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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
MOTEUR DE RECHERCHE LIE AU COURS D'HISTORIOGRAPHIE
Historiographie gréco-romaine
Capita selecta
par
Jean-Marie HANNICK
Professeur émérite de l'Université de Louvain
I. Aux origines de l’histoire : la Grèce ou l’Orient ?
Il est communément admis que l’histoire est née en Grèce : Hérodote et Thucydide seraient les premiers auteurs à mériter le titre d’historiens. « La naissance de l’histoire est une des composantes du miracle grec », écrit Ch.-O.
Carbonell, « Tandis que Socrate enseigne, qu’Euripide et Sophocle créent la tragédie et que Phidias décore le Parthénon, deux œuvres fondent l’histoire comme genre : l’Enquête d’Hérodote et la Guerre du Péloponnèse de Thucydide » (Les sciences historiques de l’Antiquité à nos jours, Paris, 1994, p. 19). Environ un siècle plus tôt, J.B. Bury avait déjà déclaré, dans une conférence à Harvard : « As a Hellenist, I shall be happy if I succeed in illustrating the fact that, as in poetry and in letters generally, as in art, as in philosophy and in mathematics, so too in history, our debt to the Greeks transcends calculation. They were not the first to chronicle human events, but they were the first to apply criticism. And that means, they originated history » (The Ancient Greek Historians, New York, 1958 [1908], p. 1). Et l'on pourrait multiplier les citations de ce genre. Mais que faire alors de textes plus anciens, provenant de Mésopotamie, d'Égypte, de Palestine, où des scribes anonymes ont enregistré des listes de souverains, raconté des batailles ou d'autres événements importants ? Quel statut accorder à ces documents ? Voici, par exemple, un texte du milieu du IIIe millénaire, rédigé par un archiviste du pays de Sumer, qui décrit une contestation de frontière entre deux cités et en retrace toute l'histoire. Pour S.N. Kramer, ce serait là le travail du « premier historiographe » (L'histoire commence à Sumer, ch. 6 ; traduction du document p. 68-70), même si l'auteur reconnaît que « Sumer... n'a pas produit d'historien vraiment digne de ce nom » (p. 61). Faudrait-il donc distinguer « historien » et « historiographe » ? Analysant le même texte relatif au conflit territorial entre Umma et Lagash, R.G. Collingwood adopte une position plus radicale : « An inscription like this expresses a form of thought which no modern historian would call history » (The Idea of History, Oxford, University Paperback, 1980 [1946], p.11). Et l'auteur expose en détail les raisons sur lesquelles il se fonde : on y reviendra ci-dessous.Tournons-nous maintenant vers les Égyptiens. Les Grecs les tenaient en haute estime pour leurs connaissances historiques. « Des Égyptiens eux-mêmes, ceux qui habitent la partie de l'Égypte où l'on sème des grains sont, entre tous les hommes, ceux qui s'attachent le plus à conserver le souvenir du passé ; de ceux dont j'ai fait l'épreuve, ce sont de beaucoup les plus savants » (Histoires, II, 77 ; trad. Ph.- E. Legrand). Et cette science du passé avait, selon Platon, une explication géographique : c'est Solon qui l'aurait recueillie auprès des prêtres de Saïs (Timée, 21e - 23d). L'humanité est régulièrement victime de catastrophes venues du ciel, lui auraient-ils dit, par le fer et par l'eau, mais l'Égypte y échappe : quand le feu s'abat sur la terre, l'humide vallée du Nil est épargnée, et le pays ne connaît pas non plus les pluies diluviennes. « Ainsi... s'il s'est accompli quelques chose de beau, de grand ou de remarquable à tout autre égard, tout cela est ici par écrit depuis l'antiquité, dans les temples, et la mémoire en a été conservée. » (Timée, 23a ; trad. A. Rivaud). L'Égypte nous a livré, de fait, de nombreux textes à contenu historique gravés sur des stèles, sur les murs de temples ou de tombeaux, ou écrits sur papyrus. Ce sont des listes de souverains, avec parfois la durée de leur règne, le rappel de leurs hauts faits (expéditions guerrières, construction de temples, creusement de canaux...). Certains documents concernent des personnages importants comme cette généalogie des prêtres de Memphis, s'étendant sur une période de plus de treize siècles (cf. L. Bull, Ancient Egypt, dans R.C. Dentan, The Idea of History in the Ancient Near East, p. 10). Il arrive même qu'on trouve un texte signé par son auteur, comme ce récit des exploits