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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


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Historiographie médiévale

 

Philippe de Commynes (1447-1511)


Éditions :

Historiens et Chroniqueurs du Moyen Age, éd. A. PAUPHILET - E. POGNON, Paris, 1952 (Bibliothèque de la Pléiade).

Philippe de Commynes, Mémoires, éd. J. CALMETTE, Paris, 1924-1925 (Les classiques de l'histoire de France au Moyen Age, 3, 5, 6).

Philippe de Commynes, Mémoires, éd. J. BLANCHARD, Paris, 2004 (Pocket Agora) : traduction intégrale en français moderne.

Philippe de Commynes, Mémoires, éd.critique J. BLANCHARD, 2 vol., Genève, 2007 (Textes littéraires français).

Études :

BASTIN J., Les Mémoires de Philippe de Commynes, Bruxelles, 1944 (Collection nationale, 4e série, n° 46).

BLANCHARD J., L'histoire commynienne. Pragmatique et mémoire dans l'ordre politique, dans Annales ESC, 46.5, 1991, p.1071-1105.

BLANCHARD J., Commynes l'Européen. L'invention du politique, Genève, 1996 (Publications romanes et françaises, 216).

BLANCHARD J., Philippe de Commynes, Paris, 2006.

‒ CHABAUD F., Les « Mémoires » de Philippe de Commynes : un « miroir aux princes » ? dans Francia, 19/1, 1992, p.95-114.

 DEMERS J., Commynes Mémorialiste, Montréal, 1975.

DUFOURNET J., Philippe de Commynes. Un historien à l'aube des temps modernes, Bruxelles, 1994 (Bibliothèque du moyen âge, 4).

DUFOURNET J., Commynes et l'écriture des Mémoires, dans BOHLER D. - MAGNIEN SIMONIN C. (éds.), Écritures de l'histoire (XIVe - XVIe siècle), p.269-284.


Prologue, à M. l'Archevesque de Vienne

Monseigneur l'archevesque de Vienne, pour satisfaire à la requeste qu'il vous a plu me faire de vous escrire, et mettre par mémoire ce que j'ay sçu et connu des faits du feu roy Louis onziesme, à qui Dieu fasse pardon, nostre maistre et bienfaicteur, et prince digne de très-excellente mémoire, je l'ay fait le plus près de la vérité que j'ay pu et sçu avoir la souvenance.

Du temps de sa jeunesse ne sçauroye parler, sinon pour ce que je luy en ay ouÿ parler et dire : mais depuis le temps que je vins en son service, jusques à l'heure de son trespas, où j'estoye présent, ay fait plus continuelle résidence avec luy, que nul autre de l'estat à quoy je le servoye, qui pour le moins ay tousjours esté des chambellans, ou occupé en ses grandes affaires. En luy et en tous autres princes, que j'ay connu ou servy, ay connu du bien et du mal : car ils sont hommes comme nous. A Dieu seul appartient la perfection. Mais, quand en un prince la vertu et bonnes conditions précèdent les vices, il est digne de grand louange : vu que tels personnages sont plus enclins en choses volontaires qu'autres hommes, tant pour la nourriture [éducation] et petit chastoy [peu d'éducation] qu'ils ont eu en leur jeunesse, que pour ce que venans en l'âge d'homme, la pluspart des gens taschent à leur complaire, et à leurs complexions et conditions.

Et pour ce que je ne voudroye point mentir, se pourroit faire qu'en quelque endroit de cet escript se pourroit trouver quelque chose qui du tout ne seroit à sa louange ; mais j'ay espérance que ceux qui liront, considéreront les raisons dessusdites. Et tant osay-je bien dire de luy, à son los [louange], qu'il ne me semble pas que jamais j'aye connu nul prince, où il y eust moins de vices qu'en luy, à regarder le tout. Si ay-je eu autant connoissance des grands princes, et autant de communication avec eux, que nul homme, qui ait esté en France de mon temps, tant de ceux qui ont régné en ce royaume, que en Bretagne, et en ces parties de Flandres, Allemagne, Angleterre, Espagne, Portugal, et Italie, tant seigneurs spirituels que temporels, que de plusieurs autres dont je n'aye eu la vue, mais connoissance par communication de leurs ambassades, par lettres, et par leurs instructions, par quoy on peut assez avoir d'information de leurs natures et conditions. Toutesfois je ne prétends en rien, en le louant en cet endroit, diminuer l'honneur et bonne renommée des autres ; mais vous envoye ce dont promptement m'est souvenu, espérant que vous le demandez pour le mettre en quelque œuvre, que vous avez intention de faire en langue latine, dont vous estes bien usité. Par laquelle œuvre se pourra connoistre la grandeur du prince dont vous parleray, et aussi de votre entendement. Et là où je faudroye, vous trouverez monseigneur du Bouchage, et autres, qui mieux vous en sçauroient parler que moy, et le coucher en meilleur langage. Mais pour obligation d'honneur, et grandes privautés et bienfaits, sans jamais entre-rompre, jusques à la mort, que l'un ou l'autre n'y fust, nul n'en devroit avoir meilleure souvenance que moy : et aussi pour les pertes et douleurs que j'ay reçues depuis son trespas ; qui est bien pour faire réduire en ma mémoire les graces que j'ay reçues de luy ; combien que c'est chose accoutumée, qu'après le décès de si grands et puissans princes, les mutations sont grandes, et y ont les uns pertes, et les autres gain ; car les biens et les honneurs ne se départent point à l'appétit de ceux qui les demandent.

