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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle

 

Edward Gibbon (1737-1794)


Texte :

-- *Histoire du déclin et de la chute de l'empire romain, trad. de l'anglais par M. F. GUIZOT, 2 vol., Paris, 1983 (Bouquins).

-- *Mémoires, trad. de l'anglais par G. VILLENEUVE, Paris, 1992.

Études :

-- BARIDON M., Edward Gibbon et le mythe de Rome. Histoire et idéologie au siècle des Lumières, Paris, 1977.

-- BOWERSOCK G.W., Gibbon's Historical Imagination, dans From Gibbon to Auden, Oxford, 2009, p.3-19.

-- BROWN P., Les idées de Gibbon sur la culture et la société du Ve et du VIe siècle, dans Daedalus, 105, 1976, p.73-88 (= La société et le sacré dans l'Antiquité tardive, Paris, 1985, p.31-55).

-- BURROW J.W., Gibbon, Oxford, 1985 (Past Masters).

-- DABDAB TRABULSI J.A., Edward Gibbon, du Déclin et chute aux Mémoires et vice versa, dans Dialogues d'histoire ancienne, 32, 2006, p. 101-120.

-- DUCREY P. (éd.), Gibbon et Rome à la lumière de l'historiographie moderne. Dix exposés suivis de discussions, Genève, 1977 (Université de Lausanne. Publications de la Faculté des Lettres, 22).

-- MOMIGLIANO A., La contribution de Gibbon à la méthode historique, dans Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, pp.321-339

-- POCOCK J.G.A., Gibbon and the primitive church, dans S. COLLINI - R. WHATMORE - B. YOUNG (éds.), History, Religion and Culture. British Intellectual History 1750-1950, Cambridge, 2000, p.48-68.

-- WOMERSLEY D., Gibbon's religious characters, dans S. COLLINI e.a., op. cit., p.69-88.

-- WOMERSLEY D. (éd.), Edward Gibbon. Bicentenary essays, 0xford, 1997


 
Lectures à Lausanne (1753-1758), chez le pasteur Pavilliard

Mais je ne saurais passer sous silence trois livres qui eurent une lointaine influence sur l'historien de l'empire romain. D'abord les Lettres à un Provincial de Pascal que j'ai relues presque tous les ans avec un plaisir renouvelé et qui m'ont appris comment employer l'arme de l'ironie grave et mesurée, y compris sur des sujets d'une solennité ecclésiastique. Ensuite la Vie de l'empereur Julien de l'abbé de La Bléterie, qui me donna un premier aperçu de l'homme et de son époque… Enfin, dans l'Histoire civile de Naples de Giannone j'observai d'un œil critique les progrès et les abus du pouvoir sacerdotal et les révolutions italiennes dans les périodes sombres. Ces diverses lectures, désormais menées avec art et sagacité, j'en prenais note selon le précepte et l'exemple de Mr Locke, dans un grand cahier, pratique que je ne recommande pas très chaleureusement, cependant. Assurément, la mobilité de la plume grave l'idée dans l'esprit aussi bien que sur le papier ; mais je doute fort que les bienfaits de cette laborieuse méthode vaillent une telle perte de temps ; je dois ici me ranger à l'opinion du Dr Johnson : « On se souvient mieux, la plupart du temps, de ce qu'on a lu deux fois que de ce qu'on a recopié.» (Mémoires, p.121-122)

 

Préparation du « Decline and Fall of the Roman Empire »

