Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 104b-138N
Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)
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NOTES DE LECTURE LIÉES AUX FICHIERS COUVRANT LES RÈGNES
DE CLODION (393-402), DE MÉROVÉE (402-412) ET DE CHILDÉRIC (412-438)
(Myreur, II, p. 104-138)
A. Brève introduction historique sur les rois francs avant Clovis
B. Les opérations de Clodion, de Mérovée et de Childéric dans le Nord de la Gaule
C. Les Huns
D. La Bourgogne et les premiers rois burgondes historiques
E. Les débuts du règne de Childéric
F. Le roi Wisigoth Alaric Ier (roi 394-410 n.è.) et le pillage de Rome
H. Le sac de Rome par les Wisigoths du roi Géralant, fils d'Alaric
I. L'attaque de Rome par les Huns d'Attila dans la tradition et dans l'histoire
A. BRÈve INTRODUCTION HISTORIQUE SUR les ROIS FRANCS prédécesseurs de Clovis
[Mote : Concernant ces rois Francs, ne pas oublier d'utiliser les pages II, p. 143-144, qui constituent une sorte de retour en arrière sous forme de résumé de la biographie des rois francs, mais qui contiennent toutefois des éléments absents de ce qu'on pourrait appeler le récit principal et qui mériteraient peut-être un examen détaillé.]
Généralités sur la situation historique des Francs et des Romains dans le Nord de la Gaule
Jusqu'ici, en ce qui concerne les Francs, on a beaucoup parlé de la légende de leurs origines troyennes [Do10], mais très peu de la réalité historique de leurs rapports avec les Romains.
En fait, si on envisage la situation du IIIe siècle de notre ère, il ne faut pas se représenter le monde franc comme un royaume unifié aux frontières de l'Empire, mais comme un ensemble plutôt hétéroclite de tribus installées sur la rive droite du Rhin inférieur et vivant « de piraterie maritime, de guerres et d'agriculture ». Ces tribus, indépendantes, avaient chacune leur gouvernement et leurs coutumes. La richesse de l'Empire romain voisin attirait leur convoitise et les raids qu'elles lançaient de l'autre côté du fleuve n'étaient pas rares. Mais plus tard, à partir de la seconde moitié du IVe siècle, si certaines tribus continuaient à vivre au-delà du Rhin, d'autres cherchèrent plus que le pillage. Elles tentèrent de passer le Rhin, de s'infiltrer dans les limites de l'Empire, en direction de l'Ouest et de s'y installer par la force.
Cette situation bien sûr n'était pas propre au monde franc ; sur un plan général, elle était celle des rapports existant entre l'Empire romain et les populations dites barbares qui l'entouraient.
Rome alors réagissait au cas par cas : des groupes étaient repoussés ou éliminés ; d'autres autorisés à rester, voire à occuper un territoire déterminé. Mais à certaines conditions. Avec ceux qu'elle décidait d'accepter, Rome concluait parfois un traité (foedus), d'où le nom de « fédérés » qui leur était alors donné. Ces Francs de l'Ouest qui se mêlèrent étroitement aux populations locales sont appelés Francs Saliens, pour les distinguer des Francs de l'Est, dits Ripuaires ou Rhénans, qui occupaient le territoire compris entre le Rhin, la Meuse et la Moselle.
Régulièrement, depuis le IVe siècle, souvent en échange de terres, les Francs Saliens, les fédérés, participaient au système de défense mis en place par les autorités romaines, avec lesquelles ils collaboraient. Au fond, ils défendaient l'Empire contre les autres barbares. « De nombreux généraux francs servaient dans l'armée romaine » (Rouche, Clovis, p. 82) et les chefs de certains groupes intégrés accédaient parfois à de très hautes dignités militaires et politiques. On cite souvent l'exemple d'Arbogast, d'origine franque, qui, dans les deux dernières décennies du IVe siècle, joua un très grand rôle dans l'entourage immédiat de Théodose Ier et de Valentinien II.
À la fin du Ve siècle, on trouve même des rois francs « dans des cités romaines : Childéric à Tournai, Ragnacaire à Cambrai, Ricomer au Mans, Sigebert le Boiteux à Cologne » (R. Le Jan, Mérovingiens, 2007, p. 9).
Comme l'écrit E. Bozoky (Attila, p. 47), « officiellement, la Gaule fait toujours partie de l’Empire romain », mais elle « montre déjà les signes d’une véritable déliquescence ». Et l'auteure de dresser un tableau global mais très parlant de la situation difficile dans laquelle se trouvent ceux qui se présentent encore comme les empereurs romains d'Occident, alors que des régions entières échappent parfois complètement à leur autorité, et que les véritables maîtres du pouvoir sont les généraux des armées impériales, les magistri militiae, ces « seigneurs de guerre de l'antiquité tardive » (Late Roman Warlords), comme les appelle P. MacGeorge dans le livre (Oxford, 2002, 364 p.) qu'il leur a consacré. Il y a le cas, très célèbre vu la brillante et longue carrière qui fut la sienne, de Flavius Aétius, généralissime de l'armée de l'empire romain d'Occident sous Valentinien III (empereur de 425 à 455 de notre ère) dont il a déjà été question et que l'on retrouvera à la tête de la coalition qui affrontera Attila. Cet Aétius fut pendant quelque vingt années le véritable chef de l'État. Un autre exemple de ces « seigneurs de guerre » du Ve siècle, quelques années après Aétius, est Aegidius (Égidius), nommé par l'empereur Majorien (457-461) comes et magister utriusque militiae per Gallias, c’est-à-dire « commandant militaire en chef de toutes les Gaules ». Après avoir refusé de reconnaître le successeur de l’empereur Majorien, il dirigera en son propre nom jusqu'à sa mort en 464 un vaste territoire dans le Nord de la Gaule.
Les plus anciens prédécesseurs de Clovis : Pharamond, Clodion, Mérovée
Mais concentrons-nous sur les plus anciens prédécesseurs de Clovis, sans tenir compte ici des anciens chefs de tribus franques dont la littérature a conservé les noms, sans d'ailleurs se prononcer sur leur titre (ducs ?, rois ?). Grégoire de Tours notamment, s'appuyant sur des sources antérieures, fait ainsi état de dirigeants comme Genobaud, Marcomer et Sunno (Histoire des Francs, II, 9, p. 52, éd. B. Krusch, M.G.H.), ou comme Richimer et son fils Theudomer (ibidem, p. 57). Il s'agit probablement de personnages réels, qu'on retrouve d'ailleurs cités, avec des graphies variables, dans d'autres textes après lui. Malheureusement, nous n'avons pas sur eux d'informations précises valables.
On ne reviendra pas non plus sur le Pharamond, fils de Marcon, mentionné plus haut en II, p. 89, sous lequel la Gaule aurait quitté le statut de duché pour acquérir celui de royaume. Jean le voit comme « le premier roi des Francs » ou encore « le premier roi de France ». En II, p. 99-100, le chroniqueur liégeois lui attribue même d'importantes conquêtes en Allemagne.
Dans nos notes de lecture de II, p. 95-104, nous notions entre autres choses que, si ce Pharamond était encore considéré sous l'Ancien Régime comme le premier roi des Francs et l'ancêtre des Mérovingiens, ce n'était plus le cas aujourd'hui. Certains, disions-nous, y voient un personnage purement légendaire, d'autres pensent qu'il pourrait avoir une existence historique, mais qu'il n'aurait été qu'une sorte de « chef (dux) de Francs », comme ceux dont parle Grégoire de Tours. Mais la question est pour nous relativement secondaire.
Le successeur de Pharamond, Clodion, dit « le Chevelu » est très présent dans le Myreur, mais ne l'est que d'une manière fugace dans la Geste de Liege (au vers 5139), sous la forme de Clodovins, en tant que père de Mérovée et fils de Pharamond. Quoi qu'il en soit, il pourrait être le premier roi des Francs ; il serait né vers 390 et serait mort vers 450.
Sidoine Apollinaire fait allusion au Franc Clodio dans le Panégyrique de l'Empereur Majorien (Carmina, V, vers 147-148). D'après les rares informations dont nous disposons (notamment Grégoire de Tours, II, 9, p. 98-99, trad. Latouche, et le Liber Historiae Francorum, 5, p. 13-15, trad. Lebecq), on pourrait le considérer comme le chef d'un groupe de Francs installés d'abord sur la rive droite du Rhin et qui aurait, dans la première moitié du Ve siècle, traversé le fleuve et pénétré dans l'Empire romain, pour finir par occuper le Tournaisis, le Cambrésis et l'Artois méridional, jusqu'à la Somme, sans rencontrer, semble-t-il, de véritable opposition romaine. Il faut dire que l'autorité de Rome sur le Nord de la Gaule s'était fort relâchée et était devenue plutôt théorique (cfr plus haut). Clodion aurait ainsi fondé dans cette zone, avec, à tout le moins, la bienveillance de Rome, une sorte de royaume qu'il aurait dirigé jusqu'à sa mort et qui serait le point de départ des possessions territoriales qu'accumulera plus tard Clovis.
Pour être honnête, on ajoutera qu'on ne sait toutefois pas grand chose de précis sur les réalisations exactes de Clodion, sur les limites territoriales précises de ce qui aurait pu être déjà « son domaine » ‒ oserait-on dire « son royaume » ? Mais, répétons-le, l'historicité du personnage et de l'existence d'un territoire sur lequel il aurait exercé son autorité ne semble pas pouvoir être discutée. Quoi il est soit, il est difficile de savoir quelle pouvait avoir été, dans la réalité du pouvoir, la nature exacte des rapports qui unissaient ce Franc fédéré aux autorités romaines centrales dont théoriquement il dépendait.
Il est frappant en tout cas ‒ on y reviendra ‒ de relever dans certaines sources la trace d'importantes difficultés rencontrées par Childéric pour conserver son territoire à la mort de son prédécesseur. Pour des raisons que donnent les sources et que nous examinerons plus loin, il est censé avoir dû abandonner un certain temps le pouvoir qui passa aux mains d'Aegidius, généralissime des forces armées des Gaules qui avait été nommé dans toutes les Gaules par l'empereur Majorien (cfr plus haut). Cet Aegidius était l'homme des Romains. Rome aurait-elle voulu reprendre directement l'administration du « domaine » de Clodion ? Cette situation toutefois ne durera pas. Comme on le verra dans un instant, Childéric reprendra le pouvoir, en restant durant son règne très étroitement lié aux Romains.
Mais n'allons pas trop vite. Dans la tradition, le successeur direct de Clodion n'est pas Childéric. C'est Mérovée, un personnage en fait très mal connu. Présenté par les textes comme le fils de Clodion, ou comme un simple parent, il appartient peut-être entièrement à la légende. Il est en tout cas censé avoir été à la tête des Francs Saliens pendant les années qui séparent la mort de Clodion de l'avènement de Childéric (vers 457). En fait, son principal titre de gloire est d'avoir donné son nom à la dynastie des Mérovingiens. Une légende en tout cas (qui n'est pas reprise par tous les textes anciens et à laquelle nous avons fait allusion plus haut) lui attribue même une naissance miraculeuse. Sa mère l'aurait conçu d'une divinité, motif très courant, comme on le sait, dans la biographie de nombreux fondateurs (d'empires, de villes, de dynasties, de religions).
Selon cette légende absente chez Grégoire de Tours, mais rapportée par Frédégaire (III, 9, p. 95, éd. Krusch), l'épouse de Clodion, déjà enceinte, aurait été séduite par une « bête de Neptune [un monstre marin] semblable au Quinotaure [cinq fois taureau !] » alors qu’elle se baignait dans l’océan. Enceinte une deuxième fois, les deux sangs se seraient mêlés pour donner naissance à une nouvelle dynastie dont les membres étaient investis de grands pouvoirs et d’une aura de magie et de surnaturel, caractéristique des Mérovingiens (cfr le commentaire de Rouche, Clovis, p. 184).
Childéric
Quoi qu'il en soit, Childéric Ier, censé lui avoir succédé, est le premier roi des Francs Saliens sur lequel les historiens se sentent raisonnablement informés. Non seulement ce personnage bénéficie d'une existence « archéologique », car on a retrouvé à Tournai en 1653 sa tombe, particulièrement riche, mais les textes -- à la différence de ceux, très pauvres, de ses prédécesseurs -- livrent sur lui des informations qui permettent de retracer avec une certaine précision et une certaine assurance les grandes étapes de sa biographie.
Childéric « étonne par son origine païenne et germanique (le roi est enterré avec ses chevaux, portant au bras un bracelet d'argent) et par son aspect romain. Il portait un manteau de pourpre tenu par une fibule d'or, propre au général romain et un anneau au doigt servant à sceller les actes et portant l'inscription : Childericus rex (Childéric roi). Le manteau était orné d'abeilles d'or, symbole mérovingien que Napoléon Ier adopta par la suite pour rappeler les origines de la France. » (cfr <http://www.histoire-france.net/moyen/clovis-ier>).
Né vers 436, il serait monté sur le trône vers 457, après avoir rencontré au départ quelques difficultés importantes (que nous examinerons plus loin). Il aurait régné jusqu'à sa mort en 481. De nombreux éléments (iconographiques et textuels) permettent de penser qu'il était fort lié aux Romains. Dans son article sur Les deux faces du roi Childéric, Stéphane Lebecq a bien mis en évidence la « tendance historiographique récente, qui consiste à reconnaître les deux faces du roi Childéric et l'ambivalence de son autorité : celle d'un authentique roi germanique et d'un non moins authentique officier supérieur de l'Empire romain. [...] Childéric ne fut pas seulement un roi barbare ni un général romain : il fut les deux à la fois ».
Pour ce qui est de l'aide apportée au pouvoir romain par Childéric et ses troupes de 460 à 480, les témoignages de Grégoire de Tours et d'autres chroniqueurs montrent que Childéric, de 460 à 480, à divers moments de son règne, a combattu aux côtés des Romains : « à Orléans contre les Wisigoths ; dans la haute vallée du Rhin et l'Italie du Nord contre les Alamans ; à Angers et jusque dans les îles de l'estuaire de la Loire contre Adovacrius et les Saxons ». Mais on sait aussi que Childéric n'apportait pas seulement aux Romains une aide militaire ponctuelle.
Sur l'ampleur de sa charge, une lettre de soutien que saint Remi, évêque de Reims, adressa au jeune Clovis à la mort de son père, livre sur ce dernier des informations particulièrement importantes. « Remi y rappelait que Childéric administrait la province romaine de Belgique seconde (administrationem Belgicae Secundae), commandant aux évêques et aux cités, qu'il était reconnu par un titre romain et que ses campagnes l'avaient conduit sur la Loire aussi bien que sur le Rhin » (R. Le Jean, Mérovingiens, p. 11). SI on voulait exprimer cette réalité en d'autres termes, on dirait que Childéric, père de Clovis, à la fin de sa vie, était non seulement roi des Francs Saliens, mais aussi gouverneur de province, un haut fonctionnaire romain.