Et pour vous informer du temps, dont ay eu connoissance dudit seigneur, dont faites demande, m'est force de commencer avant le temps que je vins à son service : et puis par ordre je continueray mon propos, jusques à l'heure que je devins son serviteur, et continueray jusques à son trespas (Mémoires, éd. A. Pauphilet - E. Pognon, Prologue à M. l'Archevesque de Vienne, pp.949-950).

 

Portrait de Louis XI

Je me suis mis en ce propos, parce que j'ay vu beaucoup de tromperies en ce monde, et de beaucoup de serviteurs envers leurs maistres, et plus souvent tromper les princes et seigneurs orgueilleux, qui peu veulent ouÿr parler les gens, que les humbles qui volontiers les escoutent. Et entre tous ceux que j'ay jamais connu, le plus sage pour soy tirer d'un mauvais pas en temps d'adversité, c'estoit le roy Louis XI, nostre maistre, le plus humble en paroles et en habits, et qui plus travailloit à gaigner un homme qui le pouvoit servir, ou qui luy pouvoit nuire. Et ne s'ennuyoit point d'estre refusé une fois d'un homme qu'il prétendoit gaigner ; mais y continuoit, en luy promettant largement, et donnant par effect argent et estats qu'il connoissoit luy plaire. Et quant à ceux qu'il avoit chassés et déboutés en temps de paix et de prospérité, il les rachetoit bien cher, quand il en avoit besoin, et s'en servoit, et ne les avoit en nulle hayne pour les choses passées. Il estoit naturellement amy des gens de moyen estat, et ennemy de tous grands qui se pouvoient passer de luy. Nul homme ne presta jamais tant l'oreille aux gens, ni ne s'enquist de tant de choses, comme il faisoit, ni qui voulust jamais connoistre tant de gens ; car aussi véritablement il connoissoit toutes gens d'auctorité et de valeur qui estoient en Angleterre, en Espagne, en Portugal, en Italie, et ès seigneuries du duc de Bourgongne, et en Bretagne, comme il faisoit ses subjets. Et ces termes et façons qu'il tenoit, dont j'ay parlé cy-dessus, luy ont sauvé la couronne, vu les ennemis qu'il s'estoit luy-mesme acquis à son advènement au royaume. Mais surtout luy a servi sa grande largesse : car ainsi comme sagement il conduisoit l'adversité, à l'opposite, dès ce qu'il cuidoit [pensait] estre à sûr, ou seulement en une trève, se mettoit à mescontenter ses gens, par petits moyens qui peu luy servoient, et à grand peine pouvoit endurer paix. Il estoit léger à parler des gens, et aussi tost en leur présence qu'en leur absence, sauf de ceux qu'il craignoit, qui estoit beaucoup, car il estoit assez craintif de sa propre nature. Et quand pour parler il avoit reçu quelque dommage, ou en avoit suspicion, et le vouloit réparer, il usoit de cette parole au personnage propre : « Je sçay bien que ma langue m'a porté grand dommage ; aussi m'a-t-elle fait quelquesfois du plaisir beaucoup ; toutesfois c'est raison que je répare l'amende.» Et n'usoit point de ses privées paroles, qu'il ne fist quelque bien au personnage à qui il parloit ; et n'en faisoit nuls petits. Encore fait Dieu grand'grace à un prince, quand il sçait le bien et le mal, et par espécial quand le bien précède [l'emporte], comme au roy nostre maistre dessusdit. Mais à mon advis, que le travail [la souffrance] qu'il eut en sa jeunesse, quand il fut fugitif de son père, et fuit sous le duc Philippe de Bourgongne, où il fut six ans, luy valut beaucoup ; car il fut contraint de complaire à ceux dont il avoit besoin, et ce bien (qui n'est pas petit) luy apprit adversité. Comme il se trouva grand et roy couronné, d'entrée ne pensa qu'aux vengeances ; mais tost luy en vint le dommage, et quand et quand [ensemble] la repentance ; et répara cette folie et cet erreur, en regagnant ceux auxquels il tenoit tort, comme vous entendrez cy-après. Et s'il n'eust eu la nourriture [l'éducation] autre que les seigneurs que j'ay vu nourrir en ce royaume, je ne croy pas que jamais se fust ressours [relevé] ; car ils ne les nourrissent seulement qu'à faire les fols en habillemens et en paroles. De nulles lettres ils n'ont connoissance. Un seul sage homme on ne leur met à l'entour. Ils ont des gouverneurs à qui on parle de leurs affaires, et à eux rien ; et ceux là disposent de leurs dits affaires ; et tels seigneurs y a qui n'ont que treize livres de rente, en argent, qui se glorifient de dire : « Parlez à mes gens », cuidans par cette parole contrefaire les très grands. Aussi ay-je bien vu souvent leurs serviteurs faire leur profit d'eux, en leur donnant bien à connoistre qu'ils estoient bestes. Et si d'adventure quelqu'un s'en revient, et veut connoistre ce qui luy appartient, c'est si tard qu'il ne sert plus de guères ; car il faut noter que tous les hommes, qui jamais ont esté grands et fait grandes choses, ont commencé fort jeunes. Et cela gist à la nourriture, ou vient de la grace de Dieu (Mémoires, I, X, pp.989-990).