Sitôt affranchi de ma stérile étude des révolutions suisses, j'entrepris plus sérieusement (1768) d'ordonner la forme et de recueillir les matériaux de ma décadence romaine, dont les limites et la portée m'apparaissaient encore très mal. Les classiques, aussi tardifs que Tacite, Pline le jeune et Juvénal étaient mes vieux compagnons familiers. Je plongeai témérairement dans l'océan de l'Histoire Auguste, examinai, dans les séries ultérieures, la plume à la main presque toujours, les textes originaux, tant grecs que latins, de Dion Cassius à Ammien Marcellin, depuis le règne de Trajan jusqu'au dernier siècle des Césars d'Occident. Je projetai les lumières auxiliaires de la numismatique et de l'épigraphie, de la géographie et de la chronologie sur leurs terrains particuliers, j'utilisai enfin les recueils de Tillemont, dont l'inimitable exactitude ressortit presque au génie, pour établir et arranger à ma portée les atomes fluctuants et éparpillés de l'information historique. Je m'aventurai dans l'obscurité du Moyen Age grâce aux Annales et Antiquités de l'Italie du savant Muratori ; je les rapprochai soigneusement des lignes transversales ou parallèles de Sigonius et Mafféi, Baronius et Pagi jusqu'à être presque en mesure de palper les ruines de Rome au XIVe siècle, sans me douter que je n'arriverais à cet ultime chapitre qu'après un labeur de six in-quartos et vingt ans. Parmi les livres que j'acquis, je dois un souvenir reconnaissant au Code de Théodose, commenté par James Godefroy. Je m'en servis (et beaucoup, en vérité) davantage comme un ouvrage historique que de jurisprudence ; à tous égards, en effet, on peut le tenir comme un ample condensé de l'état politique de l'Empire au IVe et au Ve siècle. Considérant alors  je le crois encore aujourd'hui ‒  que l'évangélisation et le triomphe de l'Église sont inséparablement liés au déclin de la monarchie romaine, j'évaluai les causes et les effets de la révolution, comparai les récits et les plaidoyers des Chrétiens aux regards de candeur ou de haine que les Païens eux-mêmes jetaient sur la secte conquérante. Les témoignages juifs et chrétiens, tels que les a recueillis et expliqués le Dr Lardner, orientèrent ma recherche des textes originaux sans la remplacer ; dans une longue dissertation sur l'obscurité miraculeuse de la Passion, je tirai mes conclusions personnelles du silence d'un siècle incroyant. J'ai rassemblé les études préparatoires qui se rapportent directement ou indirectement à mon histoire ; le strict respect de la chronologie obligerait à les placer au-delà de cette période de ma vie [1763-1770], au cours des deux étés (1771 et 1772) qui s'écoulèrent entre la mort de mon père et mon installation à Londres (Mémoires, p.204-205).

 

Progrès de la religion chrétienne

Un examen impartial, mais raisonné, des progrès et de l'établissement du christianisme peut être regardé comme une partie très essentielle de l'histoire de l'Empire romain. Tandis que la force ouverte et des principes cachés de décadence attaquent et minent à la fois ce grand corps, une religion humble et pure jette sans effort des racines dans l'esprit des hommes, croît au milieu du silence et de l'obscurité, tire de l'opposition une nouvelle vigueur, et arbore enfin sur les ruines du Capitole la bannière triomphante de la croix. Son influence ne se borne pas à la durée ni aux limites de l'empire ; après une révolution de treize ou quatorze siècles, cette religion est encore celle des nations de l'Europe qui ont surpassé tous les autres peuples de l'univers dans les arts, dans les sciences, aussi bien que dans les armes : le zèle et l'industrie des Européens ont porté le christianisme sur les rivages les plus reculés de l'Asie et de l'Afrique ; et par le moyen de leurs colonies, il a été solidement établi depuis le Chili jusqu'au Canada, dans un monde inconnu des anciens.

Un pareil examen serait sans doute utile et intéressant ; mais il se présente ici deux difficultés particulières. Les monuments suspects et imparfaits de l'histoire ecclésiastique nous mettent rarement en état d'écarter les nuages épais qui couvrent le berceau du christianisme. D'un autre côté, la grande loi de l'impartialité nous oblige trop souvent de révéler les imperfections de ceux des chrétiens qui, sans être inspirés, prêchèrent ou embrassèrent l'Evangile. Aux yeux d'un observateur peu attentif, leurs fautes sembleront peut-être jeter une ombre sur la foi qu'ils professaient ; mais le scandale du vrai fidèle et le triomphe imaginaire de l'impie cesseront, dès qu'ils se rappelleront, non seulement par qui, mais encore à qui la révélation a été donnée. Le théologien peut se livrer au plaisir de représenter la religion descendant du ciel dans tout l'état de sa gloire, et environnée de sa pureté primitive. Une tâche plus triste est imposée à l'historien : il doit découvrir le mélange inévitable d'erreur et de corruption qu'a dû contracter la foi dans un long séjour parmi les êtres faibles et dégénérés (Histoire du déclin, ch. XV, t. I, p.327).

