Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 1-9a
Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)
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Ce fichier contient deux parties :
* Myreur, p. 1-4a (A. Prologue : l'auteur et ses sources)
* Myreur, p. 4b-9a (B. Du déluge à la Tour de Babel)
prologue : L'auteur et ses sources (Myreur, p. 1-4a)
Ce prologue est intéressant sur plusieurs plans.
Il indique bien sûr que ce qui est présenté au lecteur n'est pas le texte même de Jean d'Outremeuse (1338-1400), mais celui de son copiste et continuateur Jean de Stavelot (vers 1390-1449). Ce dernier n'est certainement pas resté passif. On a en effet observé certaines traces de changements qu'il a apportés dans le texte qu'il transcrivait. On pense même qu'on lui devrait le titre Myreur des Histors. En effet, là où Jean d'Outremeuse parle de son oeuvre, il la désigne simplement par les mots « mes croniques » (S. Bormans, Introduction, p. XC-XCI, accessible sur la Toile). Mais les modifications repérées ne nous empêchent pas de considérer Jean d'Outremeuse comme l'auteur de ce que nous lisons ici dans le premier livre.
Dans la section où ce dernier, parlant en son nom propre, se présente, il nous apprend beaucoup de choses sur lui-même : son origine, ses fonctions et ses titres. Il est clerc, c'est-à-dire qu'il est tonsuré et porte l'habit ecclésiastique, mais cela n'implique pas qu'il soit jamais entré dans les ordres. Rien en tout cas ne l'indique. Quant au titre de comte palatin, il désigne « un conseiller du souverain, un dignitaire ayant certaines charges dans le palais du souverain » (cfr pour plus d'informations A.-P. Courtoy, La sphère intellectuelle liégeoise au XIVe siècle à travers l'oeuvre de Jean d'Outremeuse, Université de Liège, 2000, p. 14 [Mémoire inédit de maîtrise en Histoire]). Jean souligne aussi sa mission de traducteur (de latien en franchois). Il veut s'adresser également à un public qui ne connaît pas le latin. Très prolixe sur ses sources, il en fournit une liste impressionnante, qui a été longuement présentée et commentée par S. Bormans, Introduction, p. XCV-CVIII (accessible sur la Toile).
Comme nous étudions sur ce site les sections du Myreur qui vont de la création au règne de Septime-Sévère, nous ne nous intéresserons pas aux chroniqueurs médiévaux qui ont traité de Liège et de sa Principauté. Seuls nous concerneront les auteurs antiques et médiévaux qui ont écrit sur les périodes qui nous retiennent. Dans cette liste figurent, parmi beaucoup d’autres, des auteurs bien connus, comme Flavius Josèphe, Tite-Live, Trogue Pompée, Pline, Suétone, Orose, saint Jérôme, Paul Diacre, Bède le Vénérable, Gervais de Tilbury, Godefroid de Viterbe, Vincent de Beauvais, Martin d’Opava. D'autres, comme Estodius, restent assez énigmatiques. Nous les rencontrerons plus loin en bonne et due place mais nous voudrions simplement insister ici sur quelques aspects des listes que Jean nous offre.
Elles sont loIn d'être fiables. Le chroniqueur a parfois utilisé directement et très largement des œuvres qui n’y figurent pas ; par ailleurs elles contiennent des noms d’auteurs que Jean n’a pas utilisés de première main, mais qu’il a tout simplement recopiés dans la source qu’il avait réellement utilisée. Voici un exemple très révélateur de ce procédé. Il concerne Martin d'Opava.
Martin d'Opava
Ce Martin d'Opava est un dominicain né à une date inconnue au début du XIIIe siècle, qui fut pénitencier et chapelain des papes Clément IV (1265-1268) et Nicolas III (1277-1280) avant de terminer sa vie comme archevêque de Gniezno (Pologne) où il mourut en 1278 (d'où son nom de Martinus Polonus). Il est l'auteur du Chronicon Pontificum et Imperatorum (éd. L. Weiland, 1872, dans MGH, SS, XXII, accessible sur la Toile), une chronique historique qui a connu une très grande diffusion à la fin du Moyen Âge (on en a conservé plus de quatre cents manuscrits). Elle constitue une des sources indiscutables et d'ailleurs déclarées du chroniqueur liégeois. Dans le seul tome I du Myreur, elle est citée à de nombreuses reprises (p. 2, 51, 54, 383, 384, 438, 501, etc.) et, dans le Myreur IV, p. 358, Jean déclare qu'un exemplaire des chroniques de Martin se trouvait enchaîné à Saint-Lambert de Liège (et chis sunt enchaineis en le librarie del englise de Liege).
En étudiant les rapports du Myreur avec la tradition des Mirabilia urbis Romae, nous avons découvert que Martin d'Opava, dans sa Chronique du XIIIe siècle, donnait la liste des auteurs dont il s'était servi (compilavi autem presens opusculum ex... ; p. 407-408, éd. Weiland). Lorsque, un siècle plus tard, dans le prologue du Myreur, à l'endroit précis (p. 2) où Jean mentionne ses sources propres, on constate qu'il y recopie la liste de Martin, presque sans exception et sans même modifier l'ordre adopté par le chroniqueur polonais. Jean se borne à ajouter le nom de Martin à la fin de la liste.
Il est clair que, dans la pensée du chroniqueur liégeois, le fait d'utiliser Martin comme source (et il ne s'en cache pas, on vient de le dire) lui permet de considérer comme siennes toutes les sources de Martin, et de les présenter dans son prologue comme des auteurs dont il s'est lui-même servi. Aux yeux d'un historien moderne, cette conception est surprenante ! Mais pour notre chroniqueur elle semble aller de soi !
Cette question a été longuement présentée dans notre article des Folia Electronica Classica, t. 25, 2013 : Jean d'Outremeuse, traducteur des « Mirabilia » et des « Indulgentiae ». 5. Ses rapports avec ses sources.
Fiabilité des indications sur les sources
On comprend dans ces conditions la prudence avec laquelle on doit accueillir les passages où Jean déclare s'appuyer sur tel ou tel auteur. D'autant plus que lorsqu'une référence vérifiable est donnée, elle ne s'avère pas toujours exacte ni précise. On aura l'occasion de le constater au fil de la lecture du Myreur.
Bref, cette liste est en partie de la poudre aux yeux et les problèmes concernant les sources de Jean d'Outremeuse restent nombreux et délicats. On ne sait même pas identifier tous les auteurs qu'il aligne. Beaucoup sont connus, mais d'autres pas. La liste n'est pas complète : Jean a utilisé nombre d'auteurs et de textes qui n'y figurent pas.