de Touthmosis III (c. 1479-1424) à la bataille de Mégiddo, récit dû au scribe Tjanouny : « J'ai vu les victoires du roi qu'il a remportées sur tous les pays étrangers, quand il a ramené les chefs du Djahy prisonniers en Egypte, qu'il a mis à sac toutes leurs villes, qu'il a coupé leurs arbres, aucun pays étranger ne tenant devant lui. C'est moi qui ai fixé ces fameuses victoires qu'il a remportées sur tous les pays étrangers, les mettant par écrit comme elles avaient eu lieu » (cf. C. Vandersleyen, L'Égypte et la vallée du Nil, II. De la fin de l'Ancien Empire à la fin du Nouvel Empire, Paris, 1995, p. 295). Tout cela permet-il de dire que l'Égypte des pharaons a connu des historiens ? Un éminent spécialiste comme L. Bull ne le pense pas : « The Egyptians were appreciative of history, but we cannot say that they were great historiographers, for no history have survived from the dynastic period » (Ancient Egypt, p. 20). Et J. Vercoutter est à peu près du même avis : « L'Egypte ne paraît pas avoir eu des "historiens" comme les Grecs et Rome en ont possédé. Toutefois, il est hors de doute que, dans leurs archives, les temples conservaient des Annales à caractère historique... » (Les premières civilisations, p. 80)
En va-t-il autrement en Israël où la Bible n'est pas seulement un livre sacré mais aussi une histoire du peuple élu, des origines à l'époque hellénistique ? Certains savants répondent positivement à cette question, soulignant le caractère « historique » des livres de Samuel et des Rois, qui couvrent les règnes de Saül, David et Salomon. C'était l'opinion d'Ed. Meyer : « So hat die Blütezeit des judaeischen Königtums eine wirkliche Geschichtsschreibung geschaffen » (Geschichte des Altertums, t. II, p. 285, cité par E.A. Speiser, Ancient Mesopotamia, dans R.C. Dentan, The Idea of History in the Ancient Near East, p. 38, n. 6), opinion partagée par P. Gibert (La Bible à la naissance de l'histoire, passim) et par M. Burrows qui, avec bien d'autres, voit dans les chapitres 9-20 du 2e Livre de Samuel « one of the finest examples of historical narrative in any ancient literature » (M. Burrows, Ancient Israel, dans R.C. Dentan, The Idea of History in the Ancient Near East, p.110). Il y aurait donc une nette différence, du point de vue de l'historiographie, entre Israël d'un côté, la Mésopotamie et l'Égypte de l'autre, qu'H. Gunkel expliquait par la liberté d'esprit qui régnait dans le monde juif, liberté inconnue ailleurs (cf. J.Van Seters, In Search of History, p. 237). Il faudrait, pour approfondir l'examen de cette question, des compétences que je n'ai pas. Ce qu'on peut toutefois observer dans ce débat, c'est la place centrale qu'y occupe la définition de l'histoire, et ceci nous ramène à Collingwood, cité plus haut. A ses yeux, la stèle de Lagash où Kramer voyait le travail du « premier historiographe » ne répond pas aux quatre critères nécessaires pour qu'on puisse parler d'histoire : « Historians nowadays think that history would should be (a) a science, or an answering of questions ; (b) concerned with human actions in the past ; (c) pursued by interpretation of evidence ; and (d) for the sake of human self-knowledge » (The Idea of History, p. 10-11). Il est évident qu'en se fondant sur une définition aussi stricte, aucun des textes cités jusqu'ici, même pas les livres de Samuel ou des Rois, ne peut être considéré comme de l'histoire, que bien des « historiens » grecs et latins devraient eux-mêmes renoncer à ce titre, ainsi que leurs successeurs médiévaux (cf. G. Monod, Du progrès des études historiques en France depuis le XVIe siècle, dans Revue historique, I, 1876, p. 5-7). Au total, la véritable histoire commencerait bien tard ! Ne serait-il pas judicieux d'adopter une définition de l'histoire plus tolérante, comme celle proposée par J. Huizinga : « History is the intellectual form in which a civilization renders account to itself of its past » (A Definition of the Concept of History, p.9) ? Cela permettrait, entre autres, de donner raison à Voltaire qui note, en tête de l'article Histoire des rois juifs et paralipomènes de son Dictionnaire philosophique : « Tous les peuples ont écrit leur histoire dès qu'ils ont pu écrire. »
Bibliographie
‒ Demaree R.J. - Veenhof K.R., Zij schreven geschiedenis. Historische documenten uit het Oude Nabije Oosten (2500-100 v. Chr.), Leyde 2003.
