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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
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Historiographie du XVe au XVIIIe siècle
Etienne Pasquier (1529-1615)
L'auteur
Étienne Pasquier est né à Paris en 1529 dans une honorable famille. On ne sait rien de ses premières années, si ce n'est qu'il a commencé ses études au Collège de Presle, où enseignait le célèbre Ramus (Recherches de la France, VIII, 55, col. 858C). Il s'oriente ensuite vers le droit et suit les leçons des plus brillants juristes de l'époque, à Paris, Hotman et Baudouin, Cujas à Toulouse. Il part alors pour l'Italie et poursuit ses études à Pavie et à Bologne. En 1549, il entame à Paris une carrière d'avocat, et d'homme de lettres (en 1554, il publie un dialogue sur l'amour, le Monophile). En 1557, il se marie avec une jeune et riche veuve qu'il a défendue en justice : ils auront cinq fils. En 1560, Pasquier, auquel ses médecins ont conseillé de se retirer quelque temps à la campagne, arrive à Amboise au moment même où la « Conjuration » vient de se terminer dans un bain de sang : les têtes de quatre gentilhommes protestants « estoient encore sur l'eschafaut », écrit-il à M. de Sainte-Marthe (Lettres familières, XXI, 1, p. 346). Cet épisode tragique l'incitera à composer une Exhortation aux princes et seigneurs du conseil du Roy pour obvier aux séditions qui occultement semblent nous menacer pour le faict de la religion (1561). Catholique convaincu mais horrifié par ce qu'il a vu à Amboise, Pasquier défend dans son Exhortation l'idée qu'il faut cesser de vouloir forcer les consciences à coups d'épée, et admettre la coexistencxe de deux Églises dans le royaume. De retour à Paris, après un séjour à Cognac où il a recouvré la santé, Pasquier se retrouve bien seul au Palais : « Je me promeine deux mois ou environ dedans la sale du Palais sans rien faire. Et croyez que c'estoit avec un creve-cœur admirable. Tellement que de despit il me prit opinion de m'en bannir tout à fait » (Lettres familières, XXI, 1, p. 347). C'est à ce moment que paraît le premier livre des Recherches de la France (1560) et Pasquier reprend vite courage. En 1565, se présente à lui une cause qui va le rendre célèbre. Les Jésuites ont pu, grâce à un legs, acheter un hôtel à Paris où ils commencent à enseigner ; puis ils demandent à être intégrés à l'Université, ce qui leur est refusé. S'ensuit un procès où Pasquier est chargé de défendre les intérêts de l'Université. Il n'en sort pas vainqueur, l'affaire est « appointée », c'est-à-dire remise sine die, mais le jeune avocat, s'il est mécontent du résultat, y gagne une très flatteuse réputation. « Ceste cause, dit-il, est la premiere planche de mon avancement au Palais » (ibid., p. 350). Et cette affaire incitera notre auteur à publier un nouveau livre, le Catéchisme des Jésuites ou examen de leur doctrine (1602). En 1585, Pasquier est nommé par Henri III avocat général à la Cour des Comptes. Il suit le roi quand celui-ci est obligé de fuir Paris, il s'installe à Tours et ne rentrera dans la capitale qu'en 1594, avec Henri IV. En 1604, Pasquier renonce à sa charge d'avocat au profit de son fils aîné, Théodore. Il consacre ses dernières années à la littérature et à sa famille.
L'œuvre
Pasquier a beaucoup écrit, durant toute sa vie, des poèmes, en français comme en latin, d'innombrables lettres, des textes politiques et juridiques. On ne lui doit aucun livre qui relève à proprement parler de l'histoire mais ses Recherches de la France méritent de figurer dans une anthologie comme celle-ci : cette œuvre disparate est en grande partie consacrée au passé de la France et l'auteur y applique une méthode qui, pour l'époque, est tout à fait digne d'un historien.
Les Recherches ont occupé Pasquier pendant plus de cinquante ans, de 1557 à ses derniers jours (T 5). L'œuvre a été constamment complétée, remaniée au fil des éditions, jusqu'à la dernière parue du vivant de l'auteur, en 1611 : celle-ci ne comporte que sept livres, mais l'auteur laisse à son décès de nombreux chapitres que ses héritiers font paraître en 1621 en les répartissant en trois livres ; cette édition posthume comporte donc dix livres. Le plan de l'ouvrage sera encore modifié dans la suite de sorte que dans l'édition « classique », et définitive, de 1723, les Recherches sont réparties en neuf livres.
Le contenu en est très varié. C'est un ensemble de « recherches » que Pasquier présente sous forme de chapitres, réunis en livres qui ne portent pas de titre et qui forment des ensembles d'une cohérence variable. Les trois premiers livres ont une réelle unité (T 2) : I. Les origines de la France, depuis César ; II. Les institutions, Parlement, Chambre des Comptes, etc ; III. L'organisation ecclésiastique. Le livre IV est très disparate. On y trouve un chapitre (VIII) sur certaines ordonnances de Charlemagne, un autre (XXIV) sur l'invention de l'artillerie et de l'imprimerie, un autre encore sur le jeu d'échecs (XXXI)... Le livre V est un recueil d'événements historiques, avec une prédominance de chapitres consacrés à la reine Brunehaud. Le livre VI est du même genre, si ce n'est qu'il déborde sur l'étranger, l'Écosse de Marie Stuart (Ch. XV), le royaume de Jérusalem (Ch. XXV) ; qu'on y trouve de mirabilia comme cette grossesse d'une femme de Sens qui aurait duré vingt-huit ans (Ch. XLI) ou, un peu plus loin, un chapitre sur les songes (XLIV). Les livres VII et VIII sont consacrés à des questions de langue et de littérature ; le livre IX, à l'Université de Paris, aux chirurgiens et barbiers et au droit romain.
Étienne Pasquier est un auteur très attentif aux questions de méthode. Ses tout premiers mots, dans l'introduction aux Recherches, sont une justification de sa façon de travailler (T 1) : appuyer ses dires sur le témoignage d'auteurs anciens et reproduire même mot à mot les passages sur lequels il se fonde (T 9). Et les sources utilisées par le juriste-historien sont très nombreuses. Sources littéraires, d'une part. Pasquier a lu et exploite la Chronique d'Aimoin de Fleury, l' Histoire des Francs de Grégoire de Tours (T 10), la Chronique de Flodoard, celle de Sigebert de Gembloux, et celle de Guillaume de Nangis, l'Histoire de Saint Louis de Joinville etc. Il a abondamment puisé aussi dans les dépôts d'archives, notamment ceux du Parlement et de la Chambre des Comptes mais il a compulsé également un vieux Registre des Chartes du Roy, contenant des édits de Philippe le Bel (Recherches, L. II, Ch. III, col. 51C), un Chartulaire de l'Abbaye de la Trinité à Vendôme (L. III, Ch. XLI, col. 318D) ; il consacre tout un chapitre (VIII) du livre IV aux Ordonnances de Charlemagne, pour obvier aux fraudes que l'on pratiquoit en France sous le pretexte des Clericatures. Parlant du statut des chirurgiens de Paris, il donne de longs extraits d'édits de Philipe le Bel, Jean II et Charles V. Sa documentation est impressionnante.
