Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 406b-413a - Ans 701-704

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2023)

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Ans 701-704

AUTOUR DE LA LÉGENDE DE FLORENTIN, FILS DE L’EMPEREUR PHILIPPICOS - CARTHAGE - PONTHIS - CHARLES MARTEL - PÉPIN LE BREF ET LE LION - JULIEN DE DANEMARK - OGIER LE DANOIS - ODILON DE BAVIÈRE - ANASTASE - DANOIS - HONGROIS - BAVAROIS - PERSES - SARRASINS - SAINT HUBERT

Myreur, II, p. 406b-413a

 

A. Ans 701-703 = Myreur II, p. 406b-410a : L'empereur Justinien II, destitué, pousse le roi des Crétois à attaquer Constantinople avec ses forces navales - Celles de l'empereur Philippicos ne sont pas prêtes mais le chevalier Anastase s'interpose avec ses navires et les Byzantins remportent une éclatante victoire navale sur les envahisseurs - Anastase est nommé patrice - Danois et  Hongrois contre Odilon de Bavière, aidé par Charles Martel et son fils Pépin  - Le rôle à Carthage de Florentin, fils de l'empereur Philippicos, dans la guerre des chrétiens et des Sarrasins - Pépin le Bref  contre  Hongrois et  Danois - Combat épique entre Julien de Danemark et Pépin, qui terrasse un lion et assure la victoire au roi de Bavière - Précisions généalogiques concernant la Bavière et Ogier le Danois

B. Ans 703-704 = Myreur II, p. 410b-413 : Florentin aide Carthage à soumettre les envahisseurs perses et obtient la main de la fille du roi de Carthage - Lors d'une traversée par mer pour rentrer chez son père l'empereur, il se retrouve jeté par le hasard d'une tempête dans la cité de Ponthis, où sa fiancée est assassinée - Florentin se venge en massacrant beaucoup d'habitants, puis obtient l'aide du roi de Carthage et de l'empereur de Rome qui anéantissent la ville de Ponthis


 

A. Ans 701-703 = Myreur II, p. 406b-410a

 

L'empereur Justinien II, destitué, pousse le roi des Crétois à attaquer Constantinople avec ses forces navales ; celles de l'empereur Philippicos ne sont pas prêtes mais Anastase s'interpose avec ses navires et remporte au profit des Byzantins une éclatante victoire navale sur les envahisseurs. Il est nommé patrice

* Saint Hubert donna une bannière aux tréfonciers du pays de Liège

Danois et  Hongrois contre Odilon de Bavière, aidé par Charles Martel et son fils Pépin 

* Le rôle à Carthage de Florentin, fils de l'empereur Philippicos, dans la guerre des chrétiens et des Sarrasins

* A nouveau, Pépin le Bref contre  les Hongrois et  les Danois en Bavière

* Accent mis sur le combat épique entre Julien de Danemark et Pépin, qui terrasse un lion et assure la victoire au roi de Bavière

Digression généalogique sur la Bavière, Odilon, Naime, Doon de Mayence et Ogier le Danois

 

L'empereur Justinien II, destitué, pousse le roi des Crétois à attaquer Constantinople avec ses forces navales ; celles de l'empereur Philippicos ne sont pas prêtes mais Anastase s'interpose avec ses navires et remporte au profit des Byzantins une éclatante victoire navale sur les envahisseurs. Il est nommé patrice

[L’an VIIc et I] Item, l'an VIIc et unc s'en alat ly emperere Justiniain, qui estoit priveis, al roy Gordalus de Crete, cuy soreur ilh avoit à femme, et soy plandit à luy de chu que les Romans ly avoient fait, porquen ly roy de Crete assemblat mult de gens, et soy mist sour mere por venir à Romme ; mains uns chevalier qui oit à nom Anastase, qui estoit ly fis de roy Johan de Machidone, qui entendit la muet des Sarasins, vint par mere à Romme si atans que ly emperere [II, p. 407] Philippe assemblat ses gens. Et lydit chevalier Anastase les conduit par la mere, et fut chis Anastase là-meisme par les senateurs fais patris de Romme.

[An 701] En l'an 701, l'empereur Justinien II, qui avait été destitué (II, p. 405), se rendit chez le roi Gordalus de Crète, dont il avait épousé la soeur, et se plaignit à lui de ce que lui avaient fait subir les Romains. C'est pourquoi le roi de Crète rassembla une grande armée et prit la mer pour se rendre à Rome. Mais un chevalier, du nom d'Anastase, fils de Jean de Macédoine, qui avait appris le mouvement des Crétois, arriva par mer à Rome avant que l'empereur [II, p. 407] Philippicos ait rassemblé ses gens. C'est ledit chevalier Anastase qui prit la tête des opérations maritimes ; cet Anastase-là fut nommé patrice de Rome par les sénateurs.

Bo note que « Justinien II, chassé de Constantinople, se réfugia auprès du kaghan des khazars, qui lui donna sa fille en mariage ». Il note aussi qu'« Anastase II, qui succéda à Philippicus Bardanes, était le secrétaire de ce dernier, et s'appelait alors Artemis ». Pour plus de détails sur les circonstances historiques de la tentative de Justinien pour récupérer son trône, voir art. <Justinien II> sur Wikipédia.

[Les Romans ont ochis CCm Sarasins sour mere] Et quant ilh vinrent sour mere por aleir en Crete, si encontrarent leur annemis sour mere ; si soy sont cognus à leur ensengnes, et tantost ilh s'aprachont et soy corurent sus l'unc l'autre, et là oit grant estour, sicom sour mere. Adont li emperere Philippe et ses dois fis, Eracle et Florentin, et tous les altres Romans, soy proverent si bien que les Sarasins furent desconfis, et y fut des Sarasins ochis ou noiiés IIc milh hommes, portant qu'ilh estoient si fort atachiés ly une nave à l'autre, que ilh ne porent fuyr ; quant ilh furent desconfis, si lassoient ferir sour eaux et bierseir enssi com gens mors. Et des Romans, par le volenteit de Dieu, n'en fut mors que VIm.