Son cas illustre bien ce que nous disions plus haut des rapports qui, dans la seconde moitié du Ve siècle, pouvaient être fort étroits entre les Romains, les Gallo-Romains et les Francs Saliens. En d'autres mots, le territoire (le Tournaisis, le Cambrésis et l'Artois méridional, jusqu'à la Somme) sur lequel son ancêtre Clodion s'était installé avec ‒ disions-nous plus haut ‒ la bienveillance des autorités romaines, Childéric l'avait développé en un royaume franc, non pas opposé mais étroitement lié au monde romain, auquel il portait à l'occasion aide et assistance, militairement parlant.
Quelques titres :
* St. Lebecq, Les deux faces du roi Childéric : histoire, archéologie, historiographie, dans St. Lebecq, Hommes, mers et terres du Nord du début du Moyen-Âge, Volume I, Villeneuve-d'Ascq, 2011, p. 19-34.
* É. Renard, Le sang de Mérovée. “Préhistoire” de la dynastie et du royaume mérovingiens, dans Revue belge de Philologie et d'Histoire, t. 92, 2014, p. 999-1039. A citer, mais dépasse de beaucoup la question de Mérovée. Il y est question aussi de Clodion. Il y a question d'histoire des événements, et non de l'évolution des motifs.
* Cfr aussi <https://fr.wikipedia.org/wiki/Childéric_Ier> et <Le trésor de Childéric Ier | Gallica (bnf.fr)>
Mais la vision de Jean d'Outremeuse, on va le voir, est fort éloignée du bref aperçu historique que nous venons de donner, non seulement sur les règnes des prédécesseurs de Clovis, mais également sur l'ensemble de la période que le chroniqueur liégeois prend en compte. Il y aurait beaucoup de choses à dire, mais nous n'aborderons que quelques aspects majeurs de la présentation de Jean. Nous avons notamment choisi deux aspects qui sont directement liés aux Francs : ils concernent d'une part les opérations dans le nord de la Gaule visant à fonder le domaine de Childéric, d'autre part les difficultés rencontrées par Childéric pour asseoir son pouvoir sur les Francs Saliens. Que peut-on dire des rapports du récit de Jean avec l'Histoire ?
B. Les OPÉrations de CLODIOn, MÉROVÉE ET CHILDÉric DANS LE NORD DE LA GAULE selon Jean d'OUTREMEUSE
(épisode partiellement en lien avec LA CONSTITUTION DU DOMAINE DE CLOVIS)
Pour le chroniqueur, qui ne doute pas de l'historicité du personnage, Pharamond meurt en l'an 394 de l'Incarnation et est remplacé par son fils Clodion, dont le règne dure huit ans. Clodion établit toute une législation en faveur de son propre peuple ainsi que des Germains que Pharamond avait déjà conquis. En Germanie en effet, Clodion aurait reçu l'hommage des populations soumises par son père et leur aurait accordé la même législation qu'à son propre peuple. Il est alors censé rentrer dans sa capitale, Lutèce, qui est très riche.
Mais Jean est davantage intéressé par les conquêtes de Clodion. Selon lui, le nouveau roi se lance très vite, en l'an 397 de l'Incarnation, dans d'importantes revendications territoriales et des guerres de conquêtes, un développement que rien n'avait annoncé. Dans le récit de Jean, 397 est l'année de la mort de Théodose Ier et celle de l'accession d'Arcadius en tant qu'empereur romain d'Orient, des personnages bien connus, mais c'est aussi, chez Jean, la date de la mort d'un personnage dont il n'avait jamais été question auparavant dans le Myreur et qui est totalement inconnu par ailleurs. Il s'appelle Théodoric le Poilu et est censé posséder de vastes territoires, à savoir « Tournai, Cambrai, et plusieurs autres villes et places fortes jusqu’à la rivière de la Somme ». Le lecteur aura reconnu expressis verbis le territoire que donnent à Clodion Grégoire de Tours (II, 9) et l'auteur du Liber Historiae Francorum (5). Théodoric le Poilu n'a pas d'héritier. Ce qui va évidemment susciter les convoitises des voisins.
Celles de Clodion d'abord, le roi des Francs, qui règne à Lutèce, et qui voit là une importante possibilité d'expansion vers le Nord. Mais aussi celles du comte de Flandre, Agricola, qui veut s'étendre vers le Sud. Et la question ne se réglera que par la guerre, plus exactement par une série de guerres, se déroulant en plusieurs étapes, sur lesquelles Jean s'attardera avec complaisance. Elles coûteront cher (qui mult costat), dureront longtemps et auront de grandes conséquences géopolitiques. Jean va ainsi livrer à ses lecteurs un long récit d'opérations militaires menées dans le Nord de la Gaule. Elles reflètent en fait sa vision personnelle de l'expansion territoriale des rois francs de Lutèce, sous Clodion, Mérovée et Childéric.
Chez Jean, il ne sera d'ailleurs pas seulement question des possessions personnelles de Théodoric le Poilu. Le chroniqueur liégois va également faire entrer dans le récit d'abord la Flandre (avec le comte Agricola), puis ‒ quelques années plus tard ‒ le Brabant (avec le comte Hector de Louvain).
En fait, les opérations dans le Nord, telles que les rapporte Jean, dans le présent fichier (p. 104-121) et dans le fichier suivant (p. 121-138), couvriront trois règnes successifs. Lancées par Clodion et poursuivies par Mérovée, elles ne se termineront que sous Childéric et son prévôt Clarnus. Conformément aux impératifs de la présentation annalistique, elles seront bien évidemment entrecoupées par des événements contemporains, que nous ne retiendrons pas ici. [Il sera ainsi question non seulement de successions concernant notamment l'Empire (Théodose Ier mort en 397 et remplacé par ses deux fils, Arcadius et Honorius, qui régneront plus de 15 ans), la Papauté (le pape Sirice mort en 399 et remplacé par Anastase) et le royaume franc (l'installation de Childéric ne fut pas simple), mais aussi par d'autres récits de guerre, où interviennnent notamment les Huns, les Burgondes et les Romains.] Quoi qu'il en soit, lorsque les combats seront terminés, en plus de l'héritage de Théodoric le Poliu, le Brabant et la Flandre finiront par passer sous le contrôle des rois francs de Lutèce. Au total, ces opérations militaires dans le Nord, commencées en 397 de l'Incarnation (II, p. 105) ‒ pour Jean, l'année de la mort de Théodose Ier, mort en 395 de notre ère ‒ et terminées, toujours pour Jean en 425 de l'Incarnation (II, p. 130), auront duré quelque trente ans et occupé très largement trois rois francs.
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Ces opérations se présentent sous la forme d'une série de récits compacts, structurés, souvent détaillés et comportant parfois des développements de type épique, dans la manière du chroniqueur. Ils n'apparaissent pas dans la Geste de Liège et sont absents de toute la tradition antérieure, qu'il s'agisse de Grégoire de Tours, de Frédégaire, du Liber Historiae Francorum, de la Geste des rois Francs d'Aimoin, ou encore de la Chronographia de Sigebert de Gembloux. Il est difficile de ne pas les considérer comme des créations personnelles de Jean d'Outremeuse. Avec les multiples détails qu'ils comportent, ils doivent être issus de l'imagination du chroniqueur liégeois dont on connaît le goût pour les longs développements fort soignés et parfois à caractère épique (cfr mon article des FEC). Ils relèvent fondamentalement du roman.
Un élément pourtant pourrait appartenir à l'Histoire. Jean semble s'être servi de la notice ancienne ‒ et probablement historique ‒ faisant du Tournaisis, du Cambrésis et des rives de la Somme un territoire passé aux mains de Clodion. Mais cette information a été détachée de son contexte original. Le territoire défini dans la notice est devenu chez le chroniqueur la propriété d'un prince disparu sans héritier, que vont se disputer, dans une longue guerre et avec un argumentaire fort discutable, le voisin du Sud, Clodion, roi de Francs, et celui du Nord, Agricola, comte de Flandre, qui s'alliera à Hector, comte de Brabant. C'est sur ce « grain de sable historique » qu'est la notice définissant le domaine de Clodion, que Jean d'Outremeuse va bâtir un roman complet, qui nourrira une bonne part de la biographie qu'il consacrera à Clodion, à Mérovée et à Childéric.
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À l'intention des lecteurs intéressés, on trouvera ci-dessous le résumé des événements, censés s'être déroulés sous les trois rois. On est dans les années de l'Incarnation.
a. Sous Clodion
Au cours des opérations de 398 et 399, Agricola et les Flamands sont vaincus et Clodion se rend maître des terres de Théodoric le Poilu. Mais ses ambitions ne s'arrêtent pas là. Il revendique aussi la Flandre, pénètre dans le pays et assiège Gand pendant huit mois, mais sans succès.
En fait, s'il doit lever le siège et rentrer d'urgence chez lui, c'est qu'il apprend que les Huns se sont emparés de sa capitale. Il affronte durement les envahisseurs, et le récit de Jean se déroule sur le mode épique. Il commence, en guise de hors-d'oeuvre, par une joute entre Attila et Clodion, qui tourne à l'avantage de Clodion. « Attila brisa sa lance, et Clodion le jeta à terre, écrasé sous son cheval, ce qui impressionna très fort les Huns ». Mais l'essentiel est la bataille qui suivit et qui opposa 140.000 Huns à 40.000 Francs. Violente et fort meurtrière, elle tourna pourtant, comme le laissait pressentir la joute initiale, à la défaite des Huns qui perdirent 27.000 hommes contre seulement 3.000 tués dans les rangs des Francs. Les Huns furent chassés et perdirent tout le trésor qu'ils transportaient avec eux.
C'est la première intervention des Huns dans les opérations d'expansion territoriale des rois francs, mais Jean, probablement, pour animer davantage sa narration, aura encore plusieurs fois recours à eux. On reviendra ailleurs plus en détail sur le rôle des Huns dans l'Histoire ; on dira ici tout simplement que la conquête de Lutèce par les Huns n'a rien d'historique. Par contre il y eut bien dans l'Histoire de violentes tensions territoriales entre la France et la Flandre mais des siècles après l'époque de Clodion. On est ici avec Jean dans l'anachronisme.
Quoi qu'il en soit, si la guerre entre Clodion et Agricola s'est arrêtée suite à l'attaque des Huns sur Lutèce, le conflit n'est pas terminé. En 402 de l'Incarnation, le comte de Flandre, qui veut sa revanche, s'allie au comte de Louvain, Hector. Ce dernier lance un défi à Clodion, qui le relève immédiatement. Il envahit et saccage le Brabant, puis s’empare de Louvain, avant qu’Hector, qui était à Bruxelles, et Agricola aient pu rassembler leurs troupes pour intervenir.
Clodion continue sur sa lancée et part assiéger Bruxelles. Mais en mai 402, il se heurte à l'armée réunie des Brabançons et des Flamands. Commencent alors de terribles combats où périssent plus de 40.000 hommes, en majorité Flamands et Brabançons, car c'est le roi Clodion qui est victorieux. Au faîte de l'exaltation, il poursuit ses ennemis en fuite, prenant d’énormes risques dans les combats. Il réalise d’extraordinaires prouesses dans lequelles il perd la vie. Ses adversaires renvoient son corps à Bruxelles, où se trouvaient ses hommes et son fils Mérovée. Les conseillers de ce dernier lui suggèrent de se retirer et de regagner Lutèce. Ce qu’ils font. On est toujours dans le roman.
b. Sous Mérovée
Les notices de II, p. 105-110, concernaient Clodion, qui meurt donc en 402. Quelques années plus tard (en 406 ?), Mérovée reprend les opérations dans le Nord pour venger son père (II, p. 116-121). Il s'attaque d'abord au Brabant du duc Hector, dont il envahit le territoire en le mettant à feu et à flamme. Les Brabançons sont vaincus et leur duc tué. Le roi franc supprime alors la seigneurie de Brabant, rattachant le territoire à son pays. Il installe à Louvain un bailli à ses ordres, du nom de Domitien. Quelques années plus tard, en 412, il attaque la Flandre du comte Agricola. Lors d'une grande bataille qui se déroula en juin, les Flamands, vaincus, prennent la fuite. Mérovée est vainqueur. Il aurait conquis le comté tout entier, s'il avait pu les poursuivre. Mais gravement blessé au ventre, il est forcé de se retirer. Il meurt dans le mois en 412 et est enseveli à Lutèce. Du roman toujours.
La suite des événements, rapportée dans le fichier suivant (II, p. 126-138), se déroule à l'époque de Childéric.
c. Sous Childéric et son prévôt Clarnus
Il appartiendra au successeur de Mérovée de reprendre la guerre laissée en suspens. Elle connaîtra sous Childéric d'importants développements, mais rien ne se passera sur le théâtre des opérations avant l'an 420 de l'Incarnation. Pour reprendre les guerres extérieures, il faudra en effet attendre que les affaires intérieures du royaume soient stabilisées, ce qui mettra un certain temps (cfr infra). Nous en discuterons ailleurs, ne retenant ici que les opérations militaires.
Mais, pour bien les comprendre, il faut enregistrer un important élément politique : le roi Childéric n'est pas seul à la manoeuvre. Il apparaît flanqué d'un prévôt, doté d'une grande autorité, du nom de Clarnus. Dans la vision de Jean d'Outremeuse, c'est une sorte de binôme, Childéric et Clarnus, qui dirige le pays. On rappellera aussi, pour comprendre le récit, que Mérovée avait supprimé la seigneurie de Brabant, rattaché le Brabant à son pays et installé à Louvain un bailli à ses ordres.
Or donc, en mai 420 de l'Incarnation, Childéric et son prévôt Clarnus reprennent la guerre que Clodion avait commencée contre Agricola plus de vingt ans auparavant et pénètrent en Flandre. La bataille qui se livre devant Gand voit la défaite des Flamands qui s’enfuient à Bruges. Les Francs font le siège de Gand, dont ils s’emparent en mai 421. Ils y laissent une garnison et partent assiéger Bruges. Agricola leur demande alors une trève de deux ans, que les Francs leur accordent. « Chacun regagna son pays mais Clarnus resta en possession de Gand. »
Malgré la trève, le comte de Flandre Agricola envahit le Brabant, gouverné alors, au nom du roi des Francs, par le bailli Domitien, lequel demande l’aide de Childéric et du prévôt Clarnus. Les renforts francs se mettent en route mais le bailli n'attend pas leur arrivée pour réagir. Il attaque les Flamands devant la ville d’Anvers (territoire brabançon), où ils s’étaient installés, mais le résultat est désastreux pour les Francs. Le bailli Domitien est tué dans la bataille, ses troupes sont anéanties et le vainqueur Agricola assiège Anvers.
La ville est assez fortifiée pour attendre les secours des Francs mais elle lui est livrée par un traître, le chevalier Henri. Le comte de Flandre massacre la population d'Anvers, y installe une garnison, puis se dirige vers Louvain. Mais en cours de route, il tombe sur le prévôt Clarnus qui l’attaque. Les Flamands, battus, se débandent ; leur comte s’enfuit avec une solide escorte à Anvers, où il s’enferme. Clarnus jure de ne pas rentrer chez lui avant d’avoir repris Anvers, capturé ou tué le comte et conquis toute la Flandre. Il le fait savoir à Childéric et assiège Anvers pendant plus de huit mois.
