutôt superstitieux qu'exactement fidèle à remplir ses obligations religieuses, immolant avec prodigalité des bestiaux sans nombre ; aussi pensait-on que, s'il revenait de chez les Parthes, les bœufs viendraient bientôt à manquer ; il serait en cela semblable à Marc-Aurèle, ce grand empereur contre qui la tradition nous transmet le brocard :

« Les bœufs blancs à Marcus César : à toi, salut !
Encore une victoire, et nous sommes perdus… »

 

T 13 XXV, IX, 7 C'est toi qu'en cet endroit, Fortune du monde romain, l'on incrimine à juste titre, toi qui, au moment où les tempêtes déchiraient de leur souffle la république, arrachas les gouvernails à un chef expérimenté dans le gouvernement des affaires [Julien] pour les remettre à un homme jeune encore et dépourvu de maturité [Jovien], que l'on ne saurait équitablement blâmer ni louer, puisqu'il ne s'était fait connaître jusque là, en ce genre d'affaires, par aucune action remarquable dans sa vie antérieure.

 

T 14 XXV, X, 14-15 Il [Jovien] avait la démarche grave et lourde, la physionomie très avenante, les yeux pers, la carrure large et haute à tel point que, pendant longtemps, on ne trouva point de costume impérial à sa mesure. Son modèle préféré était Constance, il se livrait parfois à quelques occupations sérieuses l'après-midi, et il avait l'habitude de plaisanter ouvertement avec son entourage. Attaché à la loi chrétienne, parfois il lui rendit honneur, mais il était d'une culture moyenne; plutôt bienveillant, il se préparait à choisir avec beaucoup de soin les hauts fonctionnaires, comme il ressortait des quelques nominations auxquelles il avait procédé; mais il était gros mangeur, porté sur le vin et les femmes, défauts que le sentiment de la dignité impériale lui eût peut-être fait néanmoins corriger.

 

T 15 XXVI, I, 1 (trad. M.-A. MARIÉ) Après avoir exposé la suite des événements avec une attention scrupuleuse jusqu'aux confins de l'époque qu'embrassent nos propres souvenirs, il eût convenu désormais de me retirer d'un champ trop connu, pour, tout à la fois, esquiver les risques qui menacent la vérité, souvent tout proches, et ne pas avoir à supporter les critiques importuns de mon art de composer ; ils protestent bruyamment comme s'ils étaient victimes d'une offense, au cas où l'on aurait omis de rapporter les paroles que prononça l'empereur à table, ou négligé de dire pour quelles raisons des hommes de troupe ont été punis auprès des enseignes, et parce qu'il n'aurait pas fallu, dans une description détaillée des provinces, passer sous silence de minuscules fortins, parce que l'on n'a pas cité le nom de tous ceux qui sont venus à la cérémonie d'entrée en charge du préteur urbain, et pour mille motifs analogues, en contradiction avec les règles de l'histoire, qui d'ordinaire parcourt les lignes de faîte des événements et n'enquête pas par le menu sur les questions secondaires : vouloir s'en informer, c'est espérer pouvoir compter ces corpuscules indivisibles qui volent à travers le vide, les atomes, comme nous, nous les appelons.

 

T 16 XXVI, V, 15 Puisque les tourmentes les plus sinistres éclatèrent donc ici et là en un seul et même moment, nous présenterons les faits un par un en leur lieu et place : nous allons maintenant raconter une partie des événements d'Orient, et ensuite les guerres contre les barbares, car ces faits se déroulèrent pour la plus grande part au cours des mêmes mois, à la fois en Occident et en Orient, afin de ne pas tout mêler et de ne pas brouiller ainsi la suite des événements par une extrême confusion, en nous hâtant de revenir d'un point à un autre, par bonds incessants.

