Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 79b-95bN
Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)
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DosSIER DE LECTURE 10
les origines troyennes de la France (avant Jean D'Outremeuse )
1. Introduction
2. Les Francs dans l'histoire
3. L'Histoire des Francs de Grégoire de Tours (VIe siècle)
4. La Chronique du pseudo-Frédégaire (VIIe
siècle)
5. Le Liber historiae Francorum ou
Gesta regum Francorum (VIIIe siècle)
6. Les Historiae de Fréculphe de Lisieux (IXe
siècle)
7. Le de gestis Francorum d'Aimoin de Fleury (vers
1000)
8. La Chronographia de Sigebert de Gembloux
9. D'autres témoignages anciens
les origines troyennes de la France (avant jean d'outremeuse)
Retour sur les origines lointaines de la France (Troyens - Sicambres - Anténorides - Gaulois - Francs) - Le passage des Troyens aux Sicambres - La fusion des Sicambres et des Gaulois - Le passage du peuple ainsi fusionné aux Francs - À quel peuple la France remonte-t-elle, aux Gaulois, aux Troyens, aux Francs ?
Qu'elle qu'ait été la réalité historique des opérations militaires sous la dynastie valentinienne, la tradition historiographique médiévale qui a servi de source à Jean d'Outremeuse mettait Valentinien en rapport avec le(s) Marais Méotide(s) lointain(s) (notre Mer d'Azov) et ses habitants barbares. Cet empereur prenait ainsi place dans le mythe de l'origine troyenne de nombreux peuples de l'Occident, censés issus de la diaspora troyenne qui a suivi la chute de Troie. C'est un motif fort large que nous avons abordé dans un article intitulé : Le mythe de l'origine troyenne au Moyen Âge et à la Renaissance : un exemple d'idéologie politique et publié dans les FEC 5 (2003).
Tout au début du Myreur (cfr I, p. 27ss, avec les notes d'Introduction), Jean avait déjà annoncé, dans une présentation relativement bien structurée, ce dont il va être question ici avec Valentinien I. Dans ces pages, le chroniqueur liégeois traitait de Franco, fils d'Hector, de la Gaule, de ses habitants et de leurs chefs ; il y traitait aussi d'Anténor, un autre noble troyen, de la Sicambrie, des Sicambres et de leurs voyages vers l'Ouest. Résumons sa vision.
Selon lui, après la Chute de Troie (en 1180 a.C.n.), des nobles Troyens, Enée, Franco, Turcus et Anténor, s'échappent de leur ville avec douze navires et arrivent en Sicile. Ils quittent ensuite l'île pour gagner l'Italie mais sont jetés par la tempête en Afrique. Après avoir séjourné dans ce pays, où est fondée une ville qui s'appellera plus tard Carthage, ils repartent pour l'Europe où ils vont se diviser en plusieurs groupes. Franco, le fils d'Hector, avec trois mille hommes, vient habiter la Gaule, où il règne dix ans, donnant son nom à son pays (France) et à ses habitants (Français). À la mort de Franco (en 1170 ; cfr I, p. 30), le pays et sa population reprennent leurs anciens noms (Gaule et Gaulois), pendant une très longue période de temps. C'est seulement après avoir été affranchis du tribut, qu'ils s'appelleront à nouveau Français. Et en utilisant une expression qui lui est chère (si com vos oreis chi-apres), Jean renvoie son lecteur à l'endroit du Myreur où nous nous trouvons maintenant. Ce qui montre ‒ soit dit en passant ‒ qu'en écrivant les p. 27 et 28, il avait déjà présent à l'esprit ce dont il parlerait beaucoup plus loin, ici précisément en II, p. 87-89.
En utilisant la tournure (por le franchise de tregut, dequeile ilhs furent affranquis), il annonçait alors, d'une manière fort résumée mais très explicite, l'épisode de l'exemption du tribut que la Gaule devait aux Romains, épisode sur lequel Jean s'étend très longuement dans le présent fichier. En I, p. 28, il ne donnait aucun détail sur les modalités de cet affranchissement. Les Alains n'étaient même pas évoqués.
Toutefois le texte du I, p. 28 envisageait aussi le sort d'un compatriote de Franco, Anténor, et de son peuple, qui connut des déplacements plus considérables que les gens de Franco. Ce dernier en effet, en quittant la Sicile, était allé s'installer directement en Gaule. Son compatriote Anténor avait lui aussi atteint l'Europe mais en suivant une tout autre route, apparemment fort longue et fort compliquée. Il avait gagné l'Allemagne en passant par les Marais Méotides, ce qui est un énorme détour, géographiquement parlant. Quoiqu'il en soit, lors de ce voyage, Anténor avait fondé une cité qu'il avait nommée Sicambrie, du nom de son épouse, en en appelant les habitants Anténoriens. Après la mort de leur chef, ces Anténoriens prirent le nom de leur ville et s'appelèrent Sicambres.
Dans la suite ‒ mais Jean ici ne donne aucune date ‒, les Sicambres abandonnèrent leur ville pour aller habiter en Gaule avec les Gaulois. « Ils furent alors appelés Gaulois, comme les autres habitants », précise-t-il. Et, utilisant la formule classique si com vos oreis chi-apres, Jean renvoie, sans plus de précision à un passage ultérieur du Myreur. Il est difficile de savoir sur quel passage il s'appuie (II, p. 14 ; II, p. 87-89 ? ; II, p. 100 ?), mais il est clair que le chroniqueur fait état de l'équivalence, courante dans le Myreur, entre Gaulois et Sicambres, une question que nous avons déjà abordée (cfr notamment nos notes au fichier I, p. 26-35).
La légende selon laquelle les Troyens jouèrent un rôle important dans la genèse de plusieurs nations de l'Europe du Moyen Âge et des Temps Modernes est médiévale. Nous nous occuperons ici principalement des Francs et de la France. Mais avant de la présenter, il peut être utile de résumer la position des historiens modernes sur le sujet. Que sont donc les Francs dans l'histoire ?
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2. Les Francs dans l'histoire
Les Francs n'apparaissent pas dans les sources latines avant la seconde moitié du IIIe siècle. Le nom, qui se réfère selon les linguistes à une de leurs caractéristiques (peut-être « les errants » ou « les braves »), semble porté par un groupe de tribus germaniques, peut-être descendues de la Baltique et installées dès le IIIe siècle sur le cours moyen et inférieur du Rhin. Il faut les voir comme une fédération de tribus indépendantes ayant chacune son gouvernement et ses coutumes.
C'étaient des guerriers redoutables. Sans entrer dans les détails, disons simplement que, du milieu du IIIe à la fin du IVe siècle, leurs rapports avec les Romains sont ambigus : plusieurs empereurs durent s'opposer à eux par la force, notamment pour contenir leurs incursions, parfois profondes, dans l'Empire ; mais par ailleurs les Francs fournirent aux Romains des généraux et des soldats loyaux ; plusieurs empereurs du IVe siècle autorisèrent même officiellement certains groupes francs à s'installer de l'autre côté du limes. Quoi qu'il en soit, en 395, à la mort de Théodose, lorsque l'Empire est partagé entre ses fils Honorius et Arcadius, les Francs ne sont toujours qu'un ensemble de tribus germaniques à cheval sur les deux rives du Rhin.
La situation change radicalement au début du Ve siècle lorsqu'avec l'effondrement du limes, ils pénètrent en force en Gaule, dont ils occupent solidement le Nord (les Francs Saliens et les Francs Ripuaires). Puis ce sera, dans la seconde moitié du siècle, leur expansion impressionnante dans le reste de la Gaule, notamment grâce à Clovis (roi de 481 à 511), qu'on peut considérer comme le grand fondateur de la monarchie franque. Vainqueur des Romains à Soissons (486), des Alamans près de Zulpich (bataille dite de Tolbiac en 496), des Burgondes près de Dijon (500), et des Wisigoths à Vouillé (507), Clovis deviendra le seul roi de la Gaule après l'assassinat des chefs francs de Cologne, de Cambrai, de Thérouanne. À sa mort, son royaume sera partagé entre ses quatre fils. Mais malgré leurs dissensions et leurs querelles incessantes, les descendants de Clovis étendront encore leurs conquêtes vers la Thuringe et la Bavière (centre et sud de l'Allemagne actuelle). En 565, à la mort de l'empereur Justinien, le royaume des Francs occupait une grande partie de la France et de l'Allemagne actuelles. C'est en quelque sorte l'apogée de la dynastie mérovingienne. Jean d'Outremeuse consacrera de nombreuses pages de son Myreur à la création de ce regnum Francorum.
Cela dit, une chose est sûre : dans l'Histoire, les Francs n'ont rien à voir avec les Troyens ; ils ne sont pas originaires de la Troade. Le motif de leur origine troyenne est une légende. C'est sa naissance et son développement que nous voudrions maintenant présenter au lecteur.
Avant de se retrouver dans le Myreur, cette légende de l'origine troyenne des Francs a en effet connu un développement qui s'est étendu sur plusieurs siècles. De cette longue évolution, nous donnerons ci-dessous quelques témoins qui nous ont paru intéressants et qui sont tous antérieurs à Jean d'Outremeuse puisqu'ils vont du VIe au début du XIVe siècle. Il s'agit d'une simple sélection faite dans un dossier beaucoup plus vaste. La bibliographie moderne est énorme et nous ne citerons que trois ouvrages qui nous ont été fort utiles :
* M. Klippel, Die Darstellung der Fränkischen Trojanersage in Geschichtsschreibung und Dichtung vom Mittelalter bis zur Renaissance in Frankreich, Marburg, 1936, 71 p. : un recueil de textes ;
* M. Coumert, Origines des peuples. Les récits du Haut Moyen Âge occidental (550-850), Paris, 2007, 659 p. (Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps Modernes, 42) : fort intéressant, notamment pour les perspectives comparatives qu'on y trouve ;
* N.K. Yavuz, From Caesar to Charlemagne : The Tradition of Trojan Origins, dans Medieval History Journal, t. 21,2, 2018, p. 251-290 : tiré de sa thèse de 298 p., présentée en 2015 à l'Université de Leeds, intitulée Transmission and Adaptation of the Trojan Narrative in Frankish History between the Sixth and Tenth Centuries et accessible intégralement sur la Toile (25 février 2021).
