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OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE IX
[Trad. et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2007]
Byblis prend conscience de sa passion coupable pour son jumeau Caunus (9, 443-516)
Le jeune Milétos, descendant d'Apollon, s'exile volontairement de Crète à cause de l'hostilité défiante du vieux roi Minos à son égard. Il va fonder Milet, en Asie Mineure, où il rencontre Cyané, la fille du fleuve Méandre, laquelle lui donne des jumeaux, une fille, Byblis, et un garçon, Caunus. (9, 443-453)
Éprise de son frère, Byblis lui témoigne, en toute innocence d'abord, de nombreuses marques d'affection. Mais bientôt, son comportement (coquetterie, jalousie) et surtout un rêve érotique, au cours duquel elle s'est vue unie charnellement à Caunus, lui font prendre conscience de la nature véritable de sa passion. (9, 454-471)
Dans un monologue intérieur, elle se rend compte de l'impossibilité de cette union et se résigne à se contenter des jouissances que peuvent lui procurer ses rêves. Et, malgré l'exemple de divers dieux s'unissant entre frère et soeur en faisant fi de l'interdit, elle préfère résister et mourir plutôt que de succomber. Mais, pensant que son frère partagerait peut-être ses sentiments, elle opère un brusque revirement et décide de passer à l'action. (9, 472-516)
9, 443 | Tunc erat inualidus Deionidenque iuuentae robore Miletum Phoeboque parente superbum |
À cette
époque,
Minos était affaibli. Il redoutait le fils de Déioné, |
9, 445 |
pertimuit credensque suis insurgere regnis, haud tamen est patriis arcere penatibus ausus. Sponte fugis, Milete, tua, celerique carina Aegaeas metiris aquas et in Aside terra moenia constituis positoris habentia nomen. |
pour père. Croyant Milétus dressé contre son trône, Minos n'osa pourtant pas l'éloigner des pénates paternels. Tu t'enfuis volontairement, Milétus, et sur ta nef rapide tu parcours les eaux de l'Égée et tu établis en terre d'Asie, des remparts qui prennent le nom de leur fondateur. |
9, 450 |
Hic tibi, dum sequitur patriae curuamina ripae, filia Maeandri totiens redeuntis eodem cognita Cyanee, praestanti corpora forma, Byblida cum Cauno, prolem est enixa gemellam. Byblis in exemplo est ut ament concessa puellae. |
C'est là que tu rencontras, quand elle suivait les courbes des rives paternelles, Cyanée, la fille du Méandre aux si nombreux replis. D'une beauté remarquable, Cyané mit au monde deux jumeaux Byblis et Caunus. L'exemple de Byblis doit inciter les filles aux amours licites. |
9, 455 |
Byblis Apollinei correpta cupidine fratris, non soror ut fratrem, nec qua debebat, amabat. Illa quidem primo nullos intellegit ignes, nec peccare putat, quod saepius oscula iungat, quod sua fraterno circumdet bracchia collo, |
Byblis, fortement éprise de son frère, beau comme Apollon,
ne l'aimait pas comme une soeur aime son frère, ni comme elle le devait. D'abord elle ne comprend pas les feux qui la brûlent et ne se sent pas coupable de donner trop souvent des baisers à son frère, de lui entourer le cou de ses bras ; elle se laisse abuser longtemps |
9, 460 |
mendacique diu pietatis fallitur umbra. Paulatim declinat amor uisuraque fratrem culta uenit nimiumque cupit formosa uideri ; et siqua est illic formosior, inuidet illi. Sed nondum manifesta sibi est nullumque sub illo |
par l'apparence trompeuse d'une affection familiale. Peu à peu, son amour dévie et, pour aller rendre visite à son frère, elle soigne son apparence et veut exagérément paraître belle ; si quelque femme plutôt jolie est présente, elle en est jalouse. Mais elle ne voit pas encore clair en elle et ne fait aucun voeu, |
9, 465 |