Finalement, à la Noël 423, Clarnus s’empare de la ville, mais sans réussir à mettre la main sur Agricola, qui se réfugie à Bruges. Clarnus installe à Anvers un gouverneur (sénéchal), après avoir torturé à mort le traître Henri, qui avait livré la ville. Puis, toujours à la poursuite d'Agricola, il part assiéger Bruges.
C'est alors qu'interviennent les Burgondes qui auront beaucoup d'importance plus tard dans l'Histoire. Agricola fait par écrit à Chilpéric, l’aîné des quatre rois burgondes, de mirobolantes promesses. Si Chilpéric s’alliait à lui pour détruire Clarnus, il deviendrait catholique comme les Burgondes, il épouserait Clotilde, la fille de Chilpéric, et ferait de ce dernier le roi des Francs. Chilpéric, séduit, accepte et part avec ses gens en Flandre. Mais, informés du projet de leur aîné, les trois frères cadets rassemblent eux aussi des hommes et partent en Flandre pour informer Clarnus de ce qui se tramait contre lui et, moyennant son appui pour la succession de la Bourgogne, se mettre de son côté et l’appuyer militairement.
La question est vite réglée. Le 19 juin 425, Clarnus inflige près de Bruges une lourde défaite aux Flamands et aux gens de Chilpéric, leur allié burgonde. Le comte Agricola est tué par Clarnus ; Chilpéric, lui, échappe à la mort mais sera plus tard tué par un de ses frères. Toute la terre de Flandre est rendue à Clarnus, qui reçoit les Flamands avec bienveillance et leur donne un bailli pour les gouverner au nom du roi des Francs. Il s’appelle Geoffroy d’Orléans ; il est vaillant et bon chevalier. Désormais, il n’y eut plus de comtes en Flandre, et Clarnus put rentrer à Lutèce. Le Brabant, on s'en souvient, était déjà soumis aux Francs depuis Mérovée.
On est en 425 ; Clarnus, le prévôt du roi Childéric, a donc mis fin au long conflit territorial entamé par Clodion et poursuivi par ses succeseurs pour s'emparer de l'héritage de Théodoric le Poilu d'abord, pour annexer le Brabant et la Flandre ensuite. Il restera aux frères burgondes à régler leurs comptes, ce qui ne sera pas une mince affaire.
C. LES HUNS (la fin du rÉcit se trouve dans le fichier II, 121-138)
Chez Jean, dans les fichiers qui nous occupent, les opérations militaires ne se limitent pas aux opérations des Francs visant à l'annexion des terres de Théodoric le Poilu et des territoires de la Flandre d'Agricola et du Brabant d'Hector. Les anciennes guerres continuent, mettant notamment en cause les Huns dont il avait déjà été question précédemment et à plusieurs reprises. En dernier lieu, II, p. 102-104, avec les notes.
En effet, Jean les fait intervenir dans la longue période de tension qui oppose les Francs d'une part, les Flamands et les Brabançons de l'autre. Ainsi, en 400 de l'Incarnation, Clodion est censé avoir dû interrompre le siège de Gand pour rentrer d'urgence dans son pays, parce que les Huns d'Attila avaient envahi son pays et s'étaient emparés de sa capitale Lutèce (II, p. 107). L'affrontement entre Attila et Clodion tourne entièrement à l'avantage du roi Franc. Jean imagine même les deux chefs dans une joute à allure épique au cours de laquelle Attila est jeté à terre. Finalement Clodion chasse les Huns de son pays et s’empare même de tout le trésor qu'ils transportaient avec eux. Clodion rentre alors à Lutèce pour permettre à ses hommes, très éprouvés, de se reposer (ans 399-400).
Les Huns entrent à nouveau en scène sous la plume de Jean dans la section consacrée à Mérovée, le successeur de Clodion (II, p. 110ss). Attila (et de son fils Wandus), revenus dans l'Empire romain (en Rommenie) avec les rois Goths Alafis et Alaric, y causent de grands dommages, ce qui suscite de vives réactions. Finalement, sous Arcadius, [fils de Théodose Ier, qui est dans l’histoire le premier empereur romain d’Orient, 395-408], les Huns affrontent en Auvergne à Clermont une forte coalition de Romains (dirigés par Engésion, patrice de Rome) et de rois alliés (parmi lesquels les Francs de Mérovée).
La rencontre donne lieu à de violents combats que Jean rapporte sur le mode épique qu'il affectionne, en nommant avec soin plusieurs participants et en racontant dans le détail leurs exploits. Mérovée se distingue particulièrement : « il tuait les Huns avec une grande force » ; « il accomplit là des faits d’armes, en grand nombre, comme jamais n'en fit son père Clodion » ; « Attila aurait aimé jouter avec lui, mais il n’osait pas ». Le roi franc se distingua même dans la bataille au point que « quand le patrice Engésion le vit à l’oeuvre, il jura solennellement que le roi des Francs était digne d’être empereur. » Finalement, les Huns, vaincus à Clermont, s'enfuient par mer pour gagner la Frise et le Danemark, où ils continuent leurs dévastations (en 403 et en 404). Mais, toujours à l'époque de Mérovée, ils reviennent en force en Occident. Une grande partie du récit du chroniqueur est alors consacrée aux combats ‒ généralement victorieux ‒ des Huns, après leur retour de Frise dans les années 404-411 de l'Incarnation : Bavière, Trèves, Cologne, Aix-la-Chapelle, Metz, Tongres, Reims, Châlons, Troyes, Orléans.
Notre article de 2021, paru dans les FEC et intitulé Jean d'Outremeuse et les Huns a étudié en grand détail dans la Section V, intitulée Atttila, roi des Huns, tous les épisodes racontés aux p. II, 113-120 (passim) du Myreur. Y sont spécialement étudiées les questions de chronologie, montrant combien le système utilisé par Jean (les années de l'Incarnation) ne correspond pas aux années de l'ère commune. On y renverra le lecteur intéressé. L'article en question fait notamment apparaître Mérovée (II, p. 110) dans les opérations contre les Huns, vers 411, lorsque les forces coalisées (par le patrice Engésion) viennent délivrer Orléans assiégée. Comme dans le récit de la bataille de Clermont, Jean met fortement en évidence l'intervention du roi des Francs : « le roi de France, Mérovée, y accomplit tant de faits d’armes qu’on ne pourrait les raconter ». Chez Jean, Mérovée mourra un peu plus tard en 412 après sa victoire sur Agricola, comte de Flandre.
La défaite d'Orléans ne mettra pas fin aux attaques des Huns dans l'Empire. Dans le fichier suivant (II, p. 131-132), c'est l'Italie qui devient le théâtre des opérations. Selon le Myreur, les Huns, cette fois alliés aux Vandales et aux Goths, menacent d'abord la Lombardie, mais surtout Rome. À un point tel que l'empereur Théodose II se sent obligé de battre le rappel de tous ses alliés, rois, comtes et ducs, réconciliant au passage les Francs (Childéric et Clarnus) et les Burgondes (Gondebaud), qui étaient alors en froid.
Rome est en grand danger. Les forces romaines, dont la ville est assiégée et
dont les troupes ont été sérieusement ébranlées dans une dure bataille, seront
finalement sauvées par un miracle obtenu de Dieu par le pape Célestin. Attila sera
foudroyé au milieu de son armée. Les Huns, qui se sont enfuis en bateaux et qui
sont surpris par une tempête, mourront tous noyés
On ne s'attardera pas davantage ici sur la vision que Jean d'Outremeuse se fait des Huns, après le volumineux fichier que nous avons consacré au sujet en 2021 dans le tome 41 des Folia Electronica Classica louvanistes : Jean d'Outremeuse et les Huns.
D. la bourgogne et les premiers rois burgondes HISTORIQUES
En présentant plus haut [supra en B] le récit de Jean, nous avons évoqué les opérations militaires menées par les Francs dans le Nord de la Gaule contre les Flamands et les Brabançons, d'abord sous Clodion, puis sous Mérovée et finalement sous Childéric et Clarnus. Toujours en suivant Jean, nous avions dit qu'à un certain moment le conflit s'était internationalisé avec l'intervention des rois burgondes. Et Jean de donner à cette occasion une esquisse de la situation de la Bourgogne, dirigée, à cette époque, par quatre rois, quatre frères, les fils du roi Gondioc, mort probablement en 473 de notre ère. Agricola, en très mauvaise posture ‒ il est assiégé à Bruges par Clarnus, le prêvot de Childéric ‒ cherche l’alliance des Burgondes contre les Francs. Un des frères, Chilpéric II, l’aîné, se laisse tenter ; séduit par des promesses mirobolantes d’Agricola, il s’allie aux Flamands, tandis que ses trois frères cadets décident d'aider Clarnus et les Francs (cfr II, p. 129).
C'est le moment de dire quelques mots sur la Bourgogne, la Bourgogne historique et celle fantasmée par Jean.
Le chroniqueur liégeois fait état à plusieurs reprises de la Bourgogne dans le Myreur, très tôt même, puisque sa fondation en tant qu'état remonte selon lui à l'an 630 de Joseph, soit en 1137 avant Jésus-Christ. C
ette année-là, écrit-il, « Borgons, le fils du duc de Gaule, pria son père de consentir à lui donner un territoire, pour y fonder des villes et des châteaux à habiter. Son père lui accorda un territoire long et large, bien délimité, où il fonda de nombreuses villes. Il en fut le seigneur et l'appela Bourgogne, d'après son nom » (I, p. 32). On peut suivre alors dans le Myreur l'histoire du pays au fil des siècles. « En l'an 348 de la Transmigration [241 a.C.n.], une grande bataille éclata entre le duc Ébroch de Bourgogne et le duc Cambéracion de Gaule. Elle dura depuis le matin, à la première heure, jusqu'au soir. Le duc Ébroch mourut et ses troupes furent défaites. Le duc de Gaule s'empara de toute la Bourgogne qu'il mit désormais sous sa sujétion » (I, p. 125). Le territoire deviendra dans la suite possession romaine dès l'an 507 de la Transmigration [82 a.C.n.] sous le roi Grégoire (I, p. 186). Il sera ainsi question dans le Myreur, à des titres divers, de la Bourgogne soumise aux Romains : sous Jules César en l’an 538 de la Transmigration [51 a.C.n.] (I, p. 220), sous Vespasien en l'an 76 de l'Incarnation (I, p. 481), sous Maximien Hercule en 293 de l'Incarnation (II, p. 41), sous Gratien en 381 de l'Incarnation (II, p. 87).
Tout ce qui précède appartient au fantasme, pour une raison très simple : la Bourgogne (que nous connaissons) doit son nom aux Burgondes (Burgundi) qui sont un ancien peuple germanique, originaire des rives de la Baltique, qui n'eurent que peu de contacts avec les Romains avant la fin du IVe et le début du Ve siècle. Parler de la Bourgogne et de ses habitants sous César, ou sous Vespasien, ou sous Maximien Hercule, ou sous Gratien, comme le fait Jean d'Outremeuse, est totalement anachronique. Les anachronismes bien sûr n'ont jamais dérangé un auteur qui n'a (par exemple) pas hésité à décrire en détail (I, p. 15-17) l'aspect qu'avait la ville de Trèves dans les années 240 d'Abraham 240 [soit 1775 a.C.n.]. Mais cela ne nous empêche pas de les relever.
*
Quoi qu'il en soit, et pour en revenir aux Burgondes, la véritable histoire de leur rapport avec Rome commence au moment où, vers 406-407, ils traversèrent le Rhin gelé, avec plusieurs autres populations barbares (comme les Vandales, les Suèves et les Alains). Mais à la différence de ces derniers, les Burgondes ne descendent pas directement vers le Sud. Ils s'installent près du Rhin dans la province de Germanie supérieure (Germania Prima), dans la région près de Mayence et du confluent du Main et du Rhin (l'actuelle Rhénanie-Palatinat). Worms (nom latin) est la capitale de cette zone qu'ils occupent.
En 413, l'empereur romain Constance III, officialisant ainsi leur présence,
leur accorde le statut de peuple fédéré c'est-à-dire qu'en échange de leur
installation dans l'empire ils doivent défendre leur nouveau territoire
contre d'éventuels envahisseurs. C'est que les Huns à cette époque tentent
de pénétrer dans l'empire. En 428/429, le roi des Burgondes, Gondicaire, réussit même à les vaincre temporairement.
Mais en 435, changeant complètement d'attitude, les Burgondes, avec leur roi Gondicaire,
quittent la zone rhénane qui leur avait été
attribuée pour attaquer la province
romaine de Belgique première (Belgica Prima) atteignant la région de Toul et de Metz, où
leur expansion est stoppée par Aetius, le maître de la milice (magister
militiae) de l'empereur Valentinien III. Les anciens territoires rhénans des Burgondes
étant alors soumis aux Huns, Aetius, vers 443, autorise les survivants fidèles à Rome à s'installer comme
fédérés plus au sud dans la vallée du Rhône et du lac Léman (la Sapaudia),
avec la charge de défendre ces parties exposées de l'empire. Leur population
est alors estimée à moins de 50.000 personnes, soit une très petite minorité
par rapport aux indigènes gallo-romains.
Ve siècle : les Burgondes s'imposent
dans le centre-est de la Gaule
(d'après Wikipédia)
Au milieu du Ve siècle les Burgondes sont dirigés par deux rois simultanés, des frères, Gondioc (installé à Lyon, 456-470) et Chilpéric Ier (résidant à Genève, 456-472). Pour leur action dans cette partie de l'empire, ils reçoivent le titre de magister militum Galliarum (maître de la milice des Gaules). Ce titre leur donne autorité sur les citoyens romains des régions qu'ils contrôlent. En 457, les Burgondes soutenus alors par leur voisin, Théodoric Ier, le puissant roi des Wisigoths de 418-451, étendent leur domaine, conquérant les cités de Besançon, Chalon-sur-Saône, Langres, Autun, Grenoble et Lyon, le Valais, la Tarantaise. Et leur progression continue : entre 469 et 473, c'est Avignon, Valence, Die, Viviers, Gap, Embrun, Saint-Paul-Trois-Châteaux, Vaison, Orange, Sisteron, Apt et Cavaillon. Ils monnaient même leur appui aux divers concurrents qui se disputent la tête de l'empire d'Occident (ainsi en 473, les Burgondes imposent Glycère comme empereur ; il régnera jusqu'en 480).
En 476, alors qu'à Ravenne, capitale de l'empire d'Occident, le dernier empereur Romulus Augustule est déposé par un chef germanique, les Burgondes tentent de s'emparer d'Arles et de Marseille mais en sont empêchés par Euric (457-484), le roi wisigoth qui contrôle alors tout le sud de la Gaule.