[Les Romains tuèrent 200.000 Sarrasins sur mer] Lors de leur navigation vers la Crète, les Romains rencontrèrent leurs ennemis en pleine mer ; ils se reconnurent grâce à leurs enseignes, et aussitôt s'approchèrent et s'attaquèrent. Et il y eut un combat important, comme on en voit sur mer. L'empereur Philippicos et ses deux fils, Héraclée et Florentin, ainsi que tous les autres Romains, se révélèrent si bons guerriers que les Sarrasins furent battus. Ils perdirent deux cent mille hommes, tués ou noyés, parce que leurs bateaux étaient si proches les uns des autres qu'ils ne purent fuir. Une fois vaincus, ils se laissèrent frapper et blesser, comme s'ils étaient morts. Quant aux Romains, selon la volonté de Dieu, ils ne perdirent que six mille hommes.

Saint Hubert donna une bannière aux tréfonciers du pays de Liège

[Sains Hubers donnat bannier as tresfonsiers de paiis de Liege] En cel an donnat sains Hubers, l’evesque de Liege, banniere d'on confanon à l'engliese de Liege, sicom saingnours tresfonsiers del paiis, et oit dedens figureit leur patrons, la Virge Marie et sains Lambers.

[Saint Hubert donna une bannière aux tréfonciers du pays de Liège] Cette année-là [701], saint Hubert, l'évêque de Liège, donna comme bannière un étendard aux membres de l'Église de Liège, en tant que seigneurs détenteurs d'un tréfonds du pays. Sur cet étendard figuraient leurs patrons, la Vierge Marie et saint Lambert.

Danois et Hongrois contre Odilon de Bavière, aidé par Charles Martel et son fils Pépin 

[L’an VIIc et II] Item, l'an VIIc et II defiarent le roy de Hongrie et de Dannemarche Udelon, le roy de Bealwir, portant qu'ilh avoit donneit sa soreur à Char-Martel, qui les avoit destruit leur loy. Chu mandat Udelon à Char-Martel, et li priat qu'ilh le sourcorist, lyqueis Char-Martel y envoiat Pipin, son fis, et awec ly XXm hommes ; mains les Dannois et Hongrois ne vinrent mie, quant ilh entendirent le socour. Si retournat Pipin et revint en Franche.

[An 702] En l'an 702, le roi de Hongrie et le roi de Danemark défièrent Odilon, le roi de Bavière, parce qu'il avait donné sa soeur en mariage à Charles Martel, qui avait détruit leur religion. Odilon le fit savoir à Charles Martel, lui demandant des secours ; Charles lui envoya son fils Pépin, avec vingt mille hommes. Mais quand ils entendirent parler de ces secours, les Danois et les Hongrois ne se présentèrent pas. Pépin fit demi-tour et revint en Francie.

Les Danois et les Hongrois reviendront attaquer Odilon et la Bavière l'année suivante (II, p. 408)

Le rôle à Carthage de Florentin, fils de l'empereur Philippicos, dans la guerre des chrétiens et des Sarrasins

[De Florentin, li fis l’emperere] En cel an soy departit de Romme Florentin, ly fis l'emperere Philippe, si entendit qu'ilh avoit grant guere en Affrique entres les cristiens et les Sarasins : et chis estoit tant bons chevaliers, qu'ilh ne cachoit mult aultre choise fours que chevalerie et proieche, et estoit beais hons, et jovenes et hardis. Chis Florentin montat sour mere et arivat en la citeit d'Alixandre, puis montat à cheval, awec luy VI chevaliers et XII escuwiers, si n'arestat si vint en la citeit de Cartaige, si fut retenus al court del roy.

[Florentin, le fils de l’empereur] Cette année-là [702], Florentin, le fils de l'empereur Philippicos, quitta Rome quand il apprit qu'en Afrique, une grande guerre opposait les chrétiens aux Sarrasins. Il était si bon chevalier qu'il ne recherchait rien d'autre que des actes de chevalerie et des prouesses. C'était un bel homme, jeune et hardi. Il prit la mer et arriva à Alexandrie, puis il monta à cheval, accompagné de six chevaliers et douze écuyers, et ne s'arrêta qu'une fois arrivé à Carthage, où il fut retenu à la cour du roi.

Adont fist ly roy de Cartage armeir ses gens et vient contre les Persans, que ilh trovat en son paiis, et quant ilh les veit, si fist ses gens astargier et vont là faire tendre leur treis. Mains quant Florentien veit chu, se dest : « Hée ! noble roy, comment esteis-vos teis, que vos veas vos ennemis entreir enssi en vostre paiis et ne les coreis sus ? Se vos estieis emperere de Romme, vos [II, p. 408] en perderiés vostre coronne par unc teile faite. Rengiés vos gens sens astargier et assalheis vos annemis, car la victoir est vostre. » Quant ly roy entendit chu, si fut tou honteuse, et ses hommes ly dessent : « Sires, ly jovene chevalier dist veriteit. »

Alors le roi de Carthage fit armer ses gens et marcha contre les Perses qu'il trouva dans son pays. Dès qu'il les vit, il arrêta ses gens pour installer leurs tentes à cet endroit. Quand Florentin vit cela, il dit : « Hé ! Noble roi, comment ne réagissez-vous donc pas, quand vous voyez vos ennemis pénétrer ainsi dans votre pays, sans courir les attaquer ? Si vous étiez empereur de Rome, vous [II, p. 408] perdriez votre couronne, suite à un tel fait. Rangez sans tarder vos hommes en ordre de bataille, et partez à l'assaut de vos ennemis, car la victoire est à vous ». Quand le roi entendit cela, il éprouva une grande honte, et ses hommes lui dirent : « Sire, le jeune chevalier dit vrai. »

[Del grant proieche Florentin] Chu fut l'an VIIc et III en mois de marche que ly roy de Cartage corut sus les Sarasins, qui valhanment soy defendent ; là soy portat Florentin si bien, qu'ilh fut mult prisiés des cristiens et des Sarasins, car ilh aloit par la batalhe, si departoit la plus grant presse d'on espafut qu'ilh portoit, ilh ne feroit homme qu'ilh ne l'abatist à terre mors parfendut jusqu'en la potrine. Et si en ochioit tant, que les Persans ne le poioient souffrir ne endureir, et s'enfuyrent com desconfis.