Tout aussi remarquable est son esprit critique. Quoi qu'il en dise parfois, Pasquier ne se contente pas de fournir au lecteur des pièces qui lui permettraient de se faire une opinion personnelle (T 9). En juriste qu'il est, il tente de débrouiller lui-même les questions posées et d'établir la vérité, ou du moins de s'en approcher. Il parle, dans un chapitre consacré à l'institution des pairs de France, de méthode « académique », et il s'explique : « je veux dire monstrer par bonnes et vallables raisons ce qui n'est pas, & timidement asseurer ce qui peut estre » (L. II, Ch. IX, col. 97A). Pour ce faire, une règle qu'il s'est imposée et sur laquelle il revient fréquemment, c'est de rechercher les témoignages les plus proches dans le temps des événements dont il est question (T 2 in fine). Et si des témoins anciens sont en désaccord, comme Aimoin et Grégoire de Tours à propos de la reine Brunehaud, il faut donner raison « à la plus ancienne ancienneté », c'est-à-dire à Grégoire (T 10). Pasquier connaît bien les faiblesses humaines et, par conséquent, sait la méfiance avec laquelle il faut accueillir les témoignages : il y a peu d'assurance à se fier aux dires d'autrui, car chacun parle à l'avantage des siens, ou du prince que l'on veut flatter, ou dont on craint la vengeance. L'histoire est vraiment « chose de soy fort chatouilleuse » (T 18).
Comment l'historien va-t-il se tirer d'embarras quand les sources qu'il a recueillies sont insuffisantes ? Se dire incapable de trancher, non liquet : c'est la position de Pasquier sur la question des origines troyennes des Français (T 3). Il est plus audacieux quand il traite de la conversion de Clovis et de la religion de Clotilde. Etait-elle catholique ou arienne ? Les sources ne le disent pas mais notre auteur croit pouvoir assurer qu'elle n'était pas hérétique (T 8). Une autre solution se présente encore : formuler une hypothèse, la présenter comme telle et laisser au lecteur la liberté d'en tirer « tel profit qu'il lui plaira » (T 6).
Pasquier est sans doute plus remarquable par son souci de s'informer et son esprit critique que par son esprit de synthèse. Bien des livres des Recherches, on l'a dit, sont assez hétéroclites. Cette œuvre laisse pourtant apparaître un auteur qui s'interroge sur les grandes lignes qui traversent le cours des événements. Son analyse des résultats lointains des croisades en est un bon exemple (T 12). Loin de se rallier à l'opinion commune qui célèbre ces six expéditions comme autant de guerres saintes, Pasquier en voit les conséquences néfastes et finalement désastreuses puisque, selon lui, ce sont ces entreprises prétendument pieuses qui ont engendré la Réforme. Il montre la même hauteur de vue au début de son livre II, quand il se demande « lequel des deux, de la Fortune, ou du Conseil, a le plus ouvré à la manutention de ce Royaume de France » (T 4). Ce premier chapitre s'ouvre sur un résumé de l'histoire de l'Occident depuis la chute de l'Empire romain où l'on voit que tous les royaumes qui en sont issus, des Bourguignons, des Vandales, des Ostrogoths, des Lombards, n'ont eu qu'une existence éphémère. « Nous seuls, qui avions comme les autres, trouvé nostre grandeur dedans les despoüilles de Rome, sommes demeurez redoutez & florissans jusques à huy » (col. 43B-C). Non pas que le royaume de France n'ait pas connu de graves dangers, mais « le temps a tousjours enfanté quelques braves Princes & Seigneurs, quasi pour relever à poinct nommé la grandeur de cette nostre Monarchie » (col. 44B ; cf. T 4). Pasquier voit là l'action de la Fortune, c'est-à-dire de la Providence divine, laquelle est souvent invoquée dans les Recherches en tant que cause profonde des événements (cf. L. V, Ch. V, col. 452B-C ; Ch. XXIV, col. 496B-C ; Ch. XXIX, col. 510B ; L. VI, Ch. V, col. 529A ; col. 534C ; col. 535D).
On soulignera, pour finir, un autre aspect des Recherches de la France. Sous les apparences d'un ouvrage de pure érudition, se cache en réalité un livre très engagé. Pasquier veut d'abord défendre tout ce qui est français, notamment la langue et la littérature. « Si la Poësie italienne a quelque advantage sur la Françoise », se demande-t-il au chapitre VIII du livre VII. Et les chapitres suivants sont de la même veine : « Que nostre langue Françoise n'est moins capable que la Latine de beaux traits Poëtiques » (Ch. IX) ; « Que nos Poëtes François, imitans les Latins, les ont souvent esgalez, & quelques-fois surmontez » (Ch. X) ; « Que nostre langue est capable de vers mesurez, tels que les Grecs & Romains » (Ch. XI ; voir aussi T 14). Il en va de même dans le domaine juridique. Avocat, puis magistrat, Pasquier connaît évidemment le droit romain ; il avait même, dans sa vieillesse, composé un ouvrage sur les Institutes de Justinien. Il n'empêche qu'il préfère le droit français (T 17).
Son patriotisme s'exprime aussi dans le domaine religieux. Il est catholique, certes, mais de tendance gallicane, doctrine qu'il résume en douze « propositions & maximes » à la fin de son livre III (Ch. XLV, col. 353C-D - 354A). Doctrine qui l'amène d'ailleurs à attaquer les Jésuites avec une violence qui surprend chez un auteur d'ordinaire si mesuré. Dans un chapitre intitulé « De la secte des Jesuites », il reprend les formules qu'il avait utilisées dans son plaidoyer de 1565. Comment définir l'ordre fondé par Ignace de Loyola ? Un « Monstre, qui pour n'estre ny Seculier, ny Regulier, estoit tous les deux ensemble, & partant introduisoit dans nostre Eglise, un ordre Hermaphrodite » (col. 323D - 324C). Et cette compagnie est à ses yeux responsable des pires maux qu'ait connus la France : « ils furent les premiers boute-feux de ceste malheureuse Ligue qui a rüiné de fonds en comble nostre Royaume » (col. 325B).
En politique intérieure aussi, Pasquier a des idées bien arrêtées. Fidèle sujet du Roi, il est résolument hostile à la monarchie absolue : « Grande chose veritablement, & digne de la Majesté d'un Prince, que nos Roys, ausquels Dieu a donné toute puissance absoluë, ayent d'ancienne intitution voulu reduire leurs volontez sous la civilité de la loy : & en ce faisant que leurs Edicts & Decrets passassent par l'alambic de cet ordre public. Et encore chose pleine de merveille, que deslors que quelque Ordonnance a esté publiée & verifiée au Parlement, soudain le peuple François y adhere sans murmure : comme si telle compagnie fust le lien qui noüast l'obeïssance des sujets avec les commandements de leur Prince » (Livre II, Ch. IV, col. 66A-B). C'est donc le Parlement qui tempère le pouvoir royal et qui justifie l'assentiment du peuple, le Parlement, plus que l'Assemblée des États, ou États Généraux, qui n'ont été créés que pour donner une apparence légale à la levée des impôts, « pour faire avecques plus de douceur avaler cette purgation au commun peuple » (Livre II, Ch. VII, col. 86C).