 

La religion de Julien

Dès que Gallus fut revêtu de la pourpre, on permit à Julien de respirer l'air de la liberté, de la littérature et du paganisme. Les sophistes, que son goût et sa libéralité attirèrent en foule, avaient établi une alliance rigoureuse entre la littérature et la religion de la Grèce ; et, au lieu d'admirer les poésies d'Homère comme les productions originales du génie d'un homme, ils les attribuaient sérieusement à l'inspiration céleste d'Apollon et des Muses. L'image des divinités de l'Olympe, telles que nous les a peintes le poète immortel, produit une impression profonde sur les esprits les moins portés à la crédulité de la superstition : notre familiarité avec leurs noms et leurs caractères, avec leurs formes et leurs attributs, semble donner une existence réelle à ces êtres chimériques, et l'enchantement qu'ils nous causent fait pour quelques moments consentir notre imagination à celles de ces fables qui répugnent le plus à notre raison et à notre expérience. Au siècle de Julien, tout concourait à prolonger et à fortifier l'illusion ; les magnifiques temples de la Grèce et de l'Asie, les chefs-d'œuvre des peintres et des statuaires, qui avaient rendu sur la toile ou sur le marbre les divines conceptions du poète, la pompe des fêtes et des sacrifices, les artifices de devins, souvent couronnés par le succès ; les traditions populaires des oracles et des prodiges, et l'habitude des peuples qui remontait à une antiquité de deux mille ans. Les prétentions modérées des polythéistes excusaient à quelques égards la faiblesse de leur système ; et la dévotion des païens n'était pas incompatible avec le scepticisme le plus licencieux. Au lieu de former un système régulier et indivisible, qui subjuguât toutes les facultés de l'esprit, la mythologie des Grecs était composée d'une foule d'idées peu dépendantes les unes des autres et flexibles en différents sens, et l'adorateur des dieux fixait lui-même le degré et la mesure de sa foi. Le symbole qu'adopta Julien lui laissait beaucoup de liberté ; et, par une étrange contradiction, il dédaignait le joug salutaire de l'Evangile, tandis qu'il faisait le sacrifice volontaire de sa raison sur les autels d'Apollon et de Jupiter. Un de ses discours est consacré à l'honneur de Cybèle, la mère des dieux, qui exigeait de ses prêtres efféminés le sacrifice sanglant que l'insensé Atys ne craignait pas de lui offrir. Le pieux empereur raconte sans rougir, ou sans sourire, le voyage de la déesse des côtes de Pergame à l'embouchure du Tibre ; et ce miracle singulier, qui convainquit le sénat et le peuple de Rome que le morceau d'argile apporté par leurs ambassadeurs était doué de vie, de sentiment et d'une puissance divine. Il en appelle aux monuments publics de la capitale sur la vérité de ce prodige et il censure avec quelque aigreur le goût faux et dépravé de ces hommes qui ridiculisaient avec irrévérence les traditions sacrées de leurs ancêtres (Histoire du déclin, ch. XXIII, t. I, pp.635-636)

 

Les Goths ravagent les provinces romaines (378-379)