[La grande  prouesse de Florentin] C'est en mars de l'an 703 que le roi de Carthage attaqua les Sarrasins, qui se défendirent vaillamment ; et là Florentin se comporta si bien qu'il fut très apprécié par les chrétiens et par les Sarrasins, car il traversait la bataille, se servant avec la plus grande force de l'espadon qu'il portait. Tout homme qu'il frappait était jeté à terre, mort, pourfendu jusqu'à la poitrine. Et Florentin en tua tellement que les Perses, ne pouvant ni supporter ni endurer cela, furent vaincus et s'enfuirent.

Adont revinrent les cristiens en la citeit de Cartaige, et si fisent grant joie des chevaliers de Romme, car ilh ne savoient comment ilh estoit nommeis, car ilh celoit son nom et son estat à cascon, portant qu'ilh ne voloit mie estre cognus de cheaux de oultre mere, et par especial des Sarasins de Crete, par la grant disconfiture deseurdite.  Apres la batalhe montat ly roy en son palais, si mandat le chevalier de Romme, et le monstrat à la royne Belaide et à sa filhe Susayne, qui tant estoit belle dammoisel que plus belle pucelle n'avoit en son paiis.

Alors les chrétiens revinrent à Carthage et se réjouirent grandement de la présence du chevalier romain, dont ils ne connaissaient ni le nom, ni l'état, car il les cachait à chacun, ne voulant pas être reconnu par des habitants d'outre-mer et spécialement par des Sarrasins de Crète, à cause de la grande défaite évoquée ci-dessus. Après la bataille, le roi retourna dans son palais, fit venir le chevalier de Rome, et le présenta à la reine Belaide et à sa fille Suzanne, qui était si belle demoiselle qu'il n'y en avait pas de plus belle dans son pays.

À nouveau, Pépin le Bref contre les Hongrois et les Danois en Bavière

[Batalhe] En cel an entrarent les Dannois et les Hongrois en la terre de Bealwier, sy le commencharent à ardre et à gasteir. Mains ly roy Udelon envoiat à Mes en Loheraine à Pipin, qui là estoit, qui le venist sorcorir ; mains ly roy Udelon oit batalhe à ses annemis anchois que Pipin venist, et quant Pipin fut venus, si alat contre ly Udelon ly roy et li fist grant fieste, et unc pou apres ont corut sus leurs annemis : là furent Dannois et Hongrois si desconfis, que onques ne soy porent raloiier, et fuyoient le petit chevalier - chu estoit Pipin - teilement que chu fuist unc dyable. Adont ilh soy misent al fuyr parmy I bois, et Pipin, qui estoit enchafeis, les cachoit parmy le bois. Si veit le roy de Dannemarche, si l'escriat ; et quant li roy le voit, si le doubtat mult fort ; mains portant qu’ilh l'ochiroit en fuant, ilh retournat vers Pipin et soy combatit à luy mult firement, car ilh estoit bons chevalier.

[Bataille] Cette année-là [703], les Danois et les Hongrois envahirent la Bavière, qu'ils se mirent à incendier et à dévaster. Le roi Odilon envoya demander du secours à Pépin, qui se trouvait alors à Metz en Lorraine, mais en l'attendant il combattit lui-même ses ennemis. Lorsque Pépin arriva, Odilon alla vers lui, lui fit grande fête, et peu après ils attaquèrent ensemble les envahisseurs. Là les Danois et les Hongrois furent battus au point qu'ils ne purent jamais se regrouper et prirent la fuite devant le petit chevalier - c'était Pépin - comme s'il était un diable. Ils se réfugièrent dans un bois, où Pépin, très excité, les pourchassa. Il aperçut le roi de Danemark et s'adressa à lui en criant. Quand il vit Pépin, Julien eut très peur, mais parce qu'il pensait qu'il serait tué s'il prenait la fuite, il fit volte face et combattit très vaillamment, car il était bon chevalier.

Accent mis sur le combat épique entre Julien de Danemark et Pépin, qui terrasse un lion et assure la victoire au roi de Bavière

Et deveis savoir que ly roy Julien astoit pres conquis et fust ochis là endroit, quant unc gran lyon savaige, qui habitoit en chis bois, si vient là corant. Chis lyon avoit longtemps devant esteit [II, p. 409] aporteis de Tharse en une hughe de fier, et avoit esteit presenteit al roy de Bealwier ; mains ons l'avoit si mal gardeit, qu'ilh escapat et entrat en chis bois, si n'osoit là passeir nullus, car ilh devoroit les gens mult crueusement.

Vous devez savoir que le roi Julien était presque vaincu et qu'il aurait été tué sur place lorsqu'un grand lion sauvage qui vivait dans ce bois arriva en courant. Il avait été, longtemps auparavant, [II, p. 409] amené de Tarse, dans une cage de fer, et offert en présent au roi de Bavière ; mais le lion avait été si mal gardé qu'il s'était échappé et était entré dans ce bois, par où personne n'osait passer, car il dévorait les gens avec une grande cruauté.

