Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 203b-218a

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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ENCORE LA LÉGENDE ARTHURIENNE ET LE MONDE MÉROVINGIEN - L'EMPIRE - LA PAPAUTÉ

Ans 504-517 de l'Incarnation

Texte et traduction


 

La longue coupure due à la présentation des rois d'Angleterre qui s'étend sur près 20 pages (II, p. 188b-203a) avait arrêté en quelque sorte le cours de l'histoire. Le récit annalistique, bloqué à l'année 503 de l'Incarnation (en II, p. 188a), va maintenant reprendre là où Jean l'avait laissé, c'est-à-dire au roi Arthur. Le chroniqueur annonce toutefois qu'il ne mentionnera qu'une partie de ses conquêtes et de ses exploits. Il semble vouloir reprendre le récit à partir du couronnement du roi, soit en 504, et très vite, avec l'intervention de Paris qu'Arthur installe comme roi des Saxons, la légende arthurienne et les récits mérovingiens vont continuer à se mêler. On retrouvera même, en filigrane, un rappel de la légende troyenne. On verra en effet que le Paris franc a une épouse nommée Hélène et des enfants qui s'appellent Priam et Hector.

Ce fichier, qui couvre les événements des années 504 à 517 de l'Incarnation, fait intervenir beaucoup d'événements, beaucoup de peuples, beaucoup de héros, plusieurs empereurs, plusieurs papes. Nous l'avons divisé en quatre parties dont voici le résumé. Chaque partie sera détaillée dans la suite.

 

PLAN

 

A. Ans 504-508 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 203b-207a : Arthur conquiert les Saxons, les fait baptiser et fait de Paris leur roi - Paris, vainqueur de Chilpéric Ier et de Sigebert Ier, revendique le titre de roi des Francs - Réflexions, à partir de l'écu de Chilpéric, sur la couronne qui fait partie des armes des Francs - Paris conquiert la Francie et s'empare de la ville de Lutèce qui sera plus loin rebaptisée en Paris - Frédégonde entre en scène

B. Ans 508-509 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 207b-214a : Sigebert Ier s'allie à Paris - Chilpéric Ier épouse Frédégonde et accepte la ruse que celle-ci lui suggère et qui lui permettra de rester roi de Francie - Il se rend avec ses gens auprès de Paris et implore la paix - Paris accepte à condition d'être reconnu roi de Francie - Chilpéric le fait mais demande que le nouveau propriétaire du royaume le lui cède - Chilpéric sera désormais le vassal de Paris, roi légitime de Francie - Après une brève digression, consacrée aux papes Symmaque et Hormisdas ainsi qu'à Boèce, le récit principal reprend - Paris reconstruit la cité royale qui avait été fort détruite - Elle devient une merveilleuse ville et il est question de lui donner un nouveau nom (on parle même de Troie) - On organise des fêtes dans la nouvelle ville, et tout particulièrement un prestigieux tournoi dont le roi Arthur semble le président - Énumération des participants, des dames, des assistants et des prix distribués - L'empereur Anastase est là ainsi que plusieurs Chevaliers de la Table Ronde - La question du nom de la ville nouvelle revient sur le tapis - Elle prendra le nom de son fondateur, Paris, un avis qui sera confirmé par un miracle - Le nom de Lutèce disparaîtra - Paris retourne en Bretagne avec le roi Arthur, et le roi Chilpéric reste à Paris, près de la méchante Frédégonde - D'autres théories existent sur l'origine du nom de la ville

C. Ans 510-513 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 214b-215a : L'essentiel du passage est consacré à la Matière de Bretagne, en l'occurrence aux nombreuses conquêtes d'Arthur, aidé des chevaliers de la Table Ronde, de Tristan et de Paris (les Vandales en Afrique, la Syrie, la Hongrie, Jérusalem) (ans 510-512 de l'Incarnation) - Chez les Francs, Frédégonde fait tuer les quatre fils de Chilpéric Ier, nés d'Audovère, sa première épouse - Elle provoque une guerre entre Chilpéric et son frère Sigebert (an 513 de l'Incarnation)

D. Ans 514-517 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 215b-218a : Suite de la geste d'Arthur - Il conquiert Jérusalem et, après une victoire difficile contre le roi d'Égypte, au cours de laquelle plusieurs héros bretons (Arthur, Tristan, Paris, Lancelot) sont blessés, son armée rentre en Bretagne (an 514 de l'Incarnation) - Les Danois et leur roi Hector, croyant Paris et Arthur morts, attaquent la Saxe et la dévastent sur plusieurs points ; les chrétiens notamment souffrent beaucoup (an 515 de l'Incarnation) - Les Bretons, appelés à l'aide, débarquent en Saxe, écrasent les envahisseurs danois et imposent à tous leurs prisonniers, ainsi qu'à leur roi, une très lourde punition, sous la forme de mutilations corporelles, avant de les renvoyer au Danemark (an 516 de l'Incarnation) - Paris, désormais sans héritier, confie la Saxe à Waleran de Metz, beau-fils de Sigebert, et envisage d'aller se battre contre les Sarrasins - Paris demande au roi Arthur de l'accompagner, mais celui-ci décline l'offre, car il est attaqué en Bretagne même par les Romains conduits par l'empereur Justin (son père Anastase étant malade). Les Romains dévastent la Bretagne, mais sont finalement vaincus et doivent rentrer à Rome avec leur empereur (an 517 de l'Incarnation). Arthur les poursuit et se met à dévaster l'Italie - Empire et papauté : L'empereur Anastase Ier, dans une bataille, a l'oreille droite coupée. Il rentre à Rome et veut se venger en martyrisant les clercs de Rome. Il meurt frappé par la foudre. Son fils Justin (corr.) est couronné empereur. Il demande au pape Hormisdas de pardonner à son père d'avoir voulu s'en prendre aux clercs et fait la paix avec Arthur qui retourne en Bretagne (an 517 de l'Incarnation).

 


 

A. Ans 504-507 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 203b-207a

 

Arthur conquiert les Saxons, les fait baptiser et fait de Paris leur roi - Paris, vainqueur de Chilpéric Ier et de Sigebert Ier, revendique le titre de roi de Francie - Paris conquiert la Francie et s'empare de la ville de Lutèce qui sera plus loin rebaptisée en Paris - Frédégonde entre en scène

 

Résumé

Plus que le trône de Saxe, Paris revendique l'héritage franc, c'était le projet qu'il entretenait depuis longtemps et pour lequel il avait demandé l'aide d'Arthur. Pour le contrer, Chilpéric et Sigebert partent l'attaquer en Saxe, mais les Francs sont défaits et s'enfuient vers Metz, en Lorraine. Paris fait alors connaître ses revendications à Chilpéric resté à Metz : il veut être le roi des Francs. Sigebert propose à son frère Chilpéric de partir attaquer les Saxons. Chilpéric ne veut pas y aller lui-même, mais il envoie son armée commandée par son prévôt, Agaza. Les Francs incendient et dévastent la Saxe, mais ils sont finalement écrasés. Chilpéric a le bras gauche complètement coupé et le prévôt de Chilpéric est tué, ainsi que vingt-six mille Francs. Chilpéric se choisit un nouveau prévôt, Lothaire.

L'année suivante, Paris, parti avec son armée, demande en Grande-Bretagne l'aide du roi Arthur qui répond à son appel et qui rallie le roi Tristan. Les trois rois alliés débarquent avec 60.000 hommes dans le royaume franc, en Aquitaine. Ils remontent vers Lutèce, détruisant les cités et dévastant le pays, jusqu'à ce qu'ils rencontrent Chilpéric et son armée, qui sont mis en pièces. Le combat est épique car, du côté des alliés, on trouve notamment plusieurs des Chevaliers de la Table Ronde. Le roi Chilpéric lui-même est blessé. Il écrira à son frère Sigebert, pour qu'il vienne à son secours.

Les alliés de Paris, qui assiègent Lutèce, dévastent le pays et sont partout. Sigebert et son armée, en route vers Lutèce, rencontrent Paris avec certaines de ses troupes. Une bataille s'engage qui se termine par la défaite des Francs et la capture du roi Sigebert par le sénéchal du roi Arthur, sans que Paris ne le sache (il faisait ailleurs le siège d'une autre ville).

Lorsqu'il revint devant Lutèce, il trouve le roi Sigebert emprisonné dans les tentes du roi Arthur. On discute beaucoup des droits respectifs de Paris et de Chilpéric à la couronne. Lutèce est prise en 508. Sigebert se met du côté de Paris. Chilpéric quitte la Neustrie pour se réfugier en Austrasie.

Ce récit est interrompu par une notice introduisant dans l'histoire celle que Jean appellera la maule Fredegonde (II, p. 231), une concubine de Chilpéric qui veut éloigner le roi Chilpéric de son épouse légitime, la reine Audovère, laquelle avait accouché d'une petite fille pendant l'absence du roi. Quand il est question de la baptiser, Frédégonde s'arrange pour que la reine Audovère, la mère, tienne la petite sur les fonts baptismaux, ce qui faisait d'Audovère la marraine de l'enfant. On lira le Liber Historiae Francorum (§ 31, p. 103 sq., et notamment p. 107, n. 233) pour comprendre la ruse de Frédégonde. L'existence d'une règle interdisant à un homme d'épouser la marraine de sa fille rendait la position du roi Chilpéric très difficile. Il devait se séparer d'Audovère, ce qu'il fit. Il lui assigna une terre et lui donna beaucoup d'argent. La reine fonda une abbaye et devint nonne. Sa fille et plusieurs autres dames restèrent avec elle.

 

Notes

1. On ne perdra pas de vue d'une part que la chronologie de Jean d'Outremeuse (calculée en années de l'Incarnation) présente souvent de grandes différences avec la nôtre (qui se base sur les années de notre ère =  n.è. = p.C.n. = après Jésus-Christ), et d'autre part que le chroniqueur liégeois mêle sans aucun état d'âme l'Histoire et la légende. Cela amène des situations aberrantes, que nous ne pouvons évidemment pas toutes relever. En II, p. 204, par exemple, quand on voit intervenir dans des événements datés par Jean de 505 (de l'Incarnation) des personnages comme Chilpéric Ier et son frère Sigebert Ier, bien identifiés avec leurs titres précis, le premier de roi de Neustrie/Francie, le second de roi d'Austrasie, on ne peut manquer d'être surpris quand on sait que dans l'Histoire, le premier a régné de 561 à 584 de notre ère, et le second, de 561 à 575, de notre ère toujours. Et un peu plus loin d'ailleurs, en II, p. 205, toujours dans le récit d'événements datés par Jean de 505, on voit intervenir Frédégonde qui a vécu de 543 à 597 après Jésus-Christ.

2. Ces distorsions chronologiques (appelons-les ainsi) sont choses courantes dans Ly Myreur. On se souviendra qu'elles étaient également présentes dans le récit du règne de Clovis. Dans l'Histoire, Clovis a régné de 482 de notre ère à sa mort, le 27 novembre 511 de notre ère également ; Jean d'Outremeuse le fait mourir le 13 juin de l'an 468 de l'Incarnation, anticipant de près d'un demi-siècle (43 ans) la date de sa mort. Ces « variations » ont évidemment une grande influence sur la chronologie du récit qu'il donne des événements.

3. Un bref rappel. Dans la légende arthurienne rattachée aux Mérovingiens, Paris est un personnage légendaire, présenté comme un fils de Chramne (fils bâtard de Clotaire Ier, demi-frère de Chilpéric, Sigebert, Gontran, etc.).

4. Une dernière remarque porte sur les termes géographiques et notamment sur le mot Franche très largement utilisé par Jean d'Outremeuse. Il ne correspond évidemment pas à ce que nous appelons aujourd'hui la France et on ne peut donc pas traduire le mot Franche de Jean par le français France. En fait, le chroniqueur liégeois se sert régulièrement du mot Franche pour désigner un territoire franc (le royaume de Neustrie, ou celui d'Austrasie, ou celui de la Bourgogne, ou l'ensemble des tria regna). On ne peut pas non plus traduire systématiquement et sans plus le Franche de Jean par Francie. Ce mot ne désigne pas toute la Neustrie mais la région entourant Paris. Il est vrai que les deux mots (Neustrie et Francie) sont souvent employés l'un pour l'autre.

 

[II, p. 203b] Ors revenons à nostre matere où nos l’avions lassiet chi-devant : ly roy Artus mist tous ses voisiens en sa subjection, et conquist mult sour le roy de Persie, et ochist leur emperere qui astoit nommeis Lucidar ; ilh fist [II, p. 204] mult de chouses desqueiles nos ne ferons nulle mention, et oussi fist-ilh des teiles dont nos parlerons.