Les Romains, qui racontent avec tant de froideur et de concision les actes de justice exercés par les légions, réservent leur compassion et leur éloquence pour les maux dont ils furent affligés eux-mêmes, lorsque les Barbares victorieux envahirent et saccagèrent leurs provinces. Le récit simple et circonstancié (si toutefois il en existe un seul de ce genre) de la ruine d'une seule ville, ou des malheurs d'une seule famille, pourrait offrir un tableau intéressant et instructif des mœurs et du caractère des hommes ; mais une répétition fastidieuse de complaintes vagues et déclamatoires fatiguerait l'attention du lecteur le plus patient. Les écrivains sacrés et les écrivains profanes de ce siècle malheureux méritent tous, bien qu'avec quelque différence, le reproche de s'être laissé entraîner aux mouvements d'une imagination enflammée par l'animosité populaire ou religieuse, en sorte que leur éloquence fausse et exagérée ne laisse à aucun objet sa grandeur ou sa couleur naturelle. Le véhément Saint Jérôme peut déplorer, avec raison, les horreurs commises par les Goths et par leurs barbares alliés dans la Pannonie, sa patrie, et dans toute l'étendue des provinces depuis les murs de Constantinople jusqu'au pied des Alpes Juliennes : les viols, les meurtres, les incendies, et par dessus tout, la profanation des églises, que les Barbares convertirent en écuries, et leur mépris sacrilège pour les saintes reliques des martyrs. Mais Saint Jérôme a sûrement outrepassé les limites de l'histoire et de la raison lorsqu'il affirme « que dans ces contrées désertes il ne resta rien que le ciel et la terre ; qu'après la destruction des villes et de la race humaine, le sol se couvrit de ronces impénétrables et d'épaisses forêts, et que la rareté des animaux, des oiseaux, et même des poissons, accomplissait la désolation universelle, annoncée par le prophète Zéphanie.» Jérôme prononça ces complaintes environ vingt ans après la mort de Valens ; et les provinces de l'Illyrie, où les Barbares passaient et repassaient sans cesse, fournirent encore, pendant et après dix siècles de calamités, des aliments au pillage et à la dévastation. Quand on pourrait supposer qu'un pays très vaste serait resté sans culture et sans habitants, les conséquences n'auraient pas été si funestes aux autres productions animées de la nature : les races utiles et faibles des animaux nourris par la main de l'homme auraient pu périr privées de sa protection ; mais les bêtes sauvages des forêts, ennemies ou victimes de l'homme, auraient multiplié en paix dans leur domaine solitaire. Les habitants de l'air ou des eaux ont encore moins de relation avec le sort de l'espèce humaine, et il est très probable que l'approche d'un brochet vorace aurait causé plus de dommages et de terreur aux poissons du Danube que les incursions d'une armée de Barbares (Histoire du déclin, ch. XXVI, t. I, p.782).

 

Mort de saint Augustin. 28 août 430

La conversation édifiante de saint Augustin adoucissait les chagrins de son ami Boniface et l'encourageait dans ses travaux militaires ; mais cet évêque, le flambeau et l'appui de l'Eglise catholique, était alors dans la soixante-seizième année de son âge, et, expirant doucement le troisième mois du siège, il échappa aux calamités prêtes à fondre sur sa patrie. La jeunesse d'Augustin, comme il l'a si ingénument confessé lui-même, n'avait pas été exempte de vices et d'erreurs ; mais depuis sa conversion jusqu'à sa mort, ses mœurs furent toujours pures et austères ; il se distingua par son zèle ardent contre les hérésies de toutes les dénominations, particulièrement celle des manichéens, des pélagiens et des donatistes, contre lesquels il soutint de perpétuelles controverses. Lorsque les Vandales brûlèrent la ville, quelques mois après la mort de saint Augustin, on sauva heureusement la bibliothèque qui contenait ses volumineux écrits ; deux cent trente-deux livres ou traités sur différents sujets théologiques, une explication complète des psaumes et des évangiles, et une grande quantité d'épîtres et d'homélies. Au jugement des critiques les plus judicieux, l'érudition superficielle de saint Augustin se bornait à la connaissance de la langue latine. Son style, quoique animé quelquefois par l'éloquence de la passion, est ordinairement gâté par un goût faux et une vaine affectation de rhétorique ; mais il possédait un esprit vaste, vigoureux, et doué d'une grande puissance de raisonnement. Il a sondé d'une main hardie les abîmes obscurs de la grâce, de la prédestination, du libre arbitre, et du péché originel. L'Eglise latine a prodigué des applaudissements peut-être peu sincères au système de christianisme rigide qu'il a institué ou rétabli2, et qu'elle a conservé jusqu'à nos jours (Histoire du déclin, ch. XXXIII, t. I, pp.988-989).