On voit combien la disparition de l'empire d'Occident fait des rois des peuples germaniques installés en Gaule les maîtres de fait du pouvoir civil et militaire, mais également provoque leur concurrence pour la possession des territoires. Désormais les Burgondes ont pour voisins les Ostrogoths en Italie, les Alamans au Nord, les Wisigoths au sud et à l'ouest et le reliquat de l'empire romain qui subsiste entre la Loire et le nord de la Seine et qui sera conquis dès 486 par les Francs saliens du roi Clovis Ier.
Les luttes fratricides entre royaumes burgondes (d'après Wikipédia)
À la mort du roi Chilpéric Ier en 472, ses neveux Gondebaud (à Lyon) et Godegisèle [Godégisile] (à Genève) lui succèdent. Vers 500, Godegisèle obtient l'appui de Clovis pour attaquer son frère Gondebaud. Ce dernier est battu et doit se réfugier à Avignon, où ses adversaires l'assiègent. L'intervention du roi wisigoth de l'époque fait reculer les assiégeants. Mais en 501, Gondebaud vainc son frère à Vienne et le tue (ainsi que sa famille). Gondebaud reste le seul roi. Il gouverne la Bourgogne jusqu'à sa mort (516).
Au cours de la guerre entre les Francs et les Wisigoths (qui se termine par la victoire franque de Vouillé en 507), les Burgondes envoient des troupes pour aider les Francs. Les Francs s'emparent de la partie gauloise du royaume wisigoth, mais les Burgondes ne peuvent prendre Arles et Narbonne à la suite d'une intervention du roi ostrogoth Théodoric Ier.
Les fils de Gondioc (Grégoire de Tours, II, 28-29)
« Gondioc (456-470) avait été roi des Burgondes ; il appartenait à la famille d'Athanaric (Grégoire, I, 4, p. 85 Latouche), le roi persécuteur de qui nous avons parlé ci-dessus. Il avait eu quatre fils Gondebaud (472-516), Godégisile (mort en 501), Chilpéric II et Godomar II (tous les deux assassinés en 472-474). Gondebaud égorgea Chilpéric son frère et noya la femme de ce dernier en lui attachant une pierre au cou. Il condamna à l'exil les deux filles [de Chilpéric] : l'aînée, qui prit l'habit, s'appelait Croma, la plus jeune Clotilde. Or, comme Clovis envoie souvent des ambassadeurs en Bourgogne, la jeune Clotilde est aperçue par ses ambassadeurs. Comme ils l'avaient trouvée élégante et sage et qu'ils avaient su qu'elle était de famille royale, ils l'annoncèrent au roi Clovis. Sans tarder, celui-ci envoie à Gondebaud une ambassade pour la demander pour lui en mariage. Ce dernier n'osant pas opposer un refus la remit aux ambassadeurs, et ceux-ci, emmenant la jeune fille, la présentent au plus vite au roi. Quand il l'eut vue, le roi fut rempli d'une grande joie et il se l'associa par le mariage alors qu'il avait déjà d'une concubine un fils, nommé Thierry. [II, 29] Puis la reine Clotilde lui donna un fils premier-né. »
Suit chez Grégoire un long récit : la reine fait baptiser cet enfant nommé Ingomer qui meurt dans les vêtements blancs de son baptême - naissance d'un second enfant, Clodomir, qui, baptisé, tombe malade mais est guéri - après la guerre déclenchée par les Alamans en 496, conversion et baptême de Clovis, qui entraînent la conversion et le baptême de plus de 3000 hommes de son armée ainsi que de deux de ses soeurs, Alboflède, qui meurt peu après, et Lantechilde « qui était tombée dans l'hérésie des Ariens, mais ayant confessé que le Fils est égal au Père et à l'Esprit-Saint, fut oite avec le chrême » (Grég., II, 31 in fine)
[Cfr le Liber Francorum, 11, 1ère partie, très proche de Grégoire de Tours depuis l'énumération des enfants de Gondioc (graphie de Lebecq) Gondebaud, Gondegisel, Hilpéric = Chilpéric et Godmar, ses fils ; Crona et Clotilde, ses filles) jusqu'à l'ambassade de Clovis chez les Burgondes qui attire l'attention du roi des Francs sur Clotilde ; après cela, dans la 2ème partie du 11, grandes différences, sur les épisodes très détaillés d'Aurélien et des contacts avec Clotilde, et d'autres éléments - Chez Liber Francorum, 15 in fine, intéressantes remarques de St. Lebecq, p. 48-49, n. 90, sur les différences de traitement entre les deux soeurs ; disparition dans le Liber des nuances sémantiques fournies par Grégoire]
Conflit entre Gondebaud et Godegisèle - mort de ce dernier - Gondebaud est maître de la Bourgogne (Grégoire de Tours, II, 32-33)
« Gondebaud et Godégisile, qui étaient frères, détenaient alors un royaume autour du Rhône et de la Saône avec la province de Marseille. Ils étaient alors ainsi que leurs peuples adeptes de la secte arienne. Comme ils étaient en lutte l'un contre l'autre, Godégisile, ayant appris les victoires du roi Clovis, lui envoya secrètement une ambassade pour lui dire » en substance : « Si tu m'aides à chasser mon frère, je te paierai chaque année un tribut dont tu fixeras toi-même le montant ». Clovis est d'accord et au moment fixé mobilise une armée contre Gondebaud. Ce dernier, apprenant la chose et ignorant la trahison de son frère, lui demande son aide pour contrer la tentative de Clovis. Gondebaud lui promet une aide militaire. Trois armées arrivent ainsi près de Dijon. Celle de Godégisile fait sa jonction avec celle de Clovis et les deux écrasent les troupes de Gondebaud, qui s'enfuit et se réfugie à Avignon. « Quant à Godégisile, après avoir obtenu la victoire et promis à Clovis une part de son royaume, il s'en alla en paix et il entra à Vienne en triomphateur comme s'il possédait déjà tout le royaume. Clovis, qui avait encore renforcé ses troupes, partit à la poursuite de Gondebaud pour l'assassiner après l'avoir fait sortir de la cité d'Avignon ». Puis, après réflexion et pour éviter des pertes en hommes, il choisit une autre option. « Il envoie une ambassade à Gondebaud et lui ordonne de s'obliger à lui verser chaque année les tributs qui lui sont imposés ; celui-ci, de son côté, paie le tribut de l'année en cours et promet de payer à l'avenir ». Clovis retourne alors dans sa patrie. Quant à Gondebaud, il reconstitue ses forces, dédaigne de payer les tributs promis à Clovis, et mobilise une armée contre Godegisèle. Il l'assiège alors dans la cité de Vienne où il était enfermé.
Mais la ville, affamée, est finalement prise par ruse et trahison. « Godégisile se réfugie à l'église des hérétiques et il y est tué avec l'évêque arien. Puis les Francs qui étaient avec Godégisile se réunissent dans une même tour ; Gondebaud ordonna alors qu'on ne fît pas le moindre mal à aucun d'entre eux, mais les ayant appréhendés, il les envoya à Toulouse en exil auprès du roi Alaric [chez les Goths donc]. Les sénateurs furent tués ainsi que les Burgondes qui s'étaient ralliées à Godégisile. Quant à lui, il rétablit sous sa domination toute la région qui est maintenant appelée la Bourgogne et il édicta pour les Burgondes des lois plus douces afin qu'ils n'opprimassent pas les Romains » (allusion à la Lex Burgundionum, appelée aussi Lex Gundodada qui a été compilée par le roi Gondebaud).
Sur le plan religieux, il aurait bien accepté le baptême catholique, mais en secret, craignant une révolte de la population s'il le faisait en public. Comme l'évêque Avit refusait cette formule, « le roi psersista jusqu'à la fin de sa vie dans cette insanité et ne voulut pas confesser en public l'égalité de la Trinité ». (II, 34)
Des différences avec le Liber Francorum
On observe un certain nombre de différences avec le Liber Francorum, ch. 16, un passage assez long intitulé "Où les Brugondes, vaincus par Clovis, se sont soumis à son autorité, et comment des hommes ont été dévorés par les bêtes". Stéphane Lebecq note que ce chapitre 16 "reprend les Histoires de Grégoire, II, 32 à 34, dans lesquelles l'auteur sélectionne les événements qui ont retenu son attention (la campagne de Clovis en terre burgonde, le rôle du conseiller Aredius, les malheurs qui se sont abattus sur Vienne et les rituels expiatoires de l'évêque Mamert), tout en en négligeant d'autres. Parmi les différences concernant la question des origines de la campagne de Clovis contre les Burgondes, pour le Liber Francorum, Gondebaud et Godegisel sont des alliés, tandis que Grégoire évoque (à la suite de la Chronique de Marius d'Avenches, n° 500) la trahison de Godegisel, qui avait pris le parti de Clovis. Pour le reste, certains textes du Liber reprennent mot à mot Grégoire.
La disparition du royaume des Burgondes
En 516, Sigismond succède à son père Gondebaud. Il abandonne l'arianisme (très répandu chez les Burgondes, en particulier dans la noblesse et dans l'armée) et se convertit au catholicisme, il en fait de même pour ses enfants. Une sombre histoire de jalousie familiale lui fait assassiner son fils en 522. En 523, son cousin, le roi franc Clodomir Ier, ayant des liens familiaux avec le roi Godégisèle assassiné en 501, l'attaque, le vainc et le tue (ses enfants et sa femme sont également tués).
Godomar III, frère de Sigismond lui succède. En 524, les rois francs Clodomir Ier, Clotaire Ier et Childebert Ier l'attaquent, mais sans grand succès (Clodomir trouve la mort au cours de l'expédition) ; au même moment, leur allié, le roi ostrogoth s'empare de cités du sud (Gap, Apt, Cavaillon, Carpentras, Orange, Sisteron, Embrun). En 532 ou 533, les rois francs récidivent. Godomar assiégé dans Autun, doit s'enfuir (peut-être dans les Alpes, au Val Gaudemard). Ses vainqueurs se partagent le royaume burgonde.
La religion des Burgondes
À leur arrivée dans l'empire romain, les Burgondes étaient païens. Au contact des missionnaires et des populations chrétiennes de la Gaule et de la Germanie, ils se convertissent au christianisme. Cependant il semble que les Burgondes établis dans les parties nordiques de leurs territoires soient des chrétiens catholiques, fidèles aux idées du Concile de Nicée, alors que ceux qui sont dans la partie sud aient été tentés (comme nombre de Germains) par la doctrine arienne ; ces derniers le resteront jusqu'au début du VIe siècle.
Note bibliographique
On ne terminera pas sans attirer l'attention sur l'mportance des travaux récents de Justin Favrod sur les royaumes burgondes :
* J. Favrod, Histoire politique du royaume burgonde (443-534), Lausanne 1997, 544 p.((Bibliothque historique vaudoise)
* J. Favrod, Les Burgondes : un royaume oublié au coeur de l'Europe, Lausanne, 2002, 142 p.(Le Savoir suisse. Histoire, 4)
E. LEs débuts du rÈgne de ChildÉric
(Myreur, II, p. 121-126 - ans 412-419 de l'Incarnation)
Mais revenons à Childéric et plus précisément aux débuts de son règne, un sujet sur lequel Jean s'étend assez longuement.
La vision de Jean d'Outremeuse
Selon lui en effet, l'installation définitive de Childéric comme roi des Francs sera difficile. Le chroniqueur évoque en particulier ses excès sexuels et leurs conséquences. Il sera exilé et banni. Pourtant, il reviendra finalement sur le trône, avec toutefois des pouvoirs réduits. Il sera en effet encadré ou surveillé par un prévôt, anticipation probable du poste de maire du palais, qui n'apparaîtra que plus tard chez les Mérovingiens. Il sera aussi question chez Jean du successeur de Childéric, Clovis, et de la mère de celui-ci.
Mais voyons cela un peu plus en détails.
Childéric succède donc comme roi à son père Mérovée, mais les excès sexuels qu'il commet provoquent son bannissement. Il trouve refuge en Austrasie pendant deux ans chez le roi Basin. Son fils Clovis étant trop jeune pour régner, les Francs nomment à sa place un nouveau roi, un roi « intrus », dira Jean, du nom de Clarnus. Ils font également dresser un document stipulant que Childéric ne serait jamais roi des Francs. Mais un ami du roi fait disparaître cette pièce éminemment importante. Pendant l'exil de Childéric en Austrasie, le roi Basin meurt et Childéric épouse sa veuve, Basine.
Childéric, qui se présente alors comme assagi, demande à revenir et à récupérer son trône. On s'oppose d'abord à sa demande en faisant état du document qui l'en exclut définitivement, mais, comme on ne peut ni le produire ni même prouver qu'il existe, on finit par lui rendre son trône, en restreignant toutefois très fortement ses pouvoirs. Le roi sera désormais flanqué d'un prévôt, qui lui sera dans un certain sens supérieur : non seulement le prévôt est chargé de rendre la justice, mais sans l'accord de celui-ci le roi ne peut rien faire. Le prévôt en l'occurrence sera Clarnus. La suite du récit montrera que, dans les faits, l'entente entre le roi et son prévôt sera parfaite.
Jean conclut son exposé par quelques précisions sur la mère de Clovis. Clovis n'est pas le fils de la reine Basine, la veuve du roi Basin qui l'avait accueilli en Austrasie, mais de la première épouse de Childéric, qui s'appelait elle aussi Basine et que le roi avait épousée trois ans plus tôt. Cette première Basine était la fille de l'empereur Honorius. De sa seconde épouse, Childéric aurait eu un fils nommé Austris, dont Jean est le seul à parler.
L'originalité de Jean d'Outremeuse
Dans sa présentation des premières années de Childéric, Jean (très peu de chose dans Geste, 5830-5844) adopte les motifs qu'on trouve dans ses sources ‒ essentiellement Grégoire de Tours, II, 12, et le Liber Historiae Francorum, 6 et 7 ‒ de la conduite déréglée du roi, de son bannissement de plusieurs années chez le roi Basin, de son mariage avec la veuve de ce roi et de son retour sur le trône des Francs. Il se détache toutefois de ses sources sur plusieurs points, certains secondaires, d'autres plus importants.
Un détail secondaire par exemple concerne la localisation du royaume de Basin : Jean le situe en Austrasie, alors que les textes antérieurs parlent de la Thuringe, une région de la Germanie moyenne qui porte encore aujourd'hui ce nom. Mais il y a beaucoup plus important, et notamment le motif des adaptations qui seront apportées à la fonction royale lors du retour de Childéric. On songe ici essentiellement au personnage qui va dorénavant flanquer le roi et ‒ en principe en tout cas ‒ le surveiller.
