Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, I, p. 382b-392a

Édition : A. Borgnet (1864) ‒ Présentation nouvelle, traduction et introductions de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2017)

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Vies de Pilate et de Judas (suite) - Bruxelles - Tibère - judée (sectes) [Myreur, p. 382b-392a]

Ans 14-24

 

Introduction  [sommaire] [texte]

Une bonne partie des notices de ce fichier traite des biographies de Pilate et de Judas, telles que les concevaient les légendes médiévales (cfr l'introduction des p. 347-355). Tout ce qui parle de Judas provient de ces dernières. Quant à Pilate, certains des éléments rapportés appartiennent à l'Histoire, notamment sa charge de gouverneur de la Judée avec le titre officiel de préfet (et non de procurateur) qu'il reçut de Tibère et qu'il exerça de 26 à 36 de notre ère. Il est exact aussi que ses relations avec ses sujets juifs n'étaient pas toujours paisibles. Ainsi les deux épisodes rapportés par Jean d'Outremeuse (celui des « statues » et celui de l'aqueduc payé avec l'argent du trésor du Temple) sont confirmés pour l'essentiel par des sources antiques (Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, XVIII, 55-59 et 60-62 ; Guerre des Juifs, II, 175-177; Philo, Legatio ad Caium, 299-305).

Le récit de Jean mentionne la mort d'Auguste et l'accession au trône de Tibère, en 14 de notre ère. En réalité Auguste est bien mort en Campanie à l'âge de 77 ans, mais à Nola. On ne voit pas bien sur quelles bases on peut lui attribuer soixante-six années de règne : il fut le seul au pouvoir en 31 avant notre ère, après Actium et fut nommé Augustus par le sénat romain en 27 avant notre ère, ce qui fait soit quarante-cinq, soit quarante et un ans. Le Chronicon de Martin (éd. L. Wieland, 1872, p. 408, l. 39-40) fait état sous Auguste d'un recensement donnant non pas le chiffre de X fois IIIc et LXXX milh (soit 3.800.000) comme Jean, mais de nonagies 380 milia (soit 3.420.000). Quoi qu'il en soit, ces chiffres sont inférieurs à ceux fournis par les Res Gestae d'Auguste (VIII, 2-4) pour les années 28, 8 avant notre ère et 8 de notre ère (respectivement 4.063.000, 4.233.000 et 4.937.000). Tibère fut empereur de 14 à 37 de notre ère. En ce qui concerne la chronologie du règne de Tibère, il est abusif d'en discuter en faisant intervenir l'oeuvre de Tite-Live qui ne dépasse pas la mort de Drusus en 9 avant notre ère. Ici encore les garants invoqués par Jean (ou sa source) sont fantaisistes. En matière de liens familiaux non plus, le chroniqueur liégeois n'est pas très fiable. Tibère, n'est pas du tout le gendre d’Auguste, dont il aurait épousé la fille, mais le fils de Tiberius Claudius Nero et de Livie. Cette dernière épousa en secondes noces l'empereur Auguste, qui adopta Tibère et fit plus tard de lui son successeur. Le portrait de Tibère donné ici ne dépend ni de Tacite (Annales, IV, 57, VI, 51), ni de Suétone (Vie de Tibère, 26-29, 43-57, 68). J'ignore quelle en est l'origine. Martin d'Opava en tout cas ne semble pas en donner le portrait.

Si Hérode le Grand fut nommé roi de Judée par Auguste avec l'approbation du sénat, ce ne fut pas le cas d'Archélaüs. Après le décès de son père à Jéricho en 4 avant notre ère, Hérode Archélaüs, fils d'Hérode le Grand et de Malthacé la Samaritaine, s’était rendu à Rome pour se faire reconnaître roi de Judée par l'empereur Auguste, mais ce dernier avait préféré le nommer ethnarque. C'est avec ce titre qu'il dirigeait la partie principale du royaume de son père, la Judée, la Samarie et l'Idumée (cfr p. 377-378, pour le règlement de la succession d'Hérode). Il ne fut pas un gouvernant modèle. En 6 de notre ère, au bout de dix années de règne, la situation en Judée est telle qu'une délégation juive se rend à Rome pour en informer Auguste. Archélaüs est décrit comme un tyran cruel et brutal, irrespectueux et incapable de maintenir l'ordre et la paix. Convoqué par l’empereur, il est déposé et exilé à Vienne en Gaule. Quant à l'épouse d'Archélaüs, Glaphyra, elle est la fille du roi de Cappadoce et d'une princesse arménienne inconnue. Elle avait d'abord épousé Alexandre, fils du roi Hérode et de Mariamne. Devenue veuve après l'exécution d'Alexandre par son père en 7 avant notre ère, elle avait ensuite épousé Juba II de Numidie qui l'avait répudiée rapidement. Elle avait alors rencontré Archélaüs, fils d'Hérode et de Malthacé, qui était donc son ex-beau-frère, et l'avait épousé, une union que la loi juive considérait comme illégale.

La déposition d'Archélaüs « marque le début de la domination directe de Rome sur ses territoires, qui constituaient la partie centrale de l'ancien royaume d'Hérode : Judée, Samarie, Idumée, avec sa capitale, siège du Temple, Jérusalem. [...] Auguste [...], voyant que l'impopularité d'Archélaüs était source de troubles continuels, [s'était résolu] à annexer les territoires de ce dernier à la province romaine de Syrie » (M. Hadas-Lebel, Rome, Judée, Paris, 2009, p. 67). Ils n'étaient pas administrés directement par le gouverneur de Syrie mais par un délégué, portant le titre de « préfet de Judée (praefectus Iudaeae) ». La Galilée, ne figurant pas dans la part d'Archélaüs, n'était donc pas dépendante de la Syrie. Elle constituait, avec la Pérée, la part d'Hérode Antipas qui portait le titre de tétrarque.

Le Philippe Hérode dont il est question dans le texte du Myreur est le troisième frère, fils de Cléopâtre de Jérusalem, appelé parfois par les Modernes Hérode Philippe II ou Philippe le Tétrarque. Il reçoit donc d'Auguste la « part » de territoire qui avait été donnée à son frère Archélaüs, tombé en disgrâce, mais non le titre de roy de Judée, comme le croit Jean. Philippe reste Philippe le Tétrarque. Jean, on l'a dit plus haut, est très peu précis en matière de titres officiels, qu'il s'agisse de l'archontat athénien (p. 87), du consulat romain (p. 98-99, 197 et 200), ou du triumvirat (p. 209, 217).

De 6 à 36 de notre ère, cinq gouverneurs romains se succèdent ainsi en Judée. Le premier d'entre eux, Coponius, est en charge au moment où P. Quirinius, le gouverneur romain de Syrie, organise le recensement de l'an 6 de notre ère. Jean utilise à son propos l'expression de prinche de Judée, mais, comme on vient de le dire, il portait le titre officiel de préfet de Judée et, comme représentant personnel de l'empereur, il était supérieur aux tétrarques locaux. On peut le considérer comme le gouverneur du pays. Il fut remplacé comme préfet de Judée par Marcus Ambivius, puis par Annius Rufus, puis par Valérius Gratus. Tous ces noms romains se retrouvent dans Ly Myreur, mais souvent fort estropiés, et avec le titre tantôt de prince, tantôt de prévôt.

Le plus célèbre de ces préfets de Judée est Pontius Pilatus que Tibère nomme en l'an 26 de notre ère. Du Ponce Pilate de l'Histoire (grand intérêt de l'étude de J.-P. Lémonon, Ponce-Pilate, Ivry-sur-Seine, 2007, 301 p.), on ne connaît pratiquement rien avant cette nomination. Tous les événements antérieurs que lui attribue Jean sont empruntés à sa légende médiévale. Par ailleurs, le chroniqueur n'a aucune idée précise des rapports de pouvoir, qui pouvaient exister dans l'Histoire entre Pilate, préfet de Judée, et Philippe Hérode, tétrarque de Judée. On ne peut que sourire devant la présentation (p. 389) selon laquelle « Pilate, après son gouvernement dans l'île de Pont, décide de regagner Rome, donne à l’empereur tant d’or et d’argent que celui-ci le nomme prévôt de la Judée, en pleine propriété, pour que Philippe, le roi de Judée, ne puisse pas lui faire de tort. » Et ne parlons pas de Jean transformant Judas Iscariote en chamberlain de Pilate (p. 389) !