Il ne suffit pas d'identifier ses sources. Une question, fort importante, subsiste : comment s'en est-il servi ? Quelle est sur ce plan sa méthode de travail ? En fait, l’identification et la consultation des textes antérieurs (antiques ou médiévaux) dont Jean a eu réellement connaissance sont indispensables pour donner une idée de sa méthode. Il faut comparer son texte avec celui de ses modèles pour déterminer ce qu’il a fidèlement retranscrit de ses prédécesseurs, ce qu’il a laissé tomber, ce qu’il a pris chez eux en le transformant et… ce qu’il a inventé. Car il a beaucoup inventé.
Y compris le contenu d'oeuvres qu'il cite pourtant comme s'il les avait réellement fréquentées. Ainsi, on ne peut que sourire quand on voit Jean présenter Pline (p. 2) comme un chroniqueur, qui a notamment raconté « l'histoire de Tongres depuis sa fondation et l'histoire de ses rois jusqu'à saint Materne, le premier évêque de la ville ». Pline n'est pas un chroniqueur, il ne traite nulle part dans son oeuvre de la fondation de Tongres et de l'histoire de ses rois, mais son Histoire naturelle (XXXI, 8, 12) signale effectivement, dans la civitas des Tungri, l'existence d'une fontaine digne d'intérêt (fontem... insignem). Jean y reviendra p. 189 et p. 511. En fait, il n'a certainement pas lu Pline, mais il a lu quelque part que Pline faisait état de cette fontaine. Dans le même ordre de choses, mais beaucoup plus loin dans le Myreur (p. 498), à propos de Domitien et de saint Jean l'Évangéliste, notre chroniqueur présente comme extraites de l'Apocalypse des descriptions qui n'y figurent pas. Il n'a pas lu l'Histoire Naturelle de Pline, il n'est pas sûr du tout qu'il ait lu l'Apocalypse, mais il en parle comme s'il avait lu ces oeuvres.
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* Jean des Preis, dit Jean d'Outremeuse, se présente
* Les sources que Jean d'Outremeuse déclare avoir utilisées
* Jean de Stavelot, copiste et continuateur
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[p. 1] Ch'est li promier libre des croniques de pays del evesqueit de Liege. Chi commenche ly promier partie de myreur des hystors. |
[p. 1] Ceci est le premier livre des chroniques du pays de l'évêché de Liège. Ici commence la première partie du Myreur des Hystors. |
Jean des Preis, dit Jean d'Outremeuse, se présente
[p. 1] [Promier comment li conte palatin commenche à parleir] Portant que maintes gens oient volentirs racompteir en prendant solas et delectation en oyr parleir, racompteir, reciteir ou pronunchier anchienes hystors, croniques ou auctoritais et chozes anchienement passées et avenues le temps chi-devant, nous Johans des Preis, dis d'Oultre-Mouse, clers ligois publes des autoriteis apostolique et imperial et del court de Liege notairs et audienchier, et par le grasce de Dieu et del majesteit imperials nobles contes palatiens, vos vorons demonstreir et despondre chesty present croniques, que nos avons translateit de latien en franchois, et mys en pluseurs volummes ou libres dependant ly unc del autre, affin que toutes [p. 2] maniers de singnour et aultres gens, qui de latien n'ont nulle cognissanche, le pussent entendre. |
[p. 1] [D'abord, le comte palatin commence à parler] Maintes personnes aiment écouter raconter ; elles trouvent distraction et plaisir à écouter parler, raconter, réciter, rapporter d'anciennes histoires, chroniques ou textes de référence parlant de choses passées, arrivées au cours des époques précédentes. C'est pourquoi, nous, Jean des Preis, dit d'Outremeuse, clerc liégeois, (fonctionnaire) public des autorités apostolique et impériale et de la cour de Liège, notaire et audiencier, et, par la grâce de Dieu et de la majesté impériale, noble comte palatin, nous voudrions présenter et exposer les présentes chroniques, que nous avons traduites du latin en français et mises en plusieurs volumes ou livres liés les uns aux autres. Ainsi, toutes les [p. 2] catégories de personnes, seigneurs et autres, qui n'ont aucune connaissance du latin, pourront y avoir accès. |
Les sources que Jean d'Outremeuse déclare avoir utilisées
[p. 2] [Desqueiles libres chis libres at esteit extrais] Lyqueis presens croniques at esteit pris et extrais des croniques l'evesque de Liege Hue de Pirepont, les abbeis Engoran de Sains-Denys en Franche et Seguyn de Meauz en Brie, si com depart eaux fut fais et acopuleis, enssi que ilh an (est) fait mension à leur temps chi-apres. Et deveis savoir qu'ilh trahirent le veriteit de toute l'isle de Europe, en que nos habitons, et d'autres, enssi en corregant les erreurs. |
[p. 2] [Les sources des présentes chroniques] Les présentes chroniques ont été prises et tirées des chroniques de l'évêque de Liège, Hugues de Pierrepont, des abbés Enguerrand de Saint-Denis en France, et de Seguin de Meaux en Brie. Leur compilation est notre point de départ, comme indiqué en temps voulu ci-après. Il faut savoir que ces chroniques tirent leur vérité de toute l'Europe où nous habitons, et d'autres régions encore, tout en en corrigeant les erreurs. |
Et fut chis presens croniques fondeis, assavoir : sor les croniques et escrips Josephus, de la partie des Juys ; item, de Tyti Livii ; item, des croniques Orasiens ; item, des croniques le pape Damasque ; item, de Paulin, dyaques ; item, de Bonitus, l'evesque de Sutre ; item, de Rasses (?) ; item, de Gilbert, poëte ; item, de Richart, moyne de Clygny ; item, de Gervaise ; item, de Estodien ; item, de Godefroit de Viterbe ; item, de frere Vincent, moyne de Bealvais ; item, des croniques Suetoniens ; item, de frere Martin, penitenchier de pape, del ordre des precheurs. Et deveis savoir que chis parolent de pluseurs mateirs, et par especial des papes et des empereurs de Romme. |
Les présentes chroniques furent basées aussi : sur les chroniques et les écrits de Flavius Josèphe, pour la partie concernant les Juifs ; sur Tite-Live et Orose ; sur les chroniques du pape Damase [= Le Liber Pontificalis], de Paul Diacre, de Bonitus évêque de Sutri [en Toscane, Bonizo, Bonizon], de Rasses (?), de Gilbert le poète [en fait le chroniqueur, une des sources de Martin], de Richard moine de Cluny, de Gervais [de Tilburg], d'Estodius, de Godefroid de Viterbe, du frère Vincent, moine de Beauvais ; sur les chroniques de Suétone et sur celles du frère Martin [Polonus ou d'Opava], pénitencier du pape, de l'ordre des frères prêcheurs. Sachez que ces auteurs traitent de nombreuses matières, et surtout des papes et des empereurs de Rome. |
Item, encors pris enssi des croniques Pliniens, le grant philosophe, qui parollent generalment de tos croniques, et maiement del fondation de Tongre et de ses roys jusques à sains Materne, li premier evesque de Tongre, et s'y fait mension del fontaine qui fut à Tongre. |