igne facit uotum ; uerumtamen aestuat intus ; iam dominum appellat, iam nomina sanguinis odit, Byblida iam mauult, quam se uocet ille sororem. Spes tamen obscenas animo demittere non est ausa suo uigilans ; placida resoluta quiete |
en dépit de ce feu , qui pourtant bouillonne véritablement en elle. Déjà elle l'appelle son maître et hait les noms fixés par le sang, déjà elle préfère qu'il l'appelle Byblis plutôt que soeur. Toutefois, quand elle est éveillée, elle n'a pas osé laisser envahir son âme d'espoirs inconvenants. Mais dans l'abandon d'un doux repos, |
9, 470 |
saepe uidet quod amat ; uisa est quoque iungere fratri |
elle voit souvent l'être qu'elle aime ; elle a même cru qu'elle s'unissait au corps de son frère, et elle en a rougi, bien qu'endormie sur sa couche. Le sommeil la quitte ; longtemps elle reste silencieuse et cherche à retrouver la vision de son sommeil, puis, l'esprit indécis, elle dit : « Malheureuse ! Que signifie cette vision dans le silence de la nuit ? |
9, 475 |
quam nolim rata sit ? Cur haec ego somnia uidi ? Ille quidem est oculis quamuis formosus iniquis et placet et possim, si non sit frater, amare, et me dignus erat ; uerum nocet esse sororem. Dummodo tale nihil uigilans committere temptem, |
Comme je voudrais qu'elle ne se réalise pas ! Pourquoi ai-je fait ce rêve ? Sans doute, Caunus est beau, même pour des yeux mal disposés ; il plaît et je pourrais l'aimer, s'il n'était pas mon frère ; il serait digne de moi. En fait, mon tort est d'être sa soeur. Pourvu qu'éveillée, je ne tente de commettre rien de tel, |
9, 480 |
saepe licet simili redeat sub imagine somnus ! Testis abest somno, nec abest imitata uoluptas. Pro Venus et tenera uolucer cum matre Cupido, gaudia quanta tuli ! Quam me manifesta libido contigit ! Vt iacui totis resoluta medullis ! |
puisse le sommeil me revenir souvent avec une vision semblable ! Le sommeil n'a pas de témoin, et il apporte un semblant de volupté. Ah ! Vénus et toi, Cupidon ailé, compagnon de ta tendre mère, que de plaisirs j'ai éprouvés ! Quelle vraie jouissance j'ai atteinte ! Comme je me sentais remuée jusqu'à la moëlle, étendue sur mon lit ! |
9, 485 |
Vt meminisse iuuat ! Quamuis breuis illa uoluptas noxque fuit praeceps et coeptis inuida nostris. O ego, si liceat mutato nomine iungi, quam bene, Caune, tuo poteram nurus esse parenti ! Quam bene, Caune, meo poteras gener esse parenti ! |
Quel souvenir agréable ! Plaisir de courte durée, pourtant, car la nuit était rapide et hostile à mes projets. Ô, s'il m'était permis de m'unir à toi, en changeant de nom, quel bonheur, Caunus ! je pourrais être la bru de ton père ! quel bonheur, Caunus ! tu pourrais être un gendre pour le mien ! |
9, 490 |
Omnia, di facerent, essent communia nobis, praeter auos ! Tu me uellem generosior esses ! Nescio quam facies igitur, pulcherrime, matrem ; at mihi, quae male sum quos tu sortita parentes, nil nisi frater eris. Quod obest, id habebimus unum. |
Ah ! Si les dieux pouvaient faire que tout nous soit commun, sauf nos aïeuls ! Je te voudrais de naissance plus noble que moi ! J'ignore donc quelle femme tu rendras mère, toi, le plus beau de tous ; mais pour moi, qui hélas ai hérité des mêmes parents que toi, tu ne seras qu'un frère. Cet obstacle sera notre seul bien commun. |
9, 495 |
Quid mihi significant ergo mea uisa ? Quod autem somnia pondus habent ? An habent et somnia pondus ? Di melius ! Di nempe suas habuere sorores. Sic Saturnus Opem iunctam sibi sanguine duxit, Oceanus Tethyn, Iunonem rector Olympi. |
Que m'indiquent donc mes visions ? Et quel est le poids de mes songes ? Et même les songes ont-ils du poids ? Les dieux sont mieux lotis ! Des dieux ont bien possédé leurs soeurs ! Ainsi Saturne a épousé Ops, qui lui était unie par le sang, et Océan a épousé Téthys, et le maître de l'Olympe a épousé Junon. |