À propos de l'histoire parallèle de Judas et de Ponce Pilate, rappelons ce qui a été dit plus haut dans l'introduction aux p. 347-355. Il est difficile de penser que cette île Pontos (p. 387) représente le royaume du Pont, au centre de l'Asie Mineure, intervenu dans l'histoire des guerres contre Mithridate (p. 198, p. 199, et p. 269). Est-ce une île réelle ou une île légendaire imaginée à partir du royaume de Mithridate ? Peut-être la retrouve-t-on dans Ly Myreur (II, 411-412, 415), mais avec un nom légèrement différent (Ponthis) et dans un tout autre contexte ?

Nous devons en rester là, car il y aurait beaucoup trop de choses à dire. On notera en particulier (p. 388-389) ce qui concerne Anvers et Bruxelles, où il est dit que « Brus de Bretagne et Brus, prince d'Anvers, fondèrent respectivement Bruscola et Bruxelles » en l'an 21 de l'incarnation selon la chronologie de Jean. Inutile de préciser que c'est de la légende.

Quant à la présentation des Pharisiens, des Sadducéens et des Esséniens du Myreur, elle est beaucoup trop brève dans Ly Myreur pour refléter les réalités de la société juive du temps. Celle de Flavius Josèphe, Guerre des Juifs, II, 8, 2-14, est beaucoup plus développée. Mais les lecteurs désireux d'informations fouillées et précises sur ces groupes au tournant de notre ère auront intérêt à se référer à l'ouvrage monumental de John P. Meier, Un certain Juif Jésus, III, Paris, 2009, p. 195-401.

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Sommaire

* Arrivée de Ponce Pilate à Rome : Pilate, âgé de douze ans, tue son frère Jaspar - Ponce Pilate est envoyé à Rome comme otage (14)

Tibère empereur : Mort d’Octavien, recensement à Rome et avènement de Tibère - Portrait de Tibère (14)

Divers, principalement en Judée : Archélaüs et le rêve de Glaphyra - Ogens, roi de Danemark (15) - Tibère destitue Archélaüs - Philippe Hérode roi de Judée - Début de la prédication de Jésus et premiers apôtres (16) - Incidents au Temple - Mutations de Romains en Judée et mort de Salomé (17) - Mort d'Ovide (18)

* Divers : Arrivée de Judas Iscariote à Jérusalem, où sévit un prévôt cupide, tandis que Alexandre devient comte de Flandre (18-19) - Pilate, relégué dans lîle de Pontos, s'y montre très habile (19)

Divers : Tremblement de terre en Asie (19) - Pilate, en Judée, prend le dessus sur Philippe Hérode - Guerre entre Français et Flandriens et fondation de Bruscala et Bruxelles (20 et 21)

Pilate prévôt de Judée : Pilate ennemi d'Hérode Philippe - Pilate heurte les Juifs avec des statues vénérées à Rome - Pilate utilise le trésor du Temple et massacre les mécontents - Judas, chambellan de Pilate - Jésus continue à prêcher - saint Mathieu (22-24)

Digression : Pharisiens - Sadducéens - Esséniens au temps de Jésus

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Arrivée de Ponce Pilate à Rome : Pilate, âgé de douze ans, tue son frère Jaspar - Ponce Pilate est envoyé à Rome comme otage (14)

 

[De Ponche Pylate] Item, l'an XIIII, en mois de may, avient que ly roy Tyrus de Magunse, [p. 383] qui avoit II fis : l'unc de sa femme, qui fut nommeis Jaspar, et cheli avoit-ilh oyut de sa femme, et ly aultre astoit nommeis Ponche Pylate, qu'ilh avoit oyut de Pyla, la filhe de monsenier, sicom j'ay dit desus ; si avient que ches dois enfans astoient en l'eaige de XII ans, si jowoient sovent ensemble ; mains, tout enssi com Jaspar astoit plus noble de Pylate, tout enssi astoit plus apeirs et plus subtils de tout chouse, dont ilh soy melloit. Et Pylate ne soy poloit coubrir à ly de nulle chouse, dont Pylate astoit mult destoubleit de son sens. Adont avient que Pylate et Jaspar, son frere, astoient I jour en unc vergier, et avoient joweit aux escas ; si fut Pylate mas et desconfis, dont ilh fut corochiés, et commenchat à dire Jaspar vilonie. Et chis le nommat bastart. Adont le jettat Pylate d'unne pire qui le quidat navreir, et chis le rejetat d'unne aultre pire à la fonderne, tant com Pylate fut navreis en chief.

[Ponce Pilate] Au mois de mai de l'an 14, il se fit que le roi Tyrus de Magonche se trouvait être le père de deux fils : [p. 383] l'un, appelé Jaspar, qu'il avait eu de son épouse, et l’autre, appelé Ponce Pilate, qu'il avait eu de Pyla, la fille du meunier, comme je l’ai raconté plus haut (p. 352-353). Ces deux enfants, âgés de douze ans, jouaient souvent ensemble. De même qu'il était plus noble que Pilate, Jaspar était aussi plus vif et plus subtil que lui dans tous les domaines dont il s'occupait. Pilate ne pouvait le surpasser en rien, ce qui le tourmentait beaucoup et le mettait hors de lui. Un jour que Jaspar et son frère Pilate se trouvaient dans un verger et jouaient aux échecs, Pilate fut battu échec et mat, ce qui le mit très en colère. Jaspar commença à l’insulter. Il le traita de bâtard. Alors Pilate lui jeta une pierre, avec l'intention de le blesser ; et Jaspar à son tour relança une autre pierre sur le crâne de Pilate qui fut blessé à la tête.

[Coment Pylate ochist Jaspar, son frere] Quant Pylate veit qu'ilh astoit navreis, si prist I cuteal et le butat son frere en ventre, si l'ochist. Mains quant ly roy Tirus le soit, si en oit gran duelh, et demandat à son conselhe qu'ilh en feroit. Et tout le peuple commenchat à crieir qu'ilh fust ochis, car ons li devoit le chief coupeir.

[Pilate tue son frère Jaspar] Se voyant blessé, Pilate prit un couteau et frappa son frère au ventre et le tua. Quand le roi Tyrus en fut informé, il en ressentit une grande douleur et demanda à son conseil ce qu’il devait faire. Tout le peuple se mit à crier qu’on le tue, qu’on devait lui couper la tête.

[p. 383] Atant s'apensat ly roy que s'ilh rendoit fellonie contre felonie, chu seroit trop gran maul ; mains ilh s'apensat qu'ilh devoit IIIIc besans d'or aux Romans por le tregut de sa terre, si l'envoiroit illuc en ostaige, si que parmy luy ilh seroit quitte de son tregut et ne seroit mie culpauble de sa mort.Enssi envoiat ly roy Tirus Pylate, son fis, à Romme, qui puisedit fist pluseurs gran mals, enssi com vos oreis chi-apres.

[p. 383] Le roi pensa que répondre à la cruauté par la cruauté serait un mal trop grand. Ils se rappela qu’il devait quatre cents besants d’or aux Romains comme tribut pour sa terre et que, s’il envoyait Pilate à Rome comme otage, il serait dispensé de son tribut et ne serait pas coupable de sa mort. Ainsi le roi Tyrus envoya à Rome son fils Pilate, qui provoqua dans la suite des malheurs nombreux et graves, comme vous l’entendrez ci-après.