Ce personnage aux pouvoirs fort étendus, que Jean appelle prévôt, présente en II, p. 124, comme intrus roy de Franche et définit en II, p. 126 comme ly prinche de palais roial, est totalement absent des prédécesseurs de Jean et n'a aucune réalité historique. Ad. Borgnet (ad locum, II, p. 125 n.) a tendance à croire que notre chroniqueur fait remonter à l'époque de Childéric l'origine de la fonction, beaucoup plus tardive, de « maire du palais » (magister palatii, maior palatii ou maior domus regiae). L'éditeur a très certainement raison. Les anticipations, même grossières, n'effraient pas le chroniqueur liégeois. Pour ne prendre qu'un seul exemple, on se souviendra que certains évêques de Tongres étaient devenus sous sa plume de véritables « princes-évêques », et cela bien avant Notger.
Celui qui fut choisi comme chef des Francs après le bannissement de Childéric porte chez Jean le nom de Clarnus. Il fut à ce moment-là nommé roi (cfr l'intrus roy de Franche cité plus haut) et ne portera le titre de prévôt qu'après le retour d'exil de Childéric. Le nom de Clarnus ne s'applique à aucun personnage historique connu, même si on le rencontre dans la littérature médiévale : un Clarnus de Trigan ou Clarins de Trigan joue en effet le rôle d'un espion du roi Marc dans Isaÿe le Triste, roman arthurien du moyen âge tardif.
Reste que pour assurer à Lutèce la vacance du trône pendant la longue absence de Childéric (8 années, disent certains chroniqueurs), il fallait de toute façon quelqu'un. Jean d'Outremeuse prend très souvent soin de nommer les personnages qu'il fait intervenir : quand il ne trouve pas ailleurs, il les invente. Plus soucieux de faire appel à des personnages historiques, Grégoire de Tours (Histoire des Francs, II, 12, p. 103 Latouche), l'anonyme du Liber (7, p. 19-21 Lebecq) et l'auteur des Grandes Chroniques de France (I, 8, sous le nom de Giles, ou Gilon, ou Gilons, p. 29-33) ont pour leur part placé comme « roi intrus » des Francs un authentique personnage romain Aegidius (Egidius).
Cet Aegidius était, comme le précise Grégoire, maître de la milice, dans les Gaules. Les Modernes savent qu'il y avait été envoyé en 457 de notre ère par Majorien pour défendre les intérêts de l'Empire, ce qu'il fera jusqu'à sa mort en 464 de notre ère. Il était ce qu'on pourrait appeler un généralissime de l'armée de l'empereur romain. Ces mêmes historiens modernes savent qu'il était lié avec Childéric (cfr supra), notamment qu'il avait combattu avec lui contre les Wisigoths. Il laissera un fils nommé Syagrius, dont on aura à reparler. Bref, les chroniqueurs médiévaux n'avaient peut-être pas tort de songer à Aegidius pour remplacer ‒ momentanément en tout cas ‒ Childéric.
Mais revenons à la manière dont ce bannissement est rapporté par les chroniqueurs. Selon Grégoire de Tours et l'anonyme du Liber, Childéric avait, dès le début, veillé à assurer son retour. En partant, il avait confié à un homme à lui le soin de surveiller l'évolution des esprits chez les Francs, voire de manoeuvrer activement en faveur de son rappel, et de lui faire savoir quand il pourrait rentrer. Le système utilisé était simple. Le roi et son homme de main s'était partagé une pièce d'or ; Childéric en avait emporté une partie et son ami conservait l'autre. Il devait la renvoyer au roi lorsqu'il estimerait le retour de celui-ci possible. C'est ainsi qu'ils procédèrent et que Childéric apprit qu'il pouvait tenter son retour. Celui-ci se fit alors sans aucun problème.
Jean d'Outremeuse, qui a complètement gommé ce récit, fait revenir Childéric sans préparation particulière. Il met l'accent sur les problèmes posés par le retour du roi, les discussions qui s'ensuivirent et qui aboutirent à la modification du pouvoir royal et à la nomination d'un prévôt pour encadrer le roi. On peut donc y voir une innovation de Jean d'Outremeuse.
Mais que penser du bannissement lui-même ? M. Rouche (Clovis, p. 134-135) et St. Lebecq (Deux faces, 2011, p. 22) ne semblent pas le considérer comme invraisemblable. Reste qu'il est très difficile aux historiens modernes de savoir ce qui s'est réellement passé au début du règne de Childéric. Dans son étude fouillée sur ceux qu'il appelle les Seigneurs de la Guerre de l'antiquité tardive, P. MacGeorge (Late Roman Warlords, Oxford, 2002 [Oxford Classical Monographs] consacre ses p. 111 à 125 à Aegidius. En tout cas, tous les chroniqueurs l'enregistrent, et pour nous qui sommes à la recherche des innovations du chroniqueur liégeois, c'est une donnée importante.
Et les amours de Childéric et de Basine dans tout cela ? Quelle est vraiment la mère de Clovis ?
La réponse varie d'après les auteurs. Ici encore, Grégoire et l'auteur du Liber ne laissent aucune place au doute. Voyons le récit de ce dernier au moment où Childéric, toujours en Thuringe, vient de recevoir la moitié de la pièce d'or. « Il revint donc dans son royaume. Cependant, pendant qu'il était en Thuringe, le roi Childéric avait commis l'adultère avec la reine Basine, épouse du roi Basin. Quand il fut revenu dans le royaume des Francs, ceux-ci chassèrent du royaume le prince romain Egidius. Et Basine, la reine du roi des Thuringiens Basin, abandonna son mari et rejoignit Childéric [...] Rempli de joie, il la prit pour épouse. Et elle, enceinte de lui, mit au monde un fils et lui donna le nom de Clovis ». La formulation est très claire. Le même motif apparaît chez Aimoin (I, 8) et dans Les Grandes Chroniques (I, 10).
À la fin de son exposé, Jean va prendre ses distances vis-à-vis de cette thèse. Selon lui, Clovis n'est pas le fils de la reine Basine, la veuve du roi qui l'avait accueilli en Thuringe, mais de la première épouse de Childéric, qui s'appelait elle aussi Basine et que Childéric avait épousée trois ans plus tôt. Cette première Basine était la fille de l'empereur Honorius. Il faut dire que les sources romaines ne vont pas dans ce sens. Elles font bien état de deux mariages successifs d'Honorius, mais ne lui connaissent pas d'enfant. Est-ce une invention de Jean qui aurait trouvé plus noble pour Clovis d'être apparenté aux empereurs romains qu'aux rois thuringiens ? Jean pourrait également avoir inventé l'existence de ce fils Austris que Clovis est censé avoir eu avec sa seconde épouse, l'ancienne reine Basine de Thuringe.
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Un détail pour clore cet épisode : on ne trouve aucune allusion chez Jean à la célèbre « vision de Basine », au lit avec Childéric, lors de la nuit où aurait été conçu Clovis. Le récit, absent chez Grégoire de Tours, est bien présent chez Frédégaire (III, 12, p. 97, éd. Krusch, De Basina regina et Chylderico) sous la forme que voici (Wikipédia : <La vision de Basine> ou <Basine de Thuringe> :
Lors de leur nuit de noces, Basine demanda à Childéric de regarder par la fenêtre et de dire ce qu'il voyait. Childéric dit : « Je vois un lion avec une licorne et des animaux sujets qui sont très heureux et qui respectent le lion ». Basine lui répondit : « Retourne à la fenêtre, que vois-tu ? » Childéric dit : « Je vois un ours et un léopard et des chacals qui leur mordent les pattes et des sujets qui baissent la tête et ne font plus la fête. » Basine lui demande : « Que vois-tu maintenant ? » Childéric dit : « Je vois des chacals des chiens et des vautours qui se battent et des sujets malheureux ! » Au matin de la nuit de noces, Basine lui révéla la signification des visions qu'il avait eu : « Tu auras un fils, il s’appellera Clovis. Il sera puissant, il fera un grand royaume où il sera respecté, où les gens se respecteront et seront heureux. Puis viendront ses descendants qui essayeront de maintenir les règles mais de mauvaises gens chercheront à leur voler le pouvoir, puis des chiens, des chacals et des vautours cupides se battront pour avoir le pouvoir et les sujets seront malheureux. »
La vision n'est pas reprise dans le Liber, mais bien par Aimoin (I, 8, p. 32, éd. Bouquet-Delisle, X) et dans les Grandes Chroniques (I, 10). B. Brusch, L'éditeur de Frédégaire pense (p. 97, n. 1) que Frédégaire, pour l'écrire, se serait inspiré de la vision du prophète Daniel (Livre de Daniel, ch. VII, 1-8).
F. le roi WISIGOTH Alaric I (né vers 370, roi 394-410 n.è.) et le SAC de Rome (410)
Vers 375, les déplacements des Huns font éclater le monde goth qui occupait la Scythie, propulsant dans deux directions différentes ceux qui deviendront les Ostrogoths et les Wisigoths. Les premiers partiront vers l’ouest et briseront les frontières de l’Empire romain au niveau de la Pannonie. Les seconds, en 376 de notre ère, demanderont asile dans l’Empire à l’empereur Valens qui les installera en Thrace.
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Les Wisigoths ou Visigoths ("Goths sages") ou Tervinges ( = Thervingues) apparaissent au début du IVe siècle entre le Dniepr et le Danube. Certains furent convertis à l'arianisme par Ufila. C'est le premier peuple germanique à s'être établi dans l'Empire romain d'Orient en bénéficiant du statut de « fédérés », c'est-à-dire d'alliés militaires.
Depuis un traité conclu avec Constantin en 332, ils occupent, avec le statut de fédérés (situation d'un peuple qui a signé un traité d'alliance avec Rome et qui a obtenu certains avantages en échange de certaines obligations militaires), le territoire de l'ancienne province de Dacie située au nord du Danube et que Rome a récemment abandonnée. Soumis à la pression des Huns, ils demanderont asile dans l'Empire en 376 de notre ère à l'empereur Valens qui les autorisera à à s'installer en Thrace. À cette époque, Alaric, leur futur roi, né vers 370, n'avait guère plus que six ans.
En fait, les nouveaux intégrés ne se montrent pas fidèles. Ils se rebellent et lorsque les Romains veulent les mater, les Wisigoths, à Andrinople, le 9 août 378, battent l'armée impériale dans une bataille où meurt l'empereur Valens lui-même. Il est remplacé par Théodose Ier (379-395). Un nouveau traité de fédération, signé en 382, installe les Wisigoths en Mésie. En 394, Alaric devient le chef des Wisigoths fédérés.
C'est à ce titre qu'il participe, sous les ordres de Stilicon, magister militiae de Théodose, à la campagne contre l'usurpateur Eugène dans les parages de la rivière Frigidus. Lors de la bataille qui s'ensuit, les Goths n'ayant ni ravitaillement, ni soutien des Romains, ressentent l'attitude impériale comme une trahison. Ils abandonnent l'armée romaine, repartent vers l'Est et rejoignent la Mésie en pillant tout sur leur passage. En 395, Théodose meurt partageant son empire entre ses deux fils, Arcadius en Orient et Honorius en Occident.
À l'occasion de ce changement de règne, Alaric espère recevoir un grand commandement mais cela lui est refusé, et de plus les fœderati sont spoliés de leur part de butin. Ils acclament Alaric roi. Celui-ci envahit et pille la Thrace, la Macédoine et le Péloponnèse en 395-396, mettant à sac les prestigieuses cités grecques et vendant leurs habitants comme esclaves. Aux frontières de l'Élide et de l'Arcadie, ils se heurtent aux troupes de leur ancien commandant, Stilicon qui les force à évacuer le Péloponnèse. Sans doute dans l'espoir de neutraliser Alaric, Arcadius le nomme « Maître des Milices de l'Illyrie », importante province romaine. Il se trouve donc général de l'armée romaine à la tête d'une force de plus de 100 000 hommes, composée pour l'essentiel de Goths. Malgré la puissance évoquée par son titre et ses hommes, Alaric est sous l'autorité du Préfet du Prétoire et ne peut collecter directement les impôts alors que son titre le lui permet.
Mécontent, Alaric s'allie avec un chef barbare, d'origine gothe, Radagaise, marche sur l'Italie et en dévaste toute la partie nord, avant d'être arrêté de nouveau par Stilicon, le 6 avril 402. Stilicon n'extermine pas les troupes d'Alaric, espérant peut-être en faire des mercenaires. Après une autre défaite à la bataille de Vérone, Alaric quitte l'Italie en 403 pour retourner en Illyrie.
En 408, Arcadius meurt. Alaric en profite pour demander à être payé pour cesser la guerre. Il réclame la somme de 2. 000 kg d'or, que Stilicon fait promettre au Sénat romain de payer. Alaric reçoit alors le titre de « Maître des Milices des Gaules ». Quelques mois plus tard, Honorius, jaloux du prestige et du pouvoir de son général et influencé par ses favoris, fait tuer Stilicon et ses proches. Dans la confusion qui s'ensuit, les troupes romaines massacrent les familles des fœderati, qui rejoignent alors en grand nombre les troupes d'Alaric.
En septembre 408, Alaric franchit de nouveau les Alpes et assiège Rome. Les habitants affamés finissent par accepter de payer plus de 2.500 kg d'or, 15.000 kg d'argent, 4.000 robes de soie, 3.000 peaux teintes en pourpre et 1.500 kg de poivre. Alaric établit un camp permanent en Toscane et organise son armée. Il est rejoint par Athaulf, son beau-frère qui lui succédera, et ses cavaliers.
Alaric réclame également un vaste territoire entre le Danube et la Vénétie, ainsi que le titre de commandant en chef de l'armée impériale. Retiré à Ravenne, Honorius refuse. En 409, Alaric met de nouveau le siège devant la « Ville éternelle ». Le Sénat romain s'accorde alors avec lui pour instituer comme empereur, un haut fonctionnaire romaine, le faible Priscus Attale. Ce dernier s'avère vite incompétent, et perd la riche province d'Afrique, grenier de l'Empire, tenue par les partisans d'Honorius. Alaric doit faire face à des émeutes frumentaires à Rome et à des légions envoyées par le neveu d'Honorius, Théodose II. Il chasse Priscus Attale et tente d'ouvrir de nouveau des négociations avec Honorius.
Après leur échec, il fait une troisième fois le siège de Rome, en 410. En voyant les hautes murailles de la ville, qui semblent quasiment imprenables, il dit : « …plus l'herbe est drue, plus elle est facile à faucher… ». Le 24 août, il prend sans difficulté la ville de Rome d'où le pape Innocent Ier s'était s’absenté. Il semble que la reddition de Rome fut négociée, car on lui ouvre tout simplement l'une des portes. En tout cas, elle fut assortie d'un sac en règle limité à trois jours (jusqu'au 27 août), ce qu'Alaric parvint à faire respecter par ses troupes, de même que le droit d'asile dans la basilique Saint-Pierre et ses dépendances. Les Goths épargnent tous ceux qui trouvent refuge dans les lieux saints, et rendront ensuite aux basiliques tout ce qui leur a été pris. Néanmoins nombre de Romains furent tués ou réduits en esclavage jusqu'au paiement d'une rançon.