‒ Dentan R.C. (ed.), The Idea of History in the Ancient Near East, New Haven,1955 (American Oriental Series, 38).
‒ Gibert P., La Bible à la naissance de l'histoire. Au temps de Saül, David et Salomon, Paris, 1979.
‒ Kramer S.N., L'Histoire commence à Sumer, Paris, 1994 [1975] (Champs -Flammarion).
‒ Lévêque P. (dir.), Les premières civilisations. I. Des despotismes orientaux à la cité grecque, Paris, 1987 (Peuples et Civilisations).
‒ Van Seters J., In Search of History : Historiography in the Ancient World and the Origins of Biblical History, New Haven (Conn.), 1983.
II. La naissance de l'histoire en Grèce
Que l'on accepte ou non l'idée qu'il y a eu des historiens plus ou moins dignes de ce nom en Égypte et en Orient avant la naissance d'Hérodote, il n'en reste pas moins que l'entrée des Grecs en historiographie constitue une étape marquante dans l'évolution de cette discipline. Il importe donc de tenter de voir comment les choses ont pu se passer.
Il est généralement admis qu'à l'origine, en Grèce, le rôle de l'historien a été tenu par les poètes. C'est dans l'épopée qu'on apprenait ce qui s'était passé dans les temps héroïques, les guerres entre les rois, les expéditions lointaines, les fondations de cités. On songe évidemment à la poésie homérique, mais il existait bien d'autres récits qui, s'ils sont perdus, ont toutefois laissé des traces sous forme de fragments, ou dont la trame se retrouve dans des textes postérieurs, les grandes tragédies classiques en particulier. Grâce à ces poèmes du cycle troyen, du cycle thébain, d'autres encore, « les Grecs disposaient, sans l'aide des historiens, de tout le savoir sur le passé dont ils avaient besoin » (M.I. Finley, Mythe, mémoire, histoire. Les usages du passé, Paris, 1981, p. 35). Et cette littérature faisait autorité. Plutarque raconte, dans sa Vie de Solon (10, 2), qu'un conflit entre Athènes et Mégare pour la possession de Salamine aurait été réglé en faisant appel à deux vers du Catalogue des vaisseaux (Iliade, II, 557-558), il est vrai un peu aménagés pour l'occasion. Encore au IVe siècle, dans un autre conflit, cette fois entre les Phocidiens et les Amphictyons de Delphes, les premiers prétendirent justifier leur comportement sacrilège en se réclamant eux aussi d'Homère, ce qui n'empêcha pas la troisième Guerre sacrée de se poursuivre (Diodore de Sicile, XVI, 23, 5-6).
Puis les idées ont évolué. D'un côté, l'immoralité des faits rapportés dans ces vieux poèmes commence à faire scandale. Il suffira de rappeler ici le jugement de Xénophane de Colophon : « Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui chez les mortels provoque opprobre et honte : vols, adultères et tromperies réciproques » (F 11). D'un autre côté, leur invraisemblance va choquer des esprits un tant soit peu raisonnables. On connaît la légende des cinquante fils d'Ayguptos qui prétendaient épouser les cinquante filles de Danaos réfugiées Argos (voir les Suppliantes d'Eschyle). Et voici la réaction d'Hécatée de Milet : « Cet Ayguptos n'est pas allé à Argos. Il avait selon le poème d'Hésiode cinquante enfants. A mon avis, il n'en eut même pas vingt » (F 19 Jacoby). Le logographe, puisque c'est ainsi qu'on appelle ces auteurs qui écrivent en prose, n'hésite pas à s'opposer à la version canonique de cette affaire : tout simplement, il ne croit pas qu'un homme puisse engendrer cinquante enfants. Un troisième élément a sans doute joué dans le développement du scepticisme parmi les premiers « historiens » grecs, les contacts avec l'Orient et des traditions remontant beaucoup plus haut que les récits qu'on pouvait trouver chez Homère et les autres aèdes. C'est encore Hécatée qui est ici le témoin le plus significatif : il croyait appartenir à une famille d'origine divine, à la seizième génération ; en Égypte, il a raconté cela à des prêtres qui lui ont répondu en montrant les statues de trois cent quarante-cinq grands-prêtres, issus d'une même famille, en ligne directe, et dont la tête de série n'était ni un dieu, ni un héros. Hérodote, qui rapporte cette histoire (II, 14 = T 7), ne dit pas quelle a été la réaction du Milésien, mais on peut facilement l'imaginer.