 

Tibère empereur : Mort d’Octavien, recensement à Rome et avènement de Tibère - Portrait de Tibère (14)

 

[p. 383] [L’an XIIII : Octoviain morit] Item, l'an deseurdit, le XVIe jour de jule, morut ly secon emperere de Romme, Octoviain, que ons nomat Augustus Cesar, qui avoit regneit LVI ans ; et quant ilh morut ilh avoit d'eaige LXX et VII ans, et morut à Arcelle en Champaine, et fut ensevelis en champt Marsch.

[p. 383] [An 14 : mort d’Octavien] La même année, le 16 juillet, mourut Octavien, le second empereur de Rome, qui fut appelé César Auguste, et dont le règne dura cinquante-six ans. À sa mort, il était âgé de soixante-dix-sept ans. Il mourut à Arcelle, en Campanie et il fut enseveli au Champ de Mars.

[Li nombre de peuple de Romme] A son temps furent compteis les chiefs des Romans citains ; si en fut troveis, si com dist Martiniain en son croniques, à X fois IIIc et LXXX milh par bon compte.

[Le chiffre du recensement romain] À son époque on recensa les citoyens romains. Leur nombre s'élevait, selon Martin (d'Opava) dans sa Chronique, à trois millions huit cent mille, bien comptés.

[Tybers, le IIIe empereir] Cesar fut ly thiers emperere de Romme ; si commenchat son [p. 384] regne en mois d'octembre l'an deseurdit. Et regnat solonc Martiniain XVIII ans, assavoir jusques à l'an que Jhesu-Crist fut crucifiiés. Et chu ne se puet faire, car ilh y fairoit II ans. Mains Tytus Livus dist qu'ilh regnat XXIIII ans, et que Dieu fut crucifiiés le XVIIIe an de son rengne ; et chis dist veriteit, ilh ne s'en fallit que I mois, assavoir, ilh fut coroneis en octembre l'an XIIII, si morut l'an XXXVIII en septembre.

[Tibère, le troisième empereur] Tibère César fut le troisième empereur de Rome ; il commença son [p. 384] règne en octobre de la même année. Selon Martin, il régna dix-huit ans, jusqu’à l’année de la crucifixion de Jésus-Christ. Ce qui est impossible, car il y aurait une erreur de deux ans. Mais, selon Tite-Live, il régna vingt-quatre ans, et Dieu fut crucifié la dix-huitième année de son règne. Tite-Live dit vrai, il ne s'est trompé que d'un mois : Tibère fut couronné en octobre de l’an quatorze et mourut en septembre de l'an trente-huit.

Chis Tybeirs Cesar fut ly genre de Octaviain, son predicesseur ; car ilh oit sa filhe à femme. Et alcuns croniques dient que chu fut li fis Octavian. Mains ons doit entendre que ch'astoit son fis, car ilh avoit sa filhe à femme.

Tibère César était le gendre d’Octavien, son prédécesseur, dont il avait épousé la fille. Certaines chroniques disent qu’il était le fils d’Octavien. Mais on doit comprendre qu’il était le fils d'Octavien parce qu’il avait épousé sa fille.

[p. 384] [Mervelhe de Tybeirs] Chis Tybeirs fut unc gran beveirs de vin, chu dist Tytus Livus, oussi fait Martiniain ; mains aux armes astoit-ilh preux et hardis, et fors et todis bien fortuneux, car ilh astoit gran clers, et la clergerie li aidoit grandement de saigement ordineir ses besongnes. Ch'astoit li plus beais cleir en parleir de noble faconde et eloquenche de monde ; mains tout voies ilh fut fel et crueux et avaritieux agaiteurs de parolles ; et se soy findoit qu'ilh voloit une chouse dont ilh n'avoit cure. Cheaux à cuy ilh astoit, yreis et qu'ilh haioit, fasoit-ilh bonne chire et lencheuse ; et cheaux qu'ilh amoit, apparoit-ilh yreux de chire.

[p. 384] [Étonnant Tibère] Tibère était un grand buveur de vin, selon Tite-Live et Martin. Dans le domaine des armes, il était courageux et téméraire, puissant et toujours favorisé par la fortune. Il était très instruit, et l'instruction l’aidait beaucoup à gérer sagement ses affaires. Il était le meilleur clerc au monde par sa faconde et son éloquence célèbre. Toutefois il se montra traître et cruel et très avide observateur de ce qui se disait ; il faisait semblant de vouloir des choses dont il ne souciait pas. Il faisait bonne et joyeuse mine à ceux qui suscitaient sa colère et qu’il haïssait ; et à ceux qu’il aimait, il montrait une figure courroucée.

Chis Tybeirs Cesaire, jasoiche qu'ilh fust bons en armes et conquesist asseis, mains chu ne fut mie por ly, ains envoioit des legauls aux gens d'armes encontre ses annemis. Ilh avoit une manere, s'ilh faisoit ou constituoit oflichiens queis qu'ilh fuist por les provinches, à poines les rapelloit jamais.

Bien que bon aux armes et grand conquérant, Tibère César ne dirigeait pas lui-même, mais envoyait contre les ennemis, des légats avec des hommes en armes. Il avait coutume, s’il nommait ou établissait des officiers pour les provinces, de ne presque jamais les rappeler, quelle que fût leur valeur.

 

Divers, principalement en Judée : Archélaüs et le rêve de Glaphyra - Ogens, roi de Danemark (15) - Tibère destitue Archélaüs - Philippe Hérode roi de Judée - Début de la prédication de Jésus et premiers apôtres (16) - Incidents au Temple - Mutations de Romains en Judée et mort de Salomé (17) - Mort d'Ovide (18)

 

[p. 384] [L’an XV - Mervelheux vision al femme Archelaus] Sor l'an del incarnation XV, en mois de junne, avient que Archelaus, le roy de Judée, gisoit awec sa femme une nuyt. Si vient à lée une vision qu'elle veioit Alixandre, son premier marit, esteir devant lée, [p. 385] et li disoit : « Galaffre, asseis deuist avoir de my quant je toy pris ; mains oirs as-tu pris mon frere com pute desloial, si toy en dewisse avoir gardeit ; et sache que tu ne m'es pais del toute escappée, ains comparas chu que tu as forfais al encontre de moy. » Et al matien Galaffe racomptat à Archelaus son songne, et li dest les parolles que vos aveis oiit ; de quoy Archelaus fut tous enbahis. Et Galaffe voit chu, si oit si gran paiour qu'elle soy cuchat malaide, et si morit droit le secon jour apres.

[p. 384] [An 15 - Extraordinaire vision de la femme d’Archélaüs] L’an quinze de l’Incarnation, en juin, un jour où Archélaüs, roi de Judée, dormait une nuit avec son épouse (p. 378-379), celle-ci vit en songe, dressé devant elle, Alexandre, son premier mari, [p. 385] lui disant : « Glaphyra, tu aurais dû te satisfaire de moi, quand je t'ai épousée ; maintenant, putain déloyale, tu as pris mon frère et tu aurais dû t’en garder. Sache que tu ne m’as pas du tout échappé et que tu répondras de ton forfait envers moi. » Le matin, Glaphyra raconta son rêve à Archélaüs et lui rapporta les paroles que vous avez entendues. Archélaüs en fut tout étourdi. Sa femme, voyant cela, eut tellement peur qu'elle se coucha malade et mourut exactement deux jours plus tard.

En cel an meismes, en mois d'octembre, le XVIe jour, morut ly XIe roy de Dannemarche Yboros ; si fut roy apres luy son fis Ogens, qui regnat LIII ans.

Cette même année, le 16 octobre, mourut Yborus, le onzième roi du Danemark. Son fils Ogens lui succéda et régna cinquante-trois ans.