9, 500 |
Sunt superis sua iura ! Quid ad caelestia ritus exigere humanos diuersaque foedera tempto ? Aut nostro uetitus de corde fugabitur ardor, aut, hoc si nequeo, peream precor ante toroque mortua componar positaeque det oscula frater. |
Les dieux d'en haut ont leurs propres lois ! Pourquoi tenter de mesurer à ceux du ciel les usages humains et leurs règles bien différentes ? Ou bien cette passion interdite sera chassée de mon coeur ou, sinon, je souhaite mourir avant d'y succomber, et être exposée, morte, sur un lit funèbre où mon frère me donnera des baisers. |
9, 505 |
Et tamen arbitrium quaerit res ista duorum ! Finge placere mihi ; scelus esse uidebitur illi. At non Aeolidae thalamos timuere sororum ! Vnde sed hos noui ? Cur haec exempla paraui ? Quo feror ? Obscenae, procul hinc discedite, flammae |
Pourtant cette affaire requiert la décision de deux personnes ! Imaginons que je m'y décide ; il jugera que c'est un crime. Mais les fils d'Éole n'ont pas redouté d'épouser leurs soeurs ! Où ai-je donc appris cela ? Pourquoi ai-je retenu cet exemple ? Où suis-je emportée ? Loin d'ici, flammes obscènes, éloignez-vous ; |
9, 510 |
nec, nisi qua fas est germanae, frater ametur ! Si tamen ipse mei captus prior esset amore, forsitan illius possem indulgere furori. Ergo ego, quae fueram non reiectura petentem, ipsa petam ! Poterisne loqui ? Poterisne fateri ? |
que mon frère n'obtienne que l'affection permise à une soeur ! Si pourtant il s'était, lui le premier, épris d'amour pour moi, je pourrais peut-être avoir de l'indulgence pour sa folie. Donc, moi qui étais disposée à ne pas rejeter sa demande, je ferai moi-même cette demande ! Pourras-tu parler ? Faire cet aveu ? |
9, 515 |
Coget amor, potero ! Vel, si pudor ora tenebit, |
L'amour m'y forcera, je pourrai ! Ou, si la honte me ferme ma bouche, une lettre discrètement remise lui avouera ma flamme secrète. » |
Byblis dévoile sa passion à Caunus dans une lettre (9, 517-573)
Partagée entre détermination et gêne, après avoir longtemps hésité, Byblis décide de faire porter une lettre à Caunus, où elle lui avouera son amour. (9, 517-529)
Après une entrée en matière assez alambiquée, où elle révèle à son frère son identité et son embarras, Byblis rappelle leurs précédentes rencontres, évoquant divers détails très révélateurs de la nature de l'amour qu'elle lui porte. Elle décrit ses efforts nombreux, mais vains, pour résister à sa passion, et s'en remet à lui. Enfin, elle argue du fait qu'ils sont à l'âge de l'insouciance et de la légèreté, et qu'ils pourront vivre pleinement leur amour sans entrave, tout en sauvegardant les apparences. Elle le supplie de ne pas la pousser au pire, s'il n'agrée pas sa demande. (9, 530-563)
Byblis charge alors un de ses serviteurs de remettre son message scellé à Caunus, et cela, en dépit d'un mauvais présage qui aurait dû la retenir, les tablettes de cire étant tombées au moment où elle les confiait au messager. (9, 564-573)
9, 517 |
Hoc placet, haec dubiam uicit sententia mentem. |
Cette idée lui convient et triomphe de sa raison indécise. |
9, 520 |
Ei mihi, quo labor ? Quem mens mea concipit ignem ? » |
Hélas, où suis-je entraînée ? Quel feu embrase mon coeur ? » |
9, 525 |
inque uicem sumptas ponit positasque resumit. |
Tour à tour, elle pose les tablettes qu'elle a en mains, puis les reprend, |
9, 530 |
« Quam, nisi tu dederis, non est habitura salutem, |
« Ce
salut qu'elle ne possédera que si tu le lui donnes, une amante te l'envoie ; ah ! elle a honte, honte de dire son nom ! et si tu cherches ce que je désire, je voudrais, sans me nommer, pouvoir plaider ma cause, sans que tu aies identifié Byblis avant que l'espoir de voir mes voeux réalisés n'ait été assuré. |