Hécatée de Milet ‒ Issu d'une grande famille, Hécatée est né dans la seconde moitié du VIe siècle. A l'âge adulte, il participe activement à la vie politique de Milet : quand, vers 500, la cité doit décider du déclenchement d'une révolte contre le Grand Roi, tous les conseillers du tyran local Aristagoras se disent favorables à ce soulèvement ; seul, Hécatée s'y oppose, soulignant la disproportion des forces en présence (Hérodote, V, 36). Cinq ans plus tard, alors que la révolte de l'Ionie a quasiment échoué et qu'Aristagoras cherche un endroit où se réfugier au cas où il serait chassé de Milet, Hécatée intervient de nouveau pour critiquer ses projets et proposer une solution plus sage, sans parvenir, cette fois non plus, à faire triompher son avis (Hérodote, V, 124-126). Par ailleurs, Hécatée semble avoir beaucoup voyagé, bien que seul son séjour en Égypte soit clairement attesté. Comme Anaximandre, il avait dessiné une carte du monde : il s'agit peut-être de la tablette de cuivre qu'Aristagoras était venu montrer à Cléomène pour illustrer son plaidoyer en faveur d'un appui de Sparte à la révolte qui se préparait en Ionie (Hérodote, V, 49). Hérodote, qui ne cite pas Hécatée mais le vise sûrement, se moque de ces cartes où la terre est réprésentée comme un disque entouré par l'Océan (V, 36 ; cf. H. Bengtson, Grosser historischer Weltatlas, I. Vorgeschichte und Altertum, 5e éd., Munich, 1972, p. 12 C). Hécatée avait également composé une Description de la terre (
Περιήγησις γῆς) dont il subsiste des fragments assez nombreux, mais généralement trop brefs pour être vraiment instructifs.Le second ouvrage d'Hécatée, connu sous le titre de Généalogies, Histoires, ou Herôologie, a plus mal résisté au temps : il ne reste que 35 fragments, qui permettent toutefois de se faire une certaine idée de la méthode de travail de l'auteur. Il ne s'agit manifestement pas d'un ouvrage d'histoire, les Généalogies relèvent plutôt de la mythographie. Il semble que, dans le livre I, Hécatée traitait entre autres de la légende de Deucalion, d'Héraclès dans le livre II et peut-être de la guerre de Troie dans le livre IV mais tout cela reste fort incertain. L'auteur, en tout cas, aborde son sujet avec de grandes prétentions : « Je vais écrire ce qui me semble être la vérité ‒ τάδε γράφω ὥς μοι δοκεῖ ἀληθέα εἶναι ‒ ; les récits des Grecs, en effet, sont à mon avis bien nombreux et ridicules » (F 1). Recherche de la vérité, critique des récits antérieurs (des sources ?), serait-ce là l'éclosion d'une véritable méthode historique ? L'analyse des fragments les plus significatifs n'autorise pas une conclusion aussi optimiste. Hécatée, certes, rejette les récits qui lui paraissent les plus invraisemblables mais son « rationalisme » a ses limites. Revenons un instant sur le fragment 19, cité ci-dessus. Hécatée n'admet pas qu'Ayguptos ait eu cinquante enfants, il n'en aurait même pas eu vingt. Opinion qui ne repose sur rien, l'auteur n'avance aucun argument en faveur de sa thèse, sinon, implicitement, le sens commun : il enlève au mythe ce qui fait son charme, sans se rapprocher de la vérité. Le fragment 26 laisse au lecteur la même impression. Il s'agit de l'obligation faite à Héraclès de s'emparer des bœufs de Géryon qui paissaient, selon la tradition, dans la lointaine île d'Érythie. De nouveau, Hécatée va atténuer l'invraisemblance de cette version : il fait de Géryon un souverain bien plus proche, qui régnait du côté du golfe d'Ambracie (cf. Arrien, Anabase, II, 16, 5). Il lui arrive d'ailleurs d'accepter, apparemment sans la moindre réserve, les récits les plus incroyables comme cette histoire d'Oresthée, fils de Deucalion, dont la chienne avait accouché d'un morceau de bois qui, enterré, aurait donné naissance à un plan de vigne, très productif (F 15 ; cf. Athénée, Deipnosophistes, II, 35 a-b). On se gardera donc de donner à la déclaration liminaire d'Hécatée une trop grande portée : son attrait pour la vérité, sans doute sincère, et son mépris pour les fables des Grecs ne le poussent pas à entreprendre des recherches très fouillées. On est encore très loin de la méthode qu'adoptera Thucydide dans son Archéologie (I, 2-19).