Ont servi aussi les chroniques de Pline, le grand philosophe, qui parlent d'une manière générale de toutes les chroniques, et notamment de la fondation de Tongres et de ses rois jusqu'à saint Materne, le premier évêque de la ville. Il y est fait mention de la fontaine qui se trouvait à Tongres. |
[p. 3] Item, des croniques Bernardi Guidon, precheur inquisiteur des eretiques el royalme de Franche ; item, des croniques Richars ; item, de Prosperian, le prestre ; item, de Eusebe, evesque de Cesaré ; item, des croniques Arnoul Francar de Saxongne ; item, des croniques Sigur de Hongrie ; item, de frere Baldewin de Dannemarche, qui tos generalment parollent de toutes histors et de tous pays. Item, de Bede, le venerable prestre, des croniques d'Engleterre ; item, de Odain, evesque de Viene ; item, de Elymant, del royalme de Franche especiaulment ; item, des chroniques saint Augustin ; item, de saint Jerome ; item, de saint Gregore le pape ; item, de saint Ambrose, archevesque de Melan ; item, de Sergius le pape, seconde de chi nom ; item, de Guilhaume de Puylaurenche. |
[p. 3] Elles utilisent aussi les chroniques de Bernard Guidon, frère prêcheur, inquisiteur des hérétiques dans le royaume de France ; les chroniques de Richard [?], de Prosper [d'Aquitaine] le prêtre, d'Eusèbe, évêque de Césarée et celles d'Arnold Francar de Saxe [?], de Sigurd de Hongrie [?], de frère Baudouin de Danemark [?] ; en général, elles parlent de toutes les histoires et de tous les pays. Ont été utilisées aussi les chroniques d'Angleterre du vénérable prêtre Bède, celles d'Adon, évêque de Vienne ; celles d'Hélinand, pour le royaume de France spécialement ; celles de saint Augustin, de saint Jérôme, de saint Grégoire, pape, de saint Ambroise, archevêque de Milan, du pape Serge, second du nom, de Guillaume de Puylaurens. |
Item, de grant docteur Ysidoriens ; item, de Rogier de Salerne ; item, de Methodiens d'Avergne ; item, de Sigillitaire, moyne de Gemblouz ; item, de Turpin, archevesque de Rains ; item, frere Guilhaume de Nangis, moyne de Saint-Denys en Franche ; item, des croniques Pire la Foy, com dit Yronice ; item, de Fortin et Henris, freres des precheurs ; item, de Pompeius l'Espangnois ; item, des croniques Affi, le grant poëte. |
Elles utilisent aussi les écrits du grand docteur Isidore [de Séville], de Roger de Salerne, de Méthode d'Auvergne, du moine Sigisbert de Gembloux, de Turpin, archevêque de Reims, du frère Guillaume de Nangis, moine de Saint-Denis en France, de Pierre la Foy, alias Irénée, des frères prêcheurs Fortin et Henri, de [Trogue] Pompée l'Espagnol, et d'Affi, le grand poète. |
Item, des [p. 4] croniques Harigeriens, abbeis de Lobles, qui, de temps saint Nogier, evesque de Liege, regnoit, qui escript les croniques de Tongre, de saint Materne, où Plinius les lasat, jusques à temps saint Remacle, evesque de Tongre ; item, des croniques Anseals, docteur en theologie et colaste de Liege, qui escript de saint Remacle jusques à Wazo, evesque de Liege ; item, des croniques Giles, moynes de Orvals, del evesque Wazo jusques à Henri de Geldre, evesque de Liege, qui fuit deposeis ; item, des croniques sires Johan, preistre et vestis del englieze de Warnans, et maistre Johan de Hokesemme, canoyne et scolaiste de Liege, de temps Henri de Geldre jusques à temps Engebert del Marche. |
En outre [p. 4] les chroniques d'Hériger, abbé de Lobbes, qui, sous le règne de saint Notger, évêque de Liège, écrivit l'histoire de Tongres, depuis saint Materne, là où Pline l'avait laissée, jusqu'à saint Remacle, évêque de la ville. Sans compter encore les chroniques d'Anselme, docteur en théologie et écolâtre de Liège, qui écrivit l'histoire de saint Remacle jusqu'à Wazon, évêque de Liège ; des chroniques de Gilles, moine d'Orval, qui écrivit l'histoire depuis l'évêque Wazon jusqu'à la déposition d'Henri de Gueldre, évêque de Liège ; des chroniques de messire Jean, prêtre en charge de l'église de Warnant ; des chroniques de maître Jean de Hocsem, chanoine et écolâtre de Liège, allant de l'époque d'Henri de Gueldre à celle d'Engelbert [III] de La Mark. |
Et d'oultre en avant pris les fais et les aventures que nous avons veut à plus pres que nos avons peut. Item, avons pris les vies d'alcuns sains et le decreis que tout avons chi mys où li mateire le requirt. |
À partir de là, nous avons enregistré les faits et les événements dont nous avons été témoin, au mieux de nos possibilités. Nous avons aussi utilisé les vies de certains saints et les décrets, que nous avons mis là où la matière le requérait. |
Jean de Stavelot, copiste et continuateur
[p. 4] Item, là lidit maistre Johan d'Oultre-Mouse les laisat, Johan de Stavelot, moyne et coste de Sains-Lorent par-deleis Liege, les recommenchat, et les ramynat jusques à temps Johan de Los, le LIIIe evesque de Liege, qui regnoit l'an MCCCC et XLVI. |
[p. 4] Ajoutons que là où le dit maître Jean d'Outremeuse laissa le récit, Jean de Stavelot, moine et écolâtre de Saint-Laurent près de Liège, le reprit et le poursuivit jusqu'au temps de Jean de Los, cinquante-troisième évêque de Liège, qui régnait en 1446 [= Jean de Heinsberg]. |
[Coment chis libre fut extrais de libres de tous les maistres devantdit] Apres encor deveis savoir que, de tous ches croniques des maistres deseurdis, fut exstrais et copuleis chis presens croniques. |
[Ce livre est tiré de ceux de tous les maîtres précités] Bref, il faut savoir que les présentes chroniques furent extraites et rassemblées à partir de toutes les chroniques des maîtres dont on vient de parler. |
[Coment ilh fut ordineis les VII engliese qui devoient mettre en escript tout les aventures] Et fut ordineis que dedont en avant ne sieroit riens escript dedens, se veriteit n'ont. Et furent là meismes constitueis VII capitles, assavoir : l'engliese de Romme, l'englise de Sains-Jakes en Compostel, Sains-Denis en Franche, et Rains, Liege, Trive et Collongne, lesqueis si devoient mettre en escript, chu qui avenoit à plus pres de caschon, et envoiir aux aultres, et chu par tout l'isle de Europe. Item, de ches croniques oit li evesque Hue de Pirepont une qu'ilh intitulat : les Croniques de vavassours. |
[On désigna sept églises qui devaient mettre par écrit tous les événements] Ordre fut donné que dorénavant on n'écrirait plus rien dans les chroniques qui ne soit la vérité. Furent alors établies sept églises capitulaires, c'est-à-dire : l'église de Rome, les églises de Saint-Jacques de Compostelle, de Saint-Denis en France, de Reims, de Liège, de Trèves et de Cologne. Ces églises devaient consigner par écrit ce qui se passait autour de chacune d'elles, et envoyer leurs textes aux autres, et cela dans toute l'Europe. L'évêque Hugues de Pierrepont en posséda une qu'il intitula : La Chronique des Vavassours. |
B. du déluge à la tour de babel [Myreur, p. 4b-9a]
Ans 1-240 du déluge = 2242-2482 de la création = 2958-2718 a.C.n.