[II, p. 203b] Maintenant, revenons à notre matière, là où nous l'avions laissée ci-dessus (II, p. 188a). Le roi Arthur soumit tous ses voisins ; il fit de nombreuses conquêtes sur le roi de Perse, et tua leur empereur qui était appelé Lucidar ; il accomplit [II, p. 204] beaucoup d'exploits, dont nous ne ferons pas mention, mais il en accomplit d'autres aussi dont nous parlerons.

[Artus conquist le paiis des Sayne] En cel an meismes que Artus fut coroneis, ilh assemblat ses hommes, si s'en allat sour les Saynes, si ochist le roy qui avoit une mult belle filhe qui fut nommée Claratine. Et li roy Artus appella Paris de Franche, et li dest que ilh presist la damoiselle et le rengne, car ilh li donnoit. Et Paris dest que li promier don que donneis li astoit ne seroit mie par li escondis ; si prist la dammoiselle et le fist baptesier et le fist nommeir Helaine, et dest que de la prise de Troie et de Helaine de Gresse avoit esteit Troie destruite, mains de cesti prise seroit plus Franche destruite, se ilh vivoit ; et ilh dest voir, enssi com vos oreis.

[Arthur conquit le pays des Saxons] L'année même où il fut couronné [504], Arthur rassembla ses troupes, et marcha contre les Saxons, tua leur roi, père d'une très belle fille, nommée Claratine. Le roi Arthur appela Paris de Francie et lui dit d'accepter la demoiselle et le royaume, car il les lui offrait. Paris dit que le premier présent qui lui était donné, il ne le refuserait pas ; il accepta la demoiselle, la fit baptiser et nommer Hélène ; il dit aussi que suite à la prise de Troie et d'Hélène de Grèce, Troie avait été détruite, mais que suite à cette conquête, la Francie ne serait plus détruite, aussi longtemps qu'il vivrait. Et il dit vrai, comme vous l'entendrez.

[Les Saynes furent baptisiés et en fut Paris roy] Adont soy fisent les Saynes baptisier et creirent Dieu, sicom par forche ; car oussitost que Artus et Paris furent mors, ilh soy remisent à la loy sarasine com devant. Enssi fut Paris roy de Saxongne ; et li roy Artus soy departit de ly, mains al departir li priat Paris qu'ilh awist memoire des convens qu'ilh avoient ensemble ; et li roy Artus li dest que tantoist qu'ilh vorat alleir en Franche, ilh yrat awec luy à grant gens.

[Les Saxons furent baptisés et Paris devint leur roi] Les Saxons se firent baptiser et crurent en Dieu, comme ils y étaient forcés. Mais dès qu'Arthur et Paris furent morts, ils se soumirent à nouveau à la loi sarrasine, comme précédemment. Quoi qu'il en soit, Paris devint roi des Saxons. Le roi Arthur prit congé de lui et, en le quittant, il le pria de ne pas oublier leurs accords communs. Arthur promit à Paris que dès qu'il voudrait se rendre en Francie, il l'accompagnerait avec de grandes forces.

[L’an Vc et V] Item, l'an Vc et V, oit Paris de sa femme Helaine dois fis de une seule porture, si les nommat Prians et Ector. En cel an vinrent les novelles à roy Cilperis que Paris, le fis Cramynus son  frere, astoit roy de Saxongne et manechoit del destruire Franche, en teile manere que Troie avoit esteit destruite par les Grigois.

[L’an 505] En l'an 505, Paris eut de sa femme Hélène deux fils jumeaux qu'il nomma Priam et Hector. Cette année-là, le roi Chilpéric Ier apprit que Paris, le fils de son frère Chramne (sur Chramne, cfr II, p. 170, p. 179 et 180), était devenu le roi des Saxons et menaçait de détruire la Francie, de la même manière que Troie avait été détruite par les Grecs.

[Li roy de France et d’Austrie s’en allont en Saxongne] Adont mandat ly roy Cilperis de Franche al roy Sigibers d'Austrie, son frere, comment Paris, leur neveur, avoit voweit, et que ilh covenoit qu'ilh fuist destruite, et qu'ilh assemblast ses oust et allast en Saxongne awec luy, car ilh desquenderoit aval. Enssi fut fais et s'en alerent en Saxongne ; mains quant li roy Paris le soit, si assemblat ses hommes et vient contre eaux, et orent batalhe qui fut forte et orrible, car tout chu qui venoit Paris devant ilh astoit mors et abatus, et fendoit une homme jusqu'en destrier ; et n'estoit homme en monde, s'ilh veoit Paris, qu'ilh ne soy mervelhast de chu qu'ilh faisoit.

[Les rois de Francie et d'Austrasie se rendent en Saxe] Alors le roi Chilpéric de Francie fit savoir à son frère Sigebert, le roi d'Austrasie, à quoi leur neveu Paris s'était solennellement engagé, et qu'il convenait de l'anéantir. Il lui dit d'assembler ses armées et de l'accompagner en Saxe, où il se disposait à se rendre. C'est ce qui se passa, et ils partirent pour la Saxe. Mais quand le roi Paris l'apprit, il assembla ses hommes et marcha contre eux ; ils s'affrontèrent dans une bataille, qui fut violente et horrible. Quiconque se trouvait face à Paris était mort et abattu : il pourfendait un homme jusqu'à son destrier. Il n'existait personne au monde à n'être pas émerveillé quand il voyait ce que faisait Paris.

[Li roy Paris de Saxongne at desconfis les Franchois] Et finablement les Franchois furent desconfis, et si en fut ochis XVIIm et des Saynes XIIc hommes. Adont les Franchois s'enfuirent vers Mes en Loheraine.

[Le roi Paris de Saxe a vaincu les Francs] Finalement, les Francs furent défaits ; dix-sept mille Francs et douze cents Saxons furent tués. Alors les Francs s'enfuirent vers Metz, en Lorraine.

Et deveis savoir que Paris portait les propres armes de Franche, sique chis qui en devoit eistre roy, et en la batalhe ilh sachat le roy Cilperis son escut de son coul et l'emportat awec ly ; et quant ilh vient en sa citeit, ilh fist poindre dedens l'escut une differenche de une coronne de guele brisié, et si l'envoiat à Mes à roy Cilperis et li mandat [II, p. 205] qu'ilh ne devoit mie porteir les droites armes de Franche, car ilh n'estoit mie droit roy, mains Paris l'estoit, car son peire devoit estre roy se ses ayon ne l'eust ochis par violenche. Encors li mandat Paris qu'ilh li envoioit cest differenche en son escut de une roge coronne brisié, car ilh li destruroit et conqueroit son rengne, et briseroit sa coronne par effusion et flu de sanc. De chu fut enbahis mult li roy Cilperis, si demorat longtemps à Mes.

Vous devez savoir que Paris portait les armes propres de la Francie, puisque c'était à lui que revenait le titre de roi ; dans la bataille, il arracha du cou de Chilpéric son blason en forme de bouclier et l'emporta avec lui ; et quand il revint dans sa cité, il fit représenter sur l'écu une couronne différente de gueules brisée. Il l'envoya à Metz au roi Chilpéric en lui signifiant [II, p. 205] qu'il ne devait pas porter les vraies armes de Francie, n'en étant pas le roi légitime, mais que lui, Paris, l'était, puisque son père aurait dû être leur roi si son aïeul ne l'avait pas tué en usant de violence. Paris lui fit aussi savoir qu'il lui renvoyait son écu avec une couronne différente de gueules brisée, pour bien marquer qu'il détruirait son royaume, qu'il en ferait la conquête et qu'il briserait sa couronne dans un flot de sang. Le roi Chilpéric en fut très abasourdi et resta longtemps à Metz.

[Comment la mal Fredegonde dechuite la royne]  En cel, an, de temps que Cilperis sourjournoit à Mes, soy delivrat d'une belle filhe la royne de Franche Audonie, de queile li roy Cilperis l'avoit lassiet enchainte. Mains Fredegonde, qui astoit sorjante al roy, et qui volentiers enlongaste le roy de la royne, dest à la royne que ly roy ne targeroit nient longement, et que elle ratendist le roy à baptesier l'enfant. Et la damme le creit, si en fuit laidement dechuite ; car oussitoist que la royne fut issue et relevée de sa gesine, li mal Fredegonde li conselhat de faire l'enfant baptisier, car ilh estoit floibe, car li roy ne revenroit point si toist. La damme le fist, et fut nommée Cildesinde ; mains Fredegonde fist tant par son engin que la royne levat l'enfant, et en fut marine et commeire à roy son marit, simplement, car elle ne s'en donnat garde.

[Comment la méchante Frédégonde trompa la reine] Cette année-là [505], tandis que Chilpéric séjournait à Metz, la reine des Francs Audovère, que le roi Chilpéric avait laissée enceinte, mit au monde une belle petite fille. Mais Frédégonde, qui était au service du roi et aurait aimé éloigner le roi de la reine, dit à cette dernière que le roi ne tarderait pas longtemps à revenir et qu'elle l'attende pour baptiser l'enfant. La dame la crut et fut vilainement trompée. En effet, dès que la reine sortit, après ses relevailles, la méchante Frédégonde lui conseilla de faire baptiser la petite fille parce qu'elle était faible, en disant que le roi ne reviendrait pas de sitôt. La reine la fit alors baptiser. Elle fut nommée Cildesinde et Frédégonde usa d'ingéniosité pour que la reine, qui ne se défiait pas, tienne elle-même l'enfant sur les fonts, ce qui faisait d'elle, sans qu'elle s'en rende compte, la marraine et la 'commère' du roi son mari (cfr supra l'explication de ce passage).

[Les Franchois s’en vont en Saxongne, où ils furent desconfis et mors] En cel an meismes, en mois de septembre, vient li messagier à Mes, qui aportat l'escut al roy Cilperis, sicom dit est. De chu fut ly roy esmaiiés, mains li roy Sigebers, son frere, li dest qu'ilh ralassent encors en Saxongne, car ilh creoit avoir victoir. Et li roy Cilperis ly respondit que jamais n'y riroit, mains son prevoste Agaza y riroit awec luy et awec toutes ses gens de Franche. Adont s'en alarent et vinrent en Saxongne, si ardirent et destrurent tout le plat paiis ; mains quant Paris le soit, ilh vient encontre eaux et les corut sus, et les desconfist teilement que pou en escappat que ilh ne fussent mors ou affolleis ; et ly roy meismes oit coupeit le senestre bras presque tout jus, et li prevoste Agaza fut ochis et awec li XXVIm Franchois.

[Les Francs partent pour la Saxe, où ils furent défaits et moururent] En cette même année [505], au mois de septembre, le messager (de Paris) apportant l'écu au roi Chilpéric arriva à Metz, comme cela a été dit. Le roi en fut très inquiet, mais son frère, le roi Sigebert, lui dit qu'ils devaient retourner en Saxe, car il était sûr de remporter la victoire. Le roi Chilpéric lui répondit que lui-même ne retournerait jamais en Saxe, mais que son prévôt, Agaza, acompagnerait Sigebert avec toutes les forces de Francie. Alors ils s'en allèrent et arrivèrent en Saxe, où ils incendièrent et dévastèrent tout le plat pays. Quand Paris apprit cela, il marcha contre eux, les affronta et les défit au point que peu d'hommes échappèrent à la mort ou aux blessures. Le roi SIgebert lui-même eut le bras gauche presque complètement coupé et le prévôt Agaza fut tué, ainsi que vingt-six mille Francs.

 [La royne fondat une abbie où el fut nonne] Et quant Cilperis le soit, si s'enfuit à Lutesse, où Fredegonde li racomptat comment la royne estoit sa commeire. Et li roy vint à lée et li dest : « Damme, por vostre simpleche vos convenrat de moy partir : vos ovrast follement de tenir vostre enfant desus le sains fons. » Quant la damme l'entendit, si respondit : « Celle [II, p. 206] qui onques ne fist bien à my ne à altruy, le moy fist faire ; et puisque enssi est, donneis-moy terre, et je feray une abbie et si seray nonne. » Et li roy li assennat terre, et li donnat asseis d'argent ; et la royne fut nonne, et demorat sa filhe awec lée et pluseurs autres dammes.

 [La reine fonda une abbaye où elle fut nonne] Quand Chilpéric apprit cela, il s'enfuit à Lutèce, où Frédégonde lui raconta que la reine était sa 'commère'. Le roi vint vers la reine et lui dit : « Dame, à cause de votre stupidité, il faudra que vous vous sépariez de moi : vous avez agi follement en tenant votre enfant au-dessus des saints fonts. » Quand la dame l'entendit, elle répondit : « C'est celle [II, p. 206] qui jamais ne fit de bien ni à moi ni à autrui, qui m'y a poussée. Et puisqu'il en est ainsi, donnez-moi une terre, je fonderai une abbaye et j'y serai nonne ». Le roi lui assigna une terre et lui donna beaucoup d'argent. La reine devint nonne et sa fille, ainsi que plusieurs autres dames, restèrent avec elle.