Bibliographie
‒ Darbo-Peschanski C., L'Historia. Commencements grecs, Paris, 2007 (Folio. Essais).
‒ Hartog F., The Invention of History: The Pre-History of a Concept from Homer to Herodotus, dans History & Theory, 39, 2000, p. 384-395.
‒ Lasserre F., L'historiographie grecque à l'époque archaïque, dans Quaderni di storia, 4, 1976, p. 113-142.
‒ Momigliano A., Il razionalismo di Ecateo di Mileto, dans Atene e Roma, N.S. 12, 1931, p. 133-142 [= Terzo Contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, t. I, Rome, 1966, p. 323-333].
‒ Pearson L., Early Ionian Historians, Oxford, 1939 [Réimpr., Westpoort, Conn., 1975).
‒ Starr Ch.G., The Birth of History, dans La Parola del Passato, 44, 1989, p. 446-462.
III. L'historiographie chrétienne
La diffusion du christianisme dans le monde gréco-romain a profondément influencé le développement de l'historiographie. Issue du judaïsme, la nouvelle religion avait emprunté à celui-ci ses livres sacrés qui racontaient l'histoire du peuple élu depuis la création du monde, des livres inspirés dont la véracité ne pouvait être mise en doute et qu'on allait opposer aux traditions de la littérature profane : l'historiographie chrétienne aura souvent une allure batailleuse. Mais les chrétiens n'ont pas seulement des sources particulières, les textes de ce qu'on va appeler l'« Ancien Testament », ils ont, sur l'histoire, des idées qui les distinguent des auteurs païens.
CONCEPTION DU TEMPS ‒ On a souvent prétendu qu'il existait une opposition radicale entre historiens païens d'une part, juifs et chrétiens de l'autre, à propos du temps conçu comme cyclique par les premiers, avec des retours réguliers au point de départ, comme linéaire par les seconds qui le voient comme un continuum allant de la création à la fin du monde avec, au centre, l'incarnation de Jésus-Christ (cf. par exemple, Guitton, Le temps et l'éternité chez Plotin et Saint Augustin, p. 401-404 ; Löwith, Histoire et salut, p. 21-42). Cette théorie n'est pas tout à fait sans fondement. L'idée d'un « éternel retour » est présente chez les stoïciens et l'on sait que Polybe (VI, 4, 7-10) a développé la thèse d'une évolution cyclique des constitutions (anacyclosis). Cela ne suffit pourtant pas pour justifier l'opposition décrite ci-dessus. En réalité, les historiens grecs et romains, Polybe y compris, décrivent le temps qui s'écoule sans jamais envisager de retour en arrière. « Pour ce qui est des conceptions du temps de l'histoire, affirme H. Inglebert, on sait désormais que l'antithèse entre le temps cyclique, supposé païen et le temps linéaire, supposé monothéiste, est une illusion d'historiographes contemporains » (Interpretatio Christiana, p. 473 ; voir aussi Press, History and the Development of the Idea of History in Antiquity). Ce qui distingue réellement les païens des chrétiens, c'est que, pour les uns, le déroulement du temps ne mène nulle part tandis que les autres attendent le retour du Sauveur, la Parousie.