C'est le célèbre sac de Rome d'août 410, le premier depuis la prise de la ville par des Celtes au IVe siècle avant Jésus-Christ. Galla Placidia, fille du défunt Théodose et sœur de l'empereur Flavius Honorius, est retenue captive dans la ville par les Goths. Cette violation de l'ancienne capitale impériale, tombant aux mains des « Barbares », marque durablement les esprits dans tout le monde romain et chrétien et fut même considéré comme un signe annonciateur de la fin des temps. Pourtant Rome devait connaître bien d'autres sacs, par Genséric et les Vandales, en 455, et par les Impériaux de Charles Quint, en 1527.
Au moment du sac, le pape Innocent Ier était à Ravenne pour obtenir de l’empereur romain d’Occident Flavius Honorius (395-423) la confirmation d'un accord de capitulation conclu entre Alaric Ier et le sénat de la ville de Rome, assiégée. Alaric avait donc perdu patience et était passé à l'acte. À son retour, « le pape s’attacha à consoler, à encourager les Romains, à restaurer les églises en les ornant de nouveaux travaux et de précieux joyaux d’or et d’argent ; à publier des constitutions pour la discipline des ecclésiastiques, à détruire autant qu’il pourrait, dans leur principe, les hérésies de Pélage, moine anglais, et de son disciple Célestius, de patrie incertaine, et à condamner les erreurs renaissantes des donatistes. En quatre ordinations, Innocent créa cinquante-quatre évêques, trente prêtres et quinze diacres ».
De son côté, Alaric, peu de temps avant sa mort, pille l'Italie du Sud, et tente d'envahir l'Afrique, mais ses navires sont détruits par une tempête. Lui-même meurt d'une fièvre, à la fin de l'année 410 en Calabre, dans l'actuelle province de Cosenza. Selon une légende citée déjà vers 550 par Jordanes, il serait enterré sous le lit de la rivière Busento, qui coule à Cosenza : la rivière est détournée, la tombe creusée, son corps est inhumé avec un important trésor, puis la rivière retrouvre son cours. Les esclaves ayant creusé la tombe sont mis à mort pour garder le secret. Son successeur est son beau-frère Athaulf, qui règne de 411 à 415.
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Notes
Un résumé de dictionnaire : Alaric Ier (370-410) : roi des Wisigoths (de 395 à 410 n.è.) ; au service de Théodose et des Romains. À la mort de Théodose en 395, il envahit la Thrace, la Macédoine, Athènes ; nommé gouverneur d’Illyrie par Arcadius, qui espérait le neutraliser, il attaqua l’Occident d’Honorius, et envahit l’Italie du nord (402) ; repoussé par Stilicon (un Hérule), il retourne en Illyrie ; ensuite revient attaquer l’Italie et s’empare de Rome pendant 6 jours (en 410), puis meurt en 410 après avoir pillé l’Italie du sud.
Les Alaric du Myreur : Un Alaric est cité dans le Myreur, en II, p. 92 (il capture saint Servais) et en II, p. 103 (il est tué en Espagne), deux épisodes qui ne relèvent pas de l'Histoire. On trouve aussi (en II, p. 110-111 et en II, p. 120) un Alaric, frère d'Alafis et fils, comme ce dernier, d'un certain Théodoric. Ces deux frères Alafis et Alaric aident les Huns contre les Romains et sont tués au combat. On peut également mettre en doute l'historicité de cet épisode. L'Alaric de ces épisodes pourrait avoir été inspiré par l'Alaric Ier. Mais le Myreur pourrait avoir conservé des traces d'Alaric II (cfr ci-dessous).
G. autres rois WISIGOTHS : Alaric II (roi 484-507 n.è.), ALAMARIC (roi 511-531 n.è.) et Athanagild (roi 555-567 n.è)
Alaric II (roi 484-507 n.è.)
Le successeur d'Alaric Ier (mort en 410) et deuxième roi des Wisigoths est son beau-frère Athaulf qui est assassiné en 415. Il avait mené son peuple dans le sud de la Gaule et en Hispanie. Il fait partie de la liste des rois wisigoths de Toulouse, dont voici les noms et les dates de règne (n.è.), mais ce beau-frère n'intervient pas dans le Myreur.
c370-410 : Alaric Ier, (roi 396-410) dont il vient d'être longuement question
410-415 : Athaulf, assassiné, et qui n'apparaît pas dans le Myreur
415-415 : Sigéric, assassiné après quelques jours de règne (absent du Myreur)
415-418 : Wallia (absent du Myreur)
418-451 : Théodoric Ier, un des fils d'Alaric Ier, tué à la bataille des Champs Catalauniques
451-453 : Thorismond, fils de Théodoric Ier, assassiné à l'instigation de ses frères Frédéric et Théodoric II
453-466 : Théodoric II, fils de Théodoric I et donc petit-fils d'Alaric Ier, assassiné à Toulouse à l'instigation de son frère Euric
466-484 : Euric, frère du précédent
484-507 : Alaric II, celui du "Bréviaire d'Alaric" - battu et tué par Clovis en 507 à la bataille de Vouillé
Le seul autre nom parmi les rois de Toulouse qui ait sa place dans le Myreur est le dernier de la liste, Alaric II, connu surtout pour sa défaite contre Clovis à Vouillé en 597 n.è. et sa mort au combat. C'est lui qui pourrait apparaître derrière le personnage de l'Alaric (sans numéro d'ordre) que Jean d'Outremeuse présente « comme neveu de Béodas, comme roi d'Espagne et de Gothie et comme duc d'Aquitaine, qui secourt Rome contre les Danois et les Hongrois (II, p. 152), qui ravage la Bourgogne et conquiert l'Auvergne (II, p. 153), qui est attaqué par Clovis (II, p. 161) et tué à Vouillé (II, p. 163), et dont le royaume était très étendu (II, p. 163) ». Dans l'Histoire, cet Alaric II, fils d’Euric, et petit-fils de Théodoric, régna sur la plus grande partie de l’Espagne et la Gaule au sud de la Loire. Il fut battu et tué par Clovis, à Vouillé, près de Poitiers, en 507.
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Dans l'Histoire, la bataille de Vouillé (près de Poitiers) s'est déroulée au printemps 507 de notre ère. L'armée des Wisigoths et des Auvergnats au sud affronte celle des Francs au nord. Clovis est victorieux et les Wisigoths perdant leur roi Alaric II au combat. Ils seront contraints d'abandonner à leurs vainqueurs un très vaste territoire entre la Loire et les Pyrénées, dans ce qui est aujourd'hui le midi de la France.
Dans le Myreur (II, p. 161-163), Jean évoque Vouillé (qu'il place en 463 Inc) et son contexte, sans donner le nom du site. Il ne livrre pas une description précise (épique) de la bataille elle-même, mais fournit un certain nombre de détails qu'on appellerait extérieurs : oriflamme - fleurs de lys - promesse d'une Église en l'honneur de saint Pierre et de saint Paul - arrêt dans l'église Saint-Martin de Tours - Clovis offre un anneau à saint Martin - Miracle du cerf permettant le passage de la Vienne - Victoire de Vouillé, près de Poitiers, où Alaric est tué - Clovis conquiert le territoire de Poitiers, puis le comté d'Aquitaine - Prise de Toulouse, puis d'Angoulème (dont les murs s'écroulent miraculeusement à la prière de Clovis) - Fabuleux trésor d'Alaric partiellement redistribué - énumération de tous les territoires conquis. Et on lira à la fin de II, p. 163 : « C'est ainsi que le roi Clovis, par sa bravoure personnelle, celle de ses quatre fils, Clodomir, Théodoric (Thierry), Clotaire et Childebert, et celle de ses autres barons, conquit tous les pays cités plus haut, à savoir : Aquitaine, Poitiers, Gothie, Gascogne, Provence, Auvergne, Limousin et toutes les nations situées entre le Rhône et la Loire, des Pyrénées jusqu’à l’Océan ».
Amalaric (roi 511-531 n.è.)
Le fils et successeur d'Alaric II (mort en 507 n.è.) est Amalaric, qui fait partie des Wisigoths d'Espagne dont la capitale est Tolède. Il est cité en II, p. 163 : « Après cela (ses victoires et ses conquêtes), le roi Clovis repartit vers la France en passant par l’Auvergne, qu’il reconquit en même temps que la Provence et la Gascogne. En Gascogne, il trouva Amalaric, le fils du roi Alaric II. Mais Amalaric s’enfuit en Espagne et s’y fit couronner, parce que son père était mort », ce qui ne correspond pas tout à faite dans le détail à la réalité historique, mais s'y rapproche (cfr Wikipédia).
Toujours selon Jean, Amalaric vint à Lutèce et épousa Clotilde, la fille de Clovis (II, p. 166). Cette dernière sera sévèrement maltraitée par son mari, parce qu'elle était chrétienne et que son père à elle (Clovis) avait tué son père à lui (Alaric II). Elle se plaindra de son sort à ses frères dont deux, Clotaire et Childebert, viendront militairement à son aide (II, p. 173). Les troupes d'Amalaric seront défaites et le méchant mari sera tué par Guiscard de Soissons (II, p. 175). Cette version de Jean ne serait pas trop éloignée de l'Histoire, si l'on en croit le Larousse qui écrit : « Mariée à Clotilde, fille de Clovis, il [Amalaric] voulut imposer à celle-ci la foi arienne. Clotilde demanda secours à son frère Childebert. Amalaric fut vaincu à Narbonne et tué à Barcelone ».
507-511 : Geisalic : opposé à la tutelle de Théodoric, roi des Ostrogoths, détrôné et tué lors de sa fuite
511-531 : Amalaric : sous la tutelle de Théodoric, roi des Ostrogoths, jusqu'en 526, assassiné
548-549 : Theudigisel, assassiné
549-555 : Agila, assassiné
555-567 : Athanagild : roi d'Espagne (II, p. 185) - tué par Chilpéric (II,
p. 187)
Athanagild (roi 555-567 n.è)
Le dernier roi cité comme roi d'Espagne, Athanagild, apparaît dans le Myreur. Il est en effet le père de Galswinthe, femme de Chilpéric, et de Brunehaut, femme de Sigebert (II, p. 185-187 passim)
H. LE SAC de Rome par les WISIGoths du roi GÉraLant, fils d'ALaric
(Myreur, II, p. 123 - an 415 de l'Incarnation)
Dans son Myreur (II, p. 131), Jean rapportait en l'an 428 de l'Incarnation une attaque menée contre Rome par les Huns d'Attila et le sauvetage miraculeux de la ville, à l'époque de Théodose II et du pape Célestin. Quelques pages auparavant (II, p. 123), en l'an 415 de l'Incarnation, il avait fait état d'une autre attaque sur Rome, menée cette fois par les Goths du roi Géralant, fils d'Alaric, à l'époque de l'empereur Honorius. Ils étaient arrivés en pleine nuit sans que personne ne soit au courant de leur venue, épouvantant tous les Romains. Cette attaque aurait, elle aussi, échoué. Selon le lemme, Quatre-vingt mille mécréants furent noyés à Rome, miraculeusement. En fait, après avoir saccagé une des rives du Tibre, ils attendaient de passer de l'autre côté du fleuve, massés sur 120 ponts de pierre qui ‒ miracle ‒ s'écroulèrent tous en même temps, lorsque sortirent à leur rencontre « les armes de Dieu » menées par le pape Innocent et son clergé.
Ce récit pose des problèmes. D'abord à cause du nom du responsable de l'opération contre Rome. Géralant est un hapax dans le Myreur, inconnu du reste par ailleurs. Le seul fils d'Alaric qui occupe une place dans la littérature historique est Théodoric I (418-451) : celui qui, établissant sa capitale à Toulouse est le véritable fondateur de la monarchie wisigothique. Athaulf, le beau-frère d'Alaric, qui lui succédera d'ailleurs comme roi des Wisigoths, est un personnage historique connu. Mais il n'y a aucune trace dans l'histoire d'un fils d'Alaric, du nom de Géralant et qui aurait presque réussi à détruire Rome.
Ce récit de Jean d'Outremeuse interpelle d'autant plus qu'il existe dans l'histoire un indiscutable raid sur Rome des troupes d'Alaric Ier qui pillèrent la ville pendant trois jours du 24 au 26 août 410. On en a parlé ailleurs. Ce n'était pas la première fois que le roi des Wisigoths se livrait à des outrances de ce genre. Il avait déjà pris et pillé Athènes en 396, et fait deux fois, mais sans succès le siège de Rome (en 408 et en 409). Le 24 août 410, il réussit à pénétrer dans la ville sans combattre ce qui implique une reddition qui fut apparemment négociée, avec le sénat de Rome.
La prise de la ville en tout cas donna lieu à un pillage limité à trois jours et assorti de conditions, qui furent relativement suivies. Alaric, en bon chrétien, avait fait placer tous les prêtres et les sénateurs sous sa protection personnelle, interdit le pillage des trésors de l’Eglise et fait respecter le droit d'asile dans la basilique Saint-Pierre et ses dépendances. Nombre de Romains furent néanmoins tués ou réduits en esclavage jusqu'au paiement d'une rançon. Quoi qu'il en soit, l'écho du sac de la Ville éternelle provoqua un véritable séisme dans le monde romain et chrétien (cfr les pleurs de saint Jérôme et la douleur de saint Augustin) ; certains y virent même un signe annonciateur de la fin des temps. (d'après Universalis) Il faut dire que Rome avait été inviolée depuis le raid gaulois de 390 avant Jésus-Christ. Pourtant elle devra subir dans l'Histoire d'autres sacs, par Genséric et les Vandales, en 455, et par les Impériaux de Charles Quint, en 1527. Quant à Honorius et à Innocent Ier, l'empereur et le pape du moment, ils étaient tous les deux absents de la Ville.
Le fait est que le Myreur de Jean n'a conservé aucune trace de ce pillage historique de Rome par les Goths d'Alaric en 410 qui eut pourtant, répétons-le, un retentissement universel. À sa place ‒ en tout cas pratiquement à la même époque (410 d'un côté, 415 de l'autre) ‒ et sous le même pape et le même empereur, le chroniqueur liégois nous livre le récit d'une attaque de Goths sur Rome, qui a tout l'air d'une invention personnelle. Ce récit fantaisiste ne serait-il pas destiné à remplacer et à effacer l'effet désastreux du sac véritable ?
I. L'ATTAQUE de ROME par les huns d'attila dans la tradition et dans l'histoire
Nous venons d'examiner le récit du Myreur (II, p. 123) rapportant l'attaque sur Rome lancée en 415 de l'Incarnation par les Wisigoths, commandés par Géralant, fils du roi Alaric Ier. Nous l'avons considérée comme imaginaire et mise en rapport avec le raid, historique celui-là et suivi d'un violent pillage, que le Wisigoth Alaric Ier avait mené sur la même ville, en l'an 410 de notre ère. Ce sac de Rome par Alaric avait secoué, pour ne pas dire traumatisé, le monde chrétien et nous nous sommes demandé si Jean d'Outremeuse n'avait pas consciemment tu cet épisode très douloureux pour le remplacer par quelque chose impliquant aussi les Goths, impliquant aussi Rome, mais tournant miraculeusement à l'avantage des chrétiens.