[De privost Lotaire] Apres li roy Cilperis assemblat ses hauz barons, si eslurent unc prinche privost de unc valhant chevalier qui fut nommeis Lotaire, liqueis astoit Romans et regnat XXII ans.

[Le prévôt Lothaire] Après cela, le roi Chilpéric rassembla ses hauts barons, et ils élurent comme prince prévôt un vaillant chevalier, nommé Lothaire, un Romain, qui régna vingt-deux ans.

[Ly roy Paris entra en Franche] Item, l'an Vc et VI en mois de may, assemblat li roy Paris de Saxongne ses oust, et s'en allat droit en la Grant-Bretangne, où ilh requist le roy Artus del accomplir ses covens. Et li roy ly dest volontiers, si mandat ses hommes. Apres ilh mandat le roy Tristant en Lonnois, qui vient à grant gens ; et puis soy misent sour mer et ariverent à Wissant, et entrarent en la royalme de Franche à LXm hommes, assavoir ès parties de Acquitaine, por eaux plus longe à conquiere.

[Le roi Paris entra en Francie] En l'an 506, au mois de mai, le roi Paris de Saxe assembla ses armées et partit directement pour la Grande-Bretagne, où il demanda au roi Arthur d'exécuter l'accord convenu. Le roi accepta et convoqua ses gens. Ensuite, il appela le roi Tristan du Léonois, qui vint avec beaucoup de monde ; ils prirent la mer et arrivèrent à Wissant (cfr II, p. 274). Ils entrèrent avec soixante mille hommes dans le royaume des Francs, en l'occurrence en Aquitaine, pour eux la partie la plus lointaine à conquérir.

[Franche fut destruit] Promier et la promier citeit qui fut assegiet chu fut Tholouze, où ilh seirent XXXVI jours, puis fut rendue et fuit toute destruite. Apres vinrent à Nerbongne, Rutenus, Lymoge, Cadux, Piragore, Poitiers, Saintes et pluseurs altres, et les destrurent toutes. Et crioient les gens merchi à roy Paris et soy voloient rendre ; mains ilh n'y acontoit riens. Apres vinrent les oust tout destruant le paiis jusqu'à la citeit de Lutesse, mains ilh trovarent en la voie le roy Cilperis qui savoit leur venue : si avoit assembleit ses hommes, et oit à eaux batalhe, mains les Franchois en avoient toudis de piour. Car ly roy Artus, ly roy Tristant, li roy Paris, li roy Boors, li roy Erech, li roy Enech, li roy Urie et Ywans, son fis, li roy Galhos et Keux li senescaux, et les altres chevaliers de la tauble reonde qui astoient adont là, cheaux astoient la flour de monde : ches ochisent tant de gens et faisoient tant de fais de chevalerie et d'armes, que chu astoit mervelhe al veioir.

[La Francie fut détruite] D'abord, Toulouse fut la première cité assiégée. Après un siège de trente-six jours, la ville se rendit et fut complètement détruite. Après quoi, les Bretons et Paris gagnèrent Narbonne, Rodez, Limoges, Cahors, Bigorre (?), Poitiers, Saintes et plusieurs autres cités. Ils les détruisirent toutes. Les gens imploraient la pitié du roi Paris et voulaient se rendre, mais il n'en tenait pas compte. Ensuite les armées dévastèrent tout le pays, jusqu'à Lutèce, mais ils trouvèrent sur leur route le roi Chilpéric, qui, averti de leur venue, avait rassemblé ses hommes. Une bataille les opposa, mais les Francs avaient toujours le dessous. Car le roi Arthur, le roi Tristan, le roi Paris, le roi Boors (?), le roi Érech, le roi Énech, le roi Urien et son fils Yvain, le roi Galhos (?) et Keu le sénéchal, ainsi que les autres chevaliers de la Table Ronde étaient présents à ce moment-là. Ils représentaient la fleur du monde. Ils tuèrent tellement de gens, accomplissant tant d'exploits et d'actes chevaleresques que c'était merveille à voir.

[Les Franchois furent desconfis] Adont li roy Paris aherdit à bras le roy Cilperis, et le sachat fours de sa selle, et le jettat encontre terre si vilainnement, qu'ilh li brisat dois costes, et la coronne de son chief brisat-ilh en XIIII pieches ; si fut enssi reporteis par ses gens en la citeit. Et là furent les Franchois desconfis et s'enfuirent, et les Bretons tendirent leurs treis devant Lutesse. [II, p. 207] Adont fut ly roy Cilperis en grant esmay, et fist faire lettres qu'ilh envoiat al roy Sigebert, son frere, qu'ilh le sorcorist : car se son rengne estoit conquis, ly sien n'en yroit point quitte.

[Les Francs furent défaits] Ainsi le roi Paris saisit à bras le corps le roi Chilpéric, l'arracha de sa selle et le jeta à terre si vilainement qu'il lui brisa deux côtes et mit en quatorze morceaux la couronne qu'il portait sur la tête ; c'est dans cet état que  ses gens le ramenèrent dans la cité. Alors les Francs défaits s'enfuirent, et les Bretons dressèrent leurs tentes devant Lutèce. [II, p. 207] Le roi Chilpéric se trouva en grand embarras et fit écrire des lettres qu'il envoya à son frère, le roi Sigebert, lui demandant de venir à son secours : car si son propre royaume était conquis, le sien non plus ne serait pas épargné.

[Lutesse fut assegiet de Paris] Enssi fut assegiet Lutesse l'an Vc et VII. Et ly roy Sigibers assemblat ses gens, et vient vers Franche qui toute estoit destruite ; car en temps que les oust seioient devant Lutesse, une grant partie des gens d'armes chevalchoient par le paiis de Franche et de Flandre, et destruoient toute, car riens ne poioit dureir devant eaux, et puis revenoient en l'oust devant Lutesse.

[Lutèce fut assiégée par Paris] Ainsi, en l'an 507, Lutèce fut assiégée. Le roi Sigebert assembla ses hommes et partit pour la Francie. Celle-ci était complètement ravagée, car avant que les armées ne soient installées devant Lutèce, un grand nombre d'hommes en armes avaient chevauché dans le pays des Francs et la Flandre, en dévastant tout, car rien ne pouvait leur résister. Et après quoi, ils avaient rejoint les armées devant Lutèce.

Et tant que Sigibers, li roy d'Austrie, s'en venoit en Franche, si encontrat son neveur Paris à grant gens devant Loion se le voloit conquesteir ; et avoit jà ars et destruites Soison, Noon, Rains, Troie et pluseurs altres citeis et casteals, et avoit lassiet les grans oust devant Lutesse ; mains tantoist qu'ilh veit les oust d'Austrie, si les corut sus. Et là oit grant batalhe, et furent les gens Paris al promier reculeis ; mains Paris jettat son escut à son dos et prist son espée à dois mains, si entrat en la batailhe, si fist les Franchois fremir et traire ariere tant qu'iIh furent desconfis. Et fut pris par forche li roy Sigibers, et le prist Valans, le senescal le roy Artus, et l'emynat devant Lutesse, sique Paris n'en soit riens : car Paris seioit devant Loon, où ilh seit IIII mois, puis soy rendirent à luy et le rechurent à roy.

Et pendant que Sigebert, le roi d'Austrasie, marchait vers la Francie, il rencontra, devant Laon qu'il voulait conquérir, son neveu Paris. Ce dernier, qui avait laissé le gros de ses forces devant Lutèce, était parti avec des effectifs importants incendier et ravager Soissons, Noyon (?), Reims, Troyes et plusieurs autres cités et places fortes. Dès que Paris les vit, il attaqua les armées d'Austrasie. Une grande bataille s'ensuivit. Les gens de Paris furent d'abord repoussés ; mais rejetant son bouclier sur son dos, Paris saisit son épée à deux mains, s'engagea dans la bataille et fit trembler de peur et reculer les Francs, jusqu'à leur défaite. Le roi Sigebert fut capturé par Valans, le sénéchal du roi Arthur, qui l'emmena devant Lutèce sans que Paris le sache. En effet Paris assiégea Laon durant quatre ans, jusqu'au moment où les habitants de Laon se rendirent et le reconnurent comme leur roi.

[Franche a mult à soffrir] Atant revient Paris devant Lutesse, où ilh trovat le roy Sigibers, son ongle, en prison en treis le roy Artus : se li demandat por queil raison ilh voloit aidier Cilperis encontre luy ; jà astoit-ilh fis à Cramynus, son anneit frere, se devoit li rengne de Neustrie, que Cilperis tenoit, estre sien. Et li roy Sigibers li dest qu'ilh disoit veriteit, mains son peire Cramynus astoit mors anchois Clotaire leur peire, et Haribers, qui astoit apres anneis, fut coroneis, qui morut excommengniet, sique Cilperis fut coroneis. Et respondit Paris : « Mes peire fut ochis par violenche et defait (corr. Bo), mains j'astoie jà nées, si demoray en lieu de mon peire ; si ne doie mie perdre mon droit. » Tant fit et dest Paris, que tous les roys qui là astoient s'acordarent à li, et Sigibers meismes. Et puis fisent la citeit assalhir, tant qu'ilh le prisent sour l'an Vc et VIII, en avrilh.

[La Francie a beaucoup à souffrir] Alors, Paris revint devant Lutèce, où il trouva son oncle, le roi Sigebert, emprisonné dans les tentes du roi Arthur. Il lui demanda pourquoi il voulait aider Chilpéric contre lui, qui était en fait le fils de Chramn, son frère aîné, et celui à qui devait revenir le royaume de Neustrie, détenu par Chilpéric. Le roi Sigebert reconnut que c'était vrai, mais que Chramn, son père, était mort avant Clotaire, leur père, et que Charibert Ier, son second fils, fut couronné et mourut excommunié, si bien que Chilpéric reçut la couronne. Paris lui répondit : « Mon père fut violemment tué et défait, mais j'étais déjà né, et j'étais là pour le remplacer ; aussi ne dois-je pas perdre mon droit. » Paris en fit et en dit tant que tous les rois présents, et Sigebert lui-même, furent de son avis. Après cela, ils se mirent à assaillir la cité, qu'ils prirent en 508, en avril.

 

 

B. Ans 508-509 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 207b-214a

 

Sigebert Ier s'allie à son neveu Paris, tandis que Chilpéric Ier, poussé par la rusée Frédégonde qu'il épouse en 508, trouve le moyen de rester roi de Francie en se rendant avec ses gens auprès de Paris pour implorer la paix - Paris accepte à condition d'être reconnu roi de Francie  : Chilpéric sera désormais le vassal  de Paris, roi légitime de Francie jusqu'à sa mort

Après une brève digression, consacrée aux papes Symmaque et Hormisdas ainsi qu'à Boèce, le récit principal reprend

Paris reconstruit la cité royale qu'il avait détruite, en fait une merveilleuse ville, où sont organisés des fêtes et tout particulièrement un prestigieux tournoi présidé par le roi Arthur - Énumération des participants, des dames, des assistants et des prix distribués - Présence de l'empereur Anastase Ier et de plusieurs Chevaliers de la Table Ronde - Le nom de la ville nouvelle sera Paris, du nom de son fondateur, décision confirmée par un miracle - Paris retourne en Bretagne avec le roi Arthur et Chilpéric Ier, époux de Frédégonde, reste le roi de Paris - D'autres explications existent sur l'origine du nom de la ville

 

Sigebert Ier, Paris, Chilpéric Ier, Frédégonde

[II, p. 207b] [Li roy Cilperis esposa sa sorgant Fredegonde] Ly roy Cilperis s'enfuit en Austrie, quant ilh veit sa citeit prise ; mains ilh ly fut racompteit que son freire Sigibers astoit acordeis à Paris, et [II, p. 208] Cilperis respondit : puisque Sigibers son frere astoit accordeis à Paris, ilh ne savoit où avoir socour. Adont li dest Fredegunde que, s'ilh le voloit esposeir, elle li donroit conselhe teile que sa vie seroit salvée, et que ilh demoroit roy de Franche. Et li dest : oilh ; puis mandarent unc evesque, si fut Fredegonde esposée, et fut damme et royne de Franche.

[II, p. 207b] [Le roi  Chilpéric épousa sa servante Frédégonde] Le roi Chilpéric s'enfuit en Austrasie, quand il vit que sa cité était prise. On lui raconta que son frère Sigebert s'était mis d'accord avec Paris, et [II, p. 208] Chilpéric répondit que, puisqu'il en était ainsi, il ne savait où trouver du secours. Alors Frédégonde lui dit que s'il voulait l'épouser, elle lui donnerait un conseil qui lui sauverait la vie et lui permettrait de rester roi de Francie. Ce qu'il accepta. Ils appelèrent ensuite un évêque et Frédégonde, épousée, devint dame et reine de Francie.