Réception
E. Pasquier a été fort apprécié de son vivant. Il passait pour un maître, un oracle, note Feugère (Œuvres choisies, p. XCIV) : le juriste-historien, ami de Ronsard, de Montaigne, suscitait l'admiration de tous les hommes de lettres de l'époque. Mais la réédition des Recherches par les fils de Pasquier, en 1621, allait modifier les choses. Le Père Garasse, ‒ « le plus absurde et le plus insolent calomniateur, et en même temps le plus ridicule écrivain qui ait jamais été chez les jésuites », selon Voltaire ‒, répondit immédiatement à cette réédition par ses propres Recherches des Recherches, véritable réquisitoire contre Pasquier. L'ouvrage, composé « Pour la defense de nos Roys contre les outrages, calomnies , & autres impertinences dudit Autheur », comporte cinq chapitres où Pasquier est présenté successivement comme le Médisant, l'Impertinent, l'Ignorant, le Libertin et le Glorieux. La réplique viendra deux ans plus tard (1624), sans nom d'auteur, apparemment due à deux fils de Pasquier, en réalité à un avocat du Parlement de Paris, Antoine Remy. L'ouvrage, intitulé Deffence pour Estienne Pasquier... Contre les impostures et calomnies de François Garasse, est de la même facture que les Recherches des Recherches, en cinq chapitres : le Boufon, l'Imposteur, le Pedant, l'Injurieux, l'Impie. Cette querelle terminée, le souvenir de Pasquier semble s'estomper. On constate avec un certain étonnement, par exemple, qu'à l'extrême fin du siècle, Bayle cite assez fréquemment les Recherches dans les notes de son Dictionnaire, sans consacrer une notice à leur auteur, alors que le P. Garasse bénéficie de cette faveur : il est vrai que les choix de Bayle sont parfois assez surprenants. Quoi qu'il en soit, il faudra attendre le XIXe siècle pour que Pasquier retrouve un certain crédit. En 1827, A. Thierry lui consacre une de ses Notes sur quatorze historiens antérieurs à Mézeray (Dix ans d'études historiques, nouv. éd., Paris, Garnier, p. 396-403). Son jugement est mesuré. Il trouve dans les Recherches « quelque chose de ce que plus tard on a appelé la philosophie de l'histoire » et c'est, selon lui, le seul livre d'érudition du XVIe siècle qu'on puisse lire encore sans ennui (p. 396-397), mais surtout, son auteur peut faire preuve d'une grande impartialité : c'est le cas, en particulier, lorsqu'il traite des croisades (p.401-402 ; cf. T 12). D'un autre côté, Thierry juge que la critique de Pasquier est parfois plus subtile que juste (p. 397) et qu'il travestit volontiers les personnages du moyen-âge en gentilhommes du XVIe siècle. Une phrase, me semble-t-il, figurant au début de la notice, pourrait résumer l'opinion de Thierry sur les Recherches de la France : « L'effet de ce livre remarquable est plutôt de faire penser le lecteur que de lui donner une représentation vraie des hommes et des choses d'autrefois » (p. 397). En 1843, M. Dupin, Procureur général, consacre l'essentiel de son discours de rentrée à la Cour de cassation à un éloge d'E. Pasquier « dont le nom brille encore dans les sphères les plus élevées de nos Magistratures comme avocat, comme homme public, et comme écrivain ». Il concède que l'érudition déployées dans les Recherches manque quelquefois de critique, toutefois, estime-t-il, cela ne débouche que sur quelques erreurs assez bénignes. Quelques années plus tard, voilà Sainte-Beuve qui s'intéresse à Pasquier dans une de ses Causeries du Lundi (1851) : s'il évoque les « doctes et utiles Recherches de la France », il analyse surtout les Lettres et la personne de Pasquier, « l'exemple de l'un des plus excellents, des plus solides et des plus ingénieux entre les esprits modérés » (Les grands écrivains français, XVIe siècle. Les prosateurs, Paris, Garnier, 1926, p. 117-138).
On terminera cet aperçu en mentionnant quelques publications récentes qui montrent l'intérêt que suscite encore aujourd'hui l'œuvre d'Etienne Pasquier. En 1996, paraissait une importantee édition critique des Recherches, présentée et annotée par M.-M. Fragonard et F. Roudaut [Je ne connais malheureusement ce gros ouvrage que par le compte rendu qu'en a donné A. Jouanna dans le Bulletin de l'Association d'étude sur l'Humanisme, la Réforme et la Renaissance, 45, 1997, p. 145-147]. Plus récemment, c'est d'outre-Atlantique que nous est parvenue une nouvelle étude consacrée à E. Pasquier, due au R.P. Dahlinger, S.J. [compte rendu de K. MacDonald dans H-France Review, 8, 2008, p. 97-99]. On notera enfin que le tout dernier livre de P. Nora a pour titre Recherches de la France (Paris, Bibliothèque des Histoires, 2013). Et l'auteur justifie cet emprunt en des termes qui méritent d'être relevés : « le titre, dans son apparente modestie, fait un écho lointain à une grande œuvre, qui n'est plus guère fréquentée que par des spécialistes, les Recherches de la France d'Étienne Pasquier, dans la seconde moitié du XVIe siècle. Ce qui frappe dès l'abord le lecteur non averti, c'est, avec la liberté de ton, l'incroyable variété des sujets qui passent des institutions politiques aux traits de mœurs, de l'histoire de l'Église à la genèse des langues » (p.11-12). Grande œuvre qui se signale par sa liberté de ton, la variété des sujets traités, gageons que les recherches à son sujet ne sont pas arrivées à leur terme !
Bibliographie
Textes
‒ Les oeuvres d'Estienne Pasquier contenant ses Recherches de la France ..., 2 vol., Amsterdam, 1723 (réimpr. Genève, 1971). <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1134027/f412.image>
‒ Les Recherches de la France, éd. critique s/dir. M.-M. FRAGONARD - F. ROUDAUT, 3 vol., Paris, 1996.
‒ Oeuvres choisies d'Étienne Pasquier, éd. L. FEUGÈRE, 2 vol., Paris, 1849.
‒ Lettres familières, éd. D. THICKETT, Genève, 1974 (Textes littéraires français, 203).
Études
‒ AA.VV., Étienne Pasquier et ses Recherches de la France, Paris, 1991 (Cahiers V.L. Saulnier, 8).
– BELLENGER Y., Clovis dans les Recherches de la France d'Étienne Pasquier, dans M. ROUCHE (Dir.), Clovis, histoire & mémoire. Le baptême de Clovis, son écho à travers l'histoire, Paris, 1997, p. 487-499.
‒ BOUTEILLER P., Un historien du XVIe siècle : Étienne Pasquier, dans Bibliothèque d'humanisme et renaissance, 6, 1945, p. 357-392.