[p. 385] [L’an XVI - Vision à Archelaus] Item, l'an del incarnation XVI, fut accuseis Archelaus, ly roy de Judée, de diverses cas à Tybiers, l'emperere de Romme. Adont ly mandat l'emperere par ses lettres que ilh venist par-devant luy à jour ordineit, por respondre à chu que ons li demanderoit. Si avient que, V jours anchois qu'ilh fuist somons, gisoit-ilh en son lit ; se songat qu'ilh veioit I buef qui mangoit les espis des bleis. Et, quant ilh oit chu songiet, ilh mandat tous les clers de la terre, et leur demandat que chu poioit estre de chi songe ; et ilhs li respondirent qu'ilh ne le savoient. Entres ches clers oit I qui mult astoit saige qui se metit avant, et li dest que ilh ly diroit mult bien l'entendement de son songe, mains qu'ilh n'en dewist avoir maul greit. Et ly roy ly creantat que non. Atant li dest li clers, qui fut nomeis Symon de Jherico, que ilh sewist por certain qui ly buef et li espit signifye muanche de chouse, et fuist tout certains que ilh perderoit sa terre temprement et en seroit oisteis, et puis apres ilh moroit sens terre, et chu vieroit-ilh en brief temps.

[p. 385] [An 16 - Vision d’Archélaüs] En l'an 16 de l’Incarnation, Archélaüs, le roi de Judée, fut accusé de divers méfaits devant Tibère, l’empereur de Rome. L'empereur lui fit savoir alors par des lettres de se présenter devant lui à une date précise, pour répondre aux questions qu'on lui poserait. Cinq jours avant la date de la convocation, couché dans son lit, il vit en songe un bœuf mangeant des épis de blé. Suite à cela, il convoqua tous les savants de son pays pour leur demander ce que ce rêve pouvait bien signifier. Ceux-ci répondirent qu’ils ne le savaient pas. Mais l'un de ces clercs, qui était très sage, s’avança. Il lui dit qu’il était à même d'expliquer ce songe, mais que le roi ne devrait pas lui en tenir rigueur. Archélaüs le lui promit. Alors le clerc, nommé Simon de Jéricho, lui dit qu'il savait en toute certitude que le bœuf et les épis signifiaient un changement de situation, qu'il était absolument sûr que le roi perdrait bientôt sa terre, qu’il en serait chassé et qu'il mourrait ensuite privé de terre. Tout cela arriverait très vite.

[Archelaus fut priveis de son rengne] Enssi com Symon l'oit dit, avient-ilh ; car droit à Ve jour apres vinrent les lettres dont ilh fut somons ; si alat à Romme, et là fut-ilh accuseis devant Tybeir Cesair de multes excesses enormes, dont ilh fut atains. Dont Cesaire soy corochat mult à luy, et le cachat fours de sa terre ; si l'envoiat en exilh à Viane, en une citeit qui siet en Galle.

[Archélaüs privé de son royaume] Tout se passa comme prédit par Simon. Après cinq jours en effet arrivèrent directement les lettres citant Archélaüs à comparaître. Il se rendit à Rome, où il fut accusé et convaincu devant Tibère César d'excès nombreux et importants. L’empereur, très irrité contre lui, le chassa de son royaume et l’exila à Vienne, une cité de Gaule.

[Philippe, son frere, fut roy de Judée] Apres chu mandat Cesair Philippe Herode, et le fist roy de Judée, et li donnat tout la saingnorie que Archelaus avoit. Si regnat XXIII ans. De chesti font mention les ewangeiles de la souffranche Jhesu-Crist. Mains Cesaire, qui toudis soy [p. 386] dobtoit des enfans Herode et de leur felonnie, envoiat en la terre de Judée awec Philippe I sien prinche qui fut nomeis Compoymes.

[Philippe, son frère, est roi de Judée] Après cela, Tibère César convoqua Philippe Hérode, le nomma roi de Judée et lui remit toute la seigneurie d’Archélaüs. Philippe régna vingt-trois ans, selon les évangiles, qui racontent la passion de Jésus-Christ. Mais César qui se méfiait toujours [p. 386] des enfants d’Hérode et de leur traîtrise, envoya avec Philippe en terre de Judée un de ses princes, nommé Coponius.

[Jhesus commenchat à prechier En cel an meismes, commenchat Jhesus à prechier. Si vient unc jour en costiant la mere de Galilée, où ilh trovat dois pesseours qui astoient freres : ly uns astoient nommeis Pires Symon, et li aultre Andrier.

[Jésus commence à prêcher] Au cours de cette même année, Jésus commença à prêcher. Un jour alors qu'il longeait la côte de la mer de Galilée, il rencontra deux pêcheurs, qui étaient des frères : l’un s’appelait Simon-Pierre, l’autre André.

[Jhesus appellat saint Pire et saint Andrier por estre ses apostles] Quant Dieu les veit, se leur dest : « Sangnours, je suy venus le monde salveir et des grandes paines d'infeir delivreir ; je vos prie que vos m'aidiés prechier, et se lassiés le pesquier, car je feray de vos teis pesseours que vos en sereis awec moy en paradis. » Quant cheaux l'entendirent, se ly ont dit : « Sire, nos summes prestes de toy à servir et faire ta volenteit. » Atant s'en alerent awec luy preschant la foid et la loy, et convertirent depuis sens nombre de gens.

[Jésus appela saint Pierre et saint André à être ses apôtres] Quand Dieu les vit, il leur dit : « Messieurs, je suis venu sauver le monde et le délivrer des grandes peines de l’enfer. Je vous demande de m’aider à prêcher. Si vous renoncez à la pêche, je ferai de vous des pêcheurs si bons que vous m’accompagnerez au paradis. » Quand ils l’entendirent, ils dirent : « Seigneur, nous sommes prêts à te servir et à faire ta volonté ». Alors ils s’en allèrent avec lui, prêchant la foi et la loi. Ils convertirent dans la suite des foules innombrables.

[p. 386] [L’an XVII. De temple] A celle temps fasoient les Juys mult grant sollempniteit de la Pasque : ilh lassoient toutes oviertes les portes dou temple le vigiel de la Pasque. Si avient que droit sour l'an XVII del incarnation, le vigiele del Pasque, remanirent oviertes solonc la constumme ; si entrarent dedens la citeit de Jherusalem, à heure de meynuyt, alcunnes gens samaritaines qui emplirent le temple de osseaux et de ordure contraire à la loy, puis s'en ralerent en leurs terres. De chu furent les Juys mult corochiés en leur conscienches, et portant ne vorent oncques depuis lassier le temple sens grant planteit de gens por gardeir ; ne oncques puis les portes ne furent oviertes, fours que à cleir jour, portant qu'ilh ne voloient mie que ons leur fesist plus despis.

[p. 386] [An 17. Le Temple] En ce temps-là, les Juifs fêtaient très solennellement la Pâque. La veille de la fête, ils laissaient grandes ouvertes les portes du Temple. En l’an 17 de l’Incarnation, la veille de la Pâque, les portes du Temple étant restées ouvertes selon la coutume, quelques Samaritains entrèrent à minuit dans la ville de Jérusalem, remplirent le Temple d’ossements et d’ordures, contrairement à la loi, puis s’en retournèrent sur leurs terres. Cela heurta profondément les consciences des Juifs. Dorénavant, ils ne voulurent plus jamais laisser le Temple sans gardes nombreuses, et les portes ne furent plus jamais ouvertes, si ce n'est en plein jour. Ils ne voulaient pas en effet qu’on leur fasse encore subir un pareil affront.

Apres chu s'en allat Compoynes, ly prinche, à Romme ; si ne vot plus eistre prinche de Judée, et Cesaire y envoiat I aultre qui fut appelleis March. Item, cel an meismes, morut Salomé, la soreur Herode. En cel an fut oisteis March de Judée, où ilh ne voloit plus eistre prinche. Si y fut I altre qui oit nom Alus.