9, 535 |
Esse quidem laesi poterat tibi pectoris index |
En vérité, tu pouvais voir des indices de la blessure de mon coeur : |
9, 540 |
Ipsa tamen, quamuis animo graue uulnus habebam, |
Et pourtant, malgré la grande blessure que j'avais au coeur, |
9, 545 |
posse putes, ego dura tuli. Superata fateri |
que tu ne le croirais supportables pour une jeune fille. Je suis obligée |
9, 550 |
expetit et uinclo tecum propiore ligari. |
davantage encore et être unie à toi par un lien plus étroit. |
9, 555 |
credimus et sequimur magnorum exempla deorum. |
que tout est permis, et nous suivons les exemples des grands dieux. |
9, 560 |
et damus amplexus et iungimus oscula coram. |
et en public nous nous embrassons et échangeons des baisers. |
9, 565 |
cera manum summusque in margine uersus adhaesit. |
la cire était remplie, et la fin du texte se trouva écrit sur le bord. lui dit timidement : « Toi qui m'es très fidèle,
porte ceci à mon... », |
9, 570 |
dixit, et adiecit longo post tempore « fratri ». |
et un long moment plus tard, elle ajouta : « frère ».
Elles les lui tendit, |
Dénouement - Métamorphose de Byblis (9, 574-665)
Caunus est outré, prêt à passer sa colère sur le serviteur qu'il accuse de complicité, mais il le renvoie sans le punir, pour éviter le scandale. Le malheureux messager court avertir Byblis, désespérée par cette nouvelle. (9, 574-582)
Pourtant, quand elle recouvre ses esprits, elle n'abdique pas encore. Elle reprend son monologue, se reproche sa hâte, son irréflexion et sa maladresse : elle aurait dû tenir compte du mauvais présage et postposer son intervention, ne pas recourir à une lettre mais s'expliquer directement avec Caunus, toujours persuadée qu'elle aurait pu le convaincre. Enfin, elle met en cause la maladresse de son messager, pense à la sensiblité de Caunus, à quoi elle attache son espoir. Elle se sent acculée à aller jusqu'au bout, pour ne pas risquer d'être mal jugée par son frère, qui devrait voir en elle une victime et non un être en proie à un simple caprice. La fin de son discours assez incohérent montre l'étendue de son désarroi et l'impasse où elle se trouve. (9, 583-629)
Caunus, harcelé par les tentatives incessantes de sa soeur, finit par quitter Milet pour une autre terre. Et Byblis dont la folle passion est devenue publique veut suivre son frère en exil. Après avoir vainement cherché à le rejoindre en parcourant diverses régions, elle s'arrête épuisée, inconsolable, inondant le sol de ses larmes, avant d'être prise en pitié par des nymphes du pays des Lélèges, qui la métamorphosent, elle et ses larmes, en une source qui porte son nom. (9, 630-665)
Attonitus subita iuuenis Maeandrius ira |
Le jeune homme, fils du Méandre, saisi d'une colère subite, |
|
9, 575 |
proicit acceptas lecta sibi parte tabellas uixque manus retinens trepidantis ab ore ministri : « Dum licet, o uetitae scelerate libidinis auctor, effuge ! » ait « qui, si nostrum tua fata pudorem non traherent secum, poenas mihi morte dedisses. » |
rejette sans les lire entièrement les tablettes qu'il a reçues. À peine retient-il sa main prête à frapper le visage du serviteur tremblant : « Ô complice criminel d'une passion interdite, sauve-toi tant que tu le peux, », dit-il, « si ton sort n'entraînait avec lui notre déshonneur, tu m'aurais payé de ta vie. » |
9, 580 |
Ille fugit pauidus, dominaeque ferocia Cauni dicta refert. Palles audita, Bybli, repulsa et pauet obsessum glaciali frigore corpus. Mens tamen ut rediit, pariter rediere furores linguaque uix tales icto dedit aere uoces : |