‒ BOUTEILLER P., Recherches sur la vie et la carrière d'Étienne Pasquier, historien et humaniste du XVIe siècle, Paris, 1989.
– BOUTEILLER P., Étienne Pasquier et l'histoire de France au XVIe siècle, dans Histoires de France, historiens de la France. Actes du Colloque international, Reims, 14-15 mai 1993 publiés par Y.-M. BERCÉ - Ph. CONTAMINE, Paris, 1994, p. 137-148.
‒ DAHLINGER J.H., Etienne Pasquier on Ethics and History, New York, 2007.
‒ HUPPERT G., Naissance de l'histoire en France : les "Recherches" d'Étienne Pasquier, dans Annales ESC, 23, 1968, 69-105 [= L'idée de l'histoire parfaite, Paris, 1973, ch. III. Les Recherches d'Estienne Pasquier].
– JOUANNA A., art. Pasquier, Étienne, dans A. JOUANNA - J. BOUCHER e. a., Histoire et Dictionnaire des Guerres de religion, Paris, 1998, p. 1186-1188.
‒ KELLEY D.R., Foundations of Modern Scholarship. Language, Law, and History in the French Renaissance, New York - Londres, 1970 [p. 271-300. The Rise of Medievalism : Etienne Pasquier Searches for a National Past].
‒ THICKETT D., Bibliographie des œuvres d'Etienne Pasquier, Genève, 1956 (Travaux d'Humanisme et Renaissance, 21).
‒ VIVANTI C., Les Recherches de la France d'Étienne Pasquier. L'invention des Gaulois, dans P. NORA (Dir.), Les lieux de mémoire, II.2 La Nation, Paris, 1986, p.215-245.
Textes choisis
Recherches de la France
T 1 - Nécessité des références
Communiquant ces presentes Recherches à mes amis, comme les opinions des hommes sont diverses, il y en avoit quelques-uns qui trouvoient de mauvaise grace, qu'à chaque bout de champ je confirmasse mon dire par quelque Auteur ancien : disans que la plus grande partie de ceux qui par cy-devant nous avoient enseigné d'escrire Histoires, alambiquerent [tirèrent] de l'ancienneté tout ce qui leur avoit plû, pour puis le communiquer au peuple, sans s'amuser à telles confirmations, qui ressentoient je ne sçay quoi plus de l'ombre des Escoles, que de la lumiere de l'Histoire. Que le temps affinoit comme l'or, les œuvres, & qu'ores que pour le jourd'huy on y eust moins de creance, toutes-fois, à l'advenir elles pouroient s'authoriser d'elles-mesmes, ainsi qu'il en estoit advenu aux anciens : les autres de contraire advis, disoient que produisant icy fruicts non encores bonnement goustéz par la France, c'estoit sagement fait à moi de confirmer mon Histoire par authoritez anciennes : mais estimoient chose d'une curiosité trop grande, d'inserer tout au long les passages, que c'estoit enfler mon œuvre mal à propos aux despens d'autruy : qu'en ce faisant il y avoit de la superstition & superfluité tout ensemble, & que le plus expedient eust esté de retrancher cet excez (Ed. Amsterdam, Livre I, col. 1A-B).
T 2 - Choix d'un sujet
Et certes ny plus ny moins que le bon Prince deust souhaiter avoir gens gagez pour l'embellissement de ses faits : au rebours celuy que nature a procréé, pour s'estre qu'un épouvantail à son peuple, s'il se remiroit quelques-fois, deust grandement redouter de se voir peint de toutes pieces, & donner argent pour se taire, à ceux qui ont l'esprit & la plume à commandement. Si ne sont à present (graces à Dieu) en cette peine, un chacun choisissant plustost autre party que l'histoire. Et de ma part connoissant le danger qui escherroit, ou de la reputation & honneur, ou de la personne à celuy qui voudroit entreprendre d'escrire une histoire moderne, de l'honneur à moins, de la personne à tout mettre, (car estant l'Histoire sans moyen, il n'y a pas moins de reproche à taire une verité, qu'à falsifier un mensonge) j'ay voulu prendre pour mon partage les anciennetez de la France. Chose encore que par quelques-uns de fois à autres touchée, non toutes-fois tout au long couchée par escrit, ny de tel fil que je me delibere. Et pour autant que je voy qu'en ce sujet il y a double recherche, ou des choses, ou des paroles ; et que pour le regard des choses, l'on doit premierement jetter l'oeil sur les vieux Gaulois, puis sur les François, avant qu'ils fussent Chrestiennez, & finalement aprés qu'ils furent reconciliez à Dieu par le Saint Sacrement de Baptesme, qui a esté dés & depuis le temps de Clovis jusques à nous. J'ay voüé mon Premier Livre en passant, pour quelques discours des Gaulois, & aussi de l'habitation des premiers François, ensemble de quelques autres peuples qui nous touchent, que nous ne reconnoissons (pour dire la verité) qu'à demy. Mon Second, à la deduction [exposé] de la commune police, qui a esté diversemenet observée selon les temps és [dans les] choses seculieres. Le Tiers, pour la discipline Ecclesiastique & libertez de nostre Eglise Gallicane. Le Quatriesme, à quelques anciennetez, qui ne concernent tant l'Estat du public, que des personnes privées. Le Cinquiesme, en la commemoration de quelques exemples, que je voy ou n'estre deduits par le commun de nos Croniqueurs, ou passez si legerement qu'ils sont à plusieurs inconnus : & pour le regard du Sixiesme, je me suis reservé ce qui appartient à nostre Poësie Françoise : et le Septiesme, à l'ancienneté de nostre langue, ensemble de [avec] quelques proverbes antiques, qui ont eu vogue jusques à nous. En quoy si je ne satisfais à tous, si me fais-je fort pour le moins avec le peu de jugement que j'y ai adjousté du mien, avoir mes Autheurs pour garants, & Autheurs qui ont esté assez prochains des saisons sur lesquelles je pretends les alleguer (Ed. Amsterdam, Livre I, Ch. I, col. 5C -6A-B).