Dans le  récit de Jean, Chilpéric épouse Frédégonde en 508 de l'Incarnation ; dans l'Histoire, Frédégonde est devenue reine en 568.

[Le conselhe del royne Fredegonde] En apres elle dest al roy que ilh mandast tous les oust que ilh poroit avoir, et alast awec tous ses oust en Franche, et quant ilh venroit à une liwe pres de Lutesse, si fussent li et toutes ses gens despolhiés jusques à leurs lindraps ; puis s'en alassent al roy Paris devant Artus et tous les aultres prinches, et li criassent merchi, en disant : « La defense ne vault riens à teile chevalerie que vos aveis chi amyneit. Et je suy certaine que ilh vos lairat en vie et vos lairat vostre royalme ; et, s'ilh avenoit qu'ilh presist la royalme de Franche, anchois I an je le feray morir et tous ses enfans par venyn que je li atempreray. » Quant ly roy entendit chu, se dest que chu estoit unc bon conselhe ; et enssi fut fais, et vient à grans gens en Franche, où ilh trovat les Bretons qui jà avoient arse et destruite Lutesse.

[Le conseil de la reine Frédégonde] Alors, elle dit au roi de rassembler toutes les forces qu'il pouvait et de les amener en Francie. Une fois arrivés à une lieue de Lutèce, lui et tous ses hommes devraient se dévêtir jusqu'à la chemise et se diriger vers le roi Paris, en présence d'Arthur et de tous les autres princes, et implorer leur pitié, en disant : « La défense ne vaut rien face à la chevalerie que vous avez amenée ici. » Je suis sûre qu'il vous laissera la vie et votre royaume ; et s'il arrivait à s'emparer du royaume de Francie, avant un an, je le ferais mourir, lui et tous ses enfants, avec un poison que je concocterais. Quand le roi entendit cela, il estima que ce conseil était bon. Ainsi fut fait. Chilpéric, accompagné d'un grand nombre de gens, se rendit en Francie et y trouva les Bretons, qui avaient déjà mis le feu à Lutèce et l'avaient détruite.

[Li roy Cilperis criat merchi tout nus à roy Paris] Mains nonporquant li roy Cilperis vient tous nus devestis, fourmis ses draps de lin, li et ses gens, en criant merchi al roy Paris, Artus, Tristans et à tous les altres roys qui là astoient presens. Et quant chu veirent les barons, si fut traitiet de paix ; mains Paris ne s'i volt onques acordeir, se ilh n'estoit coroneis roy de Franche. Ly roy Cilperis li otriat et dest : « Chiers sires et neveurs, vos esteis tant valhant que por avoir le royalme de Franche et plus grande. » Respondit Paris : « Par puissanche, forche, valeur, ne altre chouse, je ne demande la terre de Franche, fours que par fine loy, sicom drois heures et anneis fis del roy Clotaire ; et se vos le moy voleis oussi otriier, je le prenderay, et serons acordeis. » Et dest Cilperis : « Enssi soit, car je l'acorde et l'otroie. »

[Le roi Chilpéric, tout nu, demanda pitié au roi Paris] Le roi Chilpéric vint nu, vêtu seulement de sa chemise, avec ses gens, en implorant la pitié du roi Arthur, de Tristan et de tous les autres rois présents. Quand les barons virent cela, on traita de paix. Mais Paris ne voulait conclure un accord que s'il était couronné roi de Francie. Le roi Chilpéric consentit et dit : « Cher sire et neveu, vous êtes assez valeureux pour posséder le royaume de Francie, encore agrandi. » Paris répondit : « Ce n'est au nom ni de la puissance, ni de la force, ni de la valeur, ni pour une autre raison que je demande la terre de Francie, mais en vertu d'une loi précise, car je suis le légitime héritier du fils aîné du roi Clotaire. Si vous me l'attribuez, je recevrai cette terre et nous serons d'accord. » Et Chilpéric répondit : « Qu'il en soit ainsi : je suis d'accord et je l'octroie. »

[Pais entre le roy Paris et son oncle Cilperis] Et quant chu entendit Paris, si dest : « Oncle Cilperis, se vos voleis la royalme rechivoir de moy, sicom drois roy de Franche, je vos le renderay. » Et chis dest : « Oilh, cusien, en nom Dieu, s'iIh vos plaist. » Adont ne soy fist Paris coroner nullement, et le rendit al roy Cilperis, son oncle, qui le tient de luy tant que Paris viscat. Et enssi fut li accors [II, p. 209] fais ; si sorjournarent là une mois, en mynant gran solas. En chi temps estoit Lanchelos encors jovenes.

[Paix entre le roi Paris et son oncle Chilpéric] Et quand Paris entendit cela, il dit : « Oncle Chilpéric, si vous voulez détenir  ce royaume de moi, légitime roi de Francie, je vous le rendrai. » Et celui-ci dit : « Oui, cousin, au nom de Dieu, s'il vous plaît. » Alors Paris ne se fit pas couronner et rendit la couronne au roi Chilpéric, son oncle, qui détint de lui cette terre tant que vécut Paris. Et ainsi fut conclu l'accord [II, p. 209]. Ils séjournèrent là durant un mois, en menant grandes réjouissances. En ce temps-là, Lancelot était encore jeune.

Les papes Symmaque (498-514 de notre ère) et Hormisdas (514-524 de notre ère) - le philosophe Boèce (c. 476-524 de notre ère)

[Status papales] En cel an, en mois d'avrilh le VIe jour, morut li pape Symachus de Romme ; si fut ensevelis en la cymetere Sains-Calixte. Chis ordinat que ons cantast le Gloria in excelsis Deo, et chu qui s'ensiet apres les parolles des angles ; chis pape oit pluseurs fois debat à son clergerie.

[Décisions papales] Cette année-là [508], le 6 avril, le pape Symmaque de Rome mourut ; il fut enseveli dans le cimetière Saint-Calixte. C'est lui qui ordonna que l'on chante (à la messe?) le Gloria in excelsis Deo, et ce qui suit après les paroles des anges. Ce pape eut plusieurs discussions avec ses clercs.

 A son temps fist Boèche, li gran philosophe romans, en exilhe où ilh estoit, le libre de consolation de philosophie.

De son temps, le grand philosophe romain Boèce, exilé, composa le livre sur  « La consolation de la philosophie ».

[Hormisda pape, li LVe] Apres le mort Symachus vacat li sige VI jours, et à VIIe fut consacreis pape li cardinal preistre qui fut nommeis Hormisda, qui fut de la nation de Campangne, de la citeit de Freselle, et fut fis Juste, I senateur ; et tient le sige XIIII ans et XVI jours, et selonc Martiniain XI ans et XVII jours, et selonc les altres IX ans et XVII jours. Chis pape amat mult sa clergerie, et sortient et jettat les Grigois de la prison où ons les tenoit por les heresies Pire, l'evesque d’Alixandre, portant qu'ilhs ne voloient croire ses heresies, et condampnat tous cheaux qui estoient acordeis à cheli faux evesque.

[Hormisdas, 55e pape] Après la mort de Symmaque, le siège papal resta vacant six jours, et le septième jour un cardinal prêtre, nommé Hormisdas, fut consacré pape. Il était originaire de Campanie, de la cité de Frosinone, et était fils d'un sénateur, nommé Iustus. Il occupa le siège quatorze ans ans et seize jours ; selon Martin, onze ans et dix-sept jours, et selon d'autres, neuf ans et dix-sept jours. Ce pape était très attaché à ses clercs. Il soutint les Grecs qu'il fit sortir de la prison où ils étaient maintenus parce qu'ils refusaient les hérésies de Pierre, l'évêque d'Alexandrie. Il condamna tous les adeptes de ce faux évêque.

Les fêtes et les tournois entourant la reconstruction de Lutèce, désormais nommée Paris - Tournoi présidé par le roi Arthur - De nombreux invités brillants, dont l'empereur Anastase Ier et plusieurs Chevaliers de la Table Ronde -  Le nom de la ville nouvelle sera Paris, du nom de son fondateur, décision confirmée par un miracle - Paris retourne en Bretagne avec le roi Arthur et Chilpéric Ier, époux de Frédégonde, reste le roi de Paris - Autres explications sur l'origine du nom de la ville

[Ly roy Paris fist rédifiier Lutesse - Lutesse fut nommée Paris]] Item, quant li mois fut passeis de repouse que les barons faisoient à Lutesse, si s'avisat Paris qu'ilh voloit redifiier Lutesse plus belle, fort et plus grant qu'elle n'estoit devant ; si mandat mult d'ovriers et le fist commenchier.

[Le roi Paris fit reconstruire Lutèce - Lutèce fut nommée Paris] Lorsque le mois de repos que les barons prenaient à Lutèce fut passé, Paris entreprit de reconstruire la ville plus belle, plus forte et plus grande qu'elle n'était auparavant ; il fit venir de nombreux ouvriers et fit commencer les travaux.

Et quant li promier pire fut prise por asseioir en fondement, ilh prist la coronne le roy Cilperis, qui estoit d'oir et de pires prescieux mult riche, si le jettat en fondement, et dest que elle seroit citeit royal et seroit nommée Troie, en restauration de la grant citeit de Troie ; mains tous les roys qui estoient là, et Cilperis meismes et Sigibers, li dessent que ilh seroit melheur que, puisque la citeit perdoit son nom de Lutesse et elle estoit fondée par luy et sus la coronne le roy, ilh devoit porteir son propre nom. Et ilh les otriat et dest que, puisque ilh avoient enssi jugiet, cascon soy partist de là et en ralat en leurs paiis, et revenissent les chevaliers dedens une an, assavoir en mois d'avrilh prochainement venant. Enssi sont departis tous les oust.

Et lorsque qu'on apporta la première pierre pour y asseoir les fondations, Paris prit la couronne du roi Chilpéric, faite d'or et de très riches pierres précieuses et la jeta en guise de fondement. Il déclara que la cité serait la cité royale et s'appellerait Troie, en remplacement de la grande cité de Troie. Mais tous les rois présents, et même Chilpéric et Sigebert, lui dirent qu'il en était le fondateur et que, puisque la cité perdait son nom de Lutèce et avait été fondée par lui sur la couronne royale, ce serait mieux qu'elle portât son nom à lui. Il fut d'accord et déclara que, puisqu'ils en avaient jugé ainsi, chacun s'en aille et retourne dans son pays, ajoutant que les chevaliers devraient revenir dans un an, à savoir au mois d'avril suivant. Ainsi, toutes les armées s'en allèrent.

Et Paris mandat tant de ovriers, que toutes les citeis et casteals que ilh avoit destruite en Franche ilh les fiste [II, p. 210] refaire ; et n'y oit nulle que ilh ne fesiste regrandier et plus fort com par devant, et Lutesse meisme fut si grant et si bien refaite, que chu estoit grant mervelhe de sa bealteit, tant com al temps dedont.

Paris fit venir tant d'ouvriers qu'il fit reconstruire [II, p. 210] toutes les cités et forteresses qu'il avait détruites en Francie. Et il n'y en eut pas une qui ne fût reconstruite plus grande et mieux fortifiée qu'avant. Lutèce aussi fut si grande et si bien reconstruite que sa beauté était une vraie merveille, selon les critères du temps.

[Des tournoy de Paris] Apres mandat Paris et fist crieir partout unc tournoy à Lutesse, qui se feroit valhamment. Et li roy Artus mandat par tout sa terre roys, dus et contes, barons et chevaliers. Et vient à cel temps al court le roy Artus II valhans chevaliers, Lancholos del Lac et Blioberis de Gaudres, lesqueis vinrent al tornoy awec Artus, et oussi y oit mult de belles et nobles dammes, car ilh y fut la belle royne Genevre de Bretangne, Yseut de Cornualhe, Agletine de Scoche, Belega de Ybernie, Geldenea de Gaudres, et plusieurs aultres toutes roynes.

[Des tournois de Paris] Après cela, Paris annonça et fit crier partout qu'un illustre tournoi se déroulerait à Lutèce. Le roi Arthur fit venir rois, ducs, comtes, barons et chevaliers de tout son royaume. C'est alors qu'arrivèrent à la cour du roi Arthur deux vaillants chevaliers, Lancelot du Lac et Bliombéris de Gaudres (cfr II, p. 214, p. 216, p. 237, p. 242, p. 243), qui participèrent au tournoi avec Arthur. Il y eut aussi beaucoup de belles et nobles dames : la belle reine Guenièvre de Bretagne, Yseut de Cornouailles, Aigletine d'Écosse, Belega d'Hibernie, Geldenea de Gaudres, et plusieurs autres, qui toutes étaient reines.