Si l'avoient les Hongrois et les Dannois orendroit esvolhiet al fuyr parmy le bois, où ilh ne les oisat assalhir portant que trop en estoit ; si est venus à la batalhe de Julien et de Pipin. Chis lyon, oussitoist qu'ilh veit le roy Julien, se li fist mult grant semblant d'amour et vient à Pipin, si le commenchat à regrengnier, puis l'asalhit mult fort et aherdit le cheval aux gambes. Quant Pipin veit chu, se le ferit teilement qu'ilh l'abatit à terre navreit. Quant ly roy Julien veit chu, si soy mist à la voie ; si laisat Pipin combattre à lyon, si en fut mult liies, car ilh estoit si navreis qu'ilh ne soy poioit plus aidier.

Dans le bois, le lion n'osait pas attaquer les Hongrois et les Danois qui s'y étaient réfugiés, parce qu'ils étaient trop nombreux, mais il intervint pendant le combat de Julien et de Pépin. Dès qu'il vit Julien, le lion sembla lui manifester de l'affection, mais devant Pépin, il se mit à rugir, puis l'attaqua violemment et attrapa son cheval par les pattes. Pépin frappa alors le lion avec tant de force qu'il le blessa et le renversa. Voyant cela, le roi Julien se retira, laissant Pépin combattre l'animal. Il était très soulagé, car il était si gravement blessé qu'il ne pouvait plus intervenir.

[Pipin li petit soy combat à lyon, et l’at ochis] Et ly lyon resalhit en piés et agrappat le diestrier par les narines, sique li cheval chaiit à terre del angosse qu'il sentit, et Pipin salt en piés, si vient aidier son cheval, si at ferut le lyon amont son chief ; mains chis esquipat arrier, et non porquant ilh ly coupat l'orelhe. Adont commenchat ly lyon à braire, si corit à Pipin et l'ahierdit parmy les flans, si le jettat à terre si roidement que son espée li salhit fours de ses mains bien lonche, de quoy Pipin fut mult enbahis ; et ly lyon prist Pipin par le habier, qui ly quidat fendre le cuer. Mains Pipin l'aherdit aux bras et le jettat desous luy, et là commenchat li unc l'autre à tourneir et desous et deseur ; mains Dieu aidat Pipin qu'ilh sachat une cuteal, et le buttat le lyon en la gorge teilement qu'ilh l'ochist ; puis soy estendit Pipin à terre en crois, et rendit grasce à Dieu de cel victoire.

[Pépin le Bref combat le lion et le tue] Le lion se redressa et attrapa le cheval par le museau ; celui-ci s'écroula tant il se sentait mal. Pépin sauta à terre et vint lui porter secours. Il frappa le lion à la tête ; celui-ci recula mais Pépin réussit cependant à lui couper l'oreille. Alors le lion se mit à hurler ; il courut vers Pépin, le saisit par le flanc et le jeta à terre avec tant de rudesse que son épée échappa très loin de ses mains. Pépin en fut tout ébahi. Le lion l'agrippa par la tunique, voulant ainsi l'atteindre au coeur ; mais Pépin saisit le lion avec ses bras et le jeta au sol sous lui. Alors ils se mirent à rouler l'un sur l'autre. Puis, avec l'aide de Dieu, Pépin tira un couteau qu'il enfonça dans la gorge du lion et le tua. Ensuite Pépin s'étendit en croix par terre, et rendit grâce à Dieu pour cette victoire.

Apres vient à son cheval qui mult estoit navreis, et atachat le lyon à la cowe de son cheval et l'amenat awec ly à l'oust ; si trovat le roy Udelon qui menoit grant duelh, car ilh quidoit que Pipin fust mors, et, quant ilh le veit, si en oit grant joie et fist grant fieste de Iyon qui estoit ochis, car ilh faisoit trop de mal en son paiis. Et apres revint Pipin en Austrie, et ly roy Udelon demorat en Beawier.

Pépin revint alors vers son cheval qui était gravement blessé. Il attacha le lion à la queue de l'animal et le ramena avec lui pour rejoindre l'armée. Il trouva le roi Odilon qui menait grand deuil, croyant Pépin mort. En le voyant, Odilon éprouva beaucoup de joie et lui fit grande fête pour avoir tué le lion qui faisait beaucoup de mal à son pays. Puis Pépin retourna en Austrasie et le roi Odilon resta en Bavière.

Pépin le Bref ramènera la dépouille de ce lion en Francie (cfr II, p. 414). Sur cet épisode de Pépin et du lion, cfr les développements de G. Paris, La légende de Pépin le Bref, dans Mélanges Julien Havet, Paris, 1895, p. 603-632, accessible sur la Toile et dont il a été question plus haut. Le motif a donné lieu à des illustrations médiévales, cfr l'exemple qu'on trouve sur la Toile

Digression généalogique sur la Bavière, Odilon, Naime, Doon de Mayence et Ogier le Danois

[De pere Nalme de Beawier - De Gaufrois li pere Ogier li excellent] Chis roy Udelon fut paiien et nient cristien, si quident pluseurs gens que chu fust li pere Nalme de Beawier, qui fut si noble conselhier à roy de Franche, Charle le Gran ; mains ilh n'est mie enssi, car ly [II, p. 410] pere le duc Nalmon fut nommeis Widelon de Beawier, qui prist Beawier awec sa femme, et fut ly fis Doyelien de Maienche, ly anneis apres Gaufroit, qui fut pere al excellent Ogier, liqueis est nommeis excellens, portant que chu fut ly plus excellens chevalier de monde, et portant qu'il furent pluseurs altres Ogirs sens luy.