Le moment semble propice pour présenter avec quelques détails la vision que se fait Jean d'Outremeuse d'une autre attaque de Rome, qui aurait eu lieu quelques années plus tard, en décembre 427 et janvier 428 et qui cette fois mettait en cause des Huns (II, p. 131-132). Nous n'y avons fait là qu'une simple allusion, trop rapide qui renvoyait simplement à notre gros article des FEC, alors que le sujet, vu son intérêt aurait peut-être mérité d'être développé.
Sur le plan géo-politique, l'attaque de Rome par les Huns s'intègre dans des perspectives assez amples que présente Jean au début de II, p. 131, et que nous pourrions résumer ainsi.
Nous sommes avec Jean en l'an 426 de l'Incarnation. Le roi de Bourgogne, Gondebaud, a donné sa terre en fief à l'empereur de Rome Théodose II, parce qu'il se sent menacé par les Francs de Childéric Ier et de son prévôt Clarnus. Lorsque ces derniers l'attaquent, Gondebaud demande l'aide de Théodose. Tenu par les usages de la féodalité d'entrer en guerre aux côtés des Burgondes, Théodose rassemblait ses troupes lorsqu'on annonce le retour en Italie des Huns d'Attila, accompagnés de puissants alliés : des Vandales revenus d'Afrique et des Goths du roi Radogast ou Radagaise. Tous avaient juré de détruire Rome, précise le chroniqueur liégeois. Dès lors l'empereur doit rester en Italie et faire appel lui aussi à ses alliés, que Jean énumère rois, comtes et ducs, parmi lesquels le roi des Francs Childéric et Clarnus le prévôt. Il obtiendra très facilement la réconciliation entre les Francs et les Burgondes.
Nous n'insisterons pas sur les dévastations commises par les Huns et leurs alliés sur les villes d'Italie, en particulier celles du Nord (Pavie, Pise, Milan). Nous nous concentrerons sur la ville qui nous intéresse directement ici, Rome, que, selon Jean d'Outremeuse, les envahisseurs atteignent en décembre 417 et assiègent avec violence. En fait, il semble bien que, dans l'Histoire, les Huns n'aient pas quitté le Nord de l'Italie et soient restés dans les environs de Padoue. Mais voyons de plus près comment les opérations sont vues dans la tradition historiographique et dans l'Histoire.
a. Dans la tradition avant Jean d'Outremeuse
Grégoire de Tours (II, VII, p. 90, trad. R. Latouche) raconte qu’après la bataille des Champs Catalauniques, « Attila rentra avec peu de troupes et que peu après Aquilée fut prise par les Huns, incendiée et détruite, l’Italie envahie et pillée ». Sur cette campagne d’Italie, l’évêque de Tours ne fournit donc guère de détails et ne donne pas de date.
Dans le Liber Francorum (V, p. 17, trad. St. Lebecq), la bataille d’Orléans est bien évoquée. Les Huns et leur roi Attila sont repoussés et terrassés, mais rien n’est dit sur le retour d’Attila dans son pays et les événements d’Italie.
Jordanès heureusement est beaucoup plus loquace. Après s’être quelque peu attardé sur le siège d’Aquilée, long et riche en épisodes (XLII, 219-221), il signale l’avance destructrice d’Attila à travers les autres villes vénètes, notamment Milan et Pavie, et va jusqu’à évoquer la destruction de « presque toute l’Italie ». Sa formulation exacte (« Tout à leur rage, les Huns mettent en ruines les lieux environnants et détruisent presque toute l’Italie ») est manifestement exagérée.
Paul Diacre (Historia Romana, XIV, p. 387-388), au VIIIe siècle, ajoutera d’autres villes à la liste précédente : Concordia, Altino, Pavie près d’Aquilée ; Vicence, Vérone, Bergame et Brescia en Vénétie.
On trouve aussi quelques rares notices sur les opérations dans le Nord de l’Italie dans les M.G.H., Chronica minora saec. IV. V. VI. VII, Tome I, éd. Th. Mommsen, p. 302 (Aquileia et Mediolanum et nonnullae aliae urbes ab Attilane subversae) ; et Tome II, éd. Th. Mommsen, p. 26-27 [réimpression 1981].
Quoi qu'il en soit, parvenus à Padoue, les Huns semblent s’être arrêtés et y avoir installé leur campement.
Il reste que sur ces opérations menées dans le Nord de Italie, mis à part des noms de villes détruites, on dispose de peu d’informations fiables. Ce ne sont évidemment pas les légendes qui manquent. Un seul exemple sur l’île de Torcello, dans la lagune de Venise, on montre encore aux touristes « il trono d’Attila », le trône de pierre sur lequel se serait assis le roi des Huns. Et ce n’est là qu’un minuscule détail pris dans une foule d’autres. Les récits légendaires sur la fondation et l’histoire primitive de Venise – de Padoue également – font une place importante à Attila. Ce dernier devient même le sujet d’œuvres indépendantes, comme cette épopée « franco-italienne » de plus de 37.000 vers, intitulée La Guerra d’Attila et écrite par Nicolò da Càsola, de 1358 à 1368 environ, du vivant donc de Jean d’Outremeuse. E. Bokozy (p. 109-145), dans son chapitre III intitulé Le Fléau de Dieu en Italie a attiré l'attention sur ces développements récents.
*
La tradition a évoqué très tôt une ambassade envoyée de Rome à Attila. Dès le Ve siècle, Prosper d’Aquitaine en parle d’une manière assez détaillée. Il la voit présidée par le pape Léon entouré de deux autres hautes personnalités, dont il donne les noms (Avenius et Trygetius) :
Le roi (Attila) reçut dignement toute la délégation, et fut si flatté par la présence du pontife suprême qu’il ordonna à ses hommes de cesser les hostilités et, promettant la paix, s’en retourna au-delà du Danube (trad. de E. Bozoky, Attila, 2012, p. 55-56)
Jordanès (XLII, 222-223, trad. O. Devillers), s’appuyant sur Priscos, confirme et précise ces informations. Attila, écrit-il, « aurait eu l’intention d’aller jusqu’à Rome, mais les siens, d’après l’historien Priscus, l’en détournèrent ». Ce qui, selon lui, aurait amené le roi des Huns à changer d’avis aurait été une ambassade « menée par le pape Léon en personne qui vint le trouver dans l’ager Ambuleius des Vénètes, là où le Mincio est traversé par les marchands qui s’y rendent fréquemment ». Et « bientôt, conclut Jordanès, Attila, après avoir mis un terme à la fureur de son armée, retourna d’où il était venu et s’en alla de nouveau au-delà du Danube après avoir promis la paix ».
E. Bozoky (p. 56), qui doute de la réalité de cette ambassade, termine sa présentation de la manière suivante :
Les véritables raisons de ce changement ne sont pas connues. […] Plusieurs hypothèses peuvent être envisagées : une épidémie qui sévit en Italie en été 452 (mentionnée seulement par la Chronique d’Hydace) ; peut-être des cadeaux et promesses de l’empereur Valentinien III (mais qui ne sont évoqués nulle part), et, plus probablement, l’attaque visant les territoires hunniques par les troupes de l’empereur Marcien qui passent le Danube (selon une notice assez confuse d’Hydace) [Hydace est un chroniqueur du Ve siècle. Cfr Chronica minora saec. IV. V. VI. VII, Tome II, éd. Th. Mommsen, M.G.H., p. 26-27.]
Sigebert de Gembloux (p. 310, éd. D.L.C. Bethmann, M.G.H.), à la date de 454, résume très brièvement l’attaque d’Attila en Italie, s’intéressant essentiellement à l’intervention pontificale, dont il explique la réussite par un miracle :
Attila, quand il attaqua l’Italie, détruisit, pilla ou incendia presque toutes ses cités. Mais lorsque vint le pape Léon, il obtint du roi non seulement qu’il lui laisse la vie sauve, mais aussi qu’il se retire. Et comme les siens demandaient à Attila pourquoi il s’était montré si favorable, le roi leur avait répondu que ce n’était pas du pape qu’il avait eu peur, mais d’un auguste vieillard, qui avait dégainé son glaive et qui le menaçait de mort s’il ne cédait pas entièrement à sa volonté.
Dans une conférence qui fut publiée sur le site de Clio. Voyages culturels, E. Bozoky détaillait quelque peu ce miracle :
Attila aurait renoncé à poursuivre sa marche sur Rome, car il a vu apparaître au-dessus du pape un homme brandissant une épée, qui n'était autre que saint Pierre, et qui le menaça de le faire périr avec tous les siens s'il n'obéissait pas à la demande du pape. La peinture de Raphaël dans les galeries du Vatican donne une dimension grandiose à cet événement.
Elle évoquait là une fresque monumentale, réalisée par Raphaël, de 1513 à 1514, pour la Chambre d'Héliodore (Musées du Vatican, Rome) et intitulée « La Rencontre entre Léon Ier le Grand et Attila ». On y voit l'apparition miraculeuse des saints Pierre et Paul, armés d'épées et menaçant Attila.
En fait, on ne dispose d’aucunes données sûres sur les
raisons d’Attila, ni sur l’existence d’une ambassade, ni a fortiori sur une
attaque de Rome par Attila. Dans la réalité de l'Histoire, les Huns sont restés
dans le Nord de l'Italie.
b. L'attaque de Rome, la mort d'Attila et la défaite des Huns dans Ly Myreur
Pourtant Jean ne tient aucun compte des sources anciennes, puisqu’il rapporte une attaque de Rome. Selon lui, il a fallu
un certain temps pour que tous les assaillants venant du Nord se mettent en place.
Le chroniqueur écrit que les Huns, les Vandales
et les Goths arrivèrent devant Rome en décembre 427 de l’Incarnation et qu’ils assiégèrent la ville avec une grande violence
(mult enforchiement). On relira son récit en II, p. 132.
Pour l'attaque et la défense de Rome, ville symbolique s’il en est, le lecteur se serait attendu de la part du
chroniqueur à une bataille titanesque, décrite sur le mode épique et nourrie d’exploits divers, bref, une de ces batailles
comme il sait si bien en écrire. Il avait devant lui une belle matière. Deux groupes de coalisés face à face : les Huns,
les Vandales et les Goths affrontant les forces impériales de Rome, auxquelles s’étaient joints les Francs, les Burgondes
et tous les autres « ducs, comtes et roi » mandés par l’empereur de Rome.
En fait le narrateur expédie rapidement les choses. Dans sa présentation des opérations militaires, il ne sera même question
que des Huns et des Romains, pas un mot sur les Vandales et les Goths, pas un mot non plus sur les rois, comtes et ducs
alliés des Romains. C’est comme si la coalition n’existait pas, ce qui montre bien qu’elle avait été artificiellement
introduite dans le récit. Il ne sera d'ailleurs question que d’un seul et unique combat, long bien sûr et coûteux en vies humaines,
après lequel les Romains, effrayés, pour ne pas dire épouvantés, allèrent se réfugier dans leur ville et
attendirent plus de douze jours avant d'oser mettre le nez dehors, « car presque tous étaient blessés ».
La solution apparemment ne pouvait pas être militaire.
L’empereur alla alors trouver le pape, qui n'est pas nommé mais qui, dans le système chronologique de Jean,
devait être Célestin, monté sur le trône en août 423 de l’Incarnation (II, p. 127 ; pape de 422 à 432 de notre ère).
Le souverain pontife fera appel à Dieu et ses prières seront exaucées.
Le 4 janvier de l’an 428 de l’Incarnation, la foudre « tomba au milieu de l’armée des Huns
et ne blessa personne d’autre que le roi Attila, qui fut réduit en cendres ».
Pour évoquer ce foudroiement sélectif, on parlerait aujourd'hui d'une « frappe
chirurgicale ». On appréciera que Dieu ait envoyé au pape un message
expliquant pourquoi qu’il n’avait pas voulu foudroyer tous les Huns en même
temps que leur chef : cela aurait répandu sur la ville de Rome une puanteur
insupportable (« à cause de la puanteur qu’ils auraient répandue dans la ville
Rome »). La mort du chef suffit. Ses troupes s'enfuirent par la mer ; mais une tempête s'abattit
sur leurs bateaux et tous les Huns sans exception furent noyés.
Leur sort était ainsi définitivement réglé.
Qu'en fut-il de leurs alliés ?
Jean d’Outremeuse éprouve in fine le besoin de dire un mot des Vandales, moins du roi lui-même que de son fils : Ce fils, qui n’est pas nommé, est censé « par la suite » avoir dévasté les églises de Tournai, de Cambrai et de Douai, et avoir détruit toutes les cités voisines.
Notons en passant qu'on ne voit pas à quoi songe Jean. La suite du Myreur ne mentionne rien de ce genre. Quand il sera encore question de Vandales, et notamment de Genséric, ce sera à propos de l’Afrique et des violences contre l’église (II, p. 138, p. 174, p. 179 notamment).
Quant aux armées convoquées par l'empereur, Jean signale sans plus que « tous les barons quittèrent Rome et que chacun rentra dans son pays ». Les Huns
n'intéresseront plus Jean d'Outremeuse.
Nous aurons l'occasion d'approfondir cette question pour l'article consacré aux
Vandales chez Jean d'Outremeuse que nous destinons au t. 48, 2024, des FEC
louvanistes.
c. La véritable mort d'Attila et la fin de l'empire hunnique
Repassons maintenant à l'Histoire.
Nous savons comment Attila est mort dans l'histoire authentique. Les sources anciennes en ont tracé un tableau assez clair,
qui n'a rien à voir avec le récit de Jean.
Le roi est mort la nuit de ses noces avec une nouvelle épouse. Jordanès évoque « une mort qui fut aussi méprisable que sa vie avait été glorieuse » (XLVIII, 253),
qu'il décrit avec précision (XLIV, 254),
déclarant d'ailleurs se référer à Priscos, l'auteur byzantine qui avait - nous
le savons par ailleurs- une certaine familiarité avec les Huns et avec Attila
lui-même.
Attila, d’après l’historien Priscos, était, au moment de sa
mort, occupé à s’unir par le mariage à une jeune fille très belle nommée
Ildico, et ce alors que, conformément à l’usage de sa nation, il avait déjà
pris d’innombrables épouses. Au cours de ses noces, il se laissa aller à une
gaieté excessive et, abruti par le vin et le sommeil, il était couché avec
la tête renversée en arrière. Son sang trop abondant, qui, d’habitude,
s’écoulait par ses narines, ne put emprunter la voie habituelle et, prenant
un chemin fatal, passa par sa gorge, ce qui le tua. Ainsi, à ce roi que les
guerres avaient couvert de gloire, l’ivresse réserva un honteux trépas
(Jordanès, XLIX, 254, trad. O. Devillers)
Cette mort ‒ il est important de le souligner ‒ est bien
connue de la tradition historiographique depuis Jordanès. Il suffit de mentionner la notice de Sigebert de Gembloux (éd. D.L.C. Bethmann,
M.G.H., Scriptores, t. VI, 1844, p. 310) : Attila in nuptiis suis crapulatus (« ivre, enivré »),
erumpente per apoplexiam sanguine de naribus, in lecto est offocatus. Jean, qui pourtant utilise occasionnellement la
Chronographia de Sigebert, n’en a tenu aucun compte. Pour la mort d’Attila aussi, on se rend donc compte que
Jordanès notre source principale sur Attila n’a absolument pas été utilisé par Jean. Peut-être d’ailleurs ne la connaissait-il pas.