1. Selon les notes de Bo ad locum, les noms des femmes se rattachent à ceux des héros de la Table ronde ; quant à Bliombéris, Bo précise que c'est un personnage du Roman de Tristan. Ajoutons que Jean d'Outremeuse semble avoir un faible pour ce Bliombéris. Il le cite au moins à six reprises dans le Myreur et en fait même (II, p. 237) le frère de Lancelot du Lac.

2. C'est à ces prestigieux tournois, convoqués à Lutèce en l'an 507 par le roi Arthur, que Lancelot du Lac apparaît pour la première fois dans le Myreur. Sa dernière apparition dans le deuxième tome se fera à Paris en mai 667, lorsque, âgé de 177 ans, le célèbre chevalier de la Table Ronde racontera devant le roi Thierry III et Pépin II des épisodes de la vie de Tristan qu'il considère comme le plus puissant et le plus compétent des chevaliers. Il évoque les rapports de Tristan avec Yseut et des épisodes de sa propre vie à lui, Lancelot (notamment ses rapports avec la reine Guenièvre). Pépin lui offrira l'hospitalité en Flandre où il mourra (II, p. 357-358). Mais pour avoir plus de précisions sur sa vie, il faut se rapporter en particulier à II, p. 243-244, où Jean raconte comment Lancelot, seul survivant des Chevaliers de la Table Ronde, s'est cruellement vengé de la reine Guenièvre et de Modred. Pour d'autres détails sur lui, cfr II, p. 214, p. 216, p. 237, p. 242.

[Vc et IX - Les tournois de Paris] Et vient li assemblée tout en Franche : ilh fisent fiestes et toutes sollempniteis à chu apartinant. Et tant que li tournois fut commenchiet, sour l'an Vc et IX en mois d'avrilh ; et fut instablit VIII jours de fieste, et puis VIII jours de tournois, et apres VIII jours de repouse et des jostes. Adont furent ches rues parées de draps d'or et de soie et de pailes d'Orient, tous les VIII jours de fieste que ons ne faisoit que danseir et caroleir, et les noveals et jovenes chevaliers behourdeir. Apres les VIII jours de la fieste, commenchat ly tournois del roy Artus et sa chevalerie awec Paris, d'une part, contre les Romans, Espangnons, Dannois, Hongrois, Grigois et tous les aultres chevaliers estrangnes, del altre part. A cel tournoy fut li emperere Anestaux et l'emperres, sa femme, et XXIIII senateurs, XX dus et XXX contes et IIIc chevaliers romans.

[509 - Les tournois de Paris] Toute l'assemblée se retrouva en Francie : on célébra les fêtes et toutes les solennités d'usage. Finalement le tournoi  commença, en 509, au mois d'avril. On décida qu'il y aurait huit jours de fête, et puis huit jours de tournois, suivis de huit jours de repos et de joutes. À cette occasion, durant les huit jours de fête, les rues furent parées de draps d'or, de soie et de tissus d'Orient. On ne faisait que danser et faire des rondes, tandis que les jeunes chevaliers nouvellement promus se livraient à des joutes. Après les huit jours de fête, le tournoi commença. Le roi Arthur, sa chevalerie et Paris étaient opposés aux Romains, aux Espagnols, aux Danois, aux Hongrois, aux Grecs et à tous les autres chevaliers étrangers. L'empereur Anastase [Ier, empereur byzantin de 491 à 518 de notre ère] et l'impératrice, sa femme, vingt-quatre sénateurs, vingt ducs, trente comtes et trois cents chevaliers romains assistèrent à ce tournoi.

[L’ordinanche des dames] Et quant li peuple fut tous assembleis, sy sonarent ches jugeleurs leurs instrumens, et furent faites fenestres, et furent ches blasons osteis, et les dammes emynées, et les fist-ons monteir sus les escafaires : si fut promier assise l'emperres, apres la royne Helaine le femme le roy Paris, et apres Genevre de Bretangne, Yseut de Cornualhe, Broncilde, Fredegonde, et apres toutes les aultres solonc leurs nations.

[L’installation des dames] Quand tout le monde fut rassemblé, les jongleurs firent sonner leurs instruments. On dégagea des ouvertures (?), on ôta les blasons, on amena les dames et on les fit monter sur les gradins aménagés. L'impératrice fut installée la première, après elle la reine Hélène, l'épouse du roi Paris, puis Guenièvre de Bretagne, Yseut de Cornouailles, Brunehaut, Frédégonde, et toutes les autres, selon leurs nations.

[L’ordinanche des roys et des altres sangnours] Apres vinrent l'emperere, Paris, Artus, Tristant, Lanchelos, Blioberis, Cilperis, Sygibers, Theodebers le fis Cilperis, Hildebers le fis le roy Sigibers, et tous les altres jusqu'à le somme de XII roys, XXXVI dus et LX contes et XVIIIc chevaliers cristiens et païens, qui tous commencharent [II, p. 211] le tournoy. Là commenchat li plus noble, grans, beaux, fors et orgulheux tournois qui onques fust fais en monde devant ne apres, et li plus cortois, et fut mult bien gardeis.

[L’installation des rois et des autres seigneurs] Après arrivèrent l'empereur, Paris, Arthur, Tristan, Lancelot, Bliombéris, Chilpéric, Sigebert, Théodebert, fils de Chilpéric, Hildebert, fils du roi Sigebert, et tous les autres. En tout, douze rois, trente-six ducs, soixante comtes et dix-huit cents chevaliers, chrétiens et païens, qui ouvrirent [II, p. 211] le tournoi. Ce fut le tournoi le plus noble, le plus grand, le plus beau, le plus fort, le plus violent, le plus courtois et le plus imposant au monde. Il n'y en eut jamais de pareil. Et il fut fort regardé.

En cel tournoy soy provont mult bien les roys Paris, Artus, Tristant, Lanchelos et tous les aultres, et y acquisent cascon grant honour ; et oussi de l'autre costeit soy provarent bien ly emperere, li roy de Hongrie, Dannois, Espangne, Navaire et tous les altres ; mains sour tous soy provat mult vassalment Justin li fis l'emperere, qui puis fut emperere.

 Au cours de ce tournoi, les rois Paris, Arthur, Tristan, Lancelot et tous les autres firent très bien leurs preuves et chacun y acquit beaucoup d'honneur. De l'autre côté aussi, l'empereur, les rois de Hongrie, de Danemark, d'Espagne, de Navarre et tous les autres se comportèrent très noblement. Mais, plus que tous les autres, Justin, le fils de l'empereur, qui par la suite devint lui-même empereur [Justin Ier, empereur byzantin de 518 à 527 de notre ère], se montra très vaillant.

[Tristans oit les pris pour deventrains] Enssi durat li tournois VIII jours tous plains, que cascon jour ilh recommenchoient. Et quant les VIII jours furent passeis, si furent donneis les pris par les dammes al roy de Lonnois, monsaingnour Tristant, por les deventrains, car nuls ne poioit dureir por luy que ilh ne fust sachiés à terre luy et son cheval ; et n’oit onques neson des VIII jours de l'heures qu'ilh avoit le hayme en chief osteit ; tout le tournoy durant, ilh fist tant de fais d'armes que nus ne le poroit dire. Tous les altres en fisent asseis, mains Tristant enduroit plus de paine, et ne se porent les altres maintenir le tournoy que trois jours ; mains Tristant y fut tous les VIII jours, del promier jour de commenchement jusqu'à la fin, car ilh astoient jovences Paris, Artus, Lanchelos, Blioberis ; li plus vielhe n'avoit mie XX ans d'eage, mains Tristant en avoit bien XXVII ans. Et des defourtrains oit les pris de tournoy Justin, le fis l'emperere Anestauz.

[Tristan obtint le prix récompensant les locaux] Le tournoi dura huit jours complets, et chaque jour il reprenait. À la fin des huit jours, les dames donnèrent le prix récompensant les locaux au roi de Léonois, monseigneur Tristan, car personne ne pouvait lui résister : il jetait à terre son adversaire et son cheval. Au cours de ces huit jours, il n'ôta son heaume à aucun moment et, durant tout le tournoi, il accomplit tant d'exploits qu'on ne pourrait les compter. Les autres combattants se dépensèrent tous beaucoup, mais Tristan supportait mieux l'effort. Alors que les autres ne purent participer que pendant trois jours, Tristan, lui, resta actif les huit jours, du début à la fin. C'est que Paris, Arthur, Lancelot, Bliombéris étaient jeunes ; le plus âgé n'avait pas vingt ans, alors que Tristan en avait bien vingt-sept. En ce qui concerne les étrangers, c'est Justin, le fils de l'empereur Anastase, qui obtint le prix.

Apres chu commenchat la fieste de repouse, et des joustes par jours et des carolles del soire. Dedens ches VIII jours, assemblat li roy Paris tous les roys et barons qui là estoient, et dest : « Saingnours, quant je ving en chi paiis, je le destruis et l'ardit toute, portant que mes oncle Cilperis, li roy, le moy tollit qui devoie estre roy. Et portant que je suy venus à mon entente, je ay redifiiet tout chu que j'avoie gasteit, et remis en melheur estat qu'en devant ; et par especial je ay refourmeit la citeit où nous summes, qui soloit estre nommée Lutesse, et enssi le nommat li dus Yborus qui jadit le fondat, et at toudis esteit le chief del royalme de Franche, et encor serat. Ors moy plaist de lée donneir unc nom qui soit noble, riche et notable, car por [II, p. 212] lée plus noblement baptizier, je ay fait assembleir cheli tournoy qui a esteit tres-nobles. »

Après cela on célébra la période de calme, avec des joutes (jeux) le jour, et des rondes (farandoles) le soir. Durant ces huit jours, le roi Paris rassembla tous les rois et barons présents pour leur dire : « Seigneurs, lorsque je suis arrivé dans ce pays, je l'ai détruit et incendié complètement, parce que mon oncle Chilpéric, le roi, me l'avait enlevé, alors que je devais en être le roi. Et parce que je suis parvenu à mon but, j'ai reconstruit tout ce que j'avais abîmé, et j'ai tout remis dans un état meilleur qu'auparavant. En particulier, j'ai transformé la cité où nous sommes, qu'on appelait d'habitude Lutèce, nom que lui avait donné jadis son fondateur, le duc Yborus. Cette cité fut toujours la capitale du royaume de Francie et continuera à l'être, mais il me plaît maintenant de lui donner un nom noble, riche et reconnu. C'est pour [II, p. 212] la baptiser plus honorablement que j'ai organisé ce tournoi, lequel s'est très brillamment déroulé. »

Atant parlat li emperere Anastauz et dest à roy Paris : « Puisque redifiiet l'aveis, vos le deveis nommeir à vostre voleur. Respondit Paris : « Quant je le commenchay, je le voloie nommeir Troie le restaurée, mains monsaingnour de la Grant-Bretangne, li roy Artus, le moy defendit. »

Alors l'empereur Anastase prit la parole et dit au roi Paris : « Puisque vous l'avez reconstruite, vous devez la nommer selon votre volonté. » Paris répondit : « Quand j'ai commencé à la reconstruire, je voulais la nommer Troie la restaurée, mais mon seigneur de Grande-Bretagne, le roi Arthur, me l'a défendu. »

Adont parlat li roy Artus et dest : « Saingnours, vous saveis que quant ly emperere Romulus fondat Romme, ilh le fondat en teile manere que Paris at fondeit chest citeit, car enssi bien ilh y trovat pluseurs citeis fondée, com Paris trovat chi Lutesse, et encordont ilh le nommat Romme solonc son nom ; et oussi Remus son frere apres son nom fondat Rains, et Tongris Tongre la deseirte, et pluseurs altres enssi sont nommée apres leurs fondateurs : sique chest doit estre nommée Paris apres le nom del fondateur, et si doit estre roial citeit, car elle est fondée sour la coronne de roy de Franche. »

Alors le roi Arthur prit la parole et dit : « Seigneurs, vous savez que lorsque l'empereur Romulus fonda Rome, il la fonda de la même manière que Paris fonda cette cité, car lui aussi y trouva bien plusieurs cités existantes, comme Paris trouva ici Lutèce, et pourtant Romulus la nomma Rome d'après son nom ; Rémus aussi, son frère, fonda Reims, d'après son nom, et Tongris fonda Tongres la désertée ; plusieurs autres aussi sont dénommées d'après le nom de leurs fondateurs. Aussi cette cité doit être appelée Paris, d'après le nom de son fondateur, et elle doit être la cité royale, car elle est fondée sur la couronne du roi de Francie. »  

Quant li roy Artus oit dit son entention, si fut demandeit à l'emperere et à l'emperres, et à tous les altres l'unc apres l'autre ; mains la plus grant siiet fut à chu que les II chevaliers, qui avoient oyut les pris de tournoy, doient donneir leurs pris à la citeit et le nom par raison, car al ocquison de la citeit ilh avoient conquis si noble pris et teile honeur, de quoy ilh seroit perpetuel memore. Adont dest l'emperere à Justin et à Tristant que les pris de tornoy avoient : « Saingnours, cascon de vos die son intention, sens conselhier ly uns à l'autre, et li uns le die à moy, et ly altre le die à Artus, por savoir s'ilh sont de une intention. »

Quand le roi Arthur eut exprimé son intention, on posa la question à l'empereur et à l'impératrice, ainsi qu'à tous les autres, à tour de rôle. Mais la décision dominante fut que raisonnablement c'était aux deux chevaliers qui avaient remporté les prix du tournoi, de donner leurs prix à la cité et de lui choisir un nom, car c'était à cause de la cité qu'ils avaient conquis un si noble prix et un tel honneur, dont le souvenir serait perpétuel. Alors l'empereur dit à Justin et à Tristan qui avaient gagné ces prix : « Seigneurs, que chacun de vous, sans se consulter l'un l'autre, dise son intention, que l'un me la dise à moi, et l'autre à Arthur, pour savoir s'ils ont une même idée. » 

[Coment li nom de Paris fut desmontreit par le myracle de Dieu] Là demonstrat Dieu gran myracle, car Justin dest à l'emperere son pere, sique nuls ne l'oiit, que ons fesist toute la clergrie revestir et aleir à procession trois voies entour la citeit, et Dieu les envoieroit mult noble nom à la citeit, car ilh l'avoit jà troveit.