 

Utilité de l'histoire pour les princes

C'est grand'folie à un prince de soy soumettre à la puissance d'un autre, par espécial quand ils sont en guerre, où ils ont esté en tous endroits, et est grand avantage aux princes d'avoir vu des histoires en leur jeunesse, èsquelles se voyent largement de telles assemblées, et de grandes fraudes, grosses tromperies et parjuremens, qu'aucuns des anciens ont fait les uns vers les autres, et pris et tués ceux qui en telles suretés s'estoient fiés. Il n'est pas dit que tous en ayent usé ; mais l'exemple d'un est assez pour en faire sages plusieurs, et leur donner vouloir de se garder ; et est, ce me semble (à ce que j'ay vu plusieurs fois par expérience de ce monde, où j'ay esté autour des princes l'espace de dix-huit ans ou plus, ayant claire connoissance des plus grandes et secrettes matières qui se soient traitées en ce royaume de France et seigneuries voisines), l'un des grands moyens de rendre un homme sage, d'avoir lu les histoires anciennes, et apprendre à se conduire et garder, et entreprendre sagement par icelles et par les exemples de nos prédécesseurs. Car notre vie est si briève, qu'elle ne suffit à avoir de tant de choses expérience. Joint aussi que nous sommes diminués d'âge, et que la vie des hommes n'est si longue comme elle souloit [avait coutume], ni les corps si puissans. Semblablement que nous sommes affoiblis de toute foy et loyauté les uns envers les autres, et ne sçauroye dire par quel lieu on se puisse assurer les uns des autres, et par espécial des grands princes, qui sont assez enclins à leur volonté sans regarder autre raison, et qui pis vaut, sont le plus souvent environnés de gens qui n'ont l'oeil à autre chose qu'à complaire à leur maistres, et à louer toutes leurs œuvres, soient bonnes ou mauvaises ; et si quelqu'un se trouve qui veuille mieux faire, tout se trouvera brouillé.