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3. L'Histoire des Francs de Grégoire de Tours (VIe siècle)
L'Histoire des Francs de Grégoire de Tours, écrite dans la seconde moitié du VIe siècle, ne comporte encore aucune allusion à la théorie de l'origine troyenne des Francs. N'existait-elle pas encore ? Ou son auteur aurait-il voulu consciemment ne pas la prendre en considération ? Il est difficile de le dire. Pour plusieurs chercheurs modernes en tout cas, son origine serait antérieure à cet auteur, mais c'est un débat qui ne nous intéresse pas directement.
En tout cas, le très long chapitre IX de son deuxième livre qui peut être considéré comme le début de l'histoire des Francs commence par la phrase suivante : « Qui a été le premier roi des Francs, beaucoup l'ignorent ». Dans le développement qui suit cette constatation, Grégoire cite toutefois quelques passages, assez longs et riches en détails, de deux auteurs qui l'ont précédé et dont nous n'avons pratiquement rien conservé d'autre (un Sulpicius Alexander, fin IVe-début Ve siècle ; et un Renatus Profuturus Frigeridus du Ve siècle). Une des citations de Sulpice Alexandre fournit une précision intéressante : « les Francs qui firent irruption en Germanie avaient pour ducs Génobaude, Marcomer et Sunnon ». Pas de rois donc, mais des ducs dont il donne les noms. Nous avons évoqué plus haut cette information
.En ce qui concerne les origines mêmes du peuple franc, Grégoire, sans s'avancer personnellement, ajoute :
Tradunt enim multi, eosdem de Pannonia fuisse degressus, et primum quidem litora Rheni amnes incoluisse, dehinc, transacto Rheno, Thoringiam transmeasse, ibique iuxta pagus vel civitates regis crinitos super se creavisse de prima et, ut ita dicam, nobiliore suorum familia. (II, 9, p. 57, éd. B. Krusch, dans M.G.H., Scriptores rerum Merovingicarum, 1, Hanovre, 1951)
Beaucoup rapportent que ceux-ci [les Francs] seraient sortis de la Pannonie et auraient d'abord habité les rives du Rhin ; puis après avoir franchi le Rhin ils seraient passés en Thuringe et là ils auraient créé au-dessus d'eux dans chaque pays et chaque cité des rois chevelus appartenant à la première et, pour ainsi dire, à la plus noble famille de leur race » (trad. R. Latouche, vol. I, p. 98).
Grégoire fait donc mention de la Pannonie, c'est-à-dire de l'Europe centrale. Dans la thèse troyenne en tout cas, on le verra par les autres récits, cette région occupe une place importante, pour ainsi dire centrale, entre le Palus Méotide et le Rhin.
Un mot sur le latin Thoringiam (une correction de l'éditeur allemand pour le texte des manuscrits Thoringeam et Thoringam), traduit, comme le fait R. Latouche, par « Thuringe ». Cette traduction pose problème, car la Thuringe est une région du centre de la Germanie. Quand on vient de la Pannonie, qu'on va vers l'ouest et qu'on a traversé le Rhin, on se trouve dans la Germania prima ou secunda, c'est-à-dire sur la rive gauche du Rhin. Pour rejoindre les Thuringi ou Thoringi, il faudrait retraverser le Rhin et retourner sur ses pas vers l'est sur plusieurs centaines de kilomètres. On conçoit que B. Brusch, l'éditeur des M.G.H. ait songé aux Tungri, c'est-à-dire aux gens de Tongres. C'est là un débat dans lequel nous n'entrerons pas.
Ce que nous retiendrons, c'est qu'à l'époque de Grégoire, dans la seconde moitié du VIe siècle, on pensait (a) que les Francs venaient de la Pannonie, (b) que les groupes qui traversèrent le Rhin pour entrer dans l'Empire romain se présentaient comme des tribus indépendantes, et (c) qu'on pouvait citer trois noms de leurs chefs : Génobaude, Marcomer et Sunnon. On notera avec intérêt que ces quelques informations n'ont aucun rapport avec la légende de l'origine troyenne de ce peuple.
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4. La Chronique du pseudo-Frédégaire (VIIe siècle)
Pour rencontrer les premières attestations textuelles de cette légende, il faut attendre le VIIe siècle et la Chronique du pseudo-Frédégaire (ca. 642) (M.G.H., Scriptores rerum Merovingicarum, 2, Hanovre, 1888, p. 1-193, éd. B. Krusch). Lorsque l'auteur de ce texte évoque la Guerre de Troie et la victoire des Grecs, il aborde avec un certain nombre de détails le sort des habitants qui ont fui leur ville et sont partis refaire leur vie ailleurs.
Le récit qu'il donne de la diaspora troyenne, on le verra, est assez compliqué. Selon lui en effet, la destruction de Troie amène le départ de différents groupes de Troyens, dans des directions différentes et sous des chefs différents. Ils font plusieurs étapes et, à terme, peuvent même donner naissance à des peuples différents. C'est au fond ce que racontait Jean au début de son Myreur (I, p. 27ss). On trouvera ci-dessous les extraits les plus intéressants.
Le premier (II, 4-6, p. 45-46, de l'éd. B. Krusch) met en scène trois peuples différents (les Macédoniens, les Francs et les Turcs) et se place dans un cadre géographique que nous avons du mal à situer avec précision.Voici ce qui concerne les deux premiers peuples :
[II, 4] C’est de là [= de la Guerre de Troie] que les Francs tirent leur origine. Ils eurent comme premier roi Priam ; par la suite, racontent les livres d’histoire, ils eurent pour roi Friga. Ensuite, ils se séparèrent en deux parties. L’une atteignit la Macédoine ; ils furent appelés Macédoniens, d’après le nom du peuple qui les reçut, et celui de la région, la Macédoine, qui, opprimée par des nations voisines, les avait appelés à l'aide. Rattachés à ce peuple et ayant eu beaucoup d’enfants, ils devinrent plus tard très nombreux. Cette race donna naissance à de très vaillants guerriers. Et cela dura jusqu’à l’époque du roi Philippe et de son fils Alexandre dont la tradition confirme le courage.
[II, 5] Les gens de l’autre groupe, provenant de la Phrygie, trompés par la ruse d’Ulysse, ne furent pas capturés, mais chassés du pays. Errant à travers de nombreuses régions avec femmes et enfants, ils se désignèrent un roi, nommé Francion, d’où ils tirent leur nom de Francs. Ce Francion était, dit-on, très vaillant à la guerre. Il mena des combats contre de très nombreuses nations, dévasta une partie de l’Asie, se dirigea vers l’Europe et finalement s’installa entre le Rhin ou (et) le Danube et la mer.
[II, 6] Et là, à la mort de Francion, alors que, suite aux multiples batailles qu’ils avaient livrées, il ne restait plus d’eux qu’une petite troupe, ils se choisirent des chefs (duces). Toutefois, refusant continuellement de se soumettre à quiconque, ils passèrent une très longue période de temps sous leurs ducs, jusqu’à l’époque du consul Pompée. Ce dernier avait combattu contre eux et aussi contre les autres peuples qui habitaient la Germanie, et les avait tous soumis à la domination romaine. Mais très vite, les Francs, liant des amitiés avec les Saxons, se rebellèrent contre Pompée et refusèrent son pouvoir. Pompée, guerroyant en Espagne contre de très nombreuses nations, mourut. Après cela et jusqu’à aujourd’hui, les Francs ne purent être vaincus par aucun peuple, qui aurait pourtant pu les soumettre à sa domination. En cela, à l’instar des Macédoniens qui avaient la même origine qu’eux et qui avaient subi de lourdes pertes dans les guerres, ils s’efforcèrent cependant de toujours vivre libres de toute sujétion étrangère.
Si on suit bien l'auteur, les réfugiés font d'abord route ensemble un certain temps, sous la direction du roi Priam, puis du roi Friga. Ensuite ils se séparent. Le premier groupe, mêlé aux populations locales rencontrées, donne naissance aux Macédoniens historiques qui deviennent des combattants très courageux, comme le furent Philippe de Macédoine et son fils Alexandre. Le second groupe, celui qui nous intéresse directement, part dans une autre direction, après s'être choisi un roi nommé Francion, ce qui explique le nom de Franci (Francs) qui sert à désigner les membres. Après la mort de leur roi, Les Francs sont dirigés par des ducs. C'est un peuple belliqueux, qui parcourt, l'épée à la main, avec femmes et enfants, une partie de l'Asie pour finir par s'installer en Europe centrale, inter Renum vel (variante et) Danubium et mare, « entre le Rhin ou/et le Danube et la mer ».
Nous utilisons à dessein le terme d'Europe centrale, car sur le plan géographique, le texte ‒ surtout avec la variante de la tradition manuscrite ‒ est fort vague. On trouve beaucoup de terres entre le Rhin et l'Atlantique, entre le Danube et la Méditerranée. Toutefois l'allusion à Pompée qui les avait soumis ‒ comme il avait soumis tous les peuples de Germanie, précise l'auteur ‒ laisserait facilement croire que les Francs se seraient installés en Germanie. En fait la géographie ne semble guère intéresser notre auteur ou dépasser ses compétences. La chronologie non plus ‒ pas plus que l'histoire générale d'ailleurs ‒ ne sont au centre de ses préoccupations, car plus d'un millénaire sépare le Chute de Troie (XIIe siècle dans la légende) et l'existence de Pompée, qui d'ailleurs n'a jamais soumis la Germanie et n'est pas mort en Espagne.
Quoi qu'il en soit, ce texte nous apprend beaucoup : que les Francs sont d'origine troyenne, qu'ils tiennent leur nom de celui d'un roi qu'ils ont choisi (Francion), que ce sont des combattants, que les batailles qu'ils durent livrer pour arriver à destination ont réduit leur nombre, qu'ils ont été dirigés par des ducs après l'avoir été par des rois, qu'ils sont restés indépendants depuis leur départ jusqu'à l'époque de Pompée, lequel les a soumis un moment mais dont ils ont vite rejeté la mainmise, comme d'ailleurs toute autorité extérieure. « Aucune nation, précise l'auteur, n'a réussi jusqu'à présent à dominer les Francs, même si elle aurait pu s'imposer à eux ». Suit, sous la plume de l'anonyme, une comparaison entre les Francs et les Macédoniens, qui, eux aussi, malgré de lourdes pertes dans les guerres, ont toujours essayé de vivre libres de toute domination étrangère. On a donc quelques informations sur leur régime politique. On aura noté que le pseudo-Frédégaire insiste très fermement sur le désir de liberté de ce peuple, sur sa combativité et sa puissance militaire. Les Francs n'ont été soumis à l'étranger que dans un seul cas (sous Pompée) et pour très peu de temps. On aura noté aussi qu'ils tirent leur nom de celui de leur chef Francion. Le texte ne suggère aucune autre étymologie au mot Francs, comme par exemple leur indépendance à l'égard de toute domination étrangère ou l'affranchissement d'un quelconque tribut. On aura noté enfin que le pseudo-Frédégaire ne cite aucun autre Romain que Pompée. Pas question d'un Valentinien par exemple ou d'un autre membre de sa dynastie. Aucun autre peuple n'intervient, sinon les Saxons, très brièvement nommés et dont l'alliance permettra aux Francs de se libérer plus facilement de la domination romaine incarnée par Pompée.