[Un miracle de Dieu désigna le nom de Paris] Alors Dieu se manifesta par un grand miracle : Justin dit à l'empereur son père, sans que personne ne l'entende, que tous les clercs revêtent leurs habits de cérémonie et fassent trois tours de la cité en procession ; alors Dieu leur enverrait pour la cité le nom très célèbre, qu'il avait déjà trouvé.

Et Tristant, qui ne savoit chu que Justin avoit dit, dest al roy Artus tout en teile manere que li aultre avoit dit. Puis parlerent ensemble li emperere et Artus, si trovarent qu'ilh avoient ambdois dit tout de une intention. Puis fut assemblée tout la clergrie et revestie des armes Dieu, portant la crois, aighe benoite et les reliques ; et fisent procession [II, p. 213] trois fois par trois jours tout entour la citeit, et tout la grant chevalerie apres.

Et Tristan qui ignorait ce que Justin avait  dit, répéta textuellemnt au roi Arthur tout ce que l'autre avait dit. Ensuite l'empereur et Arthur se concertèrent et trouvèrent que tous deux avaient exprimé une même intention. Ensuite tous les clercs furent rassemblés revêtus des armes de Dieu, en portant la croix, l'eau bénite et les reliques. Et trois fois durant trois jours, suivis de tous les grands chevaliers, ils firent une procession [II, p. 213] autour de la cité.

Et tout enssi que la procession estoit rentrée dedens l'englise, al derain jour, si avient que unc blanc colon aportat II brivelet en son bech, et presentat l'unc al roy Tristant tout promier, et puis l'autre à Justin ; et avoit en ches dois brivelet tout une chouse, dont la tenure estoit teile : « portant que Paris, li gentis roy et drois heures de Franche, par sa nobleche at restaureit chu qu'ilh avoit exilhiet, et at la citeit fondeit sour la coronne de Franche, si soit nommée la citeit roïal, en nom de Dieu, Paris, apres le nom de cheli qui si grant noblece y a fait. » Et quant ly brivelet fut publiiés, si dest Tristan que toute en teile manere estoit li siene intention del nommeir Paris, et tout en teile manere le dest Justin. Et enssi fut la citeit de son anchiene nom privée, chu est Lutesse, et fut dedont en avant et encor est nommée Paris.

Et le dernier jour, dès que la procession fut rentrée dans l'église, il advint qu'une colombe blanche apporta deux petites lettres qu'elle tenait dans son bec, et en présenta une en tout premier lieu au roi Tristan, et l'autre à Justin ; et ces deux brefs messages disaient une seule chose, dont la teneur était la suivante : « Parce que Paris, le gentil roi et l'héritier légitime de Francie, par sa vaillance, a restauré ce qu'il avait dévasté et fondé la cité sur la couronne de Francie,  la cité royale, au nom de Dieu, doit être nommée Paris, d'après le nom de celui qui lui avait donné tant de noblesse. » Quand les messages furent publiés, Tristan déclara que son intention de la nommer Paris était tout à fait la même, et Justin ne parla pas d'une autre manière. Ainsi la cité fut privée de son ancien nom, Lutèce, et dorénavant elle fut nommée Paris, et elle l'est encore.

Mains pluseurs gens, et maintes histors enssi, vuelent dire altrement, qui ne sont mie à croire, car li unc dist qu'ilh oit unc roy en Franche, li Xlle roy, qui oit nom Perinus, qui fermat Lutesse et le regrandist, se le nommat Paris apres son nom, qui n'est mie à croire. car ilh l'ewist nommeit Peris ; et oussi ons ne le truve mie en son histoire, altrement que les gens le dient enssi. Et li altre dist que Paris, ly fis le roy Prian de Troie, le nommat enssi, qui ne puet estre veriteit, car Paris de Troie estoit mors et Ector et tous ses freres, et Troie destruite, quant cheaux qui escapparent vinrent habiteir en pluseurs lis en Europe ; et adont vinrent habiteir en Europe pluseurs prinches, et Franco, li fis Ector de Troie, vient habiteir en Galle, sycom j'ay dit deseur ; et fut li promir duc de Galle, et qui le fondat l'apellat Lutesse, et oit nom Yborus qui fut longtemps apres, je croy plus de milh ans, sicom vos poreis troveir chi-deseur.

Cependant plusieurs auteurs, et beaucoup de récits aussi, prétendent autre chose, mais on ne peut les croire, car l'un dit qu'il y eut un roi de Francie, le douzième roi, nommé Perinus, qui fortifia Lutèce et l'agrandit, et la nomma Paris d'après son nom, ce qu'on ne peut croire, car il l'aurait nommée Peris. De plus, dans son histoire, on ne la trouve pas appelée autrement. Un autre auteur dit qu'elle fut appelée ainsi par Paris, le fils de Priam, ce qui ne peut être vrai, car Paris le Troyen était mort, ainsi qu'Hector et tous ses frères, et Troie était détruite, quand ceux qui s'échappèrent vinrent habiter en plusieurs endroits d'Europe. Plusieurs princes vinrent ainsi habiter en Europe et un fils d'Hector de Troie, Franco,  vint s'établir en Gaule, comme je l'ai dit plus haut. Celui qui fut le premier duc de Gaule fonda la ville qu'il appela Lutèce ; il s'appelait Yborus, qui vécut longtemps après, plus de mille ans, je crois, comme vous pourrez le trouver ci-dessus (cfr I, p. 46).

Et sachiés qu'ilh avient al temps Cilperis, enssi com je ay dit desus, mains chis roy Paris ne fut point mis en nombre des roys de Franche, jasoiche que ilh en fust drois et anneis roy, sicom dit est, car ilh n'en fut onques roy coroneis.

Sachez que cela arriva au temps de Chilpéric Ier, comme je l'ai dit plus haut, mais ce roi Paris ne fut pas mis au nombre des rois francs, bien qu'il en fût le roi légitime et l'aîné, comme cela a été dit, car il ne fut jamais couronné.

On appréciera cette remarque de Jean. Si le Paris, dont il a été longuement question dans les pages précédentes, n'apparaît pas dans la liste des rois francs, ce n'est pas parce qu'il ne fut jamais couronné, c'est tout simplement parce qu'il ne s'agit pas d'un personnage historique, mais d'un personnage inventé.

Apres chu soy departit tout la fieste, si en rallat cascon en son paiis ; et Paris en ralat awec le roy Artus en Bretangne, et li roy Cilperis demorat à Paris par-deleis la maule Fredegonde qu'iIh avait esposée ; et li dimandat se son conselhe li avoit esteit profitauble, et [II, p. 214] li roy li dest : oilh. Enssi demorarent en paix.

Après cela s'acheva toute la fête et chacun retourna dans son pays ; Paris retourna en Bretagne avec le roi Arthur, et le roi Chilpéric resta à Paris, près de la méchante Frédégonde, qu'il avait épousée ; celle-ci lui demanda si son conseil lui avait été utile et [II, p. 214] le roi lui répondit dit que oui. Ainsi demeurèrent-ils en paix.

 


 

C. Ans 510-513 de l'Incarnation = Myreur, II, p. 214b-215a

 

L'essentiel du passage est consacré à la Matière de Bretagne, en l'occurrence aux nombreuses conquêtes d'Arthur, aidé des chevaliers de la Table Ronde, de Tristan et de Paris (les Vandales en Afrique, la Syrie, la Hongrie, Jérusalem) (ans 510-512 de l'Incarnation)

Chez les Francs, Frédégonde fait tuer les quatre fils de Chilpéric Ier, nés d'Audovère, sa première épouse - Elle provoque une guerre entre Chilpéric et son frère Sigebert (an 513 de l'Incarnation)

 

[II, p. 214b] [Vc et X - Artus desconfist les Wandaliens] Apres avient, sour l'an Vc et X, que ly roy Artus mandat en Saxongne Paris, et en Lonnois Tristan et ses barons, de la tauble reonde, qui vinrent tous à grant gens ; car adont n'estoit Tristant encor de la tauble reonde, et Paris n'en fut onques. Et chu estoit por entreir en la terre de Affrique, où sainte Engliese estoit forminée por gens qui astoient nommeis Wandaliens les restaureis. Contre ches Wandaliens soy combatirent ches Bretons, mains les Wandaliens furent tantoist desconfis, car Paris, Artus, Tristant, Blioberis, Lanchelos et tous les altres faisoient si grant essart, que riens ne demoroit contre leurs corps. Adont s'enfuirent les Wandaliens tous desbareteis, et li roy Artus fist les englieses refaire, et y donnat grans biens d'or et d'argent ; et fut ceste batalhe l'an deseurdit en mois d'octembre.

[II, p. 214b] [510 - Arthur défit les Vandales] Après, en l'an 510, le roi Arthur envoya un  message à Paris en Saxe, à Tristan en Léonois et à ses barons de la Table Ronde, qui vinrent tous avec d'importantes forces. À ce moment-là, en effet, Tristan ne faisait pas encore partie de la Table Ronde, et Paris n'en fit jamais partie. Le but d'Arthur était de pénétrer en terre d'Afrique, pour rétablir la Sainte-Église qui y était malmenée par des gens dénommés Vandales. Les Bretons se battirent contre les Vandales, qui furent rapidement vaincus, car Paris, Arthur, Tristan, Bliombéris (cfr II, p. 210, p. 216, p. 237, p. 242, p. 243), Lancelot et tous les autres faisaient de tels ravages que rien ne leur résistait. Alors tous les Vandales, découragés, prirent la fuite. Le roi Arthur fit reconstruire les églises, à qui il octroya de grandes richesses en or et en argent. Cette bataille eut lieu l'an dit ci-dessus, au mois d'octobre.

Vandales : Un article entier dans les FEC, t. 48, 2024, a été consacré à la vision que Jean d'Outremeuse se fait des Vandales dans le Myreur des Histors.

 [Ly roy Artus desconfist les Suriiens] Apres s'en alerent, et chevalcherent ly roy Artus et toute sa compangnie vers la terre de Surie, et le commencharent à destruire et à ardre ; mains les gens soy assemblarent et orent batalhe à eaux, mains les Suriiens furent desconfis et s'enfuirent, sor l'an Vc et XI en mois d'avrilh. Et puis entrarent plus avant vers Antyoche, et l'asegarent en mois de may, où ilh seirent VIII mois anchois qu'elle fust prise ; et orent pluseurs batalhes ly unc à l'autre.

 [Le roi Arthur défit les Syriens] Ensuite le roi Arthur et tous ses compagnons s'en allèrent et chevauchèrent vers la terre de Syrie. Ils se mirent à la dévaster et à l'incendier, mais les habitants se rassemblèrent et se battirent contre eux. Les Syriens furent vaincus et s'enfuirent, en l'an 511, au mois d'avril. Ensuite, les Bretons pénétrèrent plus avant vers Antioche, l'assiégèrent au mois de mai et mirent huit mois avant de la prendre ; ils durent combattre à plusieurs reprises.

[De Hongrie] En cel an en mois de septembre, morut Julien, li roy de Hongrie ; si regnat Prian, son fis, apres luy LVIII [ans], et fut bon chevalier solonc sa loy.

[En Hongrie] Cette même année [511], au mois de septembre, le roi Julien de Hongrie mourut. Priam, son fils, lui succéda pendant cinquante-huit ans. Il fut un bon chevalier, selon sa loi.