Introduction [texte]
La chronologie
Jean d'Outremeuse annonce que sa chronique commence à la destruction de Troie. C'est un événement clé dans l'historiographie ancienne et, dans l'historiographie romaine, il constitue même souvent un point de départ absolu. Le chroniqueur liégeois donne ainsi l'impression de vouloir adopter un modèle chronologique gréco-romain classique. Mais ce n'est pas le cas. La destruction de Troie et la diaspora troyenne apparaîtront plus loin (p. 26ss). Son récit commence en fait aux événements postérieurs au déluge, c'est-à-dire, dans la chronologie généralement répandue au Moyen Âge, au « second âge du monde », qui va du déluge à la naissance d'Abraham. Le « premier âge », de la création au déluge, ne sera abordé que fort tard (p. 308-325), et sous la forme d'ailleurs d'une longue digression.
Fait symptomatique également d'un certain désordre, le lecteur devra attendre le récit de l'Annonciation pour voir apparaître le premier et le seul exposé d'ensemble consacré à la prosecutio temporum adoptée par le chroniqueur (p. 336). Bref, Ly Myreur, chronique universelle, commence donc dans un certain flou pour ce qui touche au comput selon lequel les événements de l'histoire du monde sont censés être présentés.
Mais qu'on ne se trompe pas. Malgré le flou sur l'organisation générale que nous venons de mettre en évidence, Jean est la plupart du temps, en matière de chronologie, capable de verser dans des précisions excessives et des discussions techniques difficilement supportables, voire ridicules. On aura l'occasion de revenir souvent sur les préoccupations chronologiques de Jean d'Outremeuse.
Les sources
La Genèse -- cela va de soi -- est bien connue de notre auteur médiéval. Rien d'étonnant de voir apparaître le motif du partage du monde entre les trois fils de Noé (Cham, Sem et Japhet) et leurs descendants (Genèse, X, 1-32). Mais le chroniqueur module ce motif à sa manière.
D'abord la Genèse ne parle pas de l'Europe, de l'Asie et de l'Afrique. L'attribution des trois parties du monde aux trois fils de Noé est une conception médiévale. Jean envisage surtout le sort de l'Europe, en insistant sur l'Italie centrale (les trois royaumes, à savoir Les Sept Monts, le Latium, la Toscane) et particulièrement sur Rome, puisque Japhet et ses fils s'installent déjà sur le site de la future capitale, momentanément il est vrai puisque des serpents les font fuir, mais ils y reviendront dans la suite (p. 9).
Cette valorisation de la zone de la future Rome, occupée par les descendants de Noé dès la fin du déluge, n'est pas anodine. Jean a ce qu'on pourrait appeler « un programme historiographique caché ». Rome sera fondée par Romulus beaucoup plus tard et, beaucoup plus tard encore, elle deviendra le siège de l'empire romain et du christianisme. Mais sa région a un très long passé.
Un autre thème cher au chroniqueur liégeois est la valorisation de cités qui lui sont proches et chères : Trèves, Tongres, Liège. Il est question ici de Trèves, qui jouit déjà d'un statut à part dans une Europe encore très primitive, statut qui deviendra un peu plus loin dans le récit (p. 13-17) celui d'une ville très développée. Tongres apparaîtra plus loin (p. 188ss). Pour Liège, il faudra attendre plus longtemps encore (Myreur, II, p. 255ss).
En ce qui concerne l'Asie, le chroniqueur met l'accent sur le géant Nemrod, petit-fils de Cham. Ce personnage est présent dans la Genèse (X, 8-10), qui cependant ne le met en rapport ni avec Babylone ni avec la Tour de Babel. La Genèse raconte bien le mythe de la tour qui devait atteindre le ciel et être à l'origine de la confusion linguistique dans le monde (XI, 1-9), mais il n'est pas question, expressis verbis, dans le texte biblique de 72 langues différentes qui se seraient substituées à une langue unique, proche de l'hébreu. Le chiffre 72 ‒ un multiple de 12 ‒ n'est pas rare dans les récits à valeur religieuse. Ainsi le Christ avait 12 apôtres et 72 (parfois 70) disciples.
La Genèse ne parle pas non plus du rôle qu'aurait joué Héber dans la formation ou le développement de l'hébreu. Héber est seulement mentionné dans la généalogie de Sem (X, 21-25). L'opinion la plus traditionnelle est que le nom « Hébreu » dérive de celui d’Héber, fils d'Erphaxat et arrière-petit-fils de Sem. Faire intervenir ce personnage dans le développement de la langue hébraïque est une étape supplémentaire, à laquelle semble tenir Jean. Un autre Héber, fils de Jabam cette fois, interviendra plus loin comme roi d'Italie et comme fondateur de ville (p. 10, 14 et 15).
Dans ces pages et dans les suivantes, la Chronique de Martin d'Opava a également inspiré Jean, surtout en ce qui concerne les débuts lointains de Rome (les primordia). Il existe d'évidents points de correspondance entre les deux auteurs. C'est le cas ici de ce qui concerne la description de Babylone (p. 8), mais ils sont beaucoup plus nombreux, comme le montrerait une comparaison détaillée entre Jean et Martin. Nous l'avons faite dans notre article sur Les « Primordia » de Rome selon Jean d'Outremeuse paru dans les FEC 34 (2017). Nous ne pouvons qu'y renvoyer le lecteur intéressé.