Encore ne me puis-je tenir de blasmer les seigneurs ignorans. Environ tous seigneurs se trouvent volontiers quelques clercs et gens de robbes longues (comme raison est) ; et y sont bien séans quand ils sont bons, et bien dangereux quand ils sont mauvais. A tous propos ont une loi au bec, ou une histoire ; et la meilleure qui se puisse trouver se tourneroit bien à mauvais sens; mais les sages et qui auroient lu n'en seroient jamais abusés ; ni ne seroient les gens si hardis de leur faire entendre mensonges. Et croyez que Dieu n'a point établi l'office de roy ni d'autre prince pour estre exercé par les bestes, ni par ceux qui par vaine gloire dient : « Je ne suis pas clerc ; je laisse faire à mon conseil ; je me fie en eux» ; et puis, sans assigner autre raison, s'en vont en leurs esbats. S'ils avoient esté bien nourris en la jeunesse, leurs raisons seroient autres, et auroient envie qu'on estimast leurs personnes et leurs vertus. Je ne veux point dire que tous les princes se servent de gens mal conditionnés ; mais bien la plupart de ceux que j'ay connu n'en ont pas toujours esté dégarnis. En temps de nécessité ay-je bien vu que les aucuns sages se sont bien sçu servir des plus apparens, et les chercher sans y rien plaindre. Et entre tous les princes, dont j'ay eu la connoissance, le roy nostre maistre l'a le mieux sçu faire, et plus honorer et estimer les gens de bien et de valeur. Il estoit assez lettré ; il aimoit à demander et entendre de toutes choses, et avoit le sens naturel parfaitement bon, lequel précède toutes autres sciences qu'on sçauroit apprendre en ce monde; et tous les livres qui sont faits ne serviroient de rien, si n'estoit pour ramener en mémoire les choses passées ; et qu'aussi plus on voit de choses en un seul livre en trois mois, que n'en sçauroient voir à l'œil et entendre par expérience vingt hommes de rang, vivans l'un après l'autre. Ainsi, pour conclure cet article, me semble que Dieu ne peut envoyer plus grande playe en un païs, que d'un prince peu entendu; car de là procèdent tous autres maux. Premièrement en vient division et guerre ; car il met tousjours en main d'autruy son auctorité, qu'il devroit plus vouloir garder que nulle autre chose ; et de cette division procède la famine et mortalité, et les autres maux qui dépendent de la guerre. Or regardez donc, si les subjets d'un prince ne se doivent point bien douloir [éprouver de la douleur], quand ils voyent ses enfants mal nourris, et entre mains de gens mal conditionnés (Mémoires, II, VI, pp.1028-1030).

 

Du rôle de la Fortune

Que dirons-nous ici de Fortune? Cet homme [le Connétable de Saint-Pol] estoit situé aux confins de ces deux princes ennemis, ayant si forte place en ses mains, quatre cens hommes d'armes bien payés, dont il estoit commissaire, et y mettoit qui il vouloit, et les avoit jà maniés douze ans passé s; il estoit très sage et vaillant chevalier, qui avoit beaucoup vu ; il avoit grand argent comptant ; et après tout cela, se trouver en ce danger destitué de cœur et de tous remèdes ! Il faut bien dire que cette tromperesse Fortune l'avoit regardé de son mauvais visage ; mais, pour mieux dire, il faut respondre que tels grands mystères ne viennent point de Fortune, et que Fortune n'est riens, fors seulement une fiction poëtique, et qu'il faloit que Dieu l'eust abandonné, à considérer toutes ces choses dessusdites, et assez d'autres que je n'ai pas dites. Et s'il appartenoit à un homme de juger (ce que non, et par espécial à moy) je dirois que ce qui raisonnablement devroit avoir esté cause de sa punition, estoit que tousjours avoit travaillé de toute sa puissance que la guerre durast entre le roy et le duc de Bourgongne ; car là estoit fondée sa grande auctorité et son grand estat ; et y avoit peu à faire à les entretenir en ce différend, car naturellement leurs complexions estoient différentes. Celuy seroit bien ignorant, qui croiroit qu'il y eust fortune, ni cas semblable, qui eust sçu garder un si sage homme à estre mal de ces deux princes, à un coup, qui en leur vie ne s'accordèrent en rien qu'à ceci ; et encore plus fort le roy d'Angleterre, qui avoit espousé sa nièce, et qui merveilleusement aimoit tous les parens de sa femme, et par espécial ceux de cette maison de Saint-Pol. Il est vray-semblable et chose certaine, qu'il estoit esloigné de la grace de Dieu, de s'estre mis ennemy de ces trois princes, et n'avoir un seul amy qui l'eust osé loger une nuict ; et autre fortune n'y avoit mis la main que Dieu.

Et ainsi en est advenu et adviendra à plusieurs autres, qui, après les grandes et longues prospérités, tombent en grandes adversités (Mémoires, IV, XII, pp.1154-1155).

 