*
La suite du chapitre 6 fait intervenir un troisième groupe de Troyens, qui, au cours du voyage, se serait détaché de celui de Francion, lequel continue sa route. On verra que le pseudo-Frédégaire n'a pas oublié Francion et sa troupe, puisque, in fine, il rappelle son sort :
[II, 6 suite, p. 46 de l'éd. B. Krusch] Une troisième tradition (fama) affirme que le peuple des Turcs avait la même origine. Selon elle, après avoir traversé l’Asie en y livrant de nombreux combats, les Francs étaient entrés en Europe, au-dessus [ou près] de la rive du Danube, entre l’Océan et la Thrace, et une partie d’entre eux s’y était installée. En tout cas, ce groupe désigna un roi appelé Turquotus, de qui le peuple des Turcs tient son nom. Le reste des Francs, avec femmes et enfants, avaient continué le voyage, et aucun peuple n’aurait pu leur résister dans un combat. Mais comme ils avaient livré de nombreuses batailles, lorsqu’ils s’installèrent près du Rhin amputés du groupe resté avec Turquotus, ils n’étaient plus qu’une petite troupe.
Il existerait donc une tradition selon laquelle les Turcs aussi tireraient leur origine des Troyens. À un certain moment du voyage, une partie des Troyens aurait décidé d'abandonner le groupe de Francion qui continuait sa route et de s'installer sur place. Il se serait lui aussi choisi un roi (un Torquotus ou Turquotus, la tradition manuscrite hésite) qui lui aurait donné son nom. Ce serait la gens Turquorum.
Comment comprendre ce texte ? Et de quels Turcs pourrait-il s'agir ? Les données géographiques évoquent les bords du Danube, entre l'Océan et la Thrace, ce qui ne nous oriente pas vers un endroit précis, et certainement pas vers le territoire de la Turquie actuelle, qui, par rapport à Troie, point de départ de la diaspora, se trouve dans une direction opposée à celle du Danube et de l'Europe. Si nous avions devant nous un texte du XVe, voire du XIVe siècle, nous pourrions à la rigueur songer aux zones des Balkans conquises par les Turcs et intégrées dans l'empire ottoman à partir du XIIe siècle, mais le pseudo-Frédégaire écrivait au VIIe siècle !
La question des Turcs n'est pas simple. En Myreur I, p. 27-28, le chroniqueur utilisait lui aussi les mots Turcus, Turquins, Turques, Turquie, pour désigner les territoires occupés par un groupe de Troyens après la chute de Troie, mais il les plaçait en parties orientales et les réfugiés y arrivaient par mer. Ce qui complique encore les choses, c'est que, en I, p. 219 et I, 272 cette fois, Jean utilise aussi le mot Turcs pour désigner les Parthes. Bref, tout cela est un peu étrange et nous ne creuserons pas ici le problème. Nous retiendrons en tout cas que, pour le pseudo-Frédégaire, la diaspora troyenne s'étendait sur trois zones : la Macédoine, les Francs installés en Europe centrale et le curieux et mystérieux pays des Turcs.
Une autre observation peut être faite. Le pseudo-Frédégaire reconnaît explicitement qu'il n'est pas le premier à parler du sujet qu'il traite ici. D'abord le mot fama dans le dernier paragraphe montre qu'il se base sur une tradition antérieure. Ensuite, le premier paragraphe renvoie à des historiarum libros, à propos, il est vrai, d'un détail : l'existence d'un roi Friga qui aurait succédé à Priam. Mais ces éléments nous permettent de penser que le pseudo-Frédégaire disposait de certains témoignages antérieurs.
Et puisqu'on parle de textes antérieurs, il serait peut-être bon de noter qu'à l'époque du pseudo-Frédégaire, Isidore de Séville, dans ses Étymologies, écrites à la fin de sa vie (560-636), hésitait, à propos de l'étymologie des Franci, entre la référence à leur chef éponyme et l'évocation de la sauvagerie supposée de leur peuple: Franci a quondam proprio duce vocari putantur. Alii eos a feritate morum nuncupatos existimant (IX, 2, 101). Le pseudo-Frédégaire en tout cas ne met pas en avant la sauvagerie de leurs coutumes (feritas morum), mais essentiellement leur sens du combat et leur souci de liberté, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. La suite montrera que les auteurs postérieurs accorderont une large place à cette feritas.
*
Les chapitres 4 à 6 du second livre sont donc fort intéressants pour notre sujet, car ils évoquent, sans beaucoup de détails il est vrai, la composition et les déplacements de trois composantes de la diaspora troyenne : les Macédoniens, les Francs et les Turcs. Le pseudo-Frédégaire accorde aux Francs une très large place, donnant des informations sur l'origine de leur nom, lié à celui de leur chef Francion, sur leur système politique, sur leur sens de la liberté, sur leur valeur guerrière et sur l'endroit de leur installation, ce dernier point retant très vague (Europe centrale ?).
Nous ne pouvons cependant pas abandonner le pseudo-Frédégaire, sans faire allusion à d'autres passages.
Il y a d'abord le chapitre II, 8 [p. 47, de l'éd. B. Krusch], qui suit de près le texte que nous venons d'examiner.
Sans le transcrire en détail, nous dirons qu'il complète les chapitres précédents sur un point important. Il évoque en effet un autre Troyen célèbre, à savoir Énée, qui s'était réfugié avec ses compagnons en Italie, qui avait fondé le royaume des Latins et en était devenu le roi. Il est donc ainsi question de la légende troyenne des origines de Rome, bien antérieure évidemment au VIIe siècle après Jésus-Christ et ultra-connue elle, grâce notamment à Virgile. Cet aspect de la légende ne concerne pas les Francs, mais il ne doit pas être oublié. Aux peuples mentionnés dans les ch. 4 à 6, comme issus des Troyens, il faut naturellement ajouter les Latins d'Énée, ancêtres des Romains.
*
Un autre texte du pseudo-Frédégaire, tiré cette fois du livre IV, 2-3 [p. 93 de l'éd. B. Krusch], reprend le contenu des passages analysés plus haut, dans des termes parfois légèrement différents qui modifient, voire précisent, le précédent récit.
(2) De Francorum vero regibus beatus Hieronimus, qui iam olym fuerant, scripsit, quod prius Virgilii poetae narrat storia : Priamum primum habuisse regi ; cum Troia fraude Olexe caperetur, exinde fuissent egressi ; postea Frigam habuissent regem ; befaria divisione partem eorum Macedonia fuisse adgressa ; alii cum Friga vocati Frigiis, Asiam pervacantes, litoris Danuvii fluminis et mare Ocianum consedisse ; dinuo byfaria devisione Eurupam media ex ipsis pars cum Francionem eorum rege ingressa fuisse. Eurupam pervagantis, cum uxoris et liberis Reni ripam occupant, nec procul a Reno civitatem ad instar Trogiae nominis aedificare conati sunt. Ceptum quidem, sed inperfectum opus remansit. Residua eorum pars, que super litore Danuvii remanserat, elictum a se Torcoth nomen regem, per quem ibique vocati sunt Turchi ; et per Francionem hii alii vocati sunt Franci. Multis post temporibus cum ducibus externas dominationis semper negantes…(3) …Francos transegisse conperimus usque ad Marcomere, Sonnoni et Genebaudum ducibus.
(2) Mais à propos des rois des Francs, qui avaient vécu jadis, le bienheureux Jérôme écrit ce qu'avait raconté avant lui le poète Virgile. Ils avaient d'abord eu comme roi Priam ; puis, une fois Troie prise grâce à une ruse d'Ulysse, ils avaient quitté la ville. Ils avaient ensuite eu Friga comme roi. S'étant alors partagés en deux, une partie d'entre eux avait atteint la Macédoine. Les autres, appelés Phrygiens, d'après Friga, ayant parcouru l'Asie, avaient occupé les rives du fleuve Danube et la mer Océane. Après une nouvelle séparation en deux, la moitié du groupe était entré en Europe avec leur roi Francion. Traversant l'Europe avec femmes et enfants, ils occupèrent la rive du Rhin et commencèrent à bâtir, non loin du Rhin, une ville dont le nom ressemble à celui de Troie. Le travail fut commencé mais ne fut pas terminé. L'autre moitié, celle qui était restée sur les rives du Danube, se choisit un roi du nom de Torcoth, ce qui fit qu'ils s'appelèrent Turcs. Les autres, du nom de Francion, furent appelés Francs. Nous savons que, refusant toujours toute domination étrangère et dirigés par des ducs, (3) ils avaient continué leur existence jusqu'à l'époque des ducs Marcomer, Sunnon et Génobaude.
On n'attachera pas d'importance aux auteurs cités au début du texte. Ce sont de « faux garants », comme on en trouve souvent dans ce genre de textes. Ni la Chronique de saint Jérôme ni l'Énéide de Virgile n'ont raconté l'histoire qu'ils sont censés garantir et qui est très proche, pour la structure, du récit précédent du même pseudo-Frégédaire. Même allusion aux rois Priam et Friga ; même rappel de la ruse d'Ulysse ; même séparation en deux fois deux groupes : les Macédoniens et les Phyrgiens, puis parmi les Phrygiens, ceux qui restent sur place, les gens de Torcoth (variante du Torquotus/Turquotus précédent), les futurs Turcs, et ceux qui continuent leur voyage, les gens de Francion, les Francs. Sur le plan géographique, on a même l'impression que les imprécisions géographiques du premier récit pourraient être en partie levées. Ainsi par exemple, si on fait abstraction de la mer Océane, on pourrait dire que ceux qui restent (les Turcs) occupent les rives du Danube et que ceux qui continuent leur route (les Francs) vont jusqu'au Rhin.