Après cela le prince Coponius rentra à Rome : il ne voulait plus être prince de Judée. César envoya un autre, nommé Marcus (Marcus Ambivulus). Cette année-là aussi (17) mourut Salomé, la sœur d’Hérode, et Marcus fut retiré de Judée, dont il ne voulait plus être prince. Il y en eut un autre, nommé Alus (Annius Rufus).

[L’an XVIII, morut Ovidius] Sor l'an del incarnation XVIII morut Ovidius, ly bon poete, en exilhe ; si fut ensevelis deleis une citeit qui avoit nom Thomas. Chis Ovide fut mult saige et subtil cler, et fist mult de beais libres qui encors sont en grant auctoriteit ; et fut disciple à Virgile, et parfist le histoire de Virgile [p. 387] jusques en la fin de sa mort.

[Mort d’Ovide en l’an 18] En l’an dix-huit de l’Incarnation, Ovide, le bon poète, mourut en exil. Il fut enterré près d’une cité nommée Tomi. Clerc très savant et très subtil, Ovide écrivit beaucoup de beaux livres qui font encore grande autorité. Il fut un disciple de Virgile, [p. 387] dont il acheva toute l’histoire jusqu’à sa mort.

 

Divers : Arrivée de Judas Iscariote à Jérusalem, où sévit un prévôt cupide, tandis que Alexandre devient comte de Flandre (18-19) - Pilate, relégué dans l'île de Pontos, s'y montre très habile (19)

 

[p. 387] [De Judas Scarioth] En cel an meismes, en mois de jule, vers le XIe jour ou là entour, avient que Judas Scarioth, qui trahit Dieu, astoit deleis le fis de la royne del ysle de Scarioth à cuy Judas cuydoit eistre fis ; et tant jowarent les II jovenecheaux ensemble, que Judas fist ploreir le fis de la royne. Mains quant la royne le soit, si en oit grant desdengne de chu qu'ilh astoit tant hardis ; se li dest : « Ors, troveis, porquoy as-tu fait mon fis ploreir ? »

[p. 387] [Judas Iscariote] En cette même année, vers le 11 juillet, Judas Iscariote, celui qui a trahi Dieu, se trouvait un jour près du fils de la reine de l’île d’Iscariote, dont il se croyait le fils. Les deux jeunes garçons jouèrent ensemble jusqu’à un moment où Judas provoqua les pleurs du fils de la reine. Quand celle-ci le sut, elle fut très indignée de tant de hardiesse et dit : « Et alors, enfant trouvé, pourquoi as-tu fait pleurer mon fils ? ».

[De Judas qui ochist le fis du roy] De chu oit Judas grant honte qui quidoit eistre son fis, et soy taisit ; mains cel jour meismes ilh ochist le fis de la royne tout paisieblement. Apres n'oisat demoreir en la terre, si s'enfuit et soy s'acompangnat awec cheaux qui portoient le tregut en Jherusalem ; et demorat là longement où ilh pot, jusques à tant que Pylate fut prevoste de Judée, enssi com vos oreis.

[Judas tue le fils du roi] Judas en éprouva une grande honte, car il croyait être son fils. Il ne dit rien, mais le jour même, dans le plus grand secret, il tua le fils de la reine. Après quoi, il n’osa plus rester dans ce pays et s’enfuit avec ceux qui portaient le tribut à Jérusalem. Il demeura longtemps dans cette ville, là où il le pouvait, jusqu’au jour où Pilate devint prévôt de Judée, comme vous l’apprendrez.

En cel an meismes morut Alus, le prevoste de Judée, si y fut revoiet uns altre qui fut nomeis Valus et astoit grigois. Chis fut prevoste desous Philippe par l'espause de IIII ans, et fut si convoiteux d'avoir argent, qu'ilh vendoit les cymiteirs des mors, et ne poioit nuls avoir provende al temple, se ilh ne li donnoit lowier ; et tous ches que ilh y trovat mist-ilh fours de cheaux qui ne ly voloient riens doneir, se y remist des aultres qui li donont lowier.

En cette même année mourut Alus, le prévôt de Judée ; un autre y fut envoyé, un Grec du nom de Valus (Valerius Gratus). Celui-ci fut prévôt pendant quatre ans, sous Philippe Hérode. Il était si avide d’argent qu’il vendait les cimetières des morts. Personne ne pouvait avoir de prébende au Temple, s’il ne payait un loyer. Tout ce qu’il trouvait, il l’enlevait à ceux qui ne voulaient rien lui donner et le remettait à d’autres qui lui donnaient un loyer.

[L’an XIX] Sor l'an XIX, morut Cloveus, ly Xe conte de FIandre ; si regnat Alixandre son fis anneis apres XXV ans.

[An 19] En l'an 19 mourut Clovis, dixième comte de Flandre. Son fils Alexandre lui succéda, durant vingt-cinq ans.

[Pylate ochist le fis le duc de Borgongne] En cel an meisme, en mois d'awoust, avient à Romme que Ponche-Pylate ochist Paginus, qui là astoit oussi envoiet en ostaige por le tregut son peire Paginus, le duc de Burgongne, et l'ochist portant qu'ilh ne voloit nient eistre son compangnon à mal à faire.

[Pilate tue le fils du duc de Bourgogne] En août de cette même année, à Rome, Ponce Pilate tua son compagnon Paginus, qui lui aussi avait été envoyé à Rome par son père le duc de Bourgogne, comme otage en échange du tribut. Pilate le tua parce qu’il ne voulait pas être son complice en mauvaises actions.

[Pylate fut prinche de Pontos] Adont prisent les Romans entre eaz conselhe, se ilhs ochiroient Pylate ou non. Si orent teile conselhe en la fin, portant qu'ilh astoit fis de roy, que ilhs l'envoroient en l'ielh de Pontos por estre prinche de cel terre, où ilh avoit des si malvais gens qu'ilhs ne poloient souffrir nuls juges deseurs eaux qu'ilh ne fust tantost ochis s'ilh leurs forfesoit riens ; et ilhs tenoient Pylate si dissolus que tantoist y seroit ochis.

[Pilate devient prince du Pont] Les Romains réunis en conseil se demandèrent alors s’ils tueraient ou non Pilate. Finalement ils décidèrent, puisqu’il était fils de roi, de l’envoyer dans l’île de Pontos, pour en être le prince. Dans ce pays, les gens étaient si mauvais qu’ils ne pouvaient tolérer quelqu'un à leur tête et le tuaient s’il leur interdisait quoi que ce soit. Et les Romains considéraient que Pilate, étant si dissolu, serait immédiatement tué.

[La grant subtiliteit Pylate] Mains Pylate, qui bien enquist à [p. 388] queiles gens ilh astoit envoiet, se soy gardat de chu mult bien par sa subtiliteit ; car, quant ilh fut là venus, ilh regardat ses gens en remyrant leur condition, se fist d'eaux trois parchons dedens son cuer, assavoir : les grans, les moiens et les petis. Aux grans ilh donnat tant qu'ilhs furent ses amis, en tous cas ; aux moiens fasoit-ilh proieres secréement por les grans, tant qu'ilh fisent par leurs prieres que chu furent ses amis ; et aux petis fist-ilh des maneches par les grans et les moiens, et tant qu'ilh les mettit tous en grant subjection. En teile manere sormontat Pylate chas gens par sa subtiliteit, que oncques nuls devant luy ne s'en partit sens morir ; et les governat si bien que ons en parloit par tout le monde.

[La grande habileté de Pilate] Mais Pilate, bien [p. 388] informé à propos des gens chez qui on l’envoyait, s’en prémunit fort bien grâce à son habileté. Dès son arrivée, il observa leur condition et les classa dans son esprit en trois catégories : les grands, les moyens et les petits. Il fit tant de cadeaux aux grands qu’ils devinrent ses amis, en toutes circonstances ; aux moyens il faisait adresser secrètement des prières par les grands, au point qu'il réussit à obtenir par ces prières qu'ils deviennent ses amis ; aux petits il fit subir les menaces des grands et des moyens, et les maintint tous en état de grande soumission. Ainsi Pilate domina-t-il, grâce à son habileté, les habitants d'un pays dont jamais personne avant lui n'était sorti vivant. Il les gouverna même si bien qu’on en parlait partout dans le monde.