[Des conquestes le roy Artus] En cel an en mois de jenvier, conquisent les Bretons la citeit de Antyoche et le destrurent tout ; et la cause fut por les heresies Pire et Laurent, evesques qui astoient del tout contre la foid catholique. Apres gangnat ly roy Artus pluseurs citeis et pluseurs casteals en Surie, et oit pluseurs batalhes contre les gens de chi paiis ; et oit li roy Artus toudis victoir.

[Les conquêtes du roi Arthur] Cette année-là [511], en janvier, les Bretons firent la conquête de la cité d'Antioche et la détruisirent complètement. La cause en était les hérésies de Pierre et Laurent, des évêques totalement opposés à la foi catholique. Ensuite, le roi Arthur s'empara de plusieurs cités et forteresses de Syrie et mena plusieurs batailles contre les habitants de ce pays. Le roi Arthur était toujours vainqueur.

[Artus assegat Jherusalem] Si avient qu'ilh assegat la citeit de Jherusalem, et dest que cest citeit ne devoit mie estre governée par les Sarasiens, mains par les cristiens, et li digne sepulcre ne devait mie estre gardeis par les mescreans. Et fut Iadit citeit assegiet l'an Vc et XII, en mois d'avrilh.

[Arthur assiégea Jérusalem] Il advint qu'il assiégea la cité de Jérusalem. Il déclara que cette cité ne devait pas être gouvernée par les Sarrasins mais par les Chrétiens, et que le saint sépulcre ne devait pas être gardé par des mécréants. La cité en question fut assiégée en l'an 512, au mois d'avril.

Le personnage de Mahomet n'est pas encore apparu dans Ly Myreur. On le rencontrera pour la première fois en II, p. 288.

[Muet de terre] Item, en cel an, le XXVe jour de jule, fut teile muet de terre qu'ilh chaiit XXII citeis et XXXVI casteais en Aise le Grande.

[Tremblement de terre] Cette même année, le 25 juillet, eut  lieu un tremblement de terre si terrible qu'il détruisit vingt-deux cités et trente-six forteresses dans la Grande Asie.

[II, p. 215] [Del male Fredegunde] Item, l'an Vc et XIII, s'avisat la male royne de Franche Fredegonde, se prist tous les enfans que li roy Cilperis avoit de la royne Androne de Dannemarche, qui astoit nonne devenue, et se les fist tous ochire par IIII siens sorgans. De ches enfans estoit IIII fis, assavoir Theodebert, Meroveux, Clodovis et Clotairs. Et quant les quatres sorgans orent les enfans ochis, si fist Fredegonde mettre à mort les trois des quattres sorgans ; et li quart escappat, si fist une letre qu'ilh envoiat al roy Cilperis, que ilh et ses trois compangnons avoient ochis ses IIII fis à la request de la male Fredegunde ; et portant qu'elle ne voloit mie estre racusée, si avoit-elle mis à mort ses III compangnons, et ilh esteit escappeis. Quant ly roy entendit chu, tantost ilh mandat la royne qui estoit mult subtil de maseteit ; se li fist croire tout chu qu'elle vout, et li dest que li roy Sigibers d'Austrie l'avoit fait faire por chu qu’il voloit que li roy Cilperis morist sens heures.

[II, p. 215] [La méchante Frédégonde] En l'an 513, la méchante reine de Francie, Frédégonde, décida de se saisir de tous les enfants du roi Chilpéric Ier et de la reine Audovère de Danemark, devenue nonne (cfr II, p. 206), et de les faire tuer par quatre de ses serviteurs. Parmi ces enfants, il y avait quatre fils, Théodebert, Mérovée, Clovis et Clotaire. Une fois ce crime accompli, Frédégonde fit mettre à mort trois des meurtriers. Le quatrième s'échappa et rédigea une lettre qu'il envoya au roi Chilpéric. Il lui expliquait que lui-même et ses trois compagnons avaient tué ses quatre fils, à la demande de la méchante Frédégonde ; et il ajoutait que celle-ci, ne voulant pas être dénoncée, avait mis à mort ses trois compagnons, et que lui s'était échappé. Quand le roi entendit cela, il fit venir la reine, qui était d'une méchanceté très subtile. Elle lui fit croire tout ce qu'elle voulait et lui dit que c'était le roi Sigebert d'Austrasie qui avait ordonné cela, parce qu'il voulait que le roi Chilpéric meure sans héritiers.

Note 1 de Bo, p. 215 : Il s'agit toujours d'Audovère, la première femme de Chilpéric, précédemment appelée Audromire, Adomire, Adonie. Grégoire de Tours ne lui donne que trois fils : Théodebert, Mérovée et Clovis. Clotaire était né de Frédegonde, et celle-ci prouva, au moyen de 300 conjurateurs, qu'il était bien le fils de son père.

[Gerre entre le roy de Paris et d’Austrie] Quant ly roy Cilperis l'entendit, si mandat defier le roy son frere, et par teile manere esmuet grant gerre et discorde entre les dois freres par l'enortement de la maile royne, qui ne devoit nient bien faire, car elle estoit extrait de vilains parfais et de tres-basse lignie del famille de Natarde le vilhe Sains-Vedast, que ons apelle altrement Habacourt, sicom nos avons dit desus  ; mains tant estoit belle damme qu'à mervelhe.

[Guerre entre le roi de Paris et le roi d’Austrasie] Quand le roi Chilpéric entendit cela, il envoya défier le roi son frère, provoquant ainsi grande guerre et discorde entre les frères, et cela, sur le conseil de la mauvaise reine. Elle ne devait rien faire de bien, provenant de parfaits paysans de très basse lignée, de la famille de Natarde de la ville de Saint-Vaast, qu'on appelle aussi Habacourt, comme nous l'avons dit ci-dessus (cfr II, p. 187) ; mais c'était une femme merveilleusement belle.

Note 2 de Bo, p. 215 : Comp. avec la page II, 187. Les deux passages ne sont pas conformes. Ici on lit Habacourt pour Vabacourt, et Saint-Vaast (Vedastus) pour Saint-Vis.


D.  Ans 514-517 de l'Incarnation =  Myreur, II, p. 215b-218a

Suite de la geste d'Arthur

 

 Arthur conquiert Jérusalem et, attaqué par le roi d'Égypte, remporte une victoire difficile, qui fait de nombreux morts et d'illustres blesssés (Arthur, Tristan, Paris, Lancelot). Il rentre ensuite en Bretagne avec son armée (an 514 de l'Incarnation)

Les Danois et leur roi Hector, croyant Paris et Arthur morts, conquièrent la Saxe (dont Paris était le roi), tuant notamment le sénéchal des Saxons. Beaucoup d'habitants chrétiens dont la reine et ses enfants sont tués (an 515 de l'Incarnation). Les Bretons, appelés à l'aide, débarquent en Saxe, écrasent les envahisseurs danois et imposent à tous leurs prisonniers, ainsi qu'à leur roi, une très lourde punition, sous la forme de mutilations corporelles, avant de les renvoyer au Danemark, dans la cité qui reçut le nom de 'Malgarnie' (an 516 de l'Incarnation)

Paris, désormais sans héritier, renonce à la Saxe qu'il confie à Waleran de Metz, beau-fils de Sigebert, pour aller se battre contre les Sarrasins. Le roi Arthur ne peut l'accompagner, la Bretagne étant attaquée par les Romains conduits par l'empereur Justin. Les Romains dévastent la Bretagne, mais sont finalement vaincus et doivent rentrer à Rome avec leur empereur. Arthur les poursuit et dévaste l'Italie (an 517 de l'Incarnation)

 Empire et Papauté : L'empereur Anastase Ier, dans une bataille (où Arthur semble défendre la papauté ?), a l'oreille droite coupée. Il rentre à Rome et veut se venger en martyrisant les clercs de Rome. Il meurt frappé par la foudre. Son fils Justin (corr.) est couronné empereur. Il demande au pape Hormisdas de pardonner à son père d'avoir voulu s'en prendre aux clercs et fait la paix avec Arthur qui retourne en Bretagne (an 517 de l'Incarnation).

 

[II, p. 215b] [Artus gangnat Jherusalem] Sour l'an Vc et XIIII, en mois de june, prist ly roy Artus la citeit de Jherusalem, où ilh avoit fait le siege XIIII mois, et le vuidat toute de la loy sarasine, et y mist dedens des bons cristiens, qui nettement gardoient le sepulcre et y demoront enssi longtems.

[II, p. 215b] [Arthur occupa Jérusalem] En l'an 514, au mois de juin, le roi Arthur s'empara de la cité de Jérusalem, après un siège de quatorze mois. Il la délivra de toutes les influences sarrasines et y installa de bons chrétiens, qui gardèrent le sépulcre avec grand soin. Et cela dura longtemps.

[Artus at desconfis le roy d'Egipte] Apres retournat ly roy Artus awec ses Bretons arier vers leurs paiis ; mains enssi qu’ilh devoient monteir sour mere, ilh encontrarent le roy d'Egipte Sortibrans, qui les corut sus à mult grant gens. Ilh oit là batalhe fort et pesante, et furent les Bretons reculeis, car ilh y avoit tant de Sarasiens qu'ilh en estoit toudis bien quattres encontre unc Breton ; mains la vertu de Dieu et la forche de roy Artus, Tristant, Paris, Lanchelos et les altres saingnours fut là demonstrée telement que les Sarasiens furent desconfis et li roy Sortibrans ochis, el les altres s'enfuirent. Et des [II, p. 216] cristiens furent ochis li roy d'Irlande Galatris et bien XL chevaliers et IIIm hommes, et furent navreis : Artus en pis d'onne espiel, Tristant en ventre sique les boiais li gisoient sus l'archon de la selle, Paris en costeit mult angouseusement, Lancelos en la cusse et en diestre bras ; Blioberis oit coupeit le moitiet de son neis, mains ilh ne fut mie tous jus, sy resennat, et tant d'aultres y oit navreis que trop, desqueis ilh morut pou. Ilh sorjournarent là unc mois, puis montarent sour mere qui mult les grevat, si nagarent tant qu'ilh vinrent en la Grant-Bretangne, où ilh soy misent en repoise.

[Arthur a défait le roi d'Égypte] Après quoi, le roi Arthur et ses Bretons retournèrent dans leur pays. Mais au moment de prendre la mer, ils rencontrèrent Sortibrant, le roi d'Égypte, qui les attaqua avec des forces nombreuses. Une bataille importante et éprouvante se déroula. Les Bretons furent repoussés, car les Sarrasins étaient très nombreux : face à un Breton, il y  avait toujours au moins quatre Sarrasins. Mais alors la puissance de Dieu et la force du roi Arthur, de Tristan, Paris, Lancelot et des autres seigneurs se manifestèrent : les Sarrasins furent vaincus, le roi Sortibrant tué, et les autres mis en fuite. Parmi les [II, p. 216] chrétiens, le roi d'Irlande Galatris et au moins quarante chevaliers et trois mille hommes furent tués. Il y eut aussi des blessés : Arthur, d'un coup d'épée à la poitrine, Tristan au ventre, au point que ses entrailles gisaient sous l'arçon de sa selle, Paris très grièvement au flanc, Lancelot à la cuisse et au bras droit ; Bliombéris (cfr II, p. 210, p. 214, p. 237, p. 242, p. 243) eut le nez à moitié coupé, mais il ne fut pas jeté à terre et il guérit ; il y eut encore beaucoup trop d'autres blessés, dont peu toutefois moururent. Ils séjournèrent là un mois, puis prirent la mer, où ils furent très éprouvés. Ils naviguèrent jusqu'à leur arrivée en Grande-Bretagne, où ils se mirent en repos.

[Comment les Danois destruent Saxongne] Adont, assavoir l'an Vc et XV, vint la novelle en Saxongne que ly roy Paris estoit mors awec le roy Artus en la terre de Surie, et que li roy d'Egipte les avoit tous ochis ; lesqueiles novelles aportarent les faux cristiens qui fuirent de la batalhe, quant les cristiens en avaient del piour. Adont alat cest novelle partout, tant que Ector, li roy de Dannemarche, le soit ; si assemblat ses oust et vient en Saxongne, si commenchat à conquesteir vilhes et casteais ; mains li senescaus Antenoir si assemblat ses gens et corut sus les Danois. Si l'orent les Danois malvais de promier, mains li roy Ector ochist Antenoir le senescaus, sique les cristiens en furent tous desconfis, si s'enfuirent.