T 3 - Origines troyennes des Français et d'autres peuples
Tout ainsi que maintenant la plupart des nations florissantes veulent tirer leur grandeur du sang des Troyens, aussi courut-il quelquefois une autre commune opinion, par laquelle plusieurs contrées estimaient ne tenir leur ancienne noblesse que des reliques des Grecs, lorsque Hercule et ses compagnons, comme chevaliers errants, voulurent voyager tout ce monde. Ainsi rapportait à lui le Gaulois quelques rois de la Gaule, disant que Hercule poursuivant Gérion aux Espagnes, et passant par ce pays, eut connaissance de la fille d'un roi gaulois, en laquelle il engendra une grande suite de rois qui depuis gouvernèrent cette grande monarchie. Semblablement les Germains lui faisaient annuels sacrifices, comme ayant par sa vue embelli la plus grande part de leur pays. Et les Indiens aussi faisaient grande solennité de la commémoration de lui. Et même au voyage d'Alexandre le Grand, disaient qu'après la venue d'Hercule et Bacchus, Alexandre était le tiers fils de Jupiter, qui avait pris terre en leur pays. Au demeurant, quant aux Troyens, c'est vraiment grande merveille que chaque nation d'un commun consentement s'estime fort honorée de tirer son ancien estoc [origine] de la destruction de Troie. En cette manière appellent les Romains, pour leur premier auteur, un Ænée; les Français, un Francion ; les Turcs, Turcus ; ceux de la Grande-Bretagne, Brutus ; et les premiers habitateurs de la mer Adriatique se renommaient d'un Anthenor : comme si de là fût sortie une pépinière de chevaliers qui eût donné commencement à toutes autres contrées, et que par grande providence divine eût été causée la ruine d'un pays, pour être l'illustration de cent autres. Quant à moi, je n'ose ni bonnement contrevenir à cette opinion, ni semblablement y consentir librement. Toutefois il me semble que de disputer de la vieille origine des nations, c'est chose fort chatouilleuse, parce qu'elles ont été de leur premier advénement si petites, que les vieux auteurs n'étaient soucieux d'employer le temps à la déduction d'icelles : tellement que petit à petit la mémoire s'en est du tout évanouie, ou convertie en belles fables et frivoles (Feugère, t. I, ch. VIII, p. 47-48 = Ed. Amsterdam, Livre I, Ch. XIV, col. 39B-C).
T 4 - Lequel des deux, de la Fortune, ou du Conseil, a le plus ouvré à la manutention [conservation] de ce Royaume de France
Je n'adjouste à tout cecy que le Royaume estant au dessous de toutes affaires, le temps a tousjours enfanté quelques braves Princes & Seigneurs, quasi pour relever à poinct nommé la grandeur de cette nostre Monarchie. Tesmoins en sont les Martels & Pepins, pendant l'assoupissement de la generation de Clovis, tesmoing en est un Conquerant par la vaillantise duquel nos Roys sont demeurez en partie tels que nous les voyons aujourd'huy : combien qu'au précédent [quoiqu'auparavant] pour la multitude des Ducs & Comtes, ils ne servirent quasi que de monstre. Et depuis les Anglois desertans la France par plusieurs ans, se trouva finalement ce gentil Roy Charles septiesme, qui par la proüesse & prudence de ses bons Capitaines, les en extermina de tout poinct. Qui sont toutes œuvres de la Fortune : car si les choses eussent pris plus longue traicte, sans nous donner à chaque occasion Princes ainsi magnanimes, à la verite il n'y alloit que de la ruine de France. Quand je nomme icy la Fortune, afin que je n'appreste à aucuns occasion de se scandaliser, j'entens les mysteres de Dieu, qui ne se peuvent descouvrir par nostre prudence humaine (Ed. Amsterdam, Livre II, Ch. I, col. 44B - 45A)
... Vray que tout ainsi qu'en la personne de Charlemagne, nostre royaume se trouva grand en extremité, aussi fut cette grandeur bornée en luy, & ses deux devanciers Pepin & Martel, se trouvant ce grand feu amorty en leurs successeurs. Tellement qu'en Hugues Capet (troisiesme changement de lignée) qui ne fut si grand guerroyeur, se trouverent les grandes polices [administratiàons] : car là où auparavant nos conquestes estoient furieuses, les estendans sur une Allemagne, Italie & Espagne, de là en avant, nos Roys se contentans de leurs frontieres, commencerent au lieu de leurs armes, à se fortifier par loix pour entretenir leur grandeur. De là fut mise en avant l'opinion des douze Pairs de France, de là l'entretenement [maintien] des Parlemens en leur authorité & grandeur... De toutes lesquelles choses, ou parties d'icelles, nous parlerons en leur rang, tant en ce deuxiesme Livre qu'aux autres, selon que les occasions nous admonesterons de faire. Qui monstre qu'en nostre Republique, le Conseil [sagesse] ayant esté conjoinct d'une mesme balance avec la fortune, nos Roys sont arrivez à cette grandeur, que nous les voyons aujourd'huy : en laquelle Dieu les vueille continuer, sans foule & oppression de leurs sujects (ibid., col. 46A-B).
T 5 - À propos de la composition des Recherches
Nous avons en cette France deux grandes Juridictions concernant les Eaux : l'Admirauté, pour la marine, havres, & ports maritimes : les Eaux & Forests, pour les Rivieres, Isles, Communes & Forests ; & combien que l'Estat d'Admiral soit grand, si ne l'ay-je voulu aggreger par cy-devant avecques nos Connestables, Chanceliers, Pairs, Ducs & Comtes, qui prennent leurs noms, & origines d'un plus ancien estoc. Ce second Livre fut premierement imprimé en l'an 1567, depuis augmenté selon la diversité des impressions, & maintenant en cette année 1615, je luy donnerai ce Chapitre par forme de nouvel appentis : car en plus beau sujet ne sçaurois-je employer le temps (Ed. Amsterdam, Livre II, Ch. XV, col. 119C).
T 6 - Interprétation hypothétique de l'expression "Eaux & Forêts" : Conclusion
Vous me direz que je devine, j'en suis d'accord. Aussi ne vous ay-je fondé mon opinion sur l'asseurance, ains sur une presomption de laquelle vous tirerez tel profit qu'il vous plaira ; car quant à moy, je ne pouvois vous cotter [noter] cette particularité, soit bonne ou mauvaise, en lieu plus propre qu'aprés vous avoir parlé de l'Admirauté (Ed. Amsterdam, Livre II, Ch. XV, col. 126).
T 7 - À propos de la papauté
Il ne sera hors de propos (ce me semble) de vous discourir par le menu de quelle façon les papes se voulurent autoriser [l'emporter] en grandeur par dessus les rois et monarques, voire de conférer les royaumes qui ne leur appartenaient. Ainsi que [pendant que] leurs prérogatives, autorités et grandeurs s'établissaient dedans Rome, combien que leur État semblât grandement s'augmenter, toutefois les empereurs ne se pouvaient bonnement laisser mettre la poudre aux yeux, ni passer par connivence [abandonner] plusieurs choses qu'ils estimaient dépendre de leurs majestés. Car encore que par la nouvelle police qui avait rendu sous Grégoire cinquième les empereurs électifs, l'empire eût été fait d'héréditaire viager, et que tout d'une suite le pape se fût affranchi de la puissance des empereurs, je veux dire que l'on ne désirât plus leur consentement aux élections du pape, ce nonobstant quelques empereurs des élus [parmi les élus], plus opiniâtres, s'en voulurent faire croire, et rentrer dans leur ancien privilège, non-seulement pour l'élection du pape, mais aussi pour la domination et seigneurie de Rome. Toutefois, ils trouvèrent un ennemi fort, qui, par les ruines des princes, s'était rendu très-puissant dedans l'Italie : si ne demeura néanmoins cet article sans dissenssions et disputes assez souvent réitérées, parce que, du temps de Clément deuxième, Henri troisième, empereur, après avoir été couronné, contraignit les Romains par serment de renoncer au droit d'élection des papes, et de ne s'en entremettre à l'avenir. Et de fait, quelque temps après, le siège vacant par le décès de Damase, successeur de Clément, l'empereur voulut y envoyer Léon IX, Allemand, auparavant nommé Brunon, pour tenir le siège romain ; mais Hugues, abbé de Cluny, et Hildebrand, l'un de ses religieux, allèrent au-devant, l'admonestant de ne faire ce tort à l'Église, d'autant que ce n'était à l'empereur d'élire les papes, ains au clergé et au peuple romain. A quoi Brunon aquiesça, et entra comme personne privée dans la ville : entrée si agréable au peuple, qu'en reconnaissance de ce, par commun suffrage de tous, il fut élu pape ; et dès son avénement fit Hildebrand cardinal, sous le titre de Saint-Paul. Cestui sera par ci-après Grégoire VII, l'un des plus hardis propugnateurs du siège de Rome qui oncques fût auparavant lui : car depuis, à sa persuasion, les papes à face ouverte firent tête aux empereurs, non-seulement en ce qui concernait la manutention de l'Église, mais aussi à l'avilissement de la majesté de l'empire. C'est lui sous lequel Mathilde, parente de l'empereur Henri, donna au saint-siège les villes de Lucques, Ferrare, Parme, Rege et Mantoue, qui furent depuis appelées le patrimoine de Saint-Pierre (Feugèret, t. I, ch. XIV, p. 85-86 = Ed. Amsterdam, Livre III, Ch. XIV, col. 217C-D - 218B-C).