Dans pareil contexte, l'allusion à une ville construite par les Francs « non loin du Rhin et dont le nom ressemble à celui de Troie » a fait très justement songer à Xanten, un nom qui a connu une intéressante évolution de l'antiquité à nos jours. Fondation de Trajan et appelée pour cette raison Colonia Ulpia Traiana, elle vit son nom original raccourci en Tronie ou Troia. « Abandonnée vers la fin du VIe siècle, la ville fut reconstruite et renommée Sanctos super Rhenum ('Saints sur Rhin') ou ad Sanctum ('lieu des Saints'), en raison du martyre de saint Victor et de 300 légionnaires chrétiens en 363. Le nom de Sanctum a donné le nom moderne de Xanten. Il est donc possible qu'un scribe du Haut Moyen Âge ayant trouvé un texte parlant des Francs du royaume de Troia, et ne connaissant pas ce toponyme ait imaginé une origine troyenne des Francs » (Cfr Franz Staab, « Les royaumes francs au Ve siècle » dans Clovis. Histoire et Mémoire. Actes du colloque international d'histoire de Reims, vol. 1, Paris, 1997 [p. 539-566], p. 553 et l'article de
Wikipédia.
Quant à l'allusion aux trois ducs, Marcomer, Sunnon
et Génobaude, de la finale, il ne faut pas aller bien loin pour en
retrouver l'origine. Leur noms figuraient en bonne et due place chez Grégoire de
Tours, qui les trouvait déjà chez ses prédécesseurs.
[Plan]
5. Le
Liber historiae Francorum ou
Gesta Regum Francorum (VIIIe siècle)
Le pseudo-Frédégaire livre déjà beaucoup d'informations ; on en découvrira d'autres en consultant le
Liber historiae Francorum, ou Gesta Regum Francorum, écrit vers 768 de notre ère
(M.G.H., Scriptores rerum Merovingicarum,
t. 2, Hanovre, 1888, p. 215-328, éd. Bruno Krusch), pour la traduction
duquel nous avons utilisé La Geste des rois des Francs [Liber Historiae Francorum].
Traduction et commentaire de Stéphane Lebecq, Paris, 2015, XCII et 194 p. (Les
classiques de l'histoire au Moyen Âge). Les origines des
Francs se précisent.
Comme on le verra, le Liber fait le lien entre les
Francs et la guerre de Troie ; il mentionne aussi Énée comme roi des Troyens et
signale, sans beaucoup de détails, qu'il était parti vers l'Italie pour y
installer ses gens.
[Ch. 1] Nous relaterons les débuts, l'origine
et les exploits des rois Francs et de leurs peuples. Il y a en Asie [Mineure]
une place forte des Troyens, où se trouve la cité appelée Ilion,
sur laquelle régnait Énée. Ce peuple était fort et valeureux, ses hommes étaient
des guerriers particulièrement belliqueux et indomptables, se livrant à
d'incessants combats, et portant la guerre dans tous les territoires alentour.
Or, les rois des Grecs se mobilisèrent contre Énée avec une grande armée, lui livrèrent une bataille qui se solda par un immense carnage, dans lequel périt un grand nombre de Troyens. C'est pourquoi Énée prit la fuite et s'enferma dans la cité d’Ilion, dont [les Grecs] firent le siège pendant dix ans. Quand ladite cité fut vaincue, le tyran Énée s’enfuit et alla s'installer en Italie pour en combattre les peuples. (
ch. 1, p. 241, éd. Krusch ; trad. Lebecq, p. 3-5)Il est assez normal que l'auteur du Liber n'insiste
pas sur Énée et ses compagnons, son intérêt principal portant sur ceux qui deviendront les Francs. Et sur ce point précis, il livre des détails intéressants :[Ch. 1, suite] Alii quoque ex principibus, Priamus videlicet et Antenor, cum reliquo exercitu Troianorum duodecim milia intrantes in navibus, abscesserunt et venerunt usque a ripas Tanais fluminis. Ingressi Meotidas paludes navigantes, pervenerunt intra terminos Pannoniarum iuxta Meotidas paludes et coeperunt aedificare civitatem ob memoriale eorum appellaveruntque eam Sicambriam ; habitaveruntque illic annis multis creveruntque in gentem magnam. (p. 241-242, éd. Krusch)
De même, d'autres parmi leurs princes, à savoir Priam et Anténor, ayant embarqué dans des navires avec le reste de l'armée des Troyens au nombre de douze mille, prirent le large et atteignirent les rives du fleuve Tanaïs. Pénétrant avec leurs bateaux dans le Marais Méotide, ils gagnèrent les frontières de la Pannonie proches dudit Marais, et entreprirent d'y construire une ville qu'ils appelèrent Sicambria en souvenir d'eux-mêmes ; ils restèrent en ce lieu pendant de nombreuses années, et ils s'y multiplièrent au point de devenir un grand peuple. (ch. 1 suite, p. 241-242, éd. Brusch ; trad. Lebecq, p. 5)
Énée n'est donc pas le seul prince à partir. Priam et Anténor quittent également la ville. Priam était déjà cité par le pseudo-Frédégaire, mais pas Anténor. D'autres précisions nouvelles s'ajoutent au récit : les survivants sont au nombre de 12.000 et ils partent en bateaux. Mais le plus intéressant, ce sont peut-être les précisions géographiques portant sur l'itinéraire et sur le point d'installation. Elles manquaient cruellement, on s'en souviendra, dans les récits précédents, qui pointaient simplement vers l'Europe centrale.
On apprend désormais que les Troyens de Priam et d'Anténor ont gagné le fleuve Tanaïs (notre Don) et traversé les Marais Méotides (notre Mer d'Azov). Ils ont ensuite continué leur voyage par voie terrestre, pour arriver aux frontières de la Pannonie et y fonder une ville, qu'ils appelèrent Sicambrie « en souvenir d'eux, des leurs ». Tout cela demande quelques commentaires.
Parlons d'abord du point d'arrivée, la Pannonie. Le pluriel dans le texte latin (terminos Pannoniarum) n'est pas malvenu car, depuis Trajan, la province de Pannonie avait été partagée en deux, la Pannonie supérieure I (à l'ouest) et la Pannonie inférieure II (à l'est). Il faut toutefois savoir que la Pannonie romaine ne correspond pas exactement à un pays précis de l'Europe moderne : c'est une région limitée au nord par le Danube et située à cheval sur les actuelles Autriche, Hongrie, Slovaquie, Slovénie, Croatie, Serbie et Bosnie-Herzégovine (Wikipédia avec des cartes). Elle n'est donc pas vraiment « proche » de notre Mer d'Azov, mais, comme l'écrit St. Lebecq dans les notes de sa traduction (p. 5, n. 6) il faut accepter « le caractère approximatif, voire incohérent, de la géographie de l'auteur et/ou de ses sources d'inspiration ». Pour être correctement présenté, l'itinéraire des voyageurs aurait dû adopter un ordre différent et mentionner au moins le Pont-Euxin : pour aller de Troie au Tanaïs, il faut traverser d'abord le Pont-Euxin, puis les Marais Méotides. Le voyage a dû se faire en bateau d'abord, puis, à pied, en direction de la Pannonie.
Quoi qu'il en soit, le groupe de Priam et d'Anténor se trouve en Pannonie, une région qui ne doit pas être confondue avec la Germanie et qui en est encore très loin. Il y édifie une cité qu'ils appellent Sicambrie. L'auteur du Liber ne dit pas clairement pourquoi elle fut appelée ainsi ; mais les lecteurs de Jean d'Outremeuse ne doivent pas chercher bien loin le sens de la formule ob memoriale eorum « en souvenir d'eux, des leurs » : le groupe de Troyens s'appelait Sicambres.
*
Par rapport à la Chronique de Frédégaire, le paragraphe suivant introduit des éléments neufs et très importants. Il va être question des Alains, des Romains de l'empereur Valentinien, de l'aide apportée à ces derniers par les Troyens de Sicambrie et in fine d'une étymologie nouvelle pour le terme Francs. Voici la traduction du début du passage :
À cette époque, le peuple des Alains, retors et méchant, s'est rebellé contre Valentinien empereur des Romains et des [autres] peuples [soumis]. Alors celui-ci mobilisa à Rome un grand ost qu'il dirigea contre eux, il engagea le combat, puis l'emporta sur eux et les vainquit. Battus, ceux-ci s'enfuirent au-delà du Danube et pénétrèrent dans le Marais Méotide.
Alors l’empereur déclara : « Ceux qui seraient capables d'entrer dans ces marais et d'en chasser ce peuple retors, je les exempterai gracieusement de tribut pendant dix ans ». Alors les Troyens se rassemblèrent, ils préparèrent les stratagèmes dont ils avaient la techique et l'expérience, et, pénétrant dans le Marais Méotide avec une autre troupe de Romains, ils en chassèrent les Alains et les passèrent par le fil de l'épée. Alors l’empereur Valentinien les appela Francs, ce qui dans la langue attique signifie hardis, à cause de la dureté et de l’audace de leur cœur. (ch. 2, p. 242-243 de l'éd. Krusch ; trad. Lebecq, p. 7-9)
Les Alains, dont l'auteur du Liber ne précise pas ici l'origine en les présentant simplement comme des gens retors et méchants, comptent parmi les nombreux peuples barbares qui, sous l'Empire, ont plus ou moins dangereusement menacé les Romains. Ils sont notamment connus pour avoir en 406 franchi le Rhin et faisaient partie de la grande invasion qui dévasta la Gaule et l'Espagne. Unis aux Vandales, ils passeront ensuite avec eux en Afrique [Ref D09].
Valentinien est lui aussi un personnage historique, encore que Rome ait connu trois empereurs de ce nom et que l'auteur du Liber ne précise pas duquel il s'agit ici. Le plus important est Valentinien I qui co-dirigea l'empire avec son frère Valens (de 364 à 375 de notre ère). De ce Valentinien aussi, nous avons longuement parlé, en notant toutefois que les sources antiques classiques ne le faisaient pas combattre les Alains.