Quant à la disparition de son empire, elle n'a rien à voir, dans l'Histoire, avec le récit du
Myreur d'une noyade générale en mer. Elle est due aux querelles dynastiques qui suivirent le décès d’Attila et qui amenèrent très vite le démembrement de son empire. Ici encore Jordanès (L, 259-266) constitue une source de premier ordre, riche en détails. Ici
encore Sigebert (éd. D.L.C. Bethmann, M.G.H., Scriptores, t. VI, 1844, p. 310) a conservé l’essentiel de l’information
lorsqu'il décrit la montée sur le trône d'Hernac, le fils du roi défunt (Hernac filius eius post eum regnat) et les luttes de succession qui l’opposent à ses frères et dont profitent les peuples soumis aux Huns pour se libérer (Filii Attilae dum contendunt de regno, subiectae Hunis gentes ab Hunorum se excutiunt iugo).
Manifestement la mort d’Attila et la disparition de l’empire hunnique ne semblent pas avoir intéressé Jean d’Outremeuse.
La même indifférence s’observe chez d’autres auteurs. Aimoin de Fleury par
exemple, qui écrivait vers l'an 1000, bien avant Jean d'Outremeuse donc, met en
évidence, pour expliquer la défaite des Huns, le rôle de l'évêque Aignan
d'Orléans : « Grâce à ses mérites et à ses prières, les prodigieuses phalanges des Huns
furent écrasées par la toute-puissance du Christ à tel point que, jusqu’à aujourd’hui, on ignore
où, après leur fuite, ces gens sont allés habiter » (de gestis Francorum, I, 4).
Les Grandes Chroniques de France reprendront la version d'Aimoin :
« car par ses oresons [celles d’Aignan] et par sa merite fu li orgueuz de ce pople si triblez [atteint]
que il s’enfuirent et se perdirent en tel manière que l’en ne pout ainques puis savoir que il
devinrent ne où il habiterent. » (Tome I, livre I, VI, éd. J. Viard, Paris, 1920, p. 27)
Pour Jean, le sort des Huns était définitivement réglé.
Il ne reparlera plus d’eux dans la suite, sinon pour dire, en IV, 84, que le nom de Huns fut donné aux Normands (li Huens Normans).
d. L'originalité de Jean
La conclusion est simple et nette. Le récit fait par Jean de l'attaque des Huns sur Rome, de la mort d'Attila,
de la disparition totale de son peuple ne relève pas de l'Histoire et est totalement fantaisiste.
La question reste évidemment de savoir si Jean l'a inventé ou s’il a utilisé un récit préexistant.
Comme nous n’avons trouvé aucun texte antérieur qui irait dans le même sens, nous ne pouvons apporter une réponse
fondée. Mais notre impression est que sa vision des choses est le fruit de son imagination. Cela n'implique évidemment pas que tous les détails soient totalement originaux.
Un seul exemple, le motif de la mort par foudroiement. Ce n'est pas un hapax.
Jean l'utilise ailleurs dans le Myreur :
ainsi, en II, p. 33, « en l'an 276 de l'Incarnation, le dernier jour de février,
la foudre tomba sur la table de l’empereur Aurélien, dans son palais, et il en
mourut ». Ou encore, en II, p. 26, en
l'an 263, le 27 février, la foudre tomba à Rome sur Dèce
César ; il fut tué, car il avait fait arrêter le pape Sixte, ainsi que Félicien et Agapite ; il les
avait fait décapiter et avait fait griller saint Laurent ».
Faut-il préciser que, dans l'Histoire, ni Aurélien, ni Dèce ne moururent de
cette manière ? Le premier est assassiné par son entourage ; le second meurt au
combat. Ce sont là des « frappes chirurgicales ». Pour ce qui est du
foudroiement de masse, on songera aux 17.000 Romains dont Jean décrit la mort en
II, p. 37b, sous Dioclétien : « au moment où les Romains détruisaient une église de saint Jean
l’Évangéliste, la foudre tomba sur eux et en tua bien dix-sept mille ».
Peut-on signaler que le foudroiement est un motif biblique ?
Dans le Lévitique (X, 1-7), Nadab et Abiou, les fils d'Aaron, sont
foudroyés pour une erreur de rituel dans un sacrifice à Yahweh?
Il faut dire un mot des Danois et des Hongrois, des liens étroits qu'ils semblent entretenir, et de l'historicité des rôles que Jean leur fait jouer.
Les Danois d'abord. Le Danemark comme pays, les Danois comme peuple ainsi que leurs dirigeants, dont les titres varient, apparaissent régulièrement dans le Myreur. La place
importante que Jean accorde à ce pays s'explique par le rôle éminent de héros civilisateur qu'il fait jouer à Liège à Ogier le Danois, un personnage qui apparaît dès le XIIe siècle dans les Chansons de geste, comme compagnon de Charlemagne. Ogier le Danois se manifeste assez tard dans le Myreur, essentiellement dans le livre deux (les Tomes III et IV de l'édition Borgnet), mais Jean a pris soin de l'évoquer beaucoup plus tôt dans son oeuvre. On songera notamment dans le tome I aux prophéties de saint Pierre et de saint Paul sous Caligula (I, p. 440-441) et de saint Thomas sous Néron (I, p. 455-456), prophéties qui contiennent des allusions très explicites à cet important personnage. Mais, il faut le dire immédiatement, l'histoire de ce pays, telle que l'imagine Jean d'Outremeuse, relève de la fantaisie. Cela ne nous interdit évidemment pas d'en donner au lecteur les grandes lignes.Selon Jean (I, p. 105), l'origine du Danemark remonte à l'an 173 de la Transmigration (416 a.C.n.). C'est un roi de Grèce qui donne ce territoire du Nord, bien éloigné de la Grèce et qui n'a pas encore de nom, à son fils Marcus, âgé de vingt-trois ans, qui voulait des terres à lui. Le bénéficiaire du cadeau se rend dans la région et y fonde une cité où il meurt après quatre ans. Son fils et successeur, qui s'appelle Dan, fondera trois autres villes. Sur la dernière d'entre elles, qui était particulièrement grande, Jean fournit un détail assez particulier. Seul un quart en fut habité et c'est précisément pour cela que Dan l'appela Malgarnie. Voilà pour le nom de la ville capitale. En ce qui concerne l'étymologie du nouveau pays et du nouveau peuple, Jean est très clair. « Dam déclara qu'il porterait son propre nom et celui de son père, qui en avaient été les deux premiers fondateurs, ajoutant que le sien passerait d'abord. Les deux noms formèrent un seul mot : Danemark. Quant à ses sujets, il les appela Danois, d'après son nom à lui, qui était Dan » (II, p. 105-106). Le passage trahit le goût du chroniqueur pour l'éponymat, son goût pour la chronologie aussi d'ailleurs : Jean précise qu'on se trouve à ce moment-là en l'an 183 de la Transmigration, c'est-à-dire en 406 a.C.n.
Les années passent et le chroniqueur ne s'intéresse plus guère au Danemark, sinon pour donner ‒ c'est une autre habitude chez lui ‒ la liste des dirigeants successifs : leur nom ainsi que leur titre précis. Car au fil du temps, ces titres varieront. Il y eut d'abord celui de prinche (prince), qui ne nécessite pas de commentaire, puis, celui, plus curieux pour nous, d'amachour (I, p. 106), que nous adopterons tel quel sans chercher à en donner une traduction française. Nous dirons simplement qu'il faut y voir une déformation de l'arabe An-Mansūr (« le Victorieux ») qui, en moyen français, désigne un « dignitaire, un prince sarrasin » (DMF). Jean ne l'utilise évidemment pas ici pour désigner un chef musulman, mais simplement le chef d'un pays. Le terme a dû lui paraître plus élevé en dignité que celui de simple prince. Bref, les dirigeants danois seront pendant un certain temps des amachours.
Le quatrième amachour du Danemark, Hongrech, mérite d'être cité parce qu'une de ses mesures explique pourquoi dans le Myreur les Danois et les Hongrois vont souvent apparaître en étroit rapport les uns avec les autres, alors que leurs terres sont si éloignés.
La Hongrie est en effet une terre que Hongrech a donnée à son fils Zélo et qui porte dès lors le nom du généreux donateur, Hongrie. Le lien entre les deux pays, s'il est géographiquement surprenant, est donc d'origine familiale. Il n'empêchera pourtant pas les deux peuples, dans la suite de leur histoire, de se faire parfois la guerre. Ils apparaissent tantôt comme associés, tantôt comme adversaires.
Pour en revenir aux titres, à partir de 266 avant Jésus-Christ, les amachours feront place à des rois (I, p. 117), dont Jean donnera régulièrement la succession et le nom, en l'accompagnant parfois de quelques développements.
Les guerres entre Danois et Hongrois vont continuer. Il arrive parfois qu'elles soient liées à des problèmes sentimentaux, voire matrimoniaux, ce qui suscite l'intérêt particulier du narrateur. et comme c'est le cas, sous Néron, en l'an 61 de l'Incarnation (I, p. 459-460). Le cas mérite d'être présenté avec quelques détails :
[p. 459] [An 61 - Guerre entre Hongrois et Danois] En cette même année 61 éclata une guerre importante qui opposa le roi Énéas de Hongrie au roi Ogens de Danemark, pour la raison suivante. Ogens voulait épouser Édéa, la fille du roi de Hongrie, et Énéas, le roi de Hongrie, ne voulait pas la lui donner. Il la réservait à un homme valeureux, nommé Sadora, comte de Pannonie et aimé de sa fille. Ogens et Énéas s'affrontèrent dans une bataille en juin de l'année en question. [p. 460] Le roi hongrois fut vaincu et capturé ; dix mille de ses hommes moururent. Dans ce combat mourut aussi Sadora, le prétendant de la demoiselle. Ogens le tua de sa propre main : il le fendit jusqu'à la poitrine. Pareil coup étonna grandement les chevaliers présents et tous ceux qui y assistèrent ; jamais auparavant ils n'avaient entendu parler d'un si grand exploit.
[Noblesse d'Édéa] Le roi hongrois fut mis en prison ; mais alors Édéa, la fille du roi de Hongrie, se rendit au Danemark et se présenta au roi Ogens en disant : « Gentil roi, je te demande en grâce de bien vouloir libérer mon père de prison, et le laisser rentrer dans son pays. Pour le libérer, je resterai ici avec toi et je serai entièrement à tes ordres. » Quand le roi entendit la demoiselle, il lui dit : « Ma belle, voulez-vous me prendre pour mari ? Je ferai alors de vous la reine de Danemark et je laisserai votre père retourner en Hongrie libre et lige. » La demoiselle répondit : « Je suis d'accord. » Alors le roi fut libéré de prison et amené au palais, où fut conclu un accord spécifiant que le roi Ogens épouserait la demoiselle. Suite à cela, une paix bienfaisante fut dorénavant établie entre eux et le roi de Hongrie rentra dans son pays quand il le voulut.
On pourrait gloser sur le chiffre des pertes hongroises ou sur la prouesse militaire du roi de Danemark ou même sur le nom de ce dernier (Ogens), mais ce serait sans grand intérêt. Chez Jean, les prouesses sont chose courante, les combats très meurtriers et les noms Ogens ou Ogier très courants chez les rois danois. Il est plus utile de signaler que ce récit, censé rapporter des faits de l'époque de Néron, n'a aucune réalité historique. Par contre il explique par un exemple concret le lien étroit entre Danois et Hongrois.
L'histoire qu'il raconte est relativement proche de celle d'une autre guerre, également entre les deux peuples, censée se dérouler beaucoup plus tard en l'an 428 de l'Incarnation, à l'époque de Clovis, et dont on trouvera le récit détaillé dans le présent fichier (II, p. 132-137). Le récit est beaucoup plus complexe que dans le cas précédent mais l'atmosphère est un peu la même. Il met en scène la fille d'un roi de Hongrie, appelée Édéa, et un roi du Danemark, nommé Julien dont le neveu, qui succédera à son oncle, s'appelle Ogier. L'épisode, dont la lecture ne manque pas d'intérêt, se termine également par un mariage. Le chroniqueur liégeois, n'étant guère prodigue en épisodes sentimentaux, la correspondance méritait d'être signalée. Elle illustre ce que nous disions plus haut des liens entre Danois et Hongrois. Cela dit, cet épisode est imaginaire comme celui de l'époque de Néron. Ils ne sont historiques ni l'un ni l'autre.
Jean fera encore intervenir ces deux peuples dans le fichier suivant (II, p. 150-152) un peu plus tard (ans 451-453 de l'Incarnation). Ils sont censés, après diverses péripéties, avoir pénétré ensemble dans l'empire, avoir battu l'armée romaine devant Pérouse et être en train d'assiéger Rome, tout cela à l'époque de Marcien, alors empereur des Romains. On est toujours à l'époque de Clovis. L'empereur demande l'aide de ce dernier, qui refuse. Par contre, les « Espagnols (entendez Wisigoths) du roi Béodas (un inconnu pour nous) » acceptent de venir, mais ces renforts échouent : leur roi est tué et ils sont battus devant Rome par les Danois et les Hongrois qui prolongent le siège de Rome dont ils finiront par s'emparer en novembre 457.
Ces épisodes, longuement racontés par Jean, et ceux qui les ont immédiatement précédés ou suivis, sont eux aussi imaginaires. Ne relèvent en effet de l'Histoire ni l'épisode de Marcien, parti combattre Clovis en Germanie, échouant dans une Hongrie qu'il veut saccager parce qu'elle est en rébellion contre Rome et finissant écrasé militairement par les Hongrois d'Ogier ; ni la décision des Hongrois d'Ogier et des Danois de Julien de s'unir étroitement pour aller se venger en détruisant Rome ; ni l'attaque de l'empire par les deux peuples réunis, ni leur victoire sur les Romains à Pérouse, ni le siège de Rome qu'ils entreprennent alors ; ni leur victoire autour de Rome sur les Wisigoths que Marcien avait appelés à l'aide ; ni la prise finale de Rome par les Danois et les Hongrois après trois années de siège ; ni la capture et la mort de Marcien dont ils se rendent coupables. Il s'agit là d'inventions, de Jean lui-même ou de sa source, qui nous est inconnue. Mais arrêtons-nous là. Nous tenions à mettre en évidence une caractéristique du récit de Jean : le lien étroit entre les Danois et les Hongrois, qui lui aussi n'appartient pas à l'Histoire.
[Texte précédent II, p. 95-104] [Plan des présentes notes de lectures sur II, p. 104-138] [Texte suivant II, p. 121-138]