[Le père de Naime de Bavière - Gaufroit/Geoffroy, père d'Ogier l'excellent]  Ce roi Odilon était païen et non pas chrétien. Beaucoup pensent qu'il était le père de Naime [ou Naimes] de Bavière, qui fut un noble conseiller du roi des Francs Charlemagne ; mais il n'en est rien, car le [II, p. 410] père du duc Naime s'appelait Odilon de Bavière, qui reçut la Bavière en recevant sa femme ; il était le fils de Doon de Mayence, dont le fils aîné était Gaufroit/Geoffroy, le père de l'excellent Ogier (cfr II, p. 521). Cet Ogier est dit 'excellent', parce qu'il fut le meilleur chevalier au monde et parce qu'il y eut plusieurs autres Ogiers.


 

B. Ans 703-704 = Myreur II, p. 410b-413a

 

Florentin aide Carthage à soumettre les envahisseurs Perses et obtient la main de la fille du roi de Carthage

* Lors de la traversée maritime pour rentrer chez son père, Florentin et ses gens sont jetés par la tempête dans l'île de Ponthis, où Pilate fut jadis exilé

* Les Romains sont attaqués par les habitants ; les femmes sont violées ; la fiancée de Florentin est assassinée

Florentin se venge en massacrant beaucoup d'habitants, puis obtient l'aide du roi de Carthage et de l'empereur de Rome qui anéantissent la ville de Ponthis

 

Florentin aide Carthage à soumettre les envahisseurs Perses et obtient la main de la fille du roi de Carthage

[Florentin ochist IIIIc hommes et prist le roy et ses II fis] En cel an revinrent les Persiens en Cartage, et commencharent le paiis à destruire ; mains ly roy vient contre eaux, si chargat Florentin de Romme sa banire, qui si bien le portat qu'ilh ochist de son espafut IIIIc hommes, et prist le roy de Persie et ses dois enfans.

[Florentin tua 400 hommes et s'empara du roi et de ses deux fils] Cette année-là [703], les Perses revinrent à Carthage et se mirent à dévaster le pays ; mais le roi leur fit face. Florentin de Rome leva sa bannière et se comporta si bien qu'il tua de son espadon quatre cents hommes, s'emparant même du roi de Perse et de ses deux enfants.

[Les Persiens furent mis en tregut de Cartage] Enssi furent les Sarasins desconfis, si s'enfuirent ; et les cristiens retournerent en Cartaige, où ilh fut fait une acors entre le roy de Cartage et le roy de Persie par teile manere que ly roy de Persie et ses enfans sieroient quittes et lerré (corr. Bo), parmy tregut à rendre tous les ans de milh denier d'or, et qu'ilh tenroit Persie de roy de Cartage.

[Les Perses devinrent tributaires de Carthage] Les Sarrasins, battus, s'enfuirent et les chrétiens retournèrent à Carthage. Un accord fut conclu entre le roi de Carthage et le roi de Perse, stipulant que le roi de Perse et ses enfants seraient libérés. Il devrait payer chaque année un tribut de mille deniers d'or et  soumettre son pays au roi de Carthage.

[Florentin fut mult regratiiet de roy de Cartage] Adont enquist mult ly roy de Cartage qui Florentin estoit ; mains unc sien chevalier, qu'ilh avoit ameneit de Romme, li dest en secreit que ch'estoit le fis l'emperere de Romme Philipe. Adont fut mult liies ly roy, et vient à Florentin et li dest : « Vos nos aveis celeis vostre nom, nobles sires, mains or savons bien que vos esteis le fis l'emperere de Romme, et portant vos devons mult ameir, quant uns teis hons de vos m'at gardeit et defendut mon paiis de servage, et mis mes annemis en ma subjection ; ors welhiés, beais sires, regardeir que vos voreis de moy avoir. »

[Florentin fut grandement remercié par le roi de Carthage] Le roi de Carthage chercha beaucoup à savoir qui était Florentin. Un des chevaliers que celui-ci avait amenés de Rome lui dit alors en secret que Florentin était le fils de l'empereur de Rome Philippicos. Cela rendit le roi très heureux ; il alla trouver Florentin et lui dit : « Vous nous avez caché votre nom, noble sire, mais nous savons maintenant que vous êtes le fils de l'empereur de Rome. Aussi devons-nous beaucoup vous aimer, vous qui m'avez sauvé, avez défendu mon pays et nous avez épargné la servitude, en me soumettant  mes ennemis. Dès lors, beau seigneur, veuillez réfléchir à ce que vous voudriez obtenir de moi. »  

[Florentin prist à femme la filhe le roy de Cartage] Adont respondit Florentin mult gentiment : « Je ne serf, n'en n'ay servi por or ne por argent à avoir, mains je vos demande vostre filhe à avoir à femme, si le voray emmeneir à Romme pour esposeir. » Quant ly roy et la royne, et par especial la dammosel qui mult amoit Florentin, ont entendut teile response, si furent mult liies et li donnarent volentiers.

[Florentin prit pour femme la fille du roi de Carthage] Alors Florentin répondit très aimablement : « Je ne sers pas et je n'ai pas servi pour obtenir de l'or et de l'argent ; je vous demande la main de votre fille et je voudrais l'emmener à Rome pour l'épouser. » Quand le roi, la reine (et surtout la demoiselle, qui aimait beaucoup Florentin) entendirent cette réponse, ils furent tous très heureux et acceptèrent avec plaisir.

Lors de la traversée maritime pour rentrer chez son père, Florentin et ses gens sont jetés par la tempête dans l'île de Ponthis, où Pilate fut jadis exilé

[Del gran infortune qu’ilh advint al femme Florentin et à ly] Apres apparelhat Florentin une nave et I corsier de mere, et mist dedens sa femme awec trois pucelles, et entrat ens à cent chevaliers ; et en corsier fist entreir C chevaliers tous armeis, por gaitier par le mere qu'ilh ne fussent sourpris, et soy partirent à grant joie. Mains anchois XII jours les avient grant duelhe, car uns orage les levat qui les jettat en l'isle de Ponthis, droit à la citeit de Ponthis, qui estoit mult [II, p. 411] belle et forte, car ilh avoit tout emmy unc grant castel, et altour des murs XII grant quareez tours.