En ce qui concerne Trèves, sa préhistoire, sa fondation, sa description et aussi ses premiers évêques, Jean d'Outremeuse puise largement dans la Gesta Treverorum (« Geste des Trévires »), une oeuvre anonyme écrite en latin vers 1120 et éditée par G. Waitz, dans les Scriptores in folio, VIII. Chronica et gesta aevi Salici, Hanovre, 1848, p. 111-260. Cette Gesta Treverorum, commencée au XIIe siècle, sera continuée jusqu'à la fin du XVIIIe siècle, mais seul son début mythique nous intéresse ici. Elle est accessible sur la Toile. Le chroniqueur liégeois en a utilisé et traduit en français des passages entiers. Nous aurons souvent l'occasion de renvoyer le lecteur à cette Gesta Treverorum. Elle figure en très bonne place parmi les sources de Jean d'Outremeuse, aux côtés de la Chronique de Martin d'Opava, accessible elle aussi sur la Toile, dans les Monumenta Germaniae Historica (MHG). Scriptores in folio, XXII, Hanovre, 1872, p. 377-475. On notera pourtant que cette Gesta Treverorum n'est pas reprise expressis uerbis dans le Prologue où Jean donne la liste de ses sources.
Bref la Bible, la Chronique de Martin d'Opava et la Gesta Treverorum. Avec ces trois titres, nous en savons déjà beaucoup sur les sources de cette partie du Myreur.
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Avant l'arrivée des Troyens suite à la destruction de Troie, l'Europe est habitée depuis 1537 ans - Les trois royaumes et Trèves
[p. 4] [Chi libre commenche à la destruction de Troie] Et jà soiche que chiz presens croniques prendent leur commenchement à la destruction de Troie, portant que cheaux, qui de Troie soy partirent apres la destruction, si vinrent [p. 5] en Europe habiteir, combien qu'ilh avoit jà gens habitans et avoit oyut devant par l'espausse de XV cens ans et XXXVII. |
[p. 4] [Ce livre commence à la destruction de Troie] Les présentes chroniques commencent à la destruction de Troie parce que les gens qui quittèrent cette ville après sa destruction vinrent [p. 5] en Europe pour y habiter. Toutefois des gens étaient déjà installés dans cette région, et il y en avait eu précédemment pendant quinze cent trente-sept ans. |
[Des III promiers royalmes de Europ] Et y avoit jà trois royalmes, assavoir : le royalme de VII montagnes, où Romme fut puis fondée ; la seconde, le royalme des Latiens, et la tierche, le royalme de Toscaine. Et estoit Trive en Allemangne fondée, et pluseurs aultres ; mains ch'estoit choze petit, et estoient fondée trop long l'une de l'autre, enssi que nos deviserons chi-apres. |
[Les trois premiers royaumes d'Europe] On y trouvait trois royaumes : le premier était celui des sept Monts, où Rome fut fondée plus tard ; le second, celui des Latins, et le troisième, celui de Toscane. En Allemagne, Trèves était fondée, ainsi que plusieurs autres villes ; mais il s'agissait de petits établissements, trop éloignés les uns des autres, comme nous le dirons ci-après. |
[Coment ly isle de Europ fut promier habitée] Nientmains, por la cognissanche avoir de cheaux qui fondarent les trois royalmes et citeis deseurdictes, nos vorons declareir comment ly ysle de Europe fut promiers habiteis, par queiles gens et à queile temps, et par queile maniere et ocquison. Et le volons plainement demonstreir, affin que chascon le puist entendre, jusques à tant que cheaux de Troie y vinrent habiteir por le destruction de leur citeit ; et dedont en avant de greit en greit, si com Josephus et les aultres deseurdis le dient en leur croniques. |
[L'Europe fut habitée d'abord] Et, pour faire connaître les fondateurs des royaumes et des villes évoqués ci-dessus, nous voudrions parler du premier peuplement de l'Europe. Par qui, à quelle époque, comment et en quelle circonstance l'Europe fut-elle peuplée ? Nous voulons expliquer tout cela en détail, pour que chacun puisse savoir (ce qui s'y était passé) jusqu'à l'installation des Troyens après la ruine de leur ville. Et désormais, j'avancerai pas à pas, d'après les chroniques de Josèphe et des autres auteurs nommés plus haut. |
Après le déluge, Cham, Sem et Japhet, les fils de Noé, se partagent le monde (an 2242 de la création)
[p. 5] [De Noé et de ses enfans - De Cham li anneis fis Noé - Ly secon fis Noé fut Sem - Ly IIIe fils Noé fut Japhet] En cheste partie, dist li comptes des croniques, Josephus et les aultres parlant de chesti mateire que Noé, ly amys de Dieu, qui fist l’arche, oit trois fils, desqueiles ly anneis fut nommeis Cam, de coy lignie issirent les grans agoyans et les gens qui sont si contrefais et si contre nature fourmeis, qui habitent en diverses ysles de mere. Li secons fis Noé fut nommeis Sem, dequeile les patriarches et les pueples d'Israël yssirent ; et portant tient-ons Sem por le plus grans de tos les freres, que la Vierge Marie issit de sa lignie sainte. Ly thiers des fis Noé fut nommeis Japhet ; et de chesti issirent et sont issus presque tous les cristiens, et par especial del ysle d'Europe ; et fut nommée li lignie Japhet li noble generation, et li lignie Sem la sainte generation, et la lignie Cam la maldit generation. |
[p. 5] [Les enfants de Noé - Cham, le fils aîné - Sem, le deuxième - Japhet, le troisième ] Dans cette section, les récits des chroniqueurs, Josèphe et les autres qui traitent du sujet, racontent que Noé, l'aimé de Dieu, qui construisit l'arche, eut trois fils. L'aîné était appelé Cham, et de sa lignée sortirent d'immenses géants et des êtres très contrefaits et mal formés de nature, qui allèrent occuper diverses îles de la mer. Du deuxième fils de Noé, qui avait pour nom Sem, naquirent les patriarches et les peuples d'Israël. C'est pourquoi il est considéré comme plus important que ses frères, parce que la Vierge Marie est issue de sa sainte lignée. Le troisième fils de Noé était appelé Japhet, et c'est de lui que proviennent presque tous les chrétiens, spécialement ceux d'Europe. La lignée de Japhet fut appelée la génération noble, celle de Sem la génération sainte et celle de Cham la génération maudite. |
[Del deluve Noé] Et deveis savoir que, à temps de chesti Noé, envoiat Dieu le delueve des grandes aywes sor terre, et avoit ja Noé d'eaige VIc et II ans, et si n'avoit enfant qui n'awist cent ans. Si avoit li sicle dureit, puis le creation Adam, IIm IIc et XLII ans. |