 2 L'Eglise de Rome a canonisé saint Augustin et foudroyé Calvin. Cependant, comme la différence de leurs opinions est imperceptible, même à l'aide d'un microscope théologique, les molinistes sont écrasés par l'autorité du saint, et les jansénistes sont déshonorés par leur ressemblance avec un hérétique; tandis que les arminiens protestants se tiennent à l'écart et rient de la perplexité mutuelle des disputants. (Cf. une curieuse Collection de controverses par Le Clerc, Bibl. univ., t.XIV, p.144-398.) Peut-être un philosophe encore plus impartial rirait-il à son tour en lisant un commentaire arminien sur l'épître aux Romains.

 

Mince intérêt de l'histoire de Byzance

J'ai maintenant fait connaître la suite de tous les empereurs romains depuis Trajan jusqu'à Constantin, depuis Constantin jusqu'à Héraclius, et j'ai fidèlement exposé les succès ou les désastres de leurs règnes. J'ai traversé les cinq premiers siècles de la décadence de l'empire romain ; mais il me reste encore plus de huit siècles à parcourir avant d'arriver au terme de mes travaux, c'est-à-dire à la prise de Constantinople par les Turcs. Si je suivais le même plan et la même marche, je ne ferais qu'étendre avec prolixité, dans un grand nombre de volumes, une matière sans consistance, et qui ne récompenserait certainement pas les lecteurs par une somme d'instruction et d'amusement égale à la patience qu'elle exigerait d'eux. A mesure que j'avancerais dans le récit du déclin et de la chute de l'empire d'Orient, les annales de chaque règne rendraient ma tâche plus ingrate et plus affligeante : cette dernière période de leurs annales offrirait partout la même faiblesse et la même misère; des transitions brusques et précipitées rompraient la liaison naturelle des causes et des événements, et une foule de détails trop minutieux détruiraient la clarté et l'effet de ces grands tableaux, qui donnent de l'éclat et du prix à l'histoire d'un temps éloigné. Après Héraclius, le théâtre de Byzance se resserre et devient plus sombre ; les bornes de l'empire, fixées par les lois de Justinien et les armes de Bélisaire, échappent de tous les côtés à notre vue ; le nom romain, véritable objet de nos recherches, est réduit à un coin étroit de l'Europe, aux environs solitaires de Constantinople ; et on a comparé l'empire grec au fleuve du Rhin, qui se perd dans les sables avant que ses eaux aillent se confondre dans celles de l'Océan...

D'après ces considérations, j'aurais abandonné sans regret les esclaves grecs et leurs serviles historiens, si le sort de la monarchie de Byzance ne se trouvait lié d'une manière passive aux révolutions les plus éclatantes et les plus importantes qui aient changé la face du monde. Au moment où elle perdait des provinces, de nouvelles colonies et de nouveaux royaumes s'y établissaient : les nations victorieuses prenaient ces vertus actives de la guerre ou de la paix qu'avaient délaissées les vaincus ; et c'est dans l'origine et les conquêtes, dans la religion et le gouvernement de ces peuples nouveaux que nous devons chercher les causes et les effets de la décadence et de la chute de l'empire d'Orient. Au reste, ce nouveau plan, la richesse et la variété des matériaux ne s'opposent point à l'unité du dessein et de la composition : semblable au musulman de Fez ou de Delhi, qui dans ses prières regarde toujours le temple de La Mecque, l'œil de l'historien ne perdra jamais Constantinople de vue. La ligne qu'il va parcourir doit nécessairement embrasser les déserts de l'Arabie et de la Tartarie ; mais le cercle qu'elle formera d'abord se resserrera définitivement aux limites toujours décroissantes de l'Empire romain (Histoire du déclin, ch. XLVIII, t. II, pp.369-370).

 