[Le grand  malheur qui frappa Florentin et sa femme] Ensuite Florentin équipa un bateau et un navire rapide, où il installa sa future épouse ainsi que trois pucelles ; il embarqua avec cent chevaliers. Dans le navire rapide, il en fit monter cent autres, tous armés, pour protéger le bateau au cours du voyage. Tous partirent, pleins de joie. Mais avant le douzième jour survint un grand malheur. Un orage se leva et les jeta sur l'île de Ponthis, exactement dans la cité de Ponthis qui était [II, p. 411] belle et fortifiée, avec en son milieu un grand château entouré de murs et de douze grandes tours carrées.

[L’isle où Pylate fut exiliiet, où Florentin oit à souffrir] En cel citeit vinrent herbegier FIorentin et toutes ses gens. Et les hommes del citeit enquisent cuy ilh estoit, et ons les dest que ch'estoit ly fis Philippe l'emperere de Romme ; mains por chu ne ly fisent mie reverenche, anchois fisent de luy et de ses gens leur gabemens, car chu estoient les piours gens de monde. En cest ysle fut envoiés en exilhe Pylate par les Romans, cuy ilh haioient tant ; mains ilh fist tant par son malische, qu'ilh fut maistre d'eaux, sicom dit est par-deseur.

[L’île où Pilate fut exilé, où Florentin eut à souffrir] Florentin et  toute sa compagnie furent hébergés dans cette cité. Les habitants demandèrent qui il était, et on leur dit que c'était le fils de Philippicos, l'empereur de Rome ; mais ils ne lui  manifestèrent aucun respect, et l'accablèrent, lui et les siens, de moqueries, car c'étaient les pires gens au monde. C'est dans cette île que les Romains envoyèrent en exil Pilate qu'ils haïssaient tellement ; mais Pilate était si malin qu'il les maîtrisa, comme cela a été dit plus haut (I, p. 387).

Cette île/cité de Ponthis, serait-elle en rapport avec l'île de Pontis, où Jean d'Outremeuse fait mourir le pape Silvère (II, p. 234) et saint Josse (II, p. 336) ?

Les Romains sont attaqués par les habitants ; les femmes sont violées, la fiancée de Florentin est assassinée

En cel citeit furent richement hosteliés les Romans, mains, sicom apres soppeir, quant ilh soy furent aleis cuchier, avient que XXXVII compangnons, enfans de cheaux qui tenoient la justiche, qui avoient veyut la belle pucelle que Florentin devoit esposeir, si vinrent tos armeis al hosteit Florentin, parmy unc jardin, droit à la chambre où la pucelle gisoit awec ses damoiselles, sicom ilh leur estoit monstreit par une despie, et briserent le postiche de la chambre. Et quant les pucelles les oiierent parIeir hault, si commencharent à criier mult fort. Et ly hoste, qui encors n'estoit cuchiet, vient là à grant lumiere, si en cognuit pluseurs et leurs dest : « Saingnours, par Dieu merchis ! « c'este la filhe le roy de Cartaige, qui est femme à fis l'emperere de Romme ; penseis à chu que vos feseis. »

Les Romains furent richement hébergés dans cette cité, mais après le souper, quand ils étaient allés se coucher, trente-sept compagnons,  fils des responsables de la justice, qui avaient vu la belle pucelle que Florentin devait épouser, arrivèrent tous armés et, sur les indications d'un espion, passèrent par un jardin et arrivèrent directement à la chambre où la jeune fille était couchée avec ses demoiselles, et ils brisèrent la porte de la chambre. Quand les pucelles les entendirent parler à voix haute, elles se mirent à crier très fort. Et l'hôte, qui n'était pas encore couché, arriva avec de nombreuses torches allumées. Il reconnut plusieurs des intrus et leur dit : « Seigneurs, par Dieu pitié ! c'est la fille du roi  de Carthage, elle est destinée au fils de l'empereur de Rome ; pensez à ce que vous faites. »

Adont vient ly unc d'eaux, qui ferist l’oste d'on baston parmy le chief et le butat fours de la chambre. Et ly hoste commenchat teilement à frinteir, que Florentin s'envoilhat et salhit sus, et tous ses chevaliers qui là estoient awec ly ; mains la plus grant partie d'eaux estoient en pluseurs altres hosteis par la vilhe hosteleis, car ilhs ne porent tous herbegier en unc seul hosteit. Adont demandat Florentin à son hoste qu'ilh li faloit ; et chis dest le mechief, de quoy Florentin et les altres furent mult corochiés.

L'un d'eux, à l'aide d'un bâton, frappa la tête de l'hôte qu'il poussa hors de la chambre. Celui-ci commença alors à faire tellement de bruit que Florentin s'éveilla et se précipita, en même temps que tous les chevaliers qui étaient avec lui ; mais la plus grande partie d'entre eux logeaient dans plusieurs autres hôtels de la ville, car ils ne pouvaient pas loger tous  dans un seul hôtel. Alors Florentin demanda à son hôte ce dont il avait besoin. Celui-ci lui parla du malheur qui était arrivé, ce qui irrita très fort Florentin et ses compagnons.

Adont prist Florentin une cognie, et cascon des altres prisent des machues et espeez et des leviers, et brisarent sus la chambre ; mains les pucelles estoient jà robeez et emeneez par le jardin, et teilement emeneez que onques tout nuit ne les purent troveir ; et là furent toutes les pucelles violeez. Mains la filhe le roy fut mort et martyrisiet, c'onques ne fut violée devant qu'elle fut murdrie et mort. Et quant elle fut mort le cognurent y IX d'eaux, et al matin s'en [II, p. 412] alarent criant les pucelles al hosteit, et racomptarent à Florentin tout la veriteit, dont ilh fut mult corochiés. Se s'en alat deplandre à la justiche d'eaux ; mains ons ne les wot onques faire raison ne adreche,  et s'en gabarent d'eaux, et awec chu ilh mancharent leur hoste, portant qu'ilh en nommat XII par leurs nom ; porquen li hoste n'osat plus demoreir en la vilhe et s'en alat awec Florentin.