L'homme, épouvanté, s'enfuit et va transmettre à sa maîtresse les cruelles paroles de Caunus. Tu deviens blême, Byblis, en entendant ce refus ; ton corps tremble, gagné par un froid glacial. Cependant, dès qu'elle revint à elle, revint aussi sa folle passion, et l'on n'entendit qu'à peine ces paroles que sa bouche lança dans l'air : |
9, 585 |
« Et merito ! Quid enim temeraria uulneris huius indicium feci ? Quid, quae celanda fuerunt, tam cito commisi properatis uerba tabellis ? Ante erat ambiguis animi sententia dictis praetemptanda mihi ; ne non sequeretur euntem |
« Je l'ai bien mérité ! Pourquoi ai-je été si téméraire en lui signalant ma blessure ? Pourquoi avoir confié avec tant de hâte ces mots, qui devaient rester secrets, à des tablettes si promptes à parler ? J'aurais dû sonder d'abord son état d'esprit avec des propos détournés; j'aurais dû, en n'exposant qu'une partie de la voile, |
9, 590 |
parte aliqua ueli, qualis foret aura, notare debueram, tutoque mari decurrere, quae nunc non exploratis inpleui lintea uentis. Auferor in scopulos igitur subuersaque toto obruor oceano, neque habent mea uela recursus. |
reconnaître la nature de la brise, afin qu'elle assiste ma démarche, et m'avancer sur une mer sûre ; maintenant toutes les voiles sont gonflées de vents que je n'ai pas explorés. Aussi suis-je emportée sur des écueils; j'ai chaviré, l'océan me submerge, sans que mes voiles assurent mon retour. |
9, 595 |
Quid quod et ominibus certis prohibebar amori indulgere meo, tum cum mihi ferre iubenti excidit et fecit spes nostras cera caducas ? Nonne uel illa dies fuerat, uel tota uoluntas, sed potius mutanda dies ? Deus ipse monebat> |
Que dire aussi du fait que des présages clairs m'interdisaient de céder à mon amour ? En effet, au moment où je donnais l'ordre de porter les tablettes de cire, elles sont tombées, ruinant mes espoirs. N'aurais-je pas dû changer cette date, ou alors tout mon plan, mais plutôt la date ? Le dieu lui-même m'avertissait |
9, 600 |
signaque certa dabat, si non male sana fuissem. Et tamen ipsa loqui nec me committere cerae debueram praesensque meos aperire furores. Vidisset lacrimas, uultum uidisset amantis ; plura loqui poteram quam quae cepere tabellae. |
et le signal était clair, si je n'avais eu l'esprit malade. Et aussi, ce que j'aurais dû faire, c'était lui parler directement, sans me fier à la cire et ne dévoiler qu'en sa présence ma folle passion. Il aurait vu les larmes, il aurait vu le visage de celle qui l'aime ; j'aurais pu dire plus de choses que n'en contenaient les tablettes, |
9, 605 |
Inuito potui circumdare bracchia collo et, si reicerer, potui moritura uideri amplectique pedes, affusaque poscere uitam. Omnia fecissem, quorum si singula duram flectere non poterant, potuissent omnia, mentem. |
j'aurais pu, malgré sa réticence, poser mes bras autour de son cou, et, s'il m'avait repoussée, il aurait pu me voir presque mourante lui embrasser les pieds et, prosternée, implorer de lui la vie. J'aurais tout fait, et si chaque geste, séparément, était inefficace, tous ensemble, ils auraient pu faire plier sa raison inflexible. |
9, 610 |
Forsitan et missi sit quaedam culpa ministri ; non adiit apte, nec legit idonea, credo, tempora, nec petiit horamque animumque uacantem Haec nocuere mihi ; neque enim est de tigride natus, nec rigidas silices solidumue in pectore ferrum |
Peut-être aussi, est-ce la faute du serviteur que j'ai envoyé ; il ne l'a pas abordé habilement, n'a pas, je crois, choisi le bon moment et ne l'a pas sollicité quand il avait du temps et l'esprit libre. Tout cela m'a desservie ; car enfin il n'est pas né d'une tigresse, il ne porte pas dans sa poitrine une pierre dure, ou du fer |
9, 615 |