IMPORTANCE DE LA CHRONOLOGIE ‒ Juifs et chrétiens ne pouvaient s'accomoder des données fournies par les auteurs païens sur l'histoire ancienne de l'humanité. Ni les faits, ni les dates n'étaient compatibles avec ce que disent les textes sacrés. Comment concilier le récit du Déluge dans la Genèse (VI,5 - VIII,22) avec la version qu'en donne Platon dans les Lois (III, 677a - 678d) ou avec la légende de Deucalion ? Comment admettre que le monde n'a pas eu de commencement ou que la Création a eu lieu il y a un peu plus de 150.000 ans, comme le prétendait Apollonius l'Égyptien (Théophile d'Antioche, A Autolycus, III,16 = T 3) ? Il fallait montrer que seule la Bible permet de remonter sûrement jusqu'aux origines du monde et que les traditions païennes, surtout grecques, ne méritent aucun crédit. Flave-Josèphe se charge de ce travail, dans les dernières années du Ier siècle, pour le compte des Juifs : c'est le thème du Contre Apion. Les chrétiens, au début, ne paraissent pas trop s'intéresser à ces questions. On relève bien, au début de l'évangile de saint Mathieu (1, 1-17), un tableau de l'ascendance de Jésus qui commence à Abraham, tableau qui permet à l'auteur de compter trois fois quatorze générations entre le patriarche et le Christ ; saint Luc (3, 23-38), s'il ne compte pas les générations, dresse une liste semblable et qui remonte plus haut, jusqu'à Adam, fils de Dieu. Mais il faut attendre les apologistes du IIe siècle pour voir se développer de véritables recherches chronologiques. Dans son Discours aux Grecs, Tatien consacre plusieurs chapitres (31, 36-41) à démontrer que Moïse est bien antérieur à Homère, antérieur aussi à Orphée, Musée, Épiménide de Crète etc. Théophile d'Antioche est plus précis: pour lui, Moïse précède la guerre de Troie de 900 ou 1000 ans (A Autolycus, III, 21), donnée que l'on retrouve dans l'Apologétique de Tertullien (XIX, 1, 1*). Ces travaux de chronologie comparée aboutissent, au début du IVe siècle, au grand ouvrage d'Eusèbe de Césarée, les Canons chronologiques qui vont d'Abraham à 325 p.C., traduits en latin et prolongés jusqu'en 378 par saint Jérôme.
Par la suite, d'autres recherches chronologiques retiendront l'attention des chrétiens, en particulier pour fixer la date de Pâques, fête mobile liée au calendrier lunaire, puis celle de la naissance du Christ, calculée en 525 par le moine Denys le Petit qui crée ainsi l'ère de l'Incarnation.
RECHERCHE DES CAUSES ‒ On sait, au moins depuis Hérodote, que l'historien ne peut se contenter de rapporter des événements, qu'il doit en rechercher les causes, et les auteurs païens, se conformant à cette règle, en avaient identifié un certain nombre : la volonté des dieux, invoquée par Xénophon, ou les passions humaines. Des causes politiques interviennent dans l'uvre de Thucydide et de Polybe : l'impérialisme athénien qui est à l'origine de la guerre du Péloponnèse, la constitution mixte de Rome qui explique son redressement après la bataille de Cannes. A l'époque hellénistique, face au caractère inexplicable par la raison de certains événements, se développe l'idée que ceux-ci sont simplement l'effet de la Tychè, la fortune ou le hasard ; bien plus tard, Ammien Marcellin soulignera le rôle de Némésis (T 2).
Les chrétiens récusent cette étiologie. Pour eux, Dieu est le créateur et le sauveur des hommes ; c'est lui qui agit en profondeur dans leur histoire, qui a mis fin aux persécutions, par exemple, et puni les coupables de manière exemplaire (Lactance). Cette conception providentialiste de l'histoire va rester longtemps dominante. Bornons-nous ici à quelques exemples. Au début du XIIe siècle, Guibert de Nogent fait le récit de la première croisade et lui donne un titre très significatif, non pas « Gesta Francorum » mais « Gesta Dei per Francos » : les Croisés ne sont que les instruments de la volonté divine, volonté divine qui est toujours agissante, même si elle est parfois impénétrable comme le note un contemporain de Guibert, Ordéric Vital. Un laïc comme Commynes attribue lui aussi les revers subis par les grands hommes à l'intervention de Dieu, plutôt qu'aux coups de la Fortune, et le huguenot A. d'Aubigné considère même que c'est là le vrai fruit à retirer de toute histoire : « connoistre en la folie et la foiblesse des hommes le jugement et la force de Dieu », opinion que n'aurait sans doute pas reniée le très catholique Bossuet.