[Le déluge de Noé] Il faut savoir que, au temps de Noé, Dieu envoya sur la terre le déluge et ses grandes eaux. À l'époque, Noé était déjà âgé de six cent deux ans et chacun de ses enfants avait plus de cent ans. Cela se passa deux mille deux cent quarante-deux ans après la création d'Adam. |
Ors avient apres le delueve que tous li monde fut peris, excepteit tant seulement Noé, sa femme et ses enfans, fils et filhes. Enssi fut tout li monde noiés en terre, et portant les trois fils Noé, qui pluseurs enfans avoient, partirent tout la terre en trois part. |
Le déluge avait fait périr tout le monde, à l'exception de Noé, de sa femme et de ses enfants, fils et filles. Tous les habitants de la terre étaient noyés. Les trois fils de Noé, qui avaient plusieurs enfants, partagèrent la terre en trois parties. |
Sem obtient l'Asie, Cham l'Afrique et Japhet l'Europe - Chus, fils de Cham, est le père du géant Nemrod
[Coment les trois enfans Noé partirent tout la terre en trois - Sem oit Asie - Cham oit Affrique - Japhet oit Europe] Apres la [p. 6] mort de leur peire, si oit chascon à la volenteit Cam qui donnat à Sem, son frere, Asie - car maintes gens dient que Sem estoit anneis, et les altres dient que Cam estoit anneis - le partie de Asie, qui estoit la tierche partie de la terre, et tient ortant que les II altres parties, car ilh contient la motié de la terre et plus. Mais chu ne fut pas por le grant bien qu'ilh vousist à son frere, mains portant que chu estoit unc diverses et savaiges pays. Et Affrique, qui estoit l'autre parchon, detient-ilh por luy, portant qu'ilh estoit bons et beals. Et Europe, qui estoit li altre partie à senestre, donnat-ilh à Japhet. Enssi oirent-ilhs tout le monde por eaux, et y alarent tantoist habiteir Cam et Sem en leurs terres, et commencharent fortement à regneir. Et issirent d'eaux dois grandes generations. |
[Les trois enfants de Noé partagent toute la terre en trois : Sem reçoit l'Asie, Cham l'Afrique, Japhet l'Europe] Après la [p. 6] mort de leur père, chacun s'en remit à la volonté de Cham, qui donna l'Asie à son frère Sem. Beaucoup d'auteurs disent que Sem était l'aîné, mais pour d'autres l'aîné était Cham. Quoi qu'il en soit, l'Asie, cette troisième partie, valait autant que les deux autres, car elle représentait plus de la moitié de la terre. Cham n'agit pas ainsi par souci de faire beaucoup de bien à son frère, mais parce que cette partie du monde comportait des pays divers et sauvages. Cham conserva pour lui l'autre partie, l'Afrique, parce qu'elle était bonne et belle. Il donna à Japhet l'Europe, l'autre partie du monde, située à gauche. Ils eurent ainsi pour eux le monde entier. Cham et Sem allèrent aussitôt occuper leurs terres, où ils imposèrent leur souveraineté, donnant naissance à deux grandes lignées. |
Mains Japhet ne vient nient si tost dechà mere habiteir en nostre ysle de Europe, ains alat habiter deleis Cam, son frere, unc pau de temps. Mains Cam, qui estoit fels et orgulheux, temprement l'encachat, portant que Japhet ne se voloit mettre en sa subjection. |
Japhet, lui, ne vint pas tout de suite de ce côté-ci de la mer pour habiter dans notre Europe. Il alla vivre pendant quelque temps auprès de son frère Cham. Mais ce dernier, qui était fourbe et orgueilleux, le chassa très vite, parce qu'il refusait de se soumettre à lui. |
[Cus li fis Cham oit un fis qui oit nom Nemprot] Chis Cam oit, entres les altres siens enfans, I fil qui fut nommeis Cus, et chis Cus oit I fis qui fut nommeis Nemprot, qui fut I grans agoians, de XXIII piés de long et une toise de large. |
[Chus, le fils de Cham, a un fils nommé Nemrod] Ce Cham eut, entre autres enfants, un fils, appelé Chus. Ce Chus eut un fils nommé Nemrod, qui fut un grand géant, long de vingt-trois pieds et large d'une toise. |
Japhet et ses fils s'installent sur le site de la future Rome - Des serpents les font fuir soit en Asie, soit sur le site de la future Macédoine (an 2448 de la création = an 206 du déluge = 2752 a.C.n.)
[p. 6] [Japhet vient habiteir en Europe avec II fis] A temps de chis Nemprot, vient promier Japhet habiteir en Europe ; si amynat awec ly dois de ses fils, qui furent nommeis Jabam et Rachem. Et vinrent awec eaux Janus, li fis Jabam, et Janus, li fis Rachem, et pluseurs altres de la nation Japhet ; et vinrent en droit lieu où la citeit de Romme fut depuis et est fondée. |
[p. 6] [Japhet vient habiter en Europe avec deux fils] Au temps de ce Nemrod, Japhet fut le premier à habiter en Europe ; il amena avec lui deux de ses fils, nommés Jabam et Rachem, accompagnés de Janus, fils de Jabam, d'un autre Janus, fils de Rachem, et de beaucoup d'autres de la race de Japhet. Ils s'installèrent à l'endroit exact où ensuite Rome fut fondée et se trouve encore. |
[De Romme comment ilh fut commenchié] Et edifiat là chascon tabernacles, sicom vilhettes petites ; et furent toutes nommeis apres leurs nommes des II Janus, excepteit une qui fut nommée Recheane, apres Rachen. Mains ilhs n'oirent nient là habiteit une an, que grant multitude de serpens et altres biestes vynemeux les racacharent oultre mere, dont ilh astoient venus. Et alarent tous habiteir en Asie, excepteit Rachem, qui alat ès parties de septentrion, et fondat une citeit que ilh nommat par son nom Heseponde, qui est à dire en franchois Refuyt, portant qu'ilh estoit refus ; et là habitat jusques à tant qu'ilh revient en Europe, si com vos oreis chi-apres. |
[Les débuts de Rome] À cet endroit chacun construisit des abris, des sortes de petits villages. Ils portèrent tous le nom des deux Janus, sauf un qui fut nommé Réchéane, d'après Rachem. Mais ils n'étaient pas installés là depuis un an qu'une multitude de serpents et de bêtes venimeuses les fit repartir au-delà de la mer, d'où ils étaient venus. Tous allèrent habiter en Asie, à l'exception de Rachem qui partit vers le nord et fonda une cité qu'il appela Héséponde, ce qui signifie en français 'Refuyt'. En effet il s'y était 'réfugié'. Il y habita jusqu'à son retour en Europe, comme vous l'entendrez ci-après (p. 9). |