aut adamanta gerit, nec lac bibit ille leaenae. Vincetur ! Repetendus erit, nec taedia coepti ulla mei capiam, dum spiritus iste manebit. Nam primum, si facta mihi reuocare liceret, non coepisse fuit ; coepta expugnare secundum est. |
ou de l'acier, et il n'a pas été nourri du lait d'une lionne. Il sera vaincu ! Je dois l'attaquer à nouveau, et jamais je ne me lasserai de mon entreprise, tant qu'il me restera un souffle de vie. Car, si je pouvais revenir en arrière, j'aurais dû d'abord ne pas commencer ; mais puisque j'ai commencé, mon second devoir est de l'emporter. |
9, 620 |
Quippe nec ille potest, ut iam mea uota relinquam, non tamen ausorum semper memor esse meorum. Et, quia desierim, leuiter uoluisse uidebor, aut etiam temptasse illum insidiisque petisse ; uel certe non hoc, qui plurimus urget et urit |
C'est que lui de son côté, à supposer que maintenant je renonce à mes voeux, ne peut pas perdre à jamais le souvenir de mon audace. Et, parce que j'aurai renoncé, ma volonté lui paraîtra bien légère, ou même il pensera que je l'ai mis à l'épreuve et lui ai tendu un piège ; ou en tout cas, il croira que je ne suis pas victime du dieu qui m'oppresse |
9, 625 |
pectora nostra, deo, sed uicta libidine credar. Denique iam nequeo nil commisisse nefandum. Et scripsi et petii ; temerata est nostra uoluntas ; ut nihil adiciam, non possum innoxia dici. Quod superest, multum est in uota, in crimina paruum. » |
sans cesse et m'embrase le coeur, mais de mon instinct de débauche. Enfin, je ne peux plus ne pas avoir commis un acte infâme. J'ai écrit et j'ai sollicité ; ma volonté a été pervertie ; pour ne rien ajouter, je ne puis me prétendre sans reproche. Il me reste encore beaucoup à souhaiter, peu de fautes à commettre. » |
9, 630 |
Dixit et, incertae tanta est discordia mentis ! cum pigeat temptasse, libet temptare ; modumque exit et infelix committit saepe repelli. Mox ubi finis abest, patriam fugit ille nefasque inque peregrina ponit noua moenia terra. |
Elle finit de parler, et grande est l'agitation de son esprit irrésolu ! Bien qu'elle regrette sa première tentative, il lui plaît d'essayer à nouveau ; Mais passant toute mesure, la malheureuse butte sur de constants refus. Comme ce manège n'en finit pas, Caunus bientôt fuit le déshonneur et sa patrie pour dresser des murailles nouvelles en terre étrangère. |
9, 635 |
Tum uero maestam tota Miletida mente defecisse ferunt ; tum uero a pectore uestem diripuit planxitque suos furibunda lacertos ; iamque palam est demens, inconcessaeque fatetur spem ueneris, siquidem patriam inuisosque penates |
Alors, dit-on, la fille de Milétus, accablée de tristesse, perdit complètement la raison ; elle arracha ses vêtements de sa poitrine et prise de fureur se frappa les bras. Désormais sa folie est connue de tous. Elle avoue les espoirs nés de sa passion interdite, car elle quitte sa patrie et ses pénates, |
9, 640 |
deserit et profugi sequitur uestigia fratris. Vtque tuo motae, proles Semeleia, thyrso Ismariae celebrant repetita triennia bacchae, Byblida non aliter latos ululasse per agros Bubasides uidere nurus ; quibus illa relictis, |
devenus odieux, pour suivre les traces de son frère fugitif. De même que les Bacchantes de l'Ismarus, qui, animées par ton thyrse ô fils de Sémélé, célèbrent le retour des fêtes triennales, Byblis parcourt les vastes campagnes en poussant des hurlements, sous les regards des femmes de Bubasus. Puis quittant ces lieux, |
9, 645 |
Caras et armiferos Lelegas Lyciamque pererrat. Iam Cragon et Limyren Xanthique reliquerat undas, quoque Chimaera iugo mediis in partibus ignem, pectus et ora leae, caudam serpentis habebat. Deficiunt siluae, cum tu lassata sequendo |