OBJET ET BUT DE L'HISTOIRE ‒ Les chrétiens ne s'intéressent guère à l'histoire profane, si ce n'est pour les besoins de leur apologétique. Pourquoi parler de Darius et de Cyrus, des guerres d'Athènes et de Sparte ? se demande Théophile (T 5). L'histoire des païens ne mérite d'être prise en considération que pour sa valeur pédagogique : aux yeux de Lactance et d'Orose, ce ne sont pas tellement les événements qui comptent, c'est la leçon qui s'en dégage. La plupart des auteurs chrétiens vont donc se tourner vers d'autres sujets, l'histoire de l'Église, d'une part, et dans un premier temps il s'agit de l'Église universelle, les vies de saints de l'autre, où les fidèles trouvent des modèles à imiter. Ces deux genres littéraires se développeront au moyen âge, à cela près que les histoires de l'Église vont se rétrécir et se limiter à un pays, à un diocèse, voire à un monastère.
Bibliographie
‒ Altaner B. (adapté par H. Chirat), Précis de patrologie, Mulhouse, 1961.
‒ Bouffartigue J., Entre Constantin et Théodose. L'image incertaine des empereurs chrétiens chez leurs coreligionnaires des IVe et Ve siècles, dans Les Études Classiques, 75, 2007, p. 53-66.
‒ Cracco Ruggini L., The Ecclesiastical Histories and the Pagan Historiography : Providence and Miracles, dans Athenaeum, N.S. 55, 1977, p. 107-126.
‒ Den Boer W., Some Remarks on the Beginnings of Christian Historiography, dans Studia Patristica, 4, 1961, p. 348-362 (= H.W. Pleket - H.S. Versnel - M.A. Wes [éd.], W. Den Boer, SYGGRAMMATA. Studies in Graeco-Roman History, Leyde, 1979, p. 23-37).
‒ Duval Y.- M., Temps antique et temps chrétien, dans Histoire et historiographie en Occident aux IVe et Ve siècles, Aldershot,Variorum Collected Studies Series, 1997.
‒ Guitton J., Le temps et l'éternité chez Plotin et Saint Augustin, 3e éd., Paris, 1959 (Bibliothèque d'histoire de la philosophie).
‒ Inglebert H., Les Romains chrétiens face à l'histoire de Rome, Paris, 1996 (Coll. des Études Augustiniennes. Sér. Antiquité, 145).
‒ Inglebert H., Interpretatio Christiana. Les mutations des savoirs (cosmographie, géographie, ethnographie, histoire) dans l'Antiquité chrétienne (30-630 après J.-C.) , Paris, 2001 (Coll. des Études Augustiniennes. Sér. Antiquité, 166).
‒ Löwith K., Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l'histoire, Paris, 2002 (Bibliothèque de philosophie).
‒ Momigliano A., L'historiographie païenne et chrétienne au IVe siècle après J.-C., dans Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, Paris, 1983, p. 145-168.
‒ Momigliano A., Time in Ancient Historiography, dans History and Theory, Beiheft 6, 1966, p.1-23 (= Essays in Ancient and Modern Historiography, 1977, p. 179-204).
‒ Pouderon B. - Duval Y.-M. (dir.), L'historiographie de l'Église des premiers siècles, Paris, 2001 (Théologie historique, 14).
‒ Press G.A., History and the Development of the Idea of History in Antiquity, dans History and Theory, 16.3, 1977, p. 280-296.
‒ Vidal-Naquet P., Temps de Dieu et temps des hommes. Essai sur quelques aspects de l'expérience temporelle chez les Grecs, dans Revue de l'histoire des religions, 157, 1960, p. 55-80.
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Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick
[15 janvier 2014]
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