T 8 - Conversion de Clovis
Il falloit que nostre Clovis, auquel les mains demangeoient, eust des pretextes colourez pour attaquer les Princes de ces nations. Ces pretextes lui manquoient, horsmis ceux qui estoient les moindres en puissance, je veux dire les Princes issus de Clodion. Nos anciens Evesques, Abbez, & Religieux qui prindrent la charge de nostre Histoire, nous representent Clovis comme un Prince accomply de toutes les pieces qu'on pouvoit desirer en un grand guerrier : Chose tres-vraye. Ils y adjoutent une grande devotion, dont je douterois, n'estoit que je ferois conscience de desmentir la venerable anciennetez. Bien diray-je (& je supplie le Lecteur de le prendre de bonne part) que dedans sa religion il y avoit beaucoup du sage-mondain, & de l'homme d'Estat, comme ses effects [actions] nous en porteront tesmoignage.
Estant nourry en l'Idolatrie Payenne, il fut souvent prié, sommé, & sollicité par la Royne Clotilde sa femme, de vouloir pour le salut de son ame espouser la Religion Chrestienne, mais quelle des deux, de la Catholique ou Arrienne, c'est en quoy je suis empesché [embarrassé]. Car je ne trouve point estre expressement specifié par nos Historiographes, laquelle des deux estoit par elle embrassée, & ce qui m'appreste encore plus à penser, est ; que je la voy, dés sa naissance & enfance, nourrie par le Roy Chilperic son pere, & la Royne sa mere, & aprés leur decez par le Roy Gondebaut, son oncle, Princes & Princesse Bourguignons infestez de l'heresie arienne. Je ne veux pas vous debiter cette opinion pour veritable ; ja à Dieu ne plaise que je croye la Reine Clotilde avoir esté autre que Catholique, ains me suffit de vous dire que Clovis se trouvant pressé par son ennemy Alleman en la bataille de Tolbiac, ayant fait vœu, en cas qu'il obtint la victoire, de se reduire au sein de nostre Eglise, il se choisit pour parrein & instructeur de sa conscience S. Remy archevesque de Rheims (Prelat trés catholique entre tous les Prelats de Gaule) soit qu'il fust à ce poussé par la volonté expresse de Dieu, comme il nous est plus seant d'ainsi le croire, ou par un trait de prudence humaine, n'estant pas un petit secret aux Princes nouveaux conquereurs, ou qui projettent de conquerir, de symboliser [s'accorder] en religion avec leurs sujets (Ed. Amsterdam, Livre V, Ch. I, col. 434C - 435A-B).
T 9 - Qui sont les autheurs qui ne condescendent à la farouche opinion des vices & cruautez qu'on impute à Brunehaud
Combien que je sçache l'honneur & le respect que l'on doit à l'ancienneté, & en quel hazard je m'expose, luy voulant faire son procez, toutesfois je ne douteray de franchir le pas. Et afin que l'on ne m'accuse d'une nouvelle temerité ou ignorance, je declareray premierement les parreins dont je fais estat dans cette querelle, puis combattray de leurs propres armes, ceux contre lesquels je veux entrer enchamp clos. Et d'autant que je sçay combien il est mal-aisé d'effacer une opinion qui est d'une longue ancienneté emprainte dedans nos esprits, pour montrer de quelle rondeur j'entends proceder, je ne veux rien par ce chapitre y apporter du mien, ains vous representer mot pour mot les passages de ceux, sous le pavois desquels j'entends me terger [m'abriter]. Remettant à la censure du docte & sage Lecteur de juger des coups : car c'est à luy auquel je vouë ce chapitre, & non à la populace (Ed. Amsterdam, L. V, Ch. XIII, col. 471A-B).
T 10 - Premier trait de cruauté trés-damnable faussement imputé à Brunehaud
[Pasquier raconte que, selon le moine et chroniqueur Aimoin, Brunehaud serait responsable de la mort de Gogon qui lui avait pourtant rendu de grands services]
Et vrayment si la cruauté de cette Dame fut lors telle, qu'Aimoin l'a représenté, chacun se devoit asseurer quel seroit de-là en avant le demeurant de sa vie. Toutesfois depuis ce temps qui fut l'an cinq cens soixante & cinq, jusques en l'an six cens deux, je ne trouve, ny en Fredegaire, ny en Aimoin, aucune cruauté qui luy soit par eux improperée [reprochée]. Voire en plus forts termes vous verrez en elle dans Aimoin un traict de debonnaireté admirable dont le cas est tel, récité seulement par ce Moine, & non par l'Evesque de Tours, & c'est pourquoy je le mettrai icy plus librement sur le tapis.
[Récit de ce trait de « débonnaireté » et conclusion de Pasquier]
En effect voilà cette detestable furie, representée par ce Moine en la mort du pauvre Gogon, maintenant plus douce que l'une des trois Charités & Graces pour sauver cet homme scéléré [un certain Oleric envoyé par Frédégonde pour l'assassiner]. Considerations qui me semblent assez suffisantes pour m'excuser, si je ne puis adjouster foy à cette pretenduë mort de Gogon. Mais encore ay-je beaucoup plus de sujet de la mescroire, quand je voy un Gregoire de Tours, qui vivoit en ce temps-là, & en ecrivoit l'histoire, n'en faire aucune mention. Se peut-il faire que luy qui estoit la pluspart du temps en la Cour des Roys, eust ignoré cette ingrate cruauté, & que deux cens aprés (que plus que moins) elle fust venuë à la cognoissance d'un Moine dedans son Cloistre, ou bien que Gregoire l'eust sceuë, & neantmoins teuë ? Luy (dis-je) que nous voyons dedans son œuvre ne pardonner [négliger] à la verité, sans acception de personnes : Comme aussi au cas de present, tant s'en faut qu'il eust trouvé sujet de mesdisance contre Brunehaud : qu'au contraire il n'y a placard [chapitre] en ses dix livres où les Princes & Princesses soient avecques un si bel eloge louez comme est celuy de Brunehaud.