Commynes psychologue

Pour continuer mon propos, faut parler du duc de Bourgongne, lequel après la fuite de cette bataille de Morat (qui fut en l'an mil quatre cent septante six) s'estoit retiré à l'entrée de Bourgongne, et en un lieu appelé la Rivière, auquel lieu il séjourna plus de six semaines, ayant encore cœur de rassembler gens. Toutesfois il y besongnoit peu, et se tenoit comme solitaire ; et sembloit plus qu'il fist par obstination ce qu'il faisoit, qu'autrement, comme vous entendrez ; car la douleur qu'il eut de la perte de la première bataille de Granson fut si grande, et luy troubla tant les esprits, qu'il en tomba en grande maladie ; et fut telle, que sa colère et chaleur naturelle estoient si grandes qu'il ne buvoit point de vin, mais le matin buvoit ordinairement de la tisanne, et mangeoit de la conserve de roses pour se rafraîchir. Ladite tristesse mua tant sa complexion, qu'il luy faloit boire le vin bien fort sans eau ; et pour luy faire retirer le sang au cœur, mettoient des estoupes ardentes dedans des ventouses, et les luy passoient en cette chaleur à l'endroit du cœur. Et de ce propos, vous, Monseigneur de Vienne, en sçavez mieux que moy, comme celuy qui luy aidastes à panser en cette maladie, et luy fistes rere [raser] la barbe, qu'il laissoit croistre; et, à mon advis, oncques puis ladite maladie, ne fut si sage qu'auparavant, mais beaucoup diminué de son sens. Et telles sont les passions de ceux qui jamais n'eurent adversité, et qui, après semblables infortunes, ne cherchent les vrais remèdes, et par espécial les princes, qui sont orgueilleux; car en ce cas et en semblables, le premier refuge est retourner à Dieu, et penser si en riens on l'a offensé, et s'humilier devant luy et connoistre ses mesfaits ; car c'est luy qui détermine de tels procès, sans qu'on luy puisse proposer nulle erreur. Après cela, fait grand bien de parler à quelque amy de ses privés, et hardiment devant luy plaindre ses douleurs, et n'avoir point de honte de monstrer sa douleur devant l'espécial amy ; car cela allége le cœur, et le réconforte ; et les esprits reviennent en leur vertu, pour parler ainsi à conseil, ou pour prendre autre remède, par quelque exercice et labeur (car il est force, puisque nous sommes hommes, que telles douleurs passent avec passion grande, ou en public ou en particulier) et non point prendre le chemin que prit ledit duc de se cacher, ou de se tenir solitaire. Et pource qu'il estoit terrible à ses gens, nul ne s'osoit avancer de luy donner nul confort ou conseil, mais le laissoient faire à son plaisir, craignant que si aucune chose luy eussent remonstré, qu'il ne leur en fut mal pris (Mémoires, V, V, pp.1175-1176).

 

Début des guerres d'Italie

Pour continuer les Mémoires (par moy Philippe de Commynes encommencés) des faits et gestes durant le règne du feu roy Louis onziesme, que Dieu absolve, maintenant vous veux dire comme il advint que le roy Charles huitiesme, son fils, entreprit son voyage d'Italie, auquel je fus. Et partit ledit seigneur de la ville de Vienne, qui est au Dauphiné, le vingt et troisiesme d'aoust, l'an mil quatre cens quatre vingts quatorze; et fut de retour dudit voyage en son royaume environ le mois d'octobre quatre vingts et quinze. En l'entreprise duquel voyage il y eut mainte disputation, sçavoit s'il iroit ou non : car l'entreprise sembloit à toutes gens sages et expérimentés très dangereuse ; et n'y eut que luy seul qui la trouva bonne, et un appelé Estienne de Vers, natif de Languedoc, homme de petite lignée, qui jamais n'avoit vu ni entendu nulle chose au fait de la guerre. Un autre s'en estoit meslé jusques là, à qui le cœur faillit, homme de finances, appelé le général Brissonnet, qui depuis, à cause dudit voyage, a eu de grands biens en l'Eglise, comme cardinal et beaucoup de bénéfices. L'autre avoit jà acquis beaucoup d'héritages, et estoit séneschal de Beaucaire et président des Comptes à Paris, et avoit servy ledit roy en son enfance très bien de varlet de chambre: et cettuy-là y attira ledit général, et eux deux furent cause de ladite entreprise, dont peu de gens les louoient et plusieurs les blasmoient: car toutes choses nécessaires à une si grand'entreprise leur défailloient : car le roy estoit très jeune, foible personne, plein de son vouloir, peu accompagné de sages gens, ni de bons chefs ; nul argent comptant. Car, avant que partir, ils empruntèrent cent mil francs du banc de Soly, à Gènes, à gros intérest pour cent, de foyre en foyre, et en plusieurs autres lieux, comme je diray après. Ils n'avoient ni tentes, ni pavillons, et si commencèrent en yver à entrer en Lombardie. Une chose avoient-ils bonne : c'estoit une gaillarde compagnie, pleine de jeunes gentils hommes, mais en peu d'obéyssance. Ainsi, faut conclure que ce voyage fut conduit de Dieu, tant à l'aller qu'au retourner : car le sens des conducteurs que j'ay dit n'y servit de guères (Mémoires, VII, I, pp.1294-1295).


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