Il est clair qu'on se trouve ici en présence d'un récit qui mêle l'Historique (les Alains et l'empereur Valentinien appartiennent à l'Histoire) et l'Imaginaire (la diaspora troyenne après la Chute de Troie, les Troyens de Priam et d'Anténor, installés en Pannonie, appelés Sicambres et fondateur de Sicambrie) en faisant abstraction de la chronologie. Ici, comme dans le récit du pseudo-Frédégaire où Pompée soumettait les Francs qui avaient quitté Troie et étaient installés en Germanie avec leurs ducs, le temps ne semble pas exister. En l'occurrence, on n'explique pas ce qui s'est passé pour les réfugiés troyens entre leur installation en Pannonie et les affrontements entre Romains et Alains au IVe siècle après Jésus-Christ.
Mais revenons au récit du Liber Historiae et aux éléments nouveaux qu'il apporte. Les Alains vaincus par Valentinien s'enfuient et vont se cacher dans les Marais Méotides, une région que les Troyens, on s'en souvient, avaient traversée pour venir de Troie en Pannonie. Rome promet alors de dispenser du tribut pendant dix ans ceux qui l'aideraient à chasser les Alains de cette zone difficile. Les Troyens, installés en Pannonie depuis longtemps et soumis à Rome ‒ la chose est implicite puisqu'ils paient le tribut ‒, acceptent de les aider. Ils interviennent avec un autre groupe de Romains (dont le nom n'est pas fourni) et chassent les Alains. Leur audace, la dureté de leur coeur, leur férocité au combat impressionnent l'empereur romain qui leur donne le nom de Francs.
Bien sûr, le récit analysé ici ne relève pas de l'Histoire mais de l'Imaginaire. Dans l'Histoire, les Romains de Valentinien n'ont jamais attaqué les Alains sur le Danube et les Alains vaincus n'ont jamais été se réfugier dans les Marais Méotides. Les Troyens n'ont jamais, moyennant la promesse d'une dispense de tribut, accepté d'aider les Romains à chasser les Alains des Marais. Le récit sert toutefois de base à une nouvelle étymologie du mot Franc. C'est un récit pseudo-étymologique. L'empereur romain appelle Francs les gens de Priam et d'Anténor parce qu'ils ont un comportement dur, audacieux, sauvage, et que, en grec attique, le mot Franc sert (ou plutôt est censé servir) à caractériser ce type de comportement.
Nous connaissions jusqu'ici une première étymologie du mot Francs. Elle reposait sur l'éponymat, en l'espèce le nom de leur chef Francion. Nous avions dit alors, sur la foi des Étymologiae d'Isidore de Séville, qu'il en existait une seconde, reposant sur le comportement des Troyens, leur feritas morum. Voilà, assez clairement développé par l'auteur du Liber, le récit étiologique qui la fonde. On notera au passage que le chef des Troyens de Pannonie n'étant pas Francio, il n'était pas possible de recourir à l'éponymat pour justifier le nom de Francs.
Ce serait un mot grec attique, continue le texte, dont l'équivalent latin serait feri et qui signifierait quelque chose comme « sauvages, cruels, farouches » (Francos Attica a lingua, hoc est feros, a duritia vel audacia cordis eorum). La mention d'une origine grecque, qui ne figure pas chez Isidore, est linguistiquement indéfendable. Mais la question est accessoire ici.
La suite l'est beaucoup moins, car elle va remettre à l'avant-plan la question du tribut. On se souviendra que l'exemption avait été accordée pour dix ans seulement aux Troyens, rebaptisés Francs par l'empereur romain. Mais ce délai écoulé, non seulement les Francs décident de ne pas payer le tribut, mais tuent ceux qui viennent le réclamer. Pour l'auteur du Liber, qui reprend à son compte la nouvelle étymologie, les Francs sont réellement « cruels et très sauvages ». Voici le texte :
Donc, après que dix années se furent écoulées, ledit empereur envoya des percepteurs avec le dux Primarius du sénat romain, pour exiger du peuple des Francs le paiement des tributs coutumiers. Mais ceux-ci, qui étaient sauvages et extrêmement violents, prirent une décision insensée en se disant les uns aux autres : « L’empereur n'a pas pu avec la seule armée romaine chasser les Alains, peuple fort et indomptable, du repaire qu'ils avaient trouvé dans les marais. Pourquoi donc paierions-nous des tributs, nous qui les avons vaincus ? Soulevons-nous donc contre ce Primarius et ces percepteurs, tuons-les, emparons-nous de tout ce qu’ils ont avec eux, ne payons pas les tributs aux Romains, et nous serons libres à tout jamais ». Ils leur tendirent donc un guet-apens et les mirent à mort. (Ch. 3, p. 243 de l'éd. Krusch ; trad. Lebecq, p. 9)
La réaction romaine est très vive. L'empereur
(on ne précise pas son nom mais le lecteur supposera que c'est toujours Valentinien) envoie son armée contre les Francs qui, incapables de résister,
préfèrent s'enfuir
et gagner la Germanie et le Rhin, où ils habitèrent longtemps. Voici le texte :
Quand il
eut appris la nouvelle, l’empereur, emporté par la fureur et une violente colère,
donna l'ordre de mobiliser l'ost des Romains et des autres peuples, qui, sous le
commandement du prince de la milice Arestarcus, fut mis en ordre de bataille contre les Francs,
ce qui aboutit à un immense carnage dans l'un et l'autre camp. Alors les Francs,
voyant qu’ils ne pouvaient contenir une telle
armée, prirent la fuite, décimés et abattus ‒ c'est là que Priam, le plus fort
d'entre eux, tomba dans la bataille.
Quittant Sicambria, ils partirent jusqu'aux plus lointains parages du Rhin, dans les places fortes
des Germanies, où ils s'installèrent avec leurs princes (principibus), Marcomir, fils de Priam, et
Sunno, fils d’Anténor ; ils y restèrent pendant de longues années.
Mais à la mort de Sunno, ils prirent la décision
de placer à leur tête un roi unique, sur le modèle des autres peuples. Sur le
conseil que leur donna Marcomir, ils
élurent son fils Faramond et l’élevèrent au-dessus d’eux comme roi chevelu. (ch.
4,
p. 243-244 de l'éd. Krusch ; trad. Lebecq, p.
9-11)
Le nom du chef romain, Arestarcus, présenté ici comme un général de
Valentinien n'est pas connu par ailleurs. Quoi qu'il en soit, les Francs sont battus.
On relèvera la mort de Priam, leur chef. La distorsion chronologique
évoquée un peu plus haut se retrouve ici. L'empereur Valentinien et le
duc Priam sont contemporains. C'est non seulement la défaite des Francs, c'est aussi leur fuite.
Ils doivent abandonner Sicambrie, la Pannonie et le Danube moyen.
C'est alors seulement qu'ils arrivent dans les provinces de
Germanie, dans la partie inférieure du Rhin. Marcomir, fils de Priam, et Sunnon, fils d'Anténor, semblent
les commander. Il y aurait donc deux chefs, dont on ne précise pas le titre
exact. Mais à la mort de Sunnon, les Francs décident de se donner un seul roi.
Ils choisissent Pharamond, fils de Marcomir.
Le Liber Historiae Francorum est ainsi le premier texte suivi à
présenter le motif, inconnu aussi bien de Grégoire de Tours que du
pseudo-Frédégaire, de l'élection de Pharamond, comme premier roi.
[Plan]
6. Les Historiae de Fréculphe de Lisieux (IXe siècle) - Existence d'une tradition « nordique » alternative
Jusqu'ici, il n'a été question pour les Francs que d'une origine troyenne. Le texte suivant, qui date du IXe siècle, montre qu'il existait à cette époque une version différente, en l'occurrence celle d'une origine nordique des Francs. Il est tiré d'une chronique universelle, les Historiae, écrite par Fréculphe, évêque de Lisieux, et dédiée à Charles le Chauve, un des petits-fils de Charlemagne, qui sera roi de Francie occidentale de 843 à 877 et empereur d'Occident en 875 (cfr Frechulfi Lexoviensis episcopi opera omnia, cura et studio Michael I. Allen, 2 vol., Turnhout, 2002, 743 p.).
Ainsi, d'après certains, Frigas et Énée furent frères germains. Énée régna dans le Latium et Frigas en Phrygie [...]. Ainsi, une lignée partit de la Phrygie : elle erra avec femmes et enfants à travers de nombreuses régions. Ils élurent entre eux un dénommé Francion comme roi, à partir duquel ils furent nommés Franci, car on dit que ce Francion fut lui-même très brave au combat contre de nombreux peuples. Il traversa l'Europe et s'installa entre le Rhin et le Danube. Quand Francion fut décédé à cet endroit, ils menèrent de nombreux combats. Comme ils furent affaiblis par ceux-ci, il ne restait d'eux qu'une petite troupe. Alors ils établirent parmi eux des duces. On rapporte cependant qu'ils ont toujours refusé un joug étranger.
D'autres affirment néanmoins qu'ils étaient originaires de l'île de Scanza, qui est une matrice de peuples d'où sortirent les Goths et autres peuples tudesques, ce dont témoigne l'idiotisme de leur langage. On rapporte qu'il y a encore dans cette île une région appelée Francia. Si Dieu y consent, nous souhaitons expliquer cela avec plus de détails dans un ouvrage postérieur. (d'après M. Coumert, Origines, 2007, p. 578)
Il apparaît clairement qu'à côté de la version traditionnelle et la plus répandue de l'origine troyenne des Francs, il en existait une autre, celle de leur origine nordique. Elle a laissé de rares attestations, qui font d'elle une version alternative, sur laquelle nous ne nous attarderons pas ici.
[Plan]
7. Le de gestis Francorum d'Aimoin de Fleury (vers 1000)
Avançons dans le temps avec le de gestis Francorum d'Aimoin de Fleury, écrit vers l'an 1000. Le moine bénédictin ne semble connaître que la thèse de l'origine troyenne, devenue traditionnelle. Sa version est très proche de celle du Liber Historiae Francorum, même si elle laisse apparaître de légères différences. Voici la traduction française des textes fournis par la Patrologie Latine (t. 139, Paris, 1853, col. 627-801) :
[Liv. 1, ch. 1, col. 637-639] Après la victoire triomphale des Grecs lors de la chute de Troie, de nombreux citoyens de la ville anéantie qui purent échapper au désastre de la mort, cherchèrent à se trouver un séjour partout où ils le pouvaient. L’un d’entre eux, nommé Anténor, qui n’était pas de naissance modeste, s’adjoignit une foule nombreuse de compagnons et prit le large avec des bateaux. Finalement, après nombre d’épreuves en mer diverses et terribles, ils pénétrèrent dans l’embouchure du fleuve Tanaïs, en traversant le Marais Méotide, et établirent leur camp dans le territoire des Pannoniens. Séduits par le charme des lieux, ils établirent là leur résidence, et construisirent une cité qu’ils nommèrent Sicambrie.