Et vrayment il me semble, que pour supplanter l'authorité de Gregoire, Aimoïn devoit alleguer quelque Autheur de marque qui luy eust enseigné cette nouvelle leçon, je dis nouvelle eu esgard au temps. Toutesfois il a esté en cecy creu & suivy par quelques-uns qui ont escrit aprés luy. Je sçay quel honneur je dois à l'ancienneté : mais aussi sçay-je que je ne la dois respecter, quand elle est combattuë d'une plus ancienne ancienneté, comme celle-cy (Ed. Amsterdam, L. V, Ch. XIV, col. 474C-D ; 475B - 476A-B).
T 11 - Le procès de Jeanne d'Arc
J'ay veu autresfois la copie de son procez en la Librairie de sainct Victor, puis en celle du grand Roy François à Fontainebleau, & depuis ay eu en ma possession l'espace de quatre ans entiers le procez originaire, auquel tous les actes, lettres patentes du Roy Henry, advis de l'Université de Paris, interrogatoires faits à la Pucelle estoient tout au long copiez, & au bout de chaque fueillet y avoit escxit, Affirmo, ut supra, Bosquille, c'estoit le Greffier, et à la fin du registre estoient les seings, & seaux de l'Evesque de Beauvais, & de l'Inquisiteur de la Foy, ensemble celuy du Greffier. Qui fait dire que j'en puis parler plus hardiment. Je veux doncques icy raconter comme les choses se passerent, & vous discourant les principaux poincts de son procez, vous pourrez aussi recueillir par ses responses tout ce qui fut de sa maison & de son histoire particuliere (Ed. Amsterdam, L. VI, Ch. V, col. 536C).
T 12 - Résultat des Croisades
Je trouve que nous fîmes six voyages notables, tant pour aller conquérir que pour conserver la terre sainte, lorsque nous l'eûmes conquise: le premier sous le règne de Philippe 1er, le second sous Louis le Jeune ; le tiers sous Philippe second, dit le Conquérant ; le quart, par Baudouin, comte de Flandre ; les cinq et sixième, par saint Louis. Je supplie tout homme qui me fera cet honneur de me lire vouloir suspendre son jugement jusques à la fin du chapitre, parce que je me suis ici mis en butte une opinion du tout contraire à la commune, car qui est celui qui ne célèbre ces voyages, sur toutes les autres entreprises, comme faits en l'honneur de Dieu et de son Église ? Et quant à moi, s'il m'était permis de juger, je dirais volontiers (toutefois sous la correction et censure des plus sages) que ceux qui les entreprirent à dessein y gagnèrent, et la plupart des autres qui s'y acheminèrent par dévotion y perdirent; je serai encore plus hardi, et dirai que ces voyages ont causé presque la ruine de notre Église, tant en temporel que spirituel ...
Or, en ces voyages, on commençait premièrement par une publication de croisade, qui se faisait sous l'autorité et permission du saint siège ; et parce que ceux qui s'y voulaient acheminer, avant que de s'y exposer se rendaient confès et repents, les uns entre les mains de leurs évêques, les autres de leurs curés, comme j'ai dit, l'Église de Rome leur baillait absolution générale de leurs péchés et promesse certaine de paradis, laquelle par la parole de Dieu est enclose dans une bonne confession accompagnée d'une pénitence et restitution [réparation] des forfaits ; et à la suite de cela on levait (comme j'ai dit) des décimes sur le clergé, pour le soudoyement de l'armée chrétienne : car aussi, puisque la guerre s'entreprenait pour la manutention et soutenement de l'Église, c'était chose très-raisonnable qu'elle contribuât au défroi des armées, ce que l'on avait appris de faire auparavant. Tout cela semblait spécieux et plein de religion. Toutefois, le malheur voulut que le Levant fût le tombeau des chrétiens, que nos croisades se soient évanouies en fumée, et que tous les pays qu'espérions convertir par les armes soient demeurés en leurs anciennes mécréances ; et, qui plus est, que nous ayons tourné avec le temps ces premiers fondements des croisades en une ruine et désolation de notre Église : parce en premier lieu que depuis, les papes exerçant inimitiés particulières contre quelques princes souverains, lorsqu'ils s'en voulurent venger, les excommunièrent, puis à faute d'absolution les déclarèrent hérétiques, et à la suite de cela firent souvent trompéter des croisades contre eux, comme s'ils eussent été infidèles, afin que les autres princes chrétiens s'armassent et s'emparassent de leurs principautés et royaumes ; ce qui causa une infinité de divisions, troubles et partialités en notre chrétienté.
Davantage, lorsque les courtisans de Rome voulaient sous fausses enseignes faire un grand amas de deniers, on faisait publier une croisade contre les Turcs ; et pour exciter un chacun à y aller ou contribuer à cette sainte ligue, les papes envoyaient par toutes les provinces plusieurs gens porteurs de leurs indulgences, afin d'en faire part plus ou moins, selon le plus ou moins de deniers que l'on financerait pour l'expédition de tels voyages ; comme de fait il advint sous Clément Ve ...
Or voyez quel fruit nous avons rapporté de tout ceci. Alexandre VIe ayant fait sonner une croisade par toute l'Allemagne, France, Espagne et Italie, avec une distribution de plusieurs indulgences à ceux qui financeraient deniers pour ce saint voyage, que l'on vit depuis ne sortir effet, ains les deniers qui en étaient provenus avoir été par lui donnés à une sienne nièce, Martin Luther commença de crier contre cet abus par l'Allemagne, et, tombant d'une fièvre tierce en chaud mal, il bâtit son hérésie contre la papauté sur ce même abus, hérésie qui s'est depuis épandue presque par toute l'Allemagne, Pologne, Angleterre, Écosse, Flandre et quelque partie de la France ... (Feugère, t. I, ch. XXXII, p. 217-225 = Ed. Amsterdam, Livre VI, Ch. XXVI, col. 613B-C ; 617A-B ; 617C-618A).
T 13 - Invention de l'imprimerie et pratique du latin
Après avoir discouru sur le fait de notre université de Paris, qui a produit tant de beaux et nobles esprits par le moyen des bonnes lettres, pourquoi ne me sera-t-il loisible de vous parler maintenant de l'imprimerie, qui baille vie aux bonnes lettres ? Il me souvient d'un épigramme, dont un grand poëte de notre temps voulut honorer le docte Alde Manuce, imprimeur italien, qui avait par son impression mis en lumière plusieurs anciens poëtes, dont la mémoire était si non perdue, pour le moins aucunement [quelque peu] égarée ; et ayant, sur le commencement de son épigramme, montré comme les poëtes devaient être mis au rang des dieux, pour faire par leurs poésies revivre les hommes illustres morts, enfin il conclut que Manuce était de plus grande recommandation et mérite que les poëtes, puisque par son impression il leur redonnait la vie :
Quod si (dit-il) credere fas Deos Poëtas,
Vitam reddere quod queant sublatam,
Quanto est justius aequiusque, quaeso,
Aldum Manutium Deum vocare
Ipsis qui potuit suo labore
Vitam reddere mortuis Poëtis.Que si l'université de Paris et par même moyen toutes les autres ont avec le temps trouvé leurs grandeurs dedans l'impression, pourquoi serions-nous si ingrats de ne l'honorer de son emblème, vu que par une honnête liberté je veux croire que si l'ancienneté établit sept espèces de sciences, je ne penserai forligner [me tromper] quand j'y ajouterai l'art de l'impression pour huitième ? Reconnaissons donc, s'il vous plaît, quand et par qui elle prit sa première naissance ...