Alors Florentin prit une hache, les autres s'armèrent de masses, d'épées et de barres de fer, et entrèrent en force dans la chambre ; mais les jeunes filles avaient déjà été enlevées et emmenées en passant par le jardin, si bien que de toute la nuit on ne put les retrouver. Toutes furent violées. La fille du roi mourut aussi, martyrisée, mais elle ne fut pas violée avant d'être assassinée. C'est après sa mort que neuf des ravisseurs la violèrent. Le matin, les filles [II, p. 412] allèrent crier à l'hôtel et raconter toute la vérité à Florentin, ce qui le mit dans une colère très violente. Il alla se plaindre à la justice ; mais jamais on ne put leur faire rendre raison ni obtenir réparation. Les coupables se moquèrent et, de plus, s'en prirent à l'hôte parce qu'il avait cité le nom de douze d'entre eux. À la suite de cela, l'hôte n'osa plus rester dans la ville et partit avec Florentin.

Florentin se venge en massacrant beaucoup d'habitants, puis obtient l'aide du roi de Carthage et de l'empereur de Rome qui anéantissent la ville de Ponthis

[Florentin en at ochis XXVIc des Ponthis] Apres mandat Florentin tous ses chevaliers, puis les fist armeir et issit de la vilhe ; si vint à ses naves, se les fist mult bien apparelhier et por tantost à desancreir. Apres ilh renvoiat trois hommes en la citeit, qui ochisent III de cheaux qui avoient esteit presens al fait de la murdre, por la vilhe estourmir ; puis soy refuirent vers la mere. Mains cheaux de la vilhe les suyrent tous sens armes, et Florentin et ses hommes en ochisent XXVI cens, et les reculerent dedens la vilhe. Et cheaux de la vilhe soy corirent armeir, si en issit fours plus de cent milhe, car la citeit estoit grant et mult peuplée ; mains chu ne leur walt, car Florentin s'en vat par mere et ses hommes awec ly. Si emmenat le corps de sa femme salée en unc tonel flotant en la mere, qui estoit atachiet à leur nave ; et revint en Cartage où ly roy et la royne fisent grant duelh de leur filhe, et fut là ensevelie mult noblement.

[Florentin tua 2600 habitants de Ponthis] Alors Florentin convoqua tous ses chevaliers et les fit s'armer. Il sortit de la ville, rejoignit ses bateaux, les fit très bien équiper pour pouvoir lever l'ancre immédiatement. Puis il envoya dans la ville, pour y faire de l'agitation, trois hommes qui tuèrent trois de ceux avaient assisté au meurtre ; puis ils s'enfuirent vers la mer. Les habitants de Ponthis, tous sans armes, les suivirent. Florentin et ses hommes en tuèrent deux mille six cents et refoulèrent les autres dans la ville. Alors les habitants coururent s'armer et, à plus de cent mille cette fois, sortirent de la cité, qui était grande et très peuplée. Mais cela ne leur servit à rien, car Florentin était reparti par la mer avec ses hommes. Il emmena le corps de sa femme, salé dans un tonneau flottant sur l'eau et attaché à son bateau. Il retourna à Carthage, où le roi et la reine firent grand deuil de leur fille, qui y fut ensevelie avec beaucoup d'honneur.

Puis orent teile conselhe que ly roy de Cartage assembleroit ses oust, et droit al chief del an fussent ses tref fichiés dedens l’isle de Sartangne, qui marchist à l'isle de Ponthis ; et ilh s'en yroit à Romme, et soy planderoit à son peire l'emperere, et apres il revenroit logier en lieu deseurdit aldit jour, si qu'ilh prenderoient crueuse venganche de leurs annemis. Enssi fut fait, car Florentin montat sour mere à cent chevaliers, et nagat tant qu'ilh vint à Naples, et à Naples montat à cheval si vint à Romme ; et fist sa plainte à son peire, et li racomptat tout chu qu'ilh avoit faite depuis le temps qu'ilh estoit departis de Romme et jusques en la fin. Et quand ly emperere entendit chu, si fut mult liies de tout, excepteit le fait de cheaux de Ponthis.

Ensuite, ils décidèrent que le roi de Carthage rassemblerait ses armées et qu'il dresserait ses tentes, exactement au début de l'année suivante, à Sartagne (?), qui se trouvait à la marge de l'île de Ponthis ; de son côté, Florentin irait à Rome se plaindre auprès de son père l'empereur, puis reviendrait au lieu dit, au jour dit, et ensemble ils se vengeraient cruellement de leurs ennemis. Ainsi fut fait. Florentin prit la mer avec cent chevaliers, navigua jusqu'à Naples où il monta à cheval et se rendit à Rome. Là, il se plaignit à son père et lui raconta tout ce qu'il avait fait depuis le moment où il avait quitté Rome jusqu'à son retour. L'empereur fut très satisfait de tout, mise à part l'affaire de Ponthis.

De chu fut tant corochiés, qu'ilh mandat ses hommes par tout son paiis, et montat sour mere à grant gens, asseis plus de cent milh hommes. Si fut awec ly Gaufrois, ly roy de Navaire, qui estoit de son lynage. Et nagarent tant qu'ilh vinrent en l’isle de Sartangne, où ilh troverent le roi de Cartage, qui grant fieste les fist. Puis orent teile conselhe qu'ilh envoroient unc messagier à [II, p. 413] cheaz de la citeit de Ponthis, pour savoir s'ilh voroient amendeir le forfait ; mains cheaux ne li dengnarent onques respondre, tant furent-ilh orgulheux.