[Machedone fut fait par Rachem] Et deveis savoir que la terre où Rachem fondat Refuyt est maintenant la terre de Machidone, qui fuit puis [p. 7] unc gran royalme ; et là fut neis ly roy Alixandre, qui conquestat tant de pays. |
[La Macédoine est fondée par Rachem] Il faut savoir que la région où Rachem fonda Refuyt est maintenant la Macédoine, qui devint plus tard [p. 7] un grand royaume, là où naquit le roi Alexandre, qui conquit tant de pays. |
[Des enfans Japhet] A cel temps que Japhet vient en Europe, avoit-ilh jà IIIc ans d'eaige, et chu fut sour l'an del origination de monde IIm IIIIc et XLVIII ans, qui fut li an del delueve Noé IIc et VI. Item, Jabam, le fis Japhet, avoit VIIxx et IIII ans, et Rachem, li altre fis Japhet, avoit XCII ans, et Janus, fis Jabam, avoit XLVIII an, et Janus, le fis Rachem, avoit XVI ans. A cel temps astoient mors tous les enfans Noé, excepteit Japhet, qui temprement apres morut en une vilhe qu'ilh avoit fondée sor mere ; et le nommat-ons apres luy Japhe, qui siet à XVI lieu pres de Jherusalem. |
[Les enfants de Japhet] Au temps où il vint en Europe, Japhet avait déjà trois cents ans ; ce fut en l'an 2448 de l'origine du monde, correspondant à l'an 206 du déluge de Noé. Jabam, le fils de Japhet, avait alors cent quarante ans ; Rachem, l'autre fils de Japhet, en avait quatre-vingt-douze ; Janus, fils de Jabam, avait quarante-huit ans et Janus, fils de Rachem, en avait seize. Alors tous les enfants de Noé étaient morts, hormis Japhet, qui mourut peu après en une ville, nommée Jaffa d'après lui, fondée au bord de la mer, et sise à seize lieues de Jérusalem. |
Les descendants de Sem (Juifs, Chaldéens et Grecs) occupent presque toute l'Asie, ceux de Cham (dont Nemrod) occupent Babylone la Grande et l'Afrique, ceux de Japhet occupent l'Europe
[p. 7] [De Heber, li fis Arphaxat, le fis Sem] Item, à cel temps que je dis, regnoit en Asie Heber, qui fut li fis Arphaxat, le fis Sem. Et en Asie meisme regnoit Nemprot, de quoy nous avons fait mention desus, qui estoit si grans que tout le monde le doubtoit ; et awec chu estoit foux et orgulheux ; et commandat par tout son pays que tous les peuples le venissent aoreir com Dieu. Chis pays n'estoit mie son pays ; mains ilh l'avoit enforchiet à Heber, qui ne li oisat contredire, et le tient à forche. |
[p. 7] [Héber, fils d'Arphaxat, fils de Sem] Au temps dont je parle, Héber, fils d'Arphaxat, fils de Sem, régnait en Asie, où régnait aussi Nemrod, que nous avons mentionné ci-dessus (p. 6). Ce Nemrod était si grand que tous le redoutaient. Il était en outre fourbe et orgueilleux. Il ordonna que tous les habitants de son royaume viennent l'adorer comme s'il était Dieu. Ce pays ne lui appartenait pas, mais il l'avait exigé d'Héber, qui n'avait pas osé s'opposer à lui, et il en avait pris possession par la force. |
[Une declaration des heurs des enfants Noé] Por vos faire mies entendre, nos le vos declarrons la maniere plus parfaitement. Ilh est veriteit que Sem et ses heurs, desqueis ilh yssirent les Juys, les Caldiens et les Greches, tinrent pasieblement la terre d'Inde, de Mesopotame, de Sirie, de Palestine, d'Armenie et toutes les provinches d'Asie, excepteit une provinche dont nos parlons, que Nemprot enforchat à son cusin ; se le nomme-t-ons le provinche de Babylone le maiour, où li thour de Babel fut fondée, enssi que vos oreis. |
[Exposé sur les héritiers des enfants de Noé] Pour vous aider à comprendre, nous présenterons la matière avec plus de précisions. En vérité, Sem et ses descendants, d'où sont issus les Juifs, les Chaldéens et les Grecs, occupèrent pacifiquement l'Inde, la Mésopotamie, la Syrie, la Palestine, l'Arménie et toutes les provinces d'Asie, sauf celle dont nous avons parlé et que Nemrod avait prise de force à son cousin. On lui donne le nom de Babylone la Grande, où fut construite la tour de Babel, comme vous l'apprendrez ci-après (p. 8). |
Et awec cel provinche tient Nemprot, qui fut ly fis Cus le fis Cam, tout la terre d'Affrique, assavoir d’Egypte, Ethioppe, Nubie, jusques en montant vers Orient à la Roge mere. Et Japhet, dont ilh sont issus tous cheaux qui sont en l'isle d'Europe, tient Espangne, Bethongne, Aquitaine, Bretangne, Germaine, Belgique, Galle, Togaine, Brataine, Cilsapine, Transalpine, Pannonie, Hongrie, Ytaile, Rurie, Ligurie, Dalmatie, Murique et tout Europe entirement. Et enssi aveis chu que les trois freres tinrent, et chu que [p. 8] Nemprot enforchat à Heber. |
Nemrod, fils de Chus, fils de Cham, outre cette province, possède toute l'Afrique, c'est-à-dire l'Égypte, l'Éthiopie, la Nubie, en remontant vers l'Orient jusqu'à la mer Rouge. Japhet, dont sont issus tous les habitants de l'Europe, possède l'Espagne, le Bethongne (Gascogne ? Bo), l'Aquitaine, la Bretagne, la Germanie, la Belgique, les Gaules Togata, Braccata, Cisalpine, Transalpine, la Pannonie, la Hongrie, l'Italie, l'Étrurie, la Ligurie, la Dalmatie, le Norique et l'ensemble de l'Europe. Vous avez donc ainsi les possessions des trois frères, et ce que [p. 8] Nemrod prit par la force à Héber. |
Nemrod, se prétendant supérieur à Dieu, le défie en construisant près de l'Euphrate une tour qui devait atteindre le ciel ainsi que la ville de Babylone, des ouvrages d'une grandeur difficile à imaginer, selon Orose (an 2460 de la création = an 218 du déluge = 2740 a.C.n.),
[p. 8] [De Nemprot et la thour de Babylone - Nemprot fut li promier roy du monde] Si vos diray avant la matiere de croniques del thour de Babylone. Chis Nemprot soy fist coronneir com roy sour toutes altres nations, et fut ly promirs roy de monde, et coroneis à droit an de son eaige VIxx et III, qui fut li an de monde IIm IIIIc et LX. Adont entrat-ilh en si grant presumption d'orguelhe chi roy Nemprot, qu'ilh porpensat en son foul cuer qu'ilh feroit edifyer une thour si hault qui monterait aux ciels ; et de cel thour guerriroit-ilh Dieu, et le cacheroit fours de paradis, où ilh le tenroit de luy. Et finablement ilh fut fait, car ilh mandat ouvriers partout ; et le fist faire à sa volenteit en Ynde, en provinche de Babylone le superiour. |