Liutprand de Crémone à la cour de Constantinople

Dans les rapports d'affaires, Liutprand, évêque de Crémone, soutint la liberté d'un Franc et la dignité d'Othon son maître ; mais sa sincérité ne lui permet pas de déguiser l'humiliation de sa première audience. Lorsqu'il approcha du trône, les oiseaux de l'arbre d'or commencèrent leur ramage, qui fut accompagné des rugissements des deux lions d'or. On le força, ainsi que ses deux compagnons, à se courber et à se prosterner ; et trois fois il toucha la terre de son front. Dans le peu de moment que prit cette dernière cérémonie, une machine avait élevé le trône jusqu'au plafond ; l'empereur y paraissait avec des vêtements nouveaux et encore plus somptueux, et l'entrevue se termina dans un orgueilleux et majestueux silence. L'évêque de Crémone, dans son récit si curieux et si remarquable par sa candeur, expose les cérémonies de la cour de Byzance : la Porte les observe encore aujourd'hui, et elles se sont maintenues, jusqu'au dernier siècle, à la cour des ducs de Moscovie ou de Russie. Après un long voyage par mer et par terre, depuis Venise jusqu'à Constantinople, l'ambassadeur s'arrêta à la porte d'or, jusqu'à ce que les officiers préposés à cet emploi se présentassent pour le conduire au palais qu'on lui avait destiné ; mais ce palais était une prison, et ses rigides gardiens lui interdisaient tout commerce avec les étrangers ou les naturels du pays. Il offrit à sa première audience les présents de son maître ; c'étaient des esclaves, des vases d'or et des armes d'un grand prix. Le paiement des troupes effectué avec ostentation en sa présence déploya à ses yeux la magnificence de l'empire ; il fut un des convives du banquet royal, où les ambassadeurs des nations étaient rangés d'après l'estime ou le mépris des Grecs ; l'empereur envoyait de sa table, comme une grande faveur, les plats qu'il avait goûtés, et chacun de ses favoris reçut une robe d'honneur. Chaque matin et chaque soir les officiers de l'ordre civil et de l'ordre militaire allaient au palais exercer leurs fonctions ; leur maître les honorait quelquefois d'un coup d'œil ou d'un sourire ; il déclarait ses volontés par un mouvement de tête ou par un signe ; mais devant lui tous les grands de la terre se tenaient debout dans le silence et la soumission. Lorsque l'empereur faisait dans la ville des promenades triomphales à des époques fixées ou dans des occasions extraordinaires, il se montrait librement aux regards du public : les cérémonies imaginées par la politique étaient liées à celles de la religion, et les fêtes du calendrier grec déterminaient ses visites aux principales églises. La veille de ces processions, les hérauts annonçaient la pieuse intention du prince, ou la grâce qu'il daignait faire à ses sujets. On nettoyait et on purifiait les rues, on les jonchait de fleurs ; on étalait sur les fenêtres et les balcons les meubles précieux, la vaisselle d'or et d'argent et les tapisseries de soie, et une sévère discipline réprimait et contenait le tumulte de la populace.

Les officiers de l'armée ouvraient la marche à la tête de leurs troupes ; ils étaient suivis d'une longue file de magistrats et d'officiers de l'ordre civil ; les eunuques et les domestiques formaient la garde de l'empereur ; le patriarche et son clergé le recevaient solennellement à la porte de l'église. On n'abandonnait pas le soin des applaudissements aux voix grossières et aux acclamations spontanées de la multitude; des troupes de Bleus et de Verts étaient placées convenablement sur le passage de l'empereur, et la fureur de leurs débats, qui avait jadis ébranlé la capitale, s'était insensiblement changée en une émulation de servitude. Ils se répondaient les uns les autres par des chants à la louange de l'empereur ; leurs poètes et leurs musiciens dirigeaient le chœur, des vœux de longue vie et des souhaits de victoire formaient le refrain de chaque couplet. L'audience, le banquet, l'église retentissaient des mêmes acclamations ; et, comme pour attester l'étendue illimitée de la domination du prince, elles étaient répétées en latin, dans la langue des Goths, des Persans, des Français et même des Anglais, par des mercenaires tirés de ces différentes nations, ou destinés à les représenter. Constantin Porphyrogénète a recueilli, dans un volume écrit à la fois d'un style pompeux et puéril, cette science de l'étiquette et de l'adulation, et la vanité de ses successeurs put y ajouter un long supplément. Au reste, un instant de réflexion devait rappeler à chacun d'eux qu'on prodiguait les mêmes acclamations à tous les empereurs et à tous les règnes ; et celui d'entre eux qui était sorti d'une condition privée pouvait se souvenir que le moment où il avait le plus élevé la voix et applaudi avec le plus d'ardeur était celui où il enviait la fortune ou conspirait contre la vie de son prédécesseur (Histoire du déclin, ch. LIII, t. II, pp.653-654).


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