elle traverse à l'aventure la Carie, la patrie des Lélèges belliqueux et la Lycie. |
9, 650 |
concidis et dura positis tellure capillis, Bybli, iaces frondesque tuo premis ore caducas. Saepe illam nymphae teneris Lelegeides ulnis tollere conantur ; saepe, ut medeatur amori, praecipiunt surdaeque adhibent solacia menti. |
tu te laisses tomber, et, les cheveux épars sur le sol dur, Byblis, tu restes étendue, la tête pesant sur les feuilles mortes. Souvent, les nymphes Lélèges tentent de la soulever de leurs bras délicats, souvent elles lui conseillent de se guérir de son amour, et s'emploient à consoler un esprit qui ne veut pas entendre. |
9, 655 |
Muta iacet uiridesque suis tenet unguibus herbas Byblis et umectat lacrimarum gramina riuo. Naidas his uenam, quae numquam arescere posset, subposuisse ferunt. Quid enim dare maius habebant ? Protinus, ut secto piceae de cortice guttae, |
Byblis reste couchée, muette, serrant du bout des doigts les herbes vertes et mouillant le gazon d'un ruisseau de larmes. Les Naïades, dit la tradition, en formèrent une source à jamais intarissable. Quel don plus grand pouvaient-elles faire ? Aussitôt, comme des gouttes de résine coulant d'une écorce fendue, |
9, 660 |
utue tenax grauida manat tellure bitumen, utue sub aduentu spirantis lene fauoni sole remollescit, quae frigore constitit, unda, sic lacrimis consumpta suis Phoebeia Byblis uertitur in fontem, qui nunc quoque uallibus illis |
ou comme le bitume épais suitant du sein de la terre, ou bien, à l'arrivée de la douce haleine du zéphyr, comme l'eau que le froid a figée et qui se met à fondre sous l'effet du soleil, ainsi Byblis, la petite-fille de Phébus, consumée par ses larmes, est changée en une source qui, de nos jours encore conserve |
9, 665 |
nomen habet dominae, nigraque sub ilice manat. | en ces vallées le nom de sa maîtresse, et jaillit à l'ombre d'une yeuse. |
NOTES
Minos (9, 443). Le Crétois Minos, fils de Zeus et Europe, a joué un rôle important dans les livres 7 et 8 des Métamorphoses (voir notamment 7, 456-472 et 8, 1-182). Il vient d'être cité en 9, 437.
Milétos (9, 443-449). Selon Ovide, Milétos est fils d'Apollon (ou Phébus) et de Déioné, qui n'est pas autrement connue. Il est censé avoir vécu en Crète, sous le règne de Minos. Il se serait exilé volontairement en Asie mineure, où il aurait fondé une cité, Milet, à laquelle il aurait donné son nom. Plusieurs traits de sa vie le rapprochent de Romulus et de Rémus, notamment son origine divine, son abandon dans la forêt, son sauvetage par des louves d'abord, par des bouviers ensuite.
Cyanée... Méandre... Byblis et Caunus... (9, 450-453). Cyanée est la fille du Méandre, une rivière de Phrygie bien connue pour son cours sinueux (d'où le nom commun « méandre » en français ; cfr Mét., 2, 246 et 8, 162). Elle donna à Milétos deux jumeaux, Byblis et Caunus, dont parle la suite du récit d'Ovide, que l'on pourra comparer à celui d'Antoninus Liberalis, Les Métamorphoses, 30, intitulé « Byblis ».
exemple de Byblis (9, 454). Dans l'Art d'aimer (1, 283-284), Ovide cite aussi Byblis (de même que Myrrha, en Mét., 10, 298-518) comme des exemples d'amours interdites, parce qu'incestueuses. Nous connaissons par nos sources au moins les noms de nombreux auteurs anciens qui ont raconté l'histoire de Byblis et de Caunos. On verra notamment Antoninus Liberalis (XXX), Parthénios (X) et Conon (II). Il existe en fait plusieurs variantes au récit. Ainsi dans certaines versions, c'est Caunos qui aurait conçu pour sa soeur un amour incestueux, et il est d'ailleurs assez piquant de relever que dans son Art d'aimer (I, 283-284), Ovide lui-même n'envisageait pas, pour Byblis, une métamorphose : la maheureuse se pendait.