[Comment les Danois détruisirent la Saxe] Alors, c'est-à-dire en l'an 515, parvint en Saxe la nouvelle disant que le roi Paris et le roi Arthur étaient morts en Syrie, et que le roi d'Égypte les avait tous tués. De faux chrétiens qui avaient fui la bataille avaient apporté ces nouvelles, quand les chrétiens étaient au plus mal. Cette information se répandit partout, et Hector, le roi de Danemark, l'apprit. Il rassembla ses armées et se rendit en Saxe où il commença à conquérir villes et forteresses ; mais le sénéchal Anténor rassembla ses hommes et courut sus aux Danois. Tout d'abord, les Danois furent mis à mal, mais quand le roi Hector eut tué Anténor le sénéchal, les chrétiens furent très découragés et s'enfuirent.

Et adont fut conquise une citeit qui fut où la royne et ses enfans estoient, si furent pris et ochis trestous. Atant s'encloirent les cristiens en une forte citeit qui fut nommée Parisete, et les Danois commencharent tout à destruire le paiis là entour, et puis assegarent la citeit ; mains ly peuple de la citeit fisent lettres et les envoiarent en Bretangne, en suppliant aux Bretons que ilh les venissent aidier contre les Danois, que les avoient destruite et conquesteit leur terre, et mise à mort la royne Helaine et ses enfans.

C'est alors qu'une cité dans laquelle se trouvaient la reine et ses enfants fut conquise ; ils furent tous capturés et mis à mort. Les chrétiens s'enfermèrent dans une cité fortifiée, qui s'appelait Parisete. Les Danois se mirent à ravager les alentours de la cité, puis l'assiégèrent. Alors les habitants écrivirent des lettres qu'ils envoyèrent en Bretagne, suppliant les Bretons de venir les aider contre les Danois, qui les avaient anéantis, s'étaient emparés de leur terre et avaient mis à mort la reine Hélène et ses enfants.

[L’an Vc et XVI - Artus at desconfis et pris les Danois] Et quant la lettre vint en Bretangne, si fut tantost publiié à cascon, et tant que Paris le soit, et oussi fist li roy Artus ; si assemblat tous les Bretons, et montarent sour mere, et vinrent en Saxongne où ilh trovarent les Danois. Et là oit grant batalhe, sour l'an Vc et XVI en mois de may ; en laqueile batalhe furent ochis XVIIIm Danois, et fut pris ly roy Ector et XIIIIc altres Danois qui bien furent enchaieneis.

[L’an 516 - Arthur a défait et capturé les Danois] Quand la lettre parvint en Bretagne, elle fut aussitôt communiquée à chacun de sorte que Paris, ainsi que le roi Arthur, en eurent connaissance. Arthur rassembla tous les Bretons, qui prirent la mer et arrivèrent en Saxe, où ils trouvèrent les Danois. Là, en l'an 516, au mois de mai, se déroula une grande bataille, au cours de laquelle dix-huit mille Danois furent tués. Le roi Hector fut capturé ainsi que quatorze cents Danois, qui furent solidement enchaînés.

[Terrible venganghe des Danois] Apres fut fais de roy et des altres prisonieres jugement, si furent livreis par droit al roy Paris, por prendre vengement de sa femme et de ses enfans. Et adont s'avisat li roy Paris que, s'ilh les faisoit morir, li vengemens sieroit [II, p. 217] trop brief : se prist le roy Ector devant ly, et li coupat luy-meismes le diestre bras desous le cubite, puis li coupat le diestre piet à la promier jonture c'on dist al coul del piet, puis li crevat le diestre oel et li coupat la diestre orelh ; apres li escorchat les poilhe et le cuire de grenon, et quant li grenon fut escorchiet ilh li ardit le menton de unc chaut fier, affin que jamais poilhe n'y revenisse. Puis prist les altres XIIIIc et en fist teile justiche com de leur roy, et se les fist enssi mettre en leurs dromons et nagier vers Dannemarche, et vivre enssi à grant mechief et vitupeir ; car li roy Ector viscat puis XIIII ans, et fut mis en une citeit luy et les affoleis, et altres gens ne demoroient en la citeit fours que eaux et cheaux qui les servoient.

[Terrible vengeance imposée aux Danois] Ensuite, le roi et les autres prisonniers furent jugés et livrés selon la loi au roi Paris, pour qu'il puisse venger sa femme et ses enfants. Le roi Paris pensa que, s'il faisait mourir ses prisonniers, la vengeance serait [II, p. 217] trop brève. Il plaça le roi Hector devant lui, et lui coupa lui-même le bras droit sous le coude, puis le pied droit à la première articulation, dite cou-de-pied, ensuite il lui creva l'oeil droit et lui coupa l'oreille droite. Après cela, il lui arracha les poils et la peau de la moustache et, quand le dessus des lèvres fut écorché, il lui brûla le menton avec un fer chaud pour que jamais les poils ne repoussent. Il prit ensuite les quatorze cents autres, leur imposa le même châtiment qu'à leur roi et les fit mettre dans cet état dans leurs bateaux. Ils retournèrent au Danemark, contraints de vivre ainsi dans les douleurs et les lamentations. Le roi Hector en effet vécut encore quatorze ans. Il fut relégué avec les blessés dans une cité où ne demeuraient qu'eux-mêmes et ceux qui les servaient.

Et avoit unc fis qui jovene estoit, sique Hercules de Frise fut mambor de la terre tant que li roy viscat. Et adont nommat li roy Ector sa citeit Malgarnie, car de tous les Danois qui les awist assembleis, ilh n'en trovast mie IIIm hommes ; et fut longtemps apres la citeit nommée Malgarnie, et altrement elle avoit nom Godoza, car Godoza, li VIe roy de Dannemarche, l'avoit fondeit à son temps.

Cet Hector avait un fils encore jeune si bien que  Hercule de Frise fut le gouverneur du pays aussi longtemps que vécut le roi. C'est alors qu'Hector appela sa cité Malgarnie, car on n'y aurait pas trouvé trois mille Danois si on les avait tous rassemblés. Ce nom de Malgarnie resta longtemps attaché à la cité. Avant cela, elle avait porté un autre nom, Godoza, celui de son fondateur, le sixième roi de Danemark.

Apres la batalhe deseurdit, s'en ralarent les Bretons en leur paiis, et li roy Paris mandat al roy d'Austrie, son oncle, qu'ilh li envoiast sa filhe Gaudea et son marit Galerant, sy les donroit la terre de Saxongne, car puis qu'ilh avoit perduit la royne sa femme et ses enfans, jamais ilh n'y quidoit tenir terre, ains yroit sour les Sarasiens : enssi fut-ilh fait, car Galerant de Mes y vient et fut roy de Saxongne.

Après la bataille mentionnée ci-dessus, les Bretons retournèrent dans leur pays, et le roi Paris fit demander au roi d'Austrasie, [son oncle, Sigebert], de lui envoyer sa fille Gaudea et son mari Waleran. Il dit qu'il leur donnerait la Saxe, car ayant perdu la reine, sa femme, et ses enfants, il ne voudrait plus garder sa terre, mais irait combattre les Sarrasins. Cela se passa ainsi : Galeran de Metz vint en Saxe et en devint le roi (cfr II, p. 231).

Apres s'en alat li roy Paris en Bretangne, et demandat al roy Artus se ilh voloit conquere sor les Sarasiens ; mains ly roy Artus ly respondit que non, car ly emperere Anastaux assembloit ses Romans por venir sor luy, portant qu'ilh avoit conquis Surie, et li priat qu'ilh vosist estre deleis ly et de la Tauble Reonde. Paris li respondit que volentier li aideroit sa guere achiver contre les Romans, mains de sa court ilh ne poroit demoreir, car ilh avoit voweit del aleir sour les Sarasiens. Enssi demorat Paris, et li emperere Anastaux vient en Bretangne, c'est à entendre son fis Justin, qui amynat les Romans, car Anastaux por cause de maladie n'y pot chevalchier.

Ensuite, le roi Paris se rendit en Bretagne et demanda au roi Arthur s'il voulait faire des conquêtes contre les Sarrasins ; mais le roi Arthur lui répondit non, pour la raison que l'empereur Anastase rassemblait ses Romains pour venir attaquer Arthur qui avait conquis la Syrie. Arthur pria Paris de consentir à venir à ses côtés et à intégrer la Table Ronde. Paris lui répondit qu'il l'aiderait volontiers à achever sa guerre contre les Romains, mais qu'il ne pourrait rester à sa cour, car il avait fait le voeu de marcher contre les Sarrasins. Ainsi en décida-t-il. Quant à l'empereur Anastase, il vint en Bretagne, plus exactement c'est son fils Justin qui y vint à la tête des Romains, car Anastase, malade, ne pouvait chevaucher.

Quelques précisions historiques sur les empereurs byzantins dont il est question dans ces notices (d'après Histoire et Civilisations. La splendeur de Byzance, Barcelone, 2014, p. 45) : Anastase Ier régna de 491 à 518 de notre ère. À sa mort en 518, il fut remplacé par Justin Ier le Grand, commandant de la garde impériale et très proche d'Anastase. Mais comme ce Justin était déjà âgé (presque soixante-dix ans) lorsqu'il accéda au pouvoir, il délégua une partie du gouvernement à un collaborateur de confiance, son neveu Justinien, qui devint rapidement son fils adoptif et finalement l'héritier du trône. À la mort de Justin Ier, en 527 n.è., c'est Justinien Ier qui lui succéda et qui régnera jusqu'à sa mort en 565, pendant 38 ans.

[Artus desconfist les Romans] Les Romans commencharent le paiis à destruire ; mains ly roy Artus, qui bien estoit proveis en armes et oussi proveus de gens, li vient [II, p. 218] à l'encontre et le corut sus valhamment ; et commenchat là grant batalhe qui durat de matin jusqu'à none, et finablement les Romans furent desconfis : si en fut ochis XXIIm hommes, et ly remanant s'en refuirent par mere awec Justin, se revinrent à Romme mult desbareteis l'an Vc et XVII.

[Arthur défit les Romains] Les Romains se mirent à dévaster le pays ; mais le roi Arthur, qui avait prouvé sa valeur par les armes et disposait de forces nombreuses, marcha contre eux [II, p. 218] et les attaqua vaillamment. Une grande bataille commença, qui dura du matin jusqu'à la neuvième heure. Finalement les Romains furent vaincus : vingt-deux mille Romains furent tués et les rescapés, qui s'enfuirent par la mer avec Justin,  rentrèrent à Rome, très découragés, en l'an 517.

Apres passat mere ly roy Artus awec ses gens, et entrarent en paiis de Ytaile, et le commencharent à destruire. Mains li emperere Anastaux y vient en propre personne, sy oit batalhe à eaux l'an deseurdit en awost, mains chu ne vault, car li emperere fut desconfis et oit coupeit la diestre orelhe, de quoy ilh fut sy enragiés, que de coroche ilh revient à Romme en son palais, et dest que ilh voroit lendemain la clergerie de Romme martyrisier ; mains adont vient unc gran effoudre desquendant sour luy, et l'ochist en son palais meismes en mois de decembre l'an deseurdit.

Par la suite, le roi Arthur fit la traversée avec ses hommes, entrèrent en Italie qu'ils commencèrent à dévaster. Mais l'empereur Anastase en personne arriva sur place et une bataille eut lieu en août de l'an susdit. Mais cela ne lui réussit pas, car il fut défait et eut l'oreille droite coupée, ce qui le rendit si enragé que de colère il rentra à Rome dans son palais en déclarant qu'il voulait le lendemain martyriser les clercs de Rome. Mais alors se produisit un coup de foudre qui tomba sur lui et le tua dans son palais même en décembre de l'an susdit (517).

[Justiniain, li LVe emperere] Apres la mort Anastaus III jours, fut coroneis par les Romans Justiniain (?) son fis à emperere de Romme LVe emperere, Iyqueis regnat X ans II mois et XII jours : chis fut proidhons et alat al pape Hormisda, et ly priat qu'ilh vosist absoure son peire de la maile pensée qu'ilh avoit oyut de la clergerie à destruire. Mains li pape li respondit que ilh l'absoloit purement, mains que ilh fust mors vrais cristiens. Et dist chely : oilh, car en le droit heure que li effoudre chaiit, ilh huchat l'ayde de Dieu et sengnat son front de signe de la crois. Apres mandat ly emperere pais al roy Artus, et ilh en ralat en Bretangne.

[Justinien, 55e empereur] Trois jours après la mort d'Anastase, son fils Justin [corr.] fut couronné cinquante-cinquième empereur de Rome. Il régna dix ans, deux mois et douze jours : ce fut un homme sage. Il alla trouver  le pape Hormisdas et le pria de consentir à absoudre son père, qui avait eu l'intention de détruire les clercs. Mais le pape lui répondit qu'il l'absoudrait seulement s'il était mort en vrai chrétien. Et Justin répondit : « C'est le cas, car à l'heure exacte où tomba la foudre, il avait appelé à voix haute l'aide de Dieu et s'était signé le front du signe de la croix ». Ensuite, l'empereur demanda la paix au roi Arthur, qui s'en retourna en Bretagne.

[Plan]


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