De très longues années plus tard, le peuple récalcitrant des Alains, avec l’audace des traîtres, se rebella contre Valentinien, qui dirigeait l’empire romain. Après les avoir vaincus au combat, Valentinien les força à se réfugier dans les recoins (cachettes) du Marais Méotide. Il les y poursuivit avec une armée très nombreuse, jusqu’à ce que, le site et ses difficultés l’empêchant de les abattre, il demanda l’aide des Troyens qui habitaient la Sicambrie. Il s'agissait seulement, leur dit-il, d’ouvrir à ses troupes un chemin qui leur permettrait d’attaquer et d’écraser des ennemis qui se sentaient en sécurité et ne craignaient rien de tel. Ses interlocuteurs s’engagent non seulement à faire cela, mais aussi à expulser les Alains de l’endroit. L’empereur les exempte du tribut pour dix ans, s’ils remplissent cet engagement.
Les Troyens, pleins de confiance parce qu’ils connaissaient bien les lieux et en même temps alléchés par la promesse de la récompense, tombent à l’improviste sur les Alains qui se croyaient solidement protégés par l'endroit lui-même. Ils en massacrent et en tuent un grand nombre, tout en jetant le trouble parmi les autres qui sont ainsi chassés du Marais. L’empereur admira le courage et l’audace de ces gens, non seulement parce qu’ils n’avaient pas hésité à pénétrer dans des lieux que redoutaient les Romains, vainqueurs du monde entier, mais aussi parce qu'ils en avaient expulsé des ennemis monstrueux. Il les appela, en langue grecque, « Francs », c’est-à-dire « intrépides, impétueux » (feroces).
Quelques légères différences par rapport au Liber, disions-nous dans la présentation. Ainsi l'auteur, racontant les événements qui se produisirent après la chute de Troie, n'envisage que le sort d'Anténor et de son groupe. Priam n'est pas présent ici, pas plus d'ailleurs qu'Énée. L'énorme discordance chronologique à laquelle nous avons fait allusion plusieurs fois déjà se répète. Le récit échappe au temps. De même, l'épisode des Alains n'est pas raconté de la même manière. Dans le Liber, Valentinien a écrasé sur le Danube les Alains qui se sont enfuis dans le Marais Méotide où ils se terrent. Ici, Valentinien, victorieux au combat, a d'abord lancé ses troupes à la poursuite des Alains et ce n'est qu'en se rendant compte des difficultés de l'entreprise qu'il s'est adressé aux Troyens d'Anténor. Avec une demande, relativement modeste mais cependant précise, à savoir simplement ouvrir un chemin aux forces romaines. Mais les Troyens de Sicambrie lui proposent davantage, et c'est, semble-t-il, cet élément qui pousse l'empereur à envisager pour eux une exemption d'impôt de dix ans. Ces différences dans le récit restent cependant mineures. Quant à l'étymologie par le grec, elle est très proche de celle enregistrée par l'auteur du Liber. La traduction latine du terme Franci toutefois n'est pas exactement la même : feroces, ici, feri de l'autre côté.
Le deuxième chapitre d'Aimoin apparaît comme une sorte de digression. Avant de revenir à la question du tribut, l'auteur relève qu'il existait une autre étymologie au mot Franci et que les gens d'Anténor n'avaient pas été les seuls à fuir Troie. Il revient dès lors un peu en arrière, ce qui lui donne l'occasion d’expliquer que les gens d’Anténor n'avaient pas été les seuls à fuir Troie et que d’autres réfugiés, avec d’autres chefs, étaient partis dans d’autres directions. Il rappelle l'existence d'un roi nommé Friga, qui commande le groupe de réfugiés. Il évoque un aspect de la théorie des trois groupes de réfugiés troyens, l'un aboutissant en Macédoine, l'autre formant les Sicambres en Europe centrale, et le troisième se retrouvant en Turquie :
[Liv. 1, ch. 2, col. 639] Certains auteurs cependant rapportent que les Francs tiennent leur nom du roi Francion. Ils racontent qu’en partant de Troie, les réfugiés s’étaient désigné un roi du nom de Friga. Sous son règne, disent-ils, une partie d'entre eux, après avoir erré en Asie, reçut l’occasion d’habiter parmi les Macédoniens. C’est grâce à l’appoint de ces Troyens, la chose est évidente, que les Macédoniens menèrent des guerres réussies sous les règnes de Philippe et d’Alexandre.
Après cela, le reste des Troyens, avec le prince susdit (= Friga), gagna les régions d’Europe et s’installa sur les rives du Danube, entre l’Océan et la Thrace. Là, ce groupe choisit deux rois et se sépara en deux peuples, chacun prenant le nom de son roi. Ainsi, une partie devint le peuple des Torchores (Torgores), du nom du roi Torchotus (Torgotus) ; et l’autre, du nom de Francion, son roi, reçut le nom de Francs. C’est ce peuple qui, comme nous l’avons dit, chassa les Alains du Marais Méotide.
Il est clair qu’Aimoin s’inspire étroitement ici de la version du pseudo-Frédégaire ou d’une version très proche d’elle. Bien sûr, il n’est pas fait mention de Priam, mais on retrouve le roi Friga, et surtout la théorie des trois groupes de réfugiés, l'un aboutissant en Macédoine (avec la mention des rois Philippe et Alexandre), les deux autres gagnant l’Europe (« sur les rives du Danube, entre l’Océan et la Thrace »), où a lieu une séparation entre ceux qui deviendront les Turcs (du nom de leur roi Torchotus) et ceux, commandés par Francion, qui deviendront les Francs. Et Aimoin de Fleury de retrouver in fine l’épisode des Alains : c’est le groupe de Francion « qui, comme nous l’avons dit, chassa les Alains du Marais Méotide ». Le chroniqueur ne semble pas embarrassé par l’existence de ces deux étymologies.
Après cette digression introduisant la version de la Chronique de Frédégaire et l’étymologie « alternative » mettant en scène les Troyens de Francion, Aimoin de Fleury reprend dans son troisième chapitre l’épisode du tribut et de l’exemption décennale promise par Valentinien aux Troyens de Sicambrie. Le titre en est : De Francorum, antequam in Galliam venerint, gestis « Ce qu’ont fait les Francs, avant d’arriver en Gaule ». Voici la traduction française de la section qui nous intéresse :
[Liv. 1, ch. 3, col. 639-640] Les dix ans passés, l’empereur envoya des hommes chargés de réclamer le tribut habituel au peuple des Francs. Ceux-ci déclarent qu’ils en ont été exemptés au prix de leur sang et qu’ils ne payeraient pas l’impôt : pour s’en libérer ils avaient souffert le risque de la mort. Furieux contre eux, César rassemble une armée de Romains, exercée à affronter la violence et prête à rencontrer pareille nation.
Sans attendre, les Francs s’avancent vers les Romains, l’épée en main. Ils
n’entendent pas postposer le combat, quand bien même ils devraient tout seuls
affronter plusieurs peuples. Mais lorsqu’ils se rendirent compte que d’autres
nations fort puissantes étaient venues assister les Romains, ils estimèrent plus
utile pour eux de se retirer. Ils quittèrent la Sicambrie et allèrent occuper
les rives du Rhin.
Après le décès du roi Francion dont on vient de parler, ils se choisissent alors
trois chefs, Marcomir, Sunnon et Génobaude, et envahissent un très grand nombre
de places fortes appartenant aux Germains. Alors qu’au début, lors de leur
premier départ d’Asie, leur nombre comptait à peine douze mille hommes armés,
ils s’étaient tellement développés qu’ils étaient devenus une source de peur
pour les Germains eux-mêmes alors que pourtant ceux-ci les surpassaient en
taille et en vaillance.
Selon l’auteur de cette œuvre, au terme des dix
années d’exemption, l’empereur envoie ses « percepteurs avec Primarius, le chef
du sénat romain » pour le réclamer aux Francs. Mais ceux-ci refusent de payer,
tuent les représentants de Rome, leur dérobant même « tout ce qu’ils avaient
avec eux ». L’empereur lance alors son armée contre les Francs. Le combat est
terrible et les pertes considérables des deux côtés. Priam lui-même est tué. Les
Francs doivent s’enfuir et s’installent en Germanie.
La version d’Aimoin de Fleury n’envisage pas le massacre des envoyés romains
venus réclamer l’impôt, mais bien l’envoi par l’empereur d’une armée contre les
réfractaires, une armée tellement impressionnante que les Francs n’engagent même
pas le combat et préfèrent quitter la Sicambrie et se replier sur le Rhin, où
ils s’emparent de nombreuses places fortes appartenant aux Germains.
Le passage se termine par des considérations sur leur nombre et leur valeur
militaire : de 12.000 à peine au départ, ils s’étaient tellement développés
qu’ils faisaient peur aux Germains, pourtant plus grands qu’eux et plus
vaillants. Apparemment, les Francs avaient beaucoup changé depuis leur fuite
devant les Romains lors de l’épisode du tribut, décrit par Aimoin dans le
paragraphe précédent.
Nous terminerons la présentation d’Aimoin de Fleury par le début de son chapitre 4, intitulé
De Pharamundo, primo Francorum rege « Pharamond, premier roi des Francs » :
[Liv. 1, ch. 3, col. 640] Les Francs, suivant en cela la coutume des autres peuples, s’étant choisi comme roi Pharamon, le fils de Marchomir, se glorifient d’un trône royal.
Il avait déjà été question de cette élection royale dans le chapitre 4 du Liber : « Les Francs choisirent Faramond, son fils, et l’élevèrent au-dessus d’eux comme roi chevelu ». Dans la Chronique d’Aimoin comme dans le Liber, le nouveau roi était le fils de Marhomir. Dans le Liber aussi, on avait conseillé aux Francs « de se donner un seul roi, comme toutes les autres nations ».
*
Si l’on devait résumer les informations de la Chronique d’Aimoin, on la considérerait pour l’essentiel comme une synthèse. C'est que, vers l'an 1000, sur la question de l’origine lointaine des Francs, l’historiographie n’en est plus au stade de l’élaboration mais à celle des synthèses. Cela n’exclut évidemment pas des nouveautés, qui ne remettent pas en cause la structure générale. La principale modification ici touche l’épisode de l’exemption du tribut. Dans le Liber, les Francs, qui n’avaient pas respecté les conventions, ont combattu contre les forces romaines, ont été écrasés et sont allés s’installer en Germanie. Ici, chez Aimoin, ces mêmes Francs préfèrent éviter tout combat et se réfugient directement sur le Rhin.