 

Divers (ans 19 - 21 de l'incarnation) : Tremblement de terre en Asie (19) - Pilate, en Judée, prend le dessus sur Philippe Hérode - Guerre entre Français et Flandriens et fondation de Bruscala et Bruxelles (20 et 21)

 

[p. 388] En cel an meismes, chaïrent en la terre de Aisie pluseurs grant citeis par le muet de la terre.

[p. 388] Cette même année, en Asie, plusieurs grandes cités s’écroulèrent, suite à un tremblement de terre.

[L’an XX - De malisce Philippe et Pylate] Item, l'an del incarnation XX, oyt dire Philippe Herode, le roy de Judée, la novelle del grant subtiliteit de sens Pylate ; si en oit grant joie, car li roy Philippe astoit aussi mult malitieux, et ons dist que cascons fait taudis joie à son semblans.

[An 20 - Perfidie de Philippe et de Pilate] En l’an 20 de l’Incarnation, Philippe Hérode, le roi de Judée, entendit parler de la grande habileté de Pilate. Il s’en réjouit beaucoup car il était lui aussi très perfide, et chacun, dit-on, se plaît toujours à rencontrer son semblable.

[Pylate regnat en Judée] Adont Philippe envoiat lettre à Pylate qu'ilh venisse tantoist parleir à ly ; et, quant ilh y fut venus, Philippe li donnat poioir par tout sa terre. Enssi commenchat Pylate à regneir en Judée desus Philippe, de quoy Philippe en fut puisedit dolans, car ilh s’en trovat dechuit par luy-meismes de Pylate, qui puisedit ly tollit une partie de sa terre.

[Pilate règne en Judée] Alors Philippe envoya une lettre à Pilate, lui demandant de venir immédiatement lui parler et, dès son arrivée, il lui donna pouvoir sur tout son territoire. Ainsi Pilate commença à régner en Judée au-dessus de Philippe, ce dont celui-ci souffrit par la suite. En effet il fut lui-même abusé par Pilate qui, plus tard, lui enleva une partie de son domaine.

[Guerre entre Franchois et Flandrois] En cel an muet grant guerre entre Troielus, le duc de Galle, et Alixandre, le conte de Flandre, portant que Alixandre avait fait robeir I filhe que li dus avoit, et l'avoit priese à femme, qui oit à nom Heleine ; et chu astoit contre la volenteit de duc. Mains enssi com ilh se guerioient, vient là passant li emperere Tybeirs Cesaire qui s'en aloit à Tongre ; si en fist le paix.

[Guerre entre Français et Flandriens] Cette année-là, une grande guerre éclata entre Troïlus, duc de Gaule, et Alexandre, comte de Flandre, parce qu’Alexandre avait fait enlever Hélène, une fille du duc, et l’avait épousée contre la volonté de son père. Mais tandis qu'ils se faisaient la guerre, l’empereur Tibère César qui se rendait à Tongres vint à passer par là et ainsi la paix entre eux fut rétablie.

[L’an XXI - Brus, le roy de Bretangne, fist Bruscala - Antwerpe – Bruselle] Item, l'an XXI, fondat Brus, li dus de Bretangne, I citeit qu'ilh nomat Bruscala, c'est à dire en franchois bien faite. En cel an meismes chevalchoit li prinche qui astoit nomeis Brus, li fis de duc Troielus de Galle, qui astoit prinche de ladit terre novelle qui astoit nomée Antwerpe, por la citeit qui enssi estoit nomé. Chis chevalchoit parmy unc bois en sa terre meismes, et y fondat une mult belle vilhe que ilh nomat Bruselle en sarazinois, c'est à dire en franchois vilhe d'aventure, portant que d'aventure ilh [p. 389] chevalchoit là ; se li plaisit si bien li lieu que ilh fondat là chist noble vilhe.

[An XXI - Brus, le roi de Bretagne, fonde Bruscala - Anvers – Bruxelles] En l’an 21, Brus, duc de Bretagne, fonda une cité qu’il appela Bruscala, c’est-à-dire en français ‘bien faite’. En cette même année, Brus, fils du duc Troïlus de Gaule, prince de la région nouvelle, dont il a été question et qu'on appelle Anvers (p. 380) à cause de la cité du même nom. Il chevauchait dans son domaine, en pacourant les bois et il y fonda une très belle ville qu’il nomma Bruxelles dans la langue locale, c’est-à-dire en français ville du hasard, parce que c'est par hasard [p. 389] qu'il avait chevauché par là. Et l’endroit lui avait tellement plu qu’il y avait fondé cette noble ville.

 

Pilate prévôt de Judée : Pilate ennemi d'Hérode Philippe - Pilate heurte les Juifs avec des statues vénérées à Rome - Pilate utilise le trésor du Temple et massacre les mécontents - Judas, chambellan de Pilate - Jésus continue à prêcher - saint Mathieu (22-24)

 

[p. 389] [L’an XXII] Item l'an del incarnation XXII, s'avisat Pylate et vient à Romme par mere, et donnat à l'emperere tant d'or et d'argent que ilh le fist prevost de Judée hiretaiblement, et que Phelippe li roy de Judée ne l'en posiste faire tort.

[p. 389] [An 22] En l’an 22 de l’Incarnation, Pilate décida de gagner Rome par mer. Il donna à l’empereur tant d’or et d’argent qu'il fut nommé prévôt de Judée, en pleine propriété, pour que Philippe, le roi de Judée, ne puisse pas lui faire de tort.

[Discors entre Pylate et Philippe, le roy de Judée] Mains quant Pylate en fut en Judée raleis et Philippe le soit, sy furent annemis li uns à l'autre ; et esmut entre eaux dois une guere qui durat jusqu'à cel jour que Nostre-Saingnour Jhesu-Crist fut livreis à Pylate. Enssi fut Pylate prevoste de Judée, par la grant subtiliteit qui en luy astoit de sa jovente.

[Discorde entre Pilate et Philippe, le roi de Judée] Mais une fois Pilate rentré en Judée, Philippe l'apprit et ils devinrent ennemis. Une guerre éclata entre eux qui dura jusqu’au jour où Notre-Seigneur Jésus-Christ fut livré à Pilate. Ainsi, grâce à la grande habileté dont il avait fait preuve depuis sa jeunesse, Pilate était devenu prévôt de Judée.

[Des ymages Pylate] Quant Pylate fut revenus en Judée, ilh aporta awec luy les ymages que ons aoroit à Romme ; car les Romans astoient adont payens. Et quant ilh les oit estaublies en Jherusalem, et les Juys le seurent, si en furent mult corochiés ; et vinrent à Pylate et li criont merchi, en disant por Dieu que ilh ostasse ches ymaiges, car les aultres saingnours devant luy n'avoient ancques aporteit teiles ymaiges, et astoit chu contre leur loy.

[Des statues de Pilate] Quand Pilate revint en Judée, il avait amené avec lui des statues vénérées à Rome ; car à l’époque les Romains étaient païens. Quand les Juifs surent que ces statues étaient exposées à Jérusalem, ils en furent très irrités. Ils vinrent trouver Pilate et le supplièrent de les ôter. Les seigneurs précédents, disaient-ils, n’en avaient jamais apporté de pareilles. Cela était en contradiction avec leur loi.

Adont fist aporteir Pylate son faudestuet, et mandat gens d'armes qui le vengassent des Juys, se besongne astoit. Atant commandat aux Juys qu'ilh voisissent aoreir ses ymaiges ; et les Juys respondirent qu'ilhs aroient plus chier à morir, car ilhs briseroient leur sainte loy. Quant Pylate les veit si ferme, se les tient com bonnes gens, et oistat les ymages.