 

T 17 XXVI, 10, 9-10 A cela s'ajoutaient d'autres faits plus pénibles et beaucoup plus redoutables que ce qui se passe dans les combats. En effet le bourreau, les crocs, les sanglantes mises à la question se déchaînaient sans nulle distinction d'âge ni de rang contre des gens de toutes les conditions et de tous les ordres, et, sous prétexte de maintenir la paix, un abominable brigandage sévissait, tandis que tout le monde sans exception maudissait une victoire malheureuse, plus pénible que la guerre la plus meurtrière. En effet, au milieu des armes et des clairons l'égalité du sort allège les périls et le courage militaire a la vertu de faire périr les êtres qu'il habite ou de les rendre célèbres ; si la mort survient, elle ne comporte aucun sentiment d'ignominie et amène avec elle tout à la fois la fin de la vie et celle des souffrances ; mais lorsque le droit et la loi couvrent des intentions impies, lorsqu'ont siégé des juges frottés du vernis mensonger d'une sentence digne de Caton ou de Cassius, mais que tout se déroule dans les faits selon la volonté d'un pouvoir tout gonflé d'orgueil et que, pour ceux qui tombent entre ses mains, son caprice fait pencher la balance vers la vie ou vers la mort, alors brutalement cela tourne au fléau mortel.

 

T 18 XXVII, II, 11 En dehors de ces combats il s'en livra beaucoup d'autres, moins dignes d'être rapportés, en diverses régions de la Gaule ; il serait superflu d'en développer le récit, puisque leur issue n'eut aucune conséquence notable et qu'il ne convient pas d'allonger l'histoire par d'obscurs et infimes détails.

 

T 19 XXVII, IV, 2 Une description des Thraces serait aisée si les auteurs anciens s'accordaient ; mais puisque leurs divergences et l'obscurité qui en résulte n'apportent rien à une œuvre qui fait profession de vérité, il suffira d'exposer ce que nous nous souvenons avoir vu.

 

T 20 XXVIII, I, 15 Et bien que je présume que peut-être il se trouvera des lecteurs pour relever au prix d'une recherche minutieuse et proclamer bruyamment que ceci s'est passé avant, et non pas cela, ou que j'ai laissé de côté ce dont ils ont été témoins, voici ce qu'il faut leur accorder en tout et pour tout : il ne vaut pas la peine de raconter tous les événements qui eurent pour acteurs des personnes de la plus basse classe et, s'il avait fallu le faire, les actes judiciaires, même tirés des documents authentiques déposés dans les archives publiques n'auraient pas non plus suffi, alors que tant de maux fermentaient, qu'un dérèglement inouï mêlait sans frein le haut et les bas de la société ; car il apparaissait clairement que l'on avait à craindre non pas la justice, mais la suspension de la justice.

 

T 21 XXIX, II, 18 (trad. G. SABBAH) Ô glorieuse formation de la culture, dispensée aux heureux par un présent céleste, toi qui, souvent, as amendé des caractères même vicieux ! Quelles corrections tu aurais apportées en ces temps de ténèbres, si tu avais permis à Valens de savoir que le pouvoir n'est rien d'autre, selon la définition des sages, que le souci du salut d'autrui, et que le rôle d'un bon gouvernant est de restreindre sa puissance, de résister au désir de s'emparer de tout ainsi qu'aux colères implacables, de reconnaître, selon le mot du dictateur César, que « le souvenir de la cruauté est un pitoyable bagage pour la vieillesse », et que, pour cette raison, quand on doit porter sentence sur la vie et le souffle d'un être humain, qui est une partie de l'Univers et qui parfait le nombre des êtres animés, il faut prendre longuement son temps sans se laisser emporter par une passion précipitée, quand ce qui a été fait est irrévocable…

 

T 22 XXXI, V, 10 Et puisque nous sommes arrivés à ce point, après avoir rapporté de multiples actions, nous adjurons les lecteurs futurs, si jamais il s'en trouve, de ne pas exiger de nous le détail des faits ou le nombre des tués, qu'aucun moyen n'aurait permis de décompter. Il suffira, en effet, sans voiler la vérité par aucun mensonge, de présenter avec ordre les seuls éléments essentiels de l'histoire, une fidélité intégrale étant due, en tout point, à l'exposé des faits.

 

T 23 XXXI, XVI, 9 Tels sont les faits qu'en qualité d'ancien soldat et de Grec, j'ai retracés dans la mesure de mes forces, à partir du principat de l'empereur Nerva jusqu'à la mort de Valens, sans avoir jamais eu, je le crois du moins, l'audace de gâter sciemment, par une omission ou par un mensonge, un ouvrage qui promettait la vérité. Que prennent la suite des écrivains supérieurs par la jeunesse, brillants par la culture. Mais quand ils s'attaqueront, s'il leur plaît, à cette tâche, je leur conseille de frapper leur langage au coin des meilleurs auteurs.

 


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick

[28 mars 2007]


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