Passons maintenant à une autre synthèse, un peu postérieure, celle de Sigebert de Gembloux.
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8. La Chronographia de Sigebert de Gembloux (publiée en 1105 et continuée jusqu'en 1111)
Moins d’un siècle après Aimoin, Sigebert de Gembloux (né vers 1030 et mort en 1112), moine bénédictin et chroniqueur, livre la thèse de l’origine troyenne des Francs, dans ce qui est probablement l'ouvrage le plus célèbre de cet auteur, sa Chronographia, une chronique universelle présentant les événements les plus importants entre 379 ou 381 (la fin de la Chronique de saint Jérôme) et 1111. Cette œuvre, très populaire pendant la fin du Moyen Âge, est publiée par D.L.C. Bethmann (Sigeberti Gemblacensis Chronographia, dans les Monumenta Germaniae Historica, Scriptores, t. 6, Hanovre, 1844, p. 268-374). Son prologue présente en quelques lignes l'origine des différents peuples qui vont occuper l’auteur, à savoir les Romains, les Perses, les Francs, les Angles, les Vandales, les Lombards, les Visigoths, les Ostrogoths et les Huns. Ses perspectives, on le voit, sont très larges.
Sur l'origine du royaume des Francs que Sigebert appelle « notre peuple » (originem gentis nostrae, regni scilicet Francorum), voici ce qu'il estime devoir dire et que nous sommes en droit de considérer comme la synthèse de ses connaissances. Il affirme d'ailleurs se baser sur le récit fidèle des anciens (ex relatu fideli maiorum). Le texte se trouve à la p. 200, l. 26-46 de l’édition. Nous le présentons ci-dessous, dans une division en paragraphes établie par nos soins pour la facilité du lecteur.
(§ 1) Expliquons aux autres l'origine de notre peuple, c'est-à-dire du royaume des Francs, d'après le récit fidèle de nos ancêtres. Après la destruction de la ville de Troie, cet événement fameux, connu de tous les siècles et de toutes les nations, les Troyens restants se retirèrent devant les Grecs victorieux. Une partie d'entre eux, avec Énée, se dirigea vers l'Italie pour fonder l'empire romain ; une autre partie, soit 12.000 hommes, sous la conduite d'Anténor, parvint dans les régions de la Pannonie, près du Marais Méotide. Ils y construisirent une ville qu'ils appelèrent Sicambrie en souvenir d'eux-mêmes (quam ob sui memoriam Sicambriam vocaverunt).
(§ 2) Ils y habitèrent de nombreuses années, se développèrent en une grande nation, et, lançant en territoire romain de fréquentes incursions, étendirent jusque dans les Gaules les traces de leur férocité (ferocitatis suae vestigia), au point que Constant César, le fils du grand Constantin, fit la guerre à ces gens si hostiles aux Romains, les soumit finalement à l'empire romain, les forçant ainsi à adoucir quelque peu leur sauvagerie (feritas).
(§ 3) Après quelques années, comme les Alains s'étaient rebellés contre l'empereur Valentinien et que cet empereur ne pouvait pas mettre définitivement fin à leur rebellion parce qu'ils trouvaient refuge et protection dans l'impénétrable Marais Méotide, Valentinien proposa que, si un peuple pouvait pénétrer dans ce marais et écraser les Alains rebelles, il le libérerait pendant dix ans du tribut.
(§ 4) Alléchés par cette proposition et confiants dans leur courage et leur prudence, ils pénétrèrent sous la direction de Priam dans le Marais Méotide, inaccessible aux Romains, et exterminèrent le peuple des Alains. Valentinien, impressionné par leur courage, désigna ceux qui s'étaient appelés d'abord Troyens, puis Anténorides, puis encore Sicambres, par le terme grec de Francs, qui veut dire en latin feroces.
(§ 5) D'autres disent que les Francs furent appelés ainsi du nom d'un de leurs roi Frantio, qui, très courageux à la guerre, avait pris la route de l'Europe en combattant de nombreux peuples, et s'était installé entre le Danube et le Rhin. Son peuple y avait pris racine et jusqu'alors n'avait jamais voulu supporter le joug de quelqu'un.
(§ 6) Quelle que soit la raison pour laquelle ils furent appelés Francs, aussi haut que purent remonter les historiens, c'était Priam qui régnait sur eux au temps de Valentinien I. Par le nom même de ce roi, ils cultivaient la noblesse du Priam sous lequel avait été renversée Troie et se glorifiaient de conserver ainsi les origines de leur peuple.
(§ 7) Après dix ans, lorsque les percepteurs vinrent réclamer le tribut aux Francs, ceux-ci, rendus arrogants par leur précédente victoire et présumant de leurs propres forces, non seulement refusèrent de payer le tribut, mais osèrent même se rebeller contre les Romains. Après avoir rassemblé une armée, les Romains les attaquèrent, les vainquirent et les exterminèrent.
Comme tous ses prédécesseurs, Sigebert part de la Chute de Troie. Il ne fait qu'une allusion rapide à Énée et à son groupe, fondateur de l'empire romain, ce qui est naturel car il s'intéresse essentiellement aux Francs. Le groupe compte douze mille personnes, sous la direction du seul Anténor. Leur voyage est décrit plus que succinctement, puisqu'il n'est question que de leur point d'arrivée, en l'occurrence les régions de la Pannonie. Rien de bien neuf dans tout cela. On retrouve même la mention d'une proximité géographique entre la Pannonie et le Marais Méotide, bien curieuse à nos yeux.
La construction de Sicambrie aussi était présente dans les récits antérieurs. La formule ob sui memoriam utilisée par Sigebert rappelle d'ailleurs étroitement le ob memoriale eorum du Liber Historiae Francorum. Il est clair que, dans l'esprit des deux rédacteurs, les réfugiés troyens ont voulu lier le nom de la ville et celui de leur peuple. C'est le système, fort répandu, de l'éponymat. Sigebert d'ailleurs ‒ et il sera le premier à le faire ‒ énumère au § 4 les différents noms que ces gens porteront au cours de l'histoire. Quoi qu'il en soit, ces réfugiés, qui habitent Sicambrie en Pannonie et que notre chroniqueur appellera explicitement Sicambres, se sont développés et sont devenus une grande nation.
On ne reviendra plus ici sur l'origine et le sens de cet ethnique, dont il a souvent été question plus haut, depuis le fichier I, p. 26-29. On ne dira pas non plus que Sicambrie est une ville mythique et que toute tentative de l'identifier est vaine. On continuera à présenter la synthèse du chroniqueur de Gembloux, notamment sur la question des déplacements éventuels de ces Sicambres.
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À la différence de certains de ses prédécesseurs, Sigebert ne fait pas formellement allusion pour ce peuple à un nouveau déplacement vers l'ouest, qui lui aurait permis de rejoindre les bords du Rhin. On peut néanmoins supposer qu'il saute une étape, puisqu'il s'attarde sur les incursions fréquentes que ces Sicambres sont censés lancer jusqu'en Gaule et provoquer ainsi la réaction de l'empereur Constant qui finira par les soumettre à l'empire romain.
Cette allusion à la Gaule et aux confrontations militaires avec des Romains fait songer mutatis mutandis au passage du pseudo-Frédégaire (Chronique, II, 6) signalant qu’au cours de leur long voyage vers l’Occident, les réfugiés troyens, tout combatifs et épris de liberté qu’il étaient, avaient dû céder devant les Romains. Mais les différences entre les deux textes sont grandes : dans le pseudo-Frédégaire, leur adversaire était Pompée et les événements se déroulaient en Germanie et sous la république. Ici, il est question du IVe siècle de l’Empire, de l’empereur Constant et d’incursions en Gaule. Derrière ce passage, on flaire Histoire, et non plus la légende.
Et c’est effectivement le cas. On se trouve en fait devant une brève notice de type historique que Sigebert a puisée dans une de ses nombreuses sources et insérée dans son prologue. Elle provient de l’Historia Romana de Langolphe (Landolphus Sagax), un historien lombard (dernier quart du Xe siècle ou début du XIe), qui a continué et développé l’Historia Romana de Paul Diacre (VIIIe siècle). Il y était question de menaces émanant de Francs et auxquelles mit fin l’empereur Constant : Gens namque Francorum circa Gallias constituta Romanis erat infesta, quem Constans oppressit et Romano imperio subiecit « Les Francs, établis autour des Gaules, montraient leur hostilité contre les Romains. Constant les réprima et les soumit à l’empire » (M.G.H., A.A., t. 2, Berlin, 1879, p. 328, éd. H. Droysen).
En écrivant cela, le chroniqueur lombard n’inventait pas. Ces combats que le fils de Constantin le Grand dut livrer sous son règne contre les Francs sont une réalité historique (cfr P. Maraval, Les fils de Constantin, 2015, p. 46, 49 et n. 55, par exemple). Leur mention remonte même à Jérôme qui signale deux affrontements dans sa Chronique (années 341 et 342), mais la comparaison des textes prouve indiscutablement que Sigebert a utilisé l’Historia de Langolphe et non la Chronique de Jérôme. Une réalité historique s’est donc glissée dans le récit légendaire.
On ne peut pas dire la même chose du passage du pseudo-Frédégaire (Chronique, II, 6) qui mettait en scène les Francs, Pompée, la Germanie et les Saxons. Ce passage-là n'a rien d'historique. Pompée a livré beaucoup de guerres et remporté beaucoup de victoires, mais les peuples de Germanie n’ont jamais figuré à son tableau de chasse. Depuis B. Krusch, l’éditeur du pseudo-Frédégaire, on sait que ce motif d’un Pompée « vainqueur des Francs » est tout à fait artificiel (B. Krusch, Die Chronicae des sogennanten Fredegar, dans Neues Archiv der Gesellschaft für ältere deutsche Geschichtskunde, t. 7, 1882, p. 474-475).
Quoi qu’il en soit, pour le chroniqueur de Gembloux, cette intégration des Francs dans l’empire (à supposer qu’on puisse parler d’intégration) « adoucit leur sauvagerie (feritas) ». Il venait d’évoquer au § 2 quelques lignes plus haut leur ferocitas. Il va maintenant raconter dans quelles circonstances ces caractéristiques se sont manifestées et comment elles expliquent l’étymologie de ce peuple.