[p. 8] [Nemrod et la tour de Babylone - Nemrod est le premier roi au monde] Je vous parlerai d'abord de ce que racontent les chroniques sur la tour de Babylone. Ce Nemrod se fit couronner roi souverain de toutes les nations ; il fut le premier roi du monde. Il le fut à l'âge de cent vingt-trois ans, en l'an du monde 2460. Il fut alors pénétré d'un orgueil si prétentieux qu'il imagina en son coeur édifier une tour si haute qu'elle monterait jusqu'au ciel et que, de cette tour, il ferait la guerre à Dieu pour le chasser du paradis et s'en emparer. Finalement, il passa à l'acte. Il fit venir des ouvriers de partout, et la fit construire comme il le voulait en Inde, dans la province de Babylone la Grande. |
[Coment Nemprot fist la citeit de Babylone] Et deveis savoir qu'ilh fist faire grant citeit awec la thour grant et large et espès. Se le voloit monteir jusques à ciels ; et vuet-ons dire que el fut montée pres jusques al cercle de la lune. Mains Dieu y demonstrat myracle, dont ly ovraige demorat imparfait, si com racompte Orosius en ses croniques ; et vos l'oreis, car nos le vos dirons. |
[Nemrod construit la cité de Babylone] Vous devez savoir qu'il fit construire une grande cité avec sa tour haute, large et épaisse. Il voulait qu'elle monte jusqu'au ciel. Cela veut dire qu'elle s'éleva presque jusqu'à l'orbite de la lune. Mais Dieu se manifesta par un miracle, et l'ouvrage resta inachevé, selon le récit d'Orose dans ses chroniques. Vous l'entendrez, car nous vous en reparlerons. |
[Del grandeche et largeche de Babilone]Orosius dist enssi : ilh n'est mie en humain corps le sens ou le subtiliteit de croire la veriteit del construction del thour et la citeit de Babylone, et ausiment del destruire, ne vertu humane ne poroit subtilisier l'ovraige mervelheux qu'il y avoit ; car cel citeit, qui seoit aux plains champs sor la riviere d'Eufrates, qui est uns des flus qui vient de paradis terrestre, astoit si large de mures, si hauls et si espès, et de quarrée forme ; les murs astoient espès cinquantes cubites, et hals LI cubites, et astoient fais de terre cuyte, c'ons appelle tueles ; et le mortiers estoit fais de colle et de butyne. Et avoit en front del murs C portes de erain, et tenoit la circuite IIIIc et IIIIxx stadiens, qui est unc terme de mesure qui tient cent et XXV pas, et chascun pas tient V piés. Et tant de mervelhes en at escript Orosius, que ilh n'est cuers morteis qui le posiste croire. |
[Grandeur et largeur de Babylone] Orose dit aussi : un être humain ne peut avoir une intelligence assez subtile pour réaliser ce qu'était réellement la construction de la tour et de la cité de Babylone, ainsi d'ailleurs que sa destruction. Un pouvoir humain ne pourrait percevoir l'ouvrage merveilleux que cela représentait. Cette cité en effet, installée au milieu des champs sur l'Euphrate, un des fleuves qui vient du paradis terrestre, était de forme carrée et avait des murs très larges, très hauts et très épais. Épais de cinquante et larges de cinquante et une coudées, ces murs étaient faits de pièces de terre cuite, qu'on appelle « tuiles », liées par un mortier de colle et de bitume. La cité comptait en front de mur cent portes d'airain, et avait un pourtour de quatre cent quatre-vingt stades, un stade mesurant cent vingt-cinq pas, et un pas cinq pieds. Orose [II, 6, 8-10] a écrit sur ce sujet tant de merveilles qu'un coeur mortel ne pourrait les croire. |
Dieu, irrité par la prétention de Nemrod, arrête la construction de la tour en substituant à une langue unique, proche de l'hébreu, soixante-douze langues différentes - Rôle d'Héber, fils d'Arphaxat, arrière-petit-fils de Sem, dans le développement de l'hébreu (an 2482 de la création = 240 du déluge = 2718 a.C.n.)
[p. 8] [Coment Dieu soy corochat contre Nemprot - Coment ons appellat le lengaige des Ebreu après Heber] Ensi que ons faisoit la citeit et la thour de Babel, et la citeit astoit si hault montée que nos avons compteit, si avient que Dieu soy corrochat encontre Nemprot dez LXXII maistres ovriers qu'ilh avoit là ovrant, sens les manovriers qui adont astoient tous d'onne lengue, et tout le monde oussi, ch'est assavoir le lange de nature de Ebrie, que encor parollent les Juys ; et l'apellat-ons enssi apres Heber desusdit d'Affrique, qui mult l'avoit [p. 9] esclarchiet. |
[p. 8] [Dieu s'irrite contre Nemrod - On donne le nom d'Héber à la langue des Hébreux] Tandis qu'on construisait la cité et la tour de Babel, et que la cité était montée aussi haut que nous l'avons dit, Dieu en vint à s'irriter contre Nemrod à cause des soixante-douze maîtres ouvriers qu'il faisait travailler là, sans compter les manoeuvres. Tout le monde alors parlait une seule et même langue, présentant les caractéristiques de l'hébreu, encore parlé par les Juifs. On l'appela ainsi d'après Héber d'Afrique, cité plus haut (p. 7), qui l'avait [p. 9] très fortement clarifiée. |
[Coment Dieu transmuat unc lengage en LXXII lengaiges, et cessat l’ovrage de Babylone] Mais adont Dieu donnat à chascun ovriers une lange de parleir por ly, sy que ly uns ne pooit entendre l'autre, car Dieu le transmuat en LXXII langaiges. Et convient par forche lassier l'ovraige qui, par orguelh, fut enssi commenchiet, et les gens habiteir en la citeit et en la thour longtemps, jusques al temps Chires le roy, qui le destruit por I sien chevalier qui estoit noiés en le riviere d'Effrates, si com oreis chi apres. Enssi fut lassiet li ovraige de confusion sor l'an del creation de monde IIm IIIIc IIIIxx et II. |
[Dieu transforme un seul langage en soixante-douze langues et met fin à l’oeuvre de Babylone] Alors Dieu donna à chacun des ouvriers un parler particulier, si bien qu'ils ne pouvaient plus se comprendre entre eux. Dieu avait transformé une langue unique en soixante-douze langues différentes. Force fut alors d'abandonner le travail commencé par orgueil, et les gens durent habiter longtemps la tour et la cité, jusqu'au temps du roi Cyrus, qui les anéantit parce qu'un de ses chevaliers s'était noyé dans l'Euphrate, comme vous l'apprendrez ci-après (p. 12). Ainsi l'ouvrage de confusion fut abandonné en l'an 2482 de la création du monde. |
[Suite]
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