Je vous ai dit que cette noble manufacture avait été inventée en l'an 1457, et publiée en l'an 1466. Grande chose qui ne doit être écoulée sous silence, que le siècle de l'an 1400 fit honorer les langues latine et grecque, et par même moyen les sciences. Auparavant, encore que vous y trouviez du sçavoir, toutefois en l'étalement d'icelui, le débit se faisait en une langue latine goffe [grossière] ; et ose presque dire qu'en tous nos vieux livres latins, qui virent le jour depuis l'introduction de nos universités, voire plusieurs siècles auparavant, jusque vers le milieu [du siècle] de l'année 1300, il y avait plus de barbarie que de diction pure et nette. J'en excepte Éginhard, lequel on dit avoir été secrétaire de l'empereur Charlemagne, auquel, par miracle particulier, je trouve, au peu qu'il écrivit de la vie et moeurs de son maître, un langage qui ne se ressent en aucune façon de la parole barbare de son temps, ni de quelques autres siècles suivants : chose qui me fait presque croire que celui qui en fut l'auteur vivait lorsque la langue latine fut réhabilitée entre nous, et que pour donner plus de foi et créance à son histoire, il emprunta le nom d'Éginhard, secrétaire de Charlemagne. Toutefois je me remets de ceci au jugement de ceux qui avec plus de diligence que moi ont feuilleté les manuscrits (Feugère, t. II, ch. LXVI, p. 205-207 = Ed. Amsterdam, Livre IX, Ch. XXIX, col. 951B-C ; 952B-C ).
Lettres
T 14 - Défense du français
A M. de Tournebu [= Turnèbe], professeur du roi ès lettres grecques en l'université de Paris
Eh bien, vous êtes donc d'opinion que c'est perte de temps et de papier de rédiger nos conceptions en notre vulgaire, pour en faire part au public : étant d'avis que notre langage est trop bas pour recevoir de nobles inventions, ains seulement destiné pour le commerce de nos affaires domestiques ; mais que si nous couvons rien de beau dedans nos poitrines, il le faut exprimer en latin. Quant à moi, je serai toujours pour le parti de ceux qui favoriseront leur vulgaire ; et estimerai que nous ferons renaître le siècle d'or lorsque, laissant ces opinions bâtardes d'affectionner choses étranges, nous userons de ce qui nous est naturel et croît entre nous, sans mainmettre [sans y mettre la main, sans travail]. Quoi ? nous porterons donc le nom de Français, c'est-à-dire, de francs et libres, et néanmoins nous asservirons nos esprits sous une parole aubaine [étrangère] ! N'avons-nous les dictions aussi propres, la commodité de bien dire, aussi bien que cet ancien Romain, lequel mêmement ne nous a laissé que quelques livres en petit nombre, par le moyen desquels nous puissions avoir connaissance de sa langue ? J'ajoute que les dignités de notre France, les instruments militaires, les termes de notre pratique [judiciaire], bref la moitié des choses dont nous usons aujourd'hui sont changées, et n'ont aucune communauté avec le langage de Rome. Et en cette mutation, vouloir exposer en latin ce qui ne fut jamais latin, c'est en voulant faire le docte n'être pas beaucoup avisé (Feugère, t. II, Lettre I, p.213-214 = Ed. Amsterdam, Livre I, Lettre II).
T 15 - Influence du climat
Au chevalier de Montereau
Ostez, je vous prie, de vostre teste cette folle persuasion que la temperie du ciel rende les gens plus ou moins doctes, comme s'il y avoit certains pays auxquels les bonnes lettres fussent plus affectees qu'aux autres. Je ne vous denyerai point que chaque nation a certaines vertus et vices qui se transmettent de l'un à l'autre comme par un droict successif et hereditaire, et ne voy nul pays avoir esté anciennement repris de vice qui ne se soit perpetué en la posterité, encores que l'on ait repeuplé de nouvelles colonies.
Mais quant à ce qui appartient aux sciences, c'est tout un autre discours. Cela se peut recueillir par exemples fort oculaires... C'est doncques l'exercice et vigilance que l'on y apporte, et non le naturel des contrees, qui nous rend doctes (Lettres familières, Livre I, Lettre V)
T 16 - Dédicace des Recherches au Cardinal de Lorraine
... aussi vous envoyant ces fragmens que j'ai tirez des anciennetez de nostre Francen j'espere qu'encore que ne les couriez que de l'oeil, si [pourtant] en ferez-vous estat comme des vostres. En quoy je me promets avoir la fortune de tant plus favorable que la plupart de ceux qui ont par le passé employé leur entendement à escrire, n'ont eu d'autre suject de leur eloquence que l'histoire des grecs ou romains, ne jettans les yeux sur la nostre, combien que nous leur cedions rien en gloire de hautes entreprises, et de ma part j'estime vous estre de tant plus agreable que j'ai rappellé en ce lieu toute mon estude et labeur en la deduction de la France, principale bute de tous vos discours et pensees (Lettres familières, Livre II, Lettre I).
Pour-parler du Prince (Ed. Amsterdam, t. I)
T 17 - Abandon du droit romain
Parquoy pour ne te desguiser ce que je pense, je ne sçay si nous ne ferions aussi-bien de nous passer de cette curiosité des Loix Romaines, ayans les nostres au poing, sur lesquelles anciennement les Baillis, qui furent gens de robbe courte, & illettrez, rendirent longuement droict aux parties en ceste France, sans ayde de tels livres Romains (col. 1033C).
T 18 - Témoignages directs et sources orales
Car l'Histoire, comme tu peux entendre, est chose de soy fort chatoüilleuse. Et estant son principal sujet fondé sur la deduction du vray, ou tu raconte en icelles les choses advenuës par oüir dire, ou bien que tu aye esté present aux executions & conduites, si par oüir dire, tu sçais combien il y a peu d'asseurance de se fier au rapport d'autruy, & comme chacun en parle à l'avantage des siens. Si pour avoir esté present, nous voyons qu'en une prise de ville, ceux qui pendant le siege furent enfermez dedans, chacun en parle diversement car il est impossible d'assister de tous les costez, par lesquels on livre l'assaut. Outre plus, parlant de ton temps, il faut que tu flattes le Prince auquel tu est plus tenu, ou duquel tu as plus de crainte (col. 1033D - 1034A)
Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick
[26 mars 2014]
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