C'est ainsi que Sigebert introduit le motif des Alains et du tribut, absent chez le pseudo-Frédégaire et qui était apparu dans le Liber Historiae. Aimoin de Fleury l'avait repris et il semble désormais solidement installé dans la tradition historiographique médiévale. Ce qui n'interdit évidemment pas à chaque auteur d'adapter quelque peu son récit.
Le chroniqueur de Gembloux signale bien que les Alains se sont rebellés contre Rome mais sans les caractériser ni les décrire. Il mentionne clairement la promesse faite par l'empereur Valentinien d'exempter du tribut pendant dix ans ceux qui réussiraient à les chasser définitivement des Marais Méotides où les révoltés trouvaient refuge et protection. Les Romains n'avaient apparemment aucune envie de se hasarder dans cette région réputée impénétrable. Les Troyens, présentés comme courageux et aussi prudents, sont preneurs de la proposition impériale. Sous la direction de Priam, ils pénètrent dans les Marais, sont victorieux et exterminent les Alains. On notera qu'ils ont agi seuls.
Viennent alors les précisions onomastiques et étymologiques. Valentinien, impressionné et charmé par leur attitude, va leur donner un nouveau nom. Sigebert en profite pour énumérer ceux qu'ils avaient portés jusqu'alors : Troyens au départ, ils avaient pris successivement, au cours de leurs déplacements, le nom d'Anténorides (leur chef étant Anténor, cfr § 1), puis celui de Sicambres, après la construction de leur ville (fin du § 1). L'empereur romain va alors leur donner celui de « Francs », un terme censé d'origine grecque et qui veut dire en latin feroces.
Cette étymologie n’est pas pour nous une nouveauté : elle existe déjà, à l’état brut, si l’on peut dire, chez Isidore de Séville et sa mise en contexte a déjà été faite par l’auteur du Liber Historiae Francorum et par Aimoin de Fleury. Mais puisqu’il est question de contexte, on constate que Sigebert ne livre aucun détail précis sur la localisation des gens de Priam lorsque Valentinien a fait appel à eux. Étaient-ils restés en Gaule après leurs incursions stoppées par les Romains de Constant ? Étaient-ils retournés sur leurs terres de départ en Pannonie ? On aurait aimé le savoir, car ils affrontent les Alains bien loin de la Gaule et de la Pannonie. Mais restons au niveau des étymologies.
On sait qu'à côté de celle qui vient d'être évoquée et qui se référait aux caractéristiques des Troyens (courage, férocité, sauvagerie), une autre étymologie, plus ancienne semble-t-il, et aussi plus simple, parce que faisant appel au système de l'éponymat, rattachait le peuple à son roi Francion, orthographié ici Frantio. C'était, on s'en souviendra, la seule présente dans le plus ancien récit, celui du pseudo-Frédégaire, qui, comme Sigebert, insistait non seulement sur ses qualités de combattant et sur son amour de la liberté, mais donnait aussi quelques informations (fort vagues, il est vrai) sur sa localisation. On a même l'impression que Sibegert s'est appuyé directement ou indirectement sur ce texte, tout en le rendant, géographiquement parlant, un peu plus clair : là où son modèle présumé envisageait une installation « entre le Rhin ou/et le Danube et la mer », le moine de Gembloux, plus raisonnablement, localisait ce peuple « entre le Danube et le Rhin ».
Dans le § 6, on notera aussi les mises au point de Sigebert concernant d'une part l'empereur romain et d'autre part le chef des Francs au temps des Alains. Le Valentinien en question est Valentinien premier (empereur de 364 à 375). Quant au chef franc, qui s'appelle Priam, Sigebert, soucieux probablement d'éviter une confusion qui impliquerait une aberration chronologique, insiste sur le fait qu'il ne s'agissait pas du Priam qui régnait sur Troie lors de la destruction de la ville et qui l'avait quittée à la tête d'un groupe de réfugiés, mais d'un homonyme. Par souci de continuité et par respect, on avait donné au chef du moment le nom du chef illustre qui, plus d'un millénaire auparavant, dirigeait Troie. Plusieurs textes antérieurs, faute de cette précision, auraient pu prêter à confusion et être taxés d'aberrations chronologiques.
Sigebert revient ensuite au § 7 à la question du tribut. L'auteur du Liber l'avait déjà rencontrée, en envisageant aussi le refus absolu des Troyens et la mise à mort des ambassadeurs romains, mais la solution finale qu'il proposait était différente de celle de Sigebert. Dans le Liber, l'empereur romain avait réagi en envoyant contre les Francs une puissante armée. La confrontation avait entraîné des deux côtés de terribles pertes. Priam avait même trouvé la mort, et les Francs, incapables de résister, avaient dû s'enfuir jusqu'en Germanie, à l'extrémité du Rhin, où, précise l'auteur du Liber, ils habitèrent longtemps, avec leurs princes (principibus), Marcomir, fils de Priam, et Sunnon, fils d’Anténor. La solution de Sigebert est très différente et racontée très brutalement : « les Romains attaquèrent les Francs, les vainquirent et les exterminèrent ». Manifestement, dans l’historiographie médiévale, la fin de l’épisode de l’exemption d’impôt reste fort ouverte.
Avec cette phrase, Sigebert abandonne la section du prologue consacrée à l’origine des Francs, pour passer à celle des Britanni sive Brittones. Les Francs ne sont plus directement concernés, mais cela ne nous interdit pas de nous interroger sur la suite de leur histoire. Sont-ils passés en Germanie, comme dans les autres récits ? Ont-ils été complètement exterminés, comme pourraient le laisser penser les derniers mots de Sigebert (victos usque ad internecionem proterunt) ?
Pour connaître la suite, il faut abandonner le prologue et entrer dans le texte de la Chronique proprement dite, où figure (p. 303 de l’éd., l. 16-18), à la date de 385, le texte suivant :
Après la mort de Priam sont au pouvoir (principantur) chez les Francs, pendant 36 années, Marcomir, fils de Priam, et Sunnon, fils d’Anténor. Avec eux comme ducs, les Francs quittent la Sicambrie pour s’installer le long du Rhin dans les places fortes de la Germanie.
On peut dès lors se rassurer, Sigebert, comme presque tous les autres auteurs analysés, envisage le déplacement des Francs de Pannonie vers la Germanie, sur les bords du Rhin. On n’est pas surpris non plus de le voir introduire dans sa chronique, comme c’est assez souvent le cas chez ses prédécesseurs, Marcomir et Sunnon comme ducs des Francs.
Quant à Pharamond, il aura lui aussi sa place dans la Chronique de Sigebert (p. 307 de l’éd., l. 2-3), à la date de 419 :
À la mort de leurs ducs Sunnon et Marcomir, les Francs décident, après s’être réunis, d’avoir eux aussi un roi, comme les autres peuples. Ils se choisirent comme roi Pharamond, fils du duc Marcomir.
Ici encore, Sigebert est dans la ligne de ses prédécesseurs. On peut d'ailleurs dire que dans l'évolution de la théorie de l'origine troyenne des Francs, le moine de Gembloux et celui nous avons présenté avant lui, AImoin de Fleury, proposent une fort bonne synthèse, une sorte de point d'arrivée, le point de départ (si l'on peut dire) se trouvant chez le pseudo-Frédégaire et l'anonyme du Liber Historiae Francorum. C'est un peu pour cette raison que nous nous sommes attardés sur ces quatre témoignages.
Évidemment une étude plus pointue de la question devrait encore en envisager d'autres.
9. D'autres témoignages anciens
Il y aurait notamment l'Historia de origine Francorum attribuée à Darès le Phyrgien (VIIIe siècle), la Cosmographia attribuée à Aethicus Ister (VIIIe siècle), les Gesta Francorum de Roricon (XIe siècle ?), le Chronicon Universale d'Ekkehard d'Aura (fin XIe-début XIIe), le texte d'un anonyme présent dans un manuscrit de Bonn du XIIe, les Otia imperialia de Gervase de Tilbury (XIIe-XIIIe), le de potestate regia et papali de Jean de Paris (début XIIIe), la Branche des Royaux Lignages, Chronique Métrique de Guillaume Guiart (début XIVe).
Il faudrait également citer une oeuvre, également du XIVe, qui a joué un important rôle et que citera d'ailleurs Jean d'Outremeuse (infra, en II, p. 100), à savoir les Chroniques de Saint-Denis, à l'origine des Grandes Chroniques de France. Nous en dirons quelques mots dans le fichier ad hoc.
Mais la recherche et l'analyse approfondie de tous ces textes nous conduiraient trop loin ! Nous terminerons par une brève synthèse moderne sur la fusion des traditions sur les origines franques et troyennes de la France.
10. Une synthèse moderne sur le sujet
Cette synthèse est reprise à Régine Le Jan, Les Mérovingiens (Paris, 2006, p. 30-31, Col. Que sais-je ?).
« Grégoire de Tours ne dit presque rien de l'origine des Francs, sinon qu'ils auraient séjourné en Pannonie. Il faut attendre la Chronique de Frédégaire au VIIe siècle pour assigner aux Francs une origine troyenne : ils descendraient d'un groupe de Troyens ayant quitté leur cité vaincue sous la conduite de Priam ; ils seraient passés en Pannonie, puis en Germanie, pour s'installer finalement près des bouches du Rhin. Ils tireraient leur nom d'un de leurs rois nommé Francio, lui-même issu de la lignée de Priam. Présentés comme les vainqueurs des Romains et dotés d'une origine aussi prestigieuse que la leur, les Francs récupéraient ainsi leur héritage idéologique. »
« Le mythe est probablement né en Gaule au VIe siècle, dans des milieux romanisés proches de la cour mérovingienne. Frégédaire attribue également à Mérovée, ancêtre éponyme des Mérovingiens, une origine fabuleuse, puisqu'il serait né du "contact" (le chroniqueur reste vague) entre une bête marine, un Quinotaure, mi-homme mi-taureau (la référence au Minotaure antique semble évidente), et l'épouse de Clodion. »
« Dans les années 720, l'auteur du Livre de l'histoire des Francs unit les traditions franques et troyenne en donnant à Clodion un père nommé Faramund qui serait lui-même le fils du Troyen Sunno. La tradition de l'origine troyenne des Francs, inscrite dans l'héritage romain, s'incarnait alors dans la dynastie royale. »
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