Pilate fit alors amener son siège et ordonna à ses hommes d’armes de châtier les Juifs, si besoin était. Puis il commanda aux Juifs d'accepter d'adorer ces statues, mais ceux-ci répondirent qu’ils préféreraient mourir, car c’était là enfreindre leur loi sacrée. Quand Pilate les vit si fermes, il les considéra comme des gens de bien et fit retirer les statues.

Pylate prist le tresoir de temple] Item, l'an XXIII, en mois de junne, s'avisat Pylate et vient en temple de Jherusalem et debrisat le lieu où ly tresoir David astoit, se prist tout chu qu'ilh y trovat ; si en fist faire unc conduit de coevre, por amyneir en Jherusalem une fontaine qui astoit de une liwe longe de Jherusalem. Et ilh faisoit chu por bien, car ilh veioit qu'ilh avoit grant defaulte en Jherusalem d'aighe. Quant les Juys veirent chu, se vinrent à Pylate et ly dessent qu'ilh ne faisoit mye bien, et qu'ilhs s'en plainderoient à l'empereur de Romme.

[An 23 - Pilate s'empare du trésor du Temple] En juin de l’an 23, Pilate décida de se rendre au Temple ; il saccagea l’endroit où se trouvait le trésor de David et s'empara de tout ce qu’il y trouva. Avec cela il fit faire une conduite de cuivre, pour amener à Jérusalem l’eau d’une source distante d’une lieue de la ville. Il agissait ainsi pour le bien général, car il constatait un grand manque d’eau à Jérusalem. Quand les Juifs virent ce qu'il faisait, ils vinrent trouver Pilate et lui dirent qu’il n’avait pas bien agi et qu’ils s’en plaindraient à l’empereur de Rome.

Pylate ochist XIm Juys et plus] De quoy Pylate mult soy corochat. Si assemblat ses gens d'armes, et corit sus les Juys ; si en ochirent Xlm IXc et LXXlll Juys, et si en navrarent VIc et XIII. Et fist à tant cesseir le oevre qu'ilh avoit commenchiet ; car ilh se doubtoit que les Juys n'alassent à Romme plendre de luy à l'emperere.

[Pilate tue plus de onze mille Juifs] Pilate s’en irrita très vivement. Il rassembla ses hommes d’armes et attaqua les Juifs. Onze mille neuf cent soixante-treize d’entre eux furent tués et six cent treize furent blessés. Pilate fit alors arrêter le travail commencé, car il craignait que les Juifs n’aillent se plaindre de lui à l’empereur.

[Pylate fist son chamberlain de Judas] En cel an meismes, vint Judas Scarioth servir à la court Pylate ; sy en fist Pylate son chamberlain et son maistre conselhier, portant qu'ilh avoit entendut que Judas astoit subtis et malicieux.

[Pilate fait de Judas son chambellan] Cette même année, Judas Iscariote prit du service à la cour de Pilate, qui en fit son chambellan et son principal conseiller, ayant entendu dire que Judas était habile et plein de malice.

[L’an XXIIII - Jhesu-Crist prochoit] Item, l'an del incarnation XXIIII, [p. 390] en mois d'awoust, vint Jhesus en une citeit des Juwis, qui avoit à nom Godoza. Et là commenchat-ilh à demonstreir la loy, tant qu'ilh convertit à luy mult des Juys et des Sarasins.

[An 24 - Jésus-Christ prêche] En l’an 24 de l’Incarnation, [p. 390] au mois d’août, Jésus se rendit dans une cité juive, appelée Godosa. Et là il commença à expliquer la loi, si bien qu’il attira à lui un grand nombre de Juifs et de païens.

[Sains Maxhier devint disciple à Jhesu-Crist] En cel citeit avoit unc changeur mult riche, qui fut nomeit Maxhier : « Chis Maxhier chaït nostre sire aux piés et s'en alat awec luy, et fut unc de ses disciples ». Mult de hier l'apostre et ewangeliste ; mains ilh at à nom proprement Maxhier. Enssi aloit prechant Nostre Saingnour Jhesu-Crist awec ses apostels, car ilh avoit adont mult de gens creant en diverses loy.

[Saint Maxhier devient disciple de Jésus-Christ] Dans cette ville, vivait un changeur très riche, nommé Maxhier. Ce Maxhier tomba aux pieds de Notre-Seigneur, partit avec lui, et devint un de ses disciples. Beaucoup de gens l’appellent saint Matthieu, apôtre et évangéliste, mais son véritable nom est Maxhier. Notre-Seigneur Jésus-Christ allait ainsi prêchant avec ses apôtres, car beaucoup croyaient alors en des doctrines diverses.

 

Digression : Pharisiens - Sadducéens - Esséniens au temps de Jésus 

[p. 390] [Des Phariseins, Saducheins, Assuriens] A cel temps avoit en la terre de Judée trois manieres de gens qui n'avoient mie teile creanche li une com ly altre, et astoient tous contraires aux Juys : ly une des maneres astoit nommeit Phariseins, et les aultres Saducheins et les altres Asseriiens.

[p. 390] [Pharisiens, Sadducéens et Esséniens] Il y avait alors en terre de Judée trois catégories de gens qui n’avaient pas tous les mêmes croyances et étaient tous différents des Juifs. Les premiers étaient appelés Pharisiens, les deuxièmes Sadducéens et les troisièmes Esséniens.

Les Pharisiens

 

Promir les Phariseins astoient gens de povre estat et de petit vivre, qui portoient aultres vestimens que les aultres, et les ponteloient tous des spines qui les pondoient en la chair quant ilhs les avoient vestus. Et chu fasoient-ilh portant qu'ilh voloient avoir sovenanche des commandemens de Dieu. Et astoit leur creanche que toutes les choises qui venoient aux gens venoient par destinées. Ches gens portoient grant honeur à leurs anneis, et à cheaux qui astoient en honneur, et creioient bien que ly jour de jugement venrat et sierat ; mains ilh dissoient que l'are astoit chouse morteile, et qu'ilh moroit awec le corps. Teile creanche, com je dis, avoient les Phariseins. Et portant qu'ilhs astoient enssi varians aux altres loys, astoient-ilh nommeis Phariseins, qui est ortant à dire en franchois comme desevreis.

D'abord les Pharisiens. Cétaient des gens de pauvre condition et de maigres ressources. Ils portaient des vêtements différents des autres. Ils les garnissaient entièrement d’épines qui les piquaient dans leur chair dès qu'ils s'en revêtaient. Et ils agisssaient ainsi parce qu’ils voulaient se souvenir des commandements de Dieu. Selon leurs croyances, tout ce qui arrivait aux gens leur était prédestiné. Ils honoraient grandement les aînés et les personnes haut placées. Ils croyaient en la venue du jour du jugement, mais disaient aussi que l’âme était mortelle et qu’elle mourait en même temps que le corps. Telles étaient les croyances des Pharisiens. Et c’est parce qu’ils étaient si différents par rapport aux autres doctrines qu’on les appelait Pharisiens, ce qui signifie en français ‘séparés’.

Les Sadducéens

 

[p. 390] Item, les Saducheins avoient altre loy et creanche, car ilhs ne creioient mie que toutes chouses fussent meneez par destinée ; ains creioient que ilh fussent à la volenteit de l'homme de bien ou de male faire. Et creioient que jà ayme ne soufferoit tourment, puis que ilh seroit partie de corps, por maile que li corps awist faite ; car [p. 391] quant ly ayme issoit de corps, ilh rentroit en une aultre corps, et enssi duroient les aymes jusques à jour du jugement. Et celles qui seroient à cel jour trovées mailes seroient mise en perpetuel chartre. Et dissoient que à jour de jugement ne venroit nulle personne, s'ilh n'astoit dont vief ; car jamais les corps trespasseis ne soy releveroient de terre por venir al jugement.