Les dieux sont mieux lotis (9, 497). Le latin est plus elliptique encore (Di melius). En introduisant une série d'exemples divins, Byblis veut apparemment montrer que la situation des dieux est plus favorable que la sienne.
Saturne... Ops (9, 498). Saturne (= Cronos) et Ops (= Rhéa), enfants tous deux de Ouranos (le Ciel) et de Gaia (la Terre), étaient donc frère et soeur. Ils s'unirent pourtant et eurent divers enfants (dont Zeus-Jupiter, Héra-Junon, Vesta, Démèter, etc.).
Océan... Téthys (9, 499). Océan et Téthys, nés d'Ouranos et Gaia, se sont eux aussi unis. Cfr Fast., 5, 21-22 et 5, 81.
maître de l'Olympe (9, 499). Zeus (= Jupiter) et Héra (= Junon) sont mari et femme, alors qu'ils sont nés tous deux de Cronos et de Rhéa.
fils d'Éole (9, 507). Éole est le roi des vents, régnant sur l'île d'Éolie (cfr Mét., 1, 262 ; 4, 663 ; Fast., 2, 456, et aussi Virg., Én., 1, 52-80, et note). Le personnage a donné lieu à de nombreuses variantes. En ce qui concerne les unions de ses descendants, Homère rapporte (Odyssée, 10, 5-7) qu'il avait donné ses six filles en mariage à ses six fils.
tablettes (9, 522). Sans doute Ovide imagine ici Byblis en jeune Romaine de son époque. Les Romains écrivaient à l'aide d'une pointe métallique (stylus) sur des tablettes de bois, enduites de cire (cera). Les tablettes à écrire étaient composées de planches très minces, avec un bord en saillie, pour garantir la cire du frottement. Elles étaient différentes par leur dimension et le nombre de feuillets. (D'après Rich, A., Dictionnaire des Antiquités, s.v° cera et tabella).
salut (9, 530). Ovide joue sur le sens du mot « salut », qui faisait partie de la formule courante au début d'une lettre (Tullius Tironi salutem dat : Tullius [Cicéron] à Tiron, salut). Byblis l'emploie ici dans le sens de « santé physique ».
cachet précieux (9, 566). Un dessin gravé sur un cachet en forme de bague était imprimé dans la cire, et servait de signature ou de signe de reconnaissance.
présage (9, 572). On connaît l'importance des présages pour les Anciens.
Caunus... (9, 633-634). Selon certaines versions, Caunus est autant que sa soeur responsable de cet amour incestueux. Selon Ovide en tout cas, il est innocent, et quitte Milet, sa ville natale, pour aller fonder une ville en terre étrangère. Pour Parthénios (11, 8), ce serait Caunos, en Carie.
Bacchantes de l'Ismarus (9, 641). La folie de Byblis est mise en parallèle avec celle des Bacchantes (cfr par exemple 3, 692-733 ; 6, 587-600 [pour les fêtes triennales]). L'Ismarus est une montagne de Thrace.
fils de Sémélè (9, 642). Le fils de Sémélè est Bacchus (3, 253-315), et le thyrse est un attribut de Bacchus (par exemple 3, 542).
Bubasus (9, 644). Ville de Carie, à l'est de Cnide. La course errante de Byblis n'apparaît pas très logique ni explicable. Ovide lui fait parcourir la Carie, où se trouvait le territoire des Lélèges, et la Lycie. On retrouve ici le goût pour l'érudition géographique d'Ovide, qu'on a déjà pu constater ailleurs (notamment pour la course de Médée en 7, 350-390).
Cragos et Limyra et les ondes du Xanthe (9, 646). Le Cragos est une ville et une montagne de Lycie, où est localisée la légende de la Chimère. Limyra est une ville de Lycie, sur le fleuve Limyra ; quant au Xanthe cité ici, c'est aussi une rivière et une ville de Lycie.
Chimère (9, 647). Monstre composite, fille de Typhon et d'Échidna selon Hésiode, la Chimère était soeur de Cerbère et de l'hydre de Lerne. Selon les versions, son repaire se situait en Carie, ou sur le Cragos en Lycie.
changée en source (9, 654). On se souviendra d'Aréthuse changée en fontaine (5, 572-641).
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