Il en fut tellement courroucé qu'il convoqua ses hommes dans tout le pays et prit la mer avec des troupes très nombreuses, plus de cent mille hommes. Il était accompagné par Gaufroit, le roi de Navarre, qui était de son lignage. Ils gagnèrent par la mer Sartagne (?) où ils rencontrèrent le roi de Carthage qui leur fit grande fête. Ensuite ils prirent la décision d'envoyer un messager aux [II, p. 413] habitants de Ponthis, pour savoir s'ils acceptaient de réparer ce crime ; mais ceux-ci ne daignèrent jamais leur répondre, tant ils étaient orgueilleux.

[La citeit de Ponthe fus assegiet - L’an VIIc et IIII] Adont entrerent les Romans en mere, et alerent assegier la citeit de Ponthis, et tendirent leur tref devant. Chu fut l'an VIIc et IIII, en mois d'avrilh. Mains, enssi qu'ilh tendoient leur trefs, vinrent cheaux de la citeit fours tous armeis, qui les assalhirent ; et là furent ochis VIm Romans, anchois qu'ilh fussent armeis.

[Ponthis fut assiégée - An 704] Alors les Romains reprirent la mer, et allèrent assiéger Ponthis, devant laquelle ils installèrent leur camp. C'était en l'an 704, au mois d'avril. Mais pendant qu'ils dressaient leurs tentes, les gens de la cité sortirent tous armés et les attaquèrent ; six mille Romains furent tués, avant d'avoir pu s'armer.

Mains adont vinrent ly roy Gaufrois de Navaire et Guyon son fis, Theodosiien, son cusiens, fis à l'emperere Justiniain, qui fut envoiet en exilhe depart Lyon, sicom dit est devant, sique Theodosien demoroit awec son oncle le roy Gaufrois. Et avoit chis Theodosien unc fis qui avoit à nom Lyon, qui estoit reputeis por le plus fors chevalier de monde. Tous cheauz et pluseurs altres corurent sus cheaux de Ponthis, et furent reculeis jusques en leur vilhe.

Mais alors arrivèrent le roi Gaufroit de Navarre avec son fils Guy, et son cousin Théodose, fils de l'empereur Justinien II, le Justinien qui fut exilé par Léonce, comme cela a été dit plus haut (cfr II, p. 397), et qui demeurait chez son oncle le roi Gaufroit. Ce Théodose avait un fils, nommé Léon et réputé comme étant le chevalier le plus fort du monde. Tous ces hommes et beaucoup d'autres attaquèrent les gens de Ponthis, qui furent refoulés jusque dans leur ville.

[Chis furent ochis XXIIIm Romans] Apres ne passat gaire que cheaz de Ponthis issirent fours tous armeis bien à cent milh hommes ; et les altres parties tous armeis les corurent sus. Là oit grant et terrible batalhe qui durat jusqu'à la nuyt, que cheauz de la citeit rentrarent ens, et lendemain furent les mors nombreis : si furent troveis ochis de cheauz de Romme et de Cartage XXIIIm hommes, et de chez de la citeit VIc tant seulement.

[Vingt-trois mille Romains furent tués] Ensuite, il ne se passa guère de temps avant que les gens de Ponthis, au moins cent mille hommes, ne sortent tous armés. Les autres, tous armés également, les attaquèrent. Là se déroula une bataille longue et terrible, qui se prolongea jusqu'à la nuit. Les gens de Ponthis rentrèrent dans la ville. Le lendemain, quand on dénombra les morts, on compta vingt-trois mille hommes tués, du côté de Rome et de Carthage, et seulement six cents du côté de Ponthis.

[Ly pere Florentin oit une vois qui le reconfortat de sa victoire] De chu fut ly emperere si corochiet, qu'ilh wot deslogier et raleir à Romme ; mains Dieu ly envoiat une vois qui ly dest : « Emperere, ne t'esmay se tes gens ont esteis mors, car tous cheaux qui sont (add. Bo : mors) estoient plus malvais que cheauz de Ponthis ne soient ; mains ay fianche en Dieu, et ilh toy aiderat. »

[Le père de Florentin entendit une voix qui le rassura sur sa victoire] L'empereur fut si irrité de cette situation qu'il voulut quitter les lieux et retourner à Rome ; mais Dieu lui fit entendre une voix qui lui dit : « Empereur, ne t'en fais pas si tes gens sont morts, car ils étaient plus mauvais que ne le sont ceux de Ponthis ; mais aies confiance en Dieu, et il t'aidera.

[La citeit de Ponthis fut tot destruite] Et lendemain issirent fours de la citeit cheaux de Ponthis, et là oit grant batalhe ; mains onques tout jour cheaux de la citeit ne porent avoir victoir, ains furent tous ochis, et fut la citeit conquestée et destruite teilement que, anchois qu'ilh soy partissent de là, ilh fisent la terre herreir as cheruwes en lieu où la citeit avoit esteit, et ne lasserent onques femmes ne enfans en vie ; puis s'en ralerent les Romans à Romme, et les altres en Cartage. Enssi fut priese là crueuse venganche de cheaux de Ponthis.

[La cité de Ponthis fut entièrement détruite] Le lendemain, les gens de Ponthis sortirent de la cité. Il y eut une grande bataille mais, jamais de toute la journée, ceux de la ville ne purent avoir le dessus. Ils furent tous tués ; la cité fut conquise et détruite au point que, avant leur départ, les Romains firent labourer avec des charrues le territoire où était la cité, ne laissant ni femmes ni enfants en vie. Ils retournèrent alors, les Romains à Rome, les autres à Carthage. Ainsi s'accomplit là une cruelle vengeance sur les gens de Ponthis.


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