[p. 390] Les Sadducéens avaient d’autres lois et d’autres croyances. En effet, ils ne croyaient pas que tout était dirigé par le destin, mais ils disaient que l’homme avait la liberté de faire le bien ou le mal. Ils pensaient que l’âme, une fois séparée du corps, ne souffrait pas de tourment pour le mal accompli par le corps, car [p. 391], dès qu'elle était sortie d'un corps, elle rentrait dans un autre. Ainsi, les âmes subsistaient jusqu’au jour du jugement et, à ce moment, les âmes jugées mauvaises seraient mises en prison pour l'éternité. Ils disaient que seuls connaîtraient le jour du jugement les gens en vie à ce moment-là, car jamais les corps trépassés ne se relèveraient de terre pour venir se faire juger.

Encor ilh disoient que ilh n'astoit nuls angeles ne archangeles, et ne creioient nuls escriptures de monde fours les chinques libres Moyses. A cheaux adjostoient-ilh grand foid, et les tenoient et les esgardoient. Et quant ilhs astoient ensemble, ilhs soy tenoient por les plus proidhommes de monde et les mies creians. Et portant soy faisoient ilhs appelleir Saducheins, qui est à dire en franchois : juste.

Ils disaient encore que n'existaient ni anges ni archanges. Ils ne croyaient en aucune écriture sacrée au monde, à l’exception des cinq Livres de Moïse, auxquels ils accordaient grande foi, les conservant et les étudiant. Quand ils étaient assemblés, ils se considéraient comme les plus sages au monde et les meilleurs croyants. C’est pourquoi ils se faisaient appeler Sadducéens, c’est-à-dire ‘justes’ en français.

Les Esséniens

 

[p. 391] Les Asseriens astoient d'aultre manere, car ilhs n'avoient cure de femmes prendre. Et encordont disoient-ilhs que ons se polloit bien marier et faire noiches, car ilh savoient que sens chu ne poroit le monde multiplier ne dureir ; mains eaux ilh ne se voloient mie jondre à femme par mariage, portant qu'ilh voloient escuweir les folies et les malvaisteis des femmes. Car ilhs disoient que jà homme ne troveroit en femmes vraie loialteit, ains astoient-elles plaines de riottes et dechivanches.

[p. 391] Les Esséniens formaient une autre catégorie. Ils ne se souciaient pas de prendre femme, tout en comprenant qu’on puisse se marier et célébrer des noces, car ils savaient que sans cela le monde ne pourrait ni se multiplier ni perdurer. Mais en ce qui les concernait, ils n'entendaient pas s'unir à une femme par mariage, voulant éviter les folies et les méchancetés des femmes. Ils disaient que jamais un homme ne trouverait de véritable loyauté chez les femmes, qui ne s'occupaient que de disputes et de tromperies.

Ches gens n'avoient nuls biens por eaux, ains astoient tous en common, et portoient vestimens blans ; et leur sembloit que chu astoit grant honneur et gran religion. Et se ne dormoient en nulle vilhe aux hosteil, car ilhs avoient en cascunne vilhe en Judée une habitation où ilhs herbegoient.

Les Esséniens ne possédaient aucuns biens propres ; ils mettaient tout en commun. Ils portaient des vêtements blancs, ce qu'ils considéraient comme très honorable et très religieux. Jamais ils ne logeaient dans des hôtelleries, car ils avaient dans chaque ville de Judée un endroit où se loger.

Et ne parlassent jamais par nuyt anchois le soleal levant. Et dissoient leurs orisons sens parleir à nully, et prioient à soleal qu'ilh soy levast. Quant li soleal astoit leveis, ilhs l'aoroient jusques à heure de medis, et adont ilh lassoient oevre. Et ches gens lavoient mult bien leurs corps, et sovent de froide aighe ; apres ilhs aloient mangier ensemble sans parleir. Ches gens ne juroient nuls seriment, car ilhs dissoient que ly jureir astoient I gran pechiet.

La nuit ils ne parlaient jamais avant le lever du soleil. Ils faisaient leurs oraisons sans parler à personne et priaient le soleil pour qu'il se lève. Quand il était levé, ils l’adoraient jusqu’à midi, et pendant ce temps ils délaissaient leur travail. Les Esséniens lavaient très bien leur corps, souvent à l’eau froide ; ensuite ils allaient prendre leurs repas ensemble en silence. Ils ne prononçaient jamais de serment, disant que jurer était un grand péché.

Et ne rechuvoient nulle homme en leur compangnie, devant que ilh avoit esteit unc an esproveit, et apres l'an ilhs le rechivoient. Et quant ilhs reprendoient unc de leurs freres de aulcon pechiet, ilhs l'enchachoient de leur compangnie [p. 392], et ne souffroient que ilh y revenist plus ; ains li donnoient en penanche que ilh visquast d'erbes et de rachines jusqu'à la mort.

Ils ne recevaient personne dans leur groupe avant de l’avoir mis à l’épreuve durant une année, et après tout ce temps seulement ils l’accueillaient. Quand un de leurs frères était accusé d’un quelconque péché, ils le chassaient de leur [p. 392] compagnie et ne l'autorisaient pas à revenir. Ils lui imposaient pour pénitence de vivre d’herbes et de racines jusqu’à la mort.

Ches gens ne rachoient mie devant eaux, ne aussi à la diestre partie, mains derier eaux ou à la senestre partie. Et gardoient si entirement le sabat que ilhs ne volaient mie aleir à chambre tot le jour de samedis. Et quant ilhs voloient les aultres jours alleir à chambre, ilhs faisoient une fosse en terre, et oussitois, qu'ilh avoient ens faite chu que mestirs leur astoit, ilhs le recovroient de unc piet de terre, portant que ilhs ne voloient mie que les reis de soleal se ferissent en chis laide lieu.

Ces gens ne crachaient ni devant eux, ni à droite, mais derrière eux ou vers la gauche. Ils respectaient si scrupuleusement le sabbat au point qu’ils ne voulaient pas aller aux toilettes durant toute la journée du samedi. Et les autres jours, quand ils devaient s'y rendre, ils creusaient un trou dans le sol et, aussitôt après avoir fait leurs besoins, ils les recouvraient d’un pied de terre, parce qu’ils ne voulaient pas que les rayons du soleil se heurtent à cet endroit dégoûtant.

Ches gens Asserins avoient plus chier à morir por droiture maintenir, que vivre por refuseir droiture. Et creioient que toutes les aymes des gens astoient creiez dès à commenchement de monde, et que elles entroient ès corps quant elles nasquoient, et que les bonnes aymes, quant ilhs issoient des corps, aloient en unc lieu en Orient, qui astoit estaublis à leurs solas et à leur joies, et les mails aymes s'en alloient par pires et par feu et par espines.

Pour respecter leurs engagements, ces Esséniens préféraient mourir plutôt que vivre sans rester dans le droit. Ils croyaient que toutes les âmes étaient créées dès le commencement du monde et entraient dans les corps à leur naissance ; que les âmes bonnes, quand elles sortaient des corps, se rendaient en Orient dans un endroit organisé pour leur plaisir et leur joie, et que les âmes mauvaises trouvaient sur leur route des pierres, du feu et des épines.

Entres ches gens avoit teiles qui dissoient aux gens chu qui les astoit advenir ; et teiles y avoit qui gisoient awec femmes, mains chu astoit à certains temps.

Certains d’entre eux annonçaient aux gens ce qui devait leur arriver ; certains aussi couchaient avec des femmes, mais c’était à certains moments.

Teiles manires de gens que je vos ay deviseit regnoient en la terre de Judée, al temps que Jhesu-Crist preschoit la foid awec ses apostles.

Telles étaient les catégories de personnes qui, comme je vous l’ai dit, se trouvaient en Judée, au temps où Jésus-Christ prêchait la foi avec ses apôtres.

 

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