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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Historiographie du XIXe siècle
Augustin THIERRY (1795-1856)
Texte :
-- Œuvres de Augustin Thierry, Nouv. éd., 9 vol., Paris, s.d. sauf les vol. III-VI, 1872 ; VIII-IX, 1874-1875.
Études :
-- AUGUSTIN-THIERRY A., Augustin Thierry (1795-1856) d'après sa correspondance et ses papiers de famille, Paris, 1922.
-- DENIEUL CORMIER Anne, Augustin Thierry. L'histoire autrement, Paris, 1996.
-- GAUCHET M., Les Lettres sur l'histoire de France d'Augustin Thierry. « L'alliance austère du patriotisme et de la science », dans P. NORA (Dir.), Les lieux de mémoire, II.1 La Nation, Paris, 1986, p.247-316.
-- GOSSMAN L., Augustin Thierry and Liberal Historiography. With Introductory Comments by Hayden V. WHITE, Wesleyan University Press, 1976 (History and Theory, Beiheft 15).
-- JULLIAN C., Augustin Thierry et le mouvement historique sous la Restauration, dans Revue de synthèse historique, 13, 1906, p.129-142.
Thierry et l'histoire
Des vingt-cinq Lettres qui forment ce recueil, dix ont été publiées dans le Courrier français, vers la fin de 1820 ; les autres paraissent pour la première fois. Les nombreuses questions historiques traitées dans ces dernières se rapportent toutes, d'une manière directe, à deux chefs principaux : la formation de la nation française, et la révolution communale. J'ai cherché à déterminer le point précis où l'histoire de France succède à l'histoire des rois franks, et à marquer de ses véritables traits le plus grand mouvement social qui ait eu lieu depuis l'établissement du christianisme jusqu'à la révolution française. Quant aux dix Lettres anciennement publiées, elles ont, en général, pour objet de soumettre à un examen sévère plusieurs ouvrages sur l'histoire de France regardés alors comme classiques. J'ai besoin d'exposer en peu de mots les motifs qui m'ont décidé à reproduire presque textuellement ces morceaux de critique, malgré l'espèce d'anachronisme que présentent des jugements portés il y a sept ans sur notre manière d'écrire et d'envisager l'histoire.
En 1817, préoccupé d'un vif désir de contribuer pour ma part au triomphe des opinions constitutionnelles, je me mis à chercher dans les livres d'histoire des preuves et des arguments à l'appui de mes croyances politiques. En me livrant à ce travail avec toute l'ardeur de la jeunesse, je m'aperçus bientôt que l'histoire me plaisait pour elle-même, comme tableau du temps passé, et indépendamment des inductions que j'en tirais pour le présent. Sans cesser de subordonner les faits à l'usage que j'en voulais faire, je les observais avec curiosité, même lorsqu'ils ne prouvaient rien pour la cause que j'espérais servir, et toutes les fois qu'un personnage ou un événement du moyen âge me présentait un peu de vie ou de couleur locale, je ressentais une émotion involontaire. Cette épreuve, souvent répétée, ne tarda pas à bouleverser mes idées en littérature. Insensiblement je quittai les livres modernes pour les vieux livres, les histoires pour les chroniques, et je crus entrevoir la vérité étouffée sous les formules de convention et le style pompeux de nos écrivains. Je tâchai d'effacer de mon esprit tout ce qu'ils m'avaient enseigné, et j'entrai, pour ainsi dire, en rébellion contre mes maîtres. Plus le renom et le crédit d'un auteur étaient grands, plus je m'indignais de l'avoir cru sur parole et de voir qu'une foule de personnes croyaient et étaient trompées comme moi. C'est dans cette disposition que, durant les derniers mois de 1820, j'adressai au rédacteur du Courrier français les dix Lettres dont j'ai parlé plus haut.
...
Il ne faut pas se dissimuler que, pour ce qui regarde la partie de l'histoire de France antérieure au dix-septième siècle, la conviction publique, si je puis m'exprimer ainsi, a besoin d'être renouvelée à fond. Les différentes opinions dont elle se compose sont ou radicalement fausses ou entachées de quelques faussetés. Par exemple, est-il un axiome géométrique plus généralement admis que ces deux propositions : Clovis a fondé la monarchie française; Louis le Gros a affranchi les communes ? Pourtant ni l'une ni l'autre ne peuvent se soutenir en présence des faits tels qu'ils ressortent des témoignages contemporains. Mais ce qui est imprimé dans tant de livres, ce que tant de professeurs enseignent, ce que tant de disciples répètent, obtient force de loi et prévaut contre les faits eux-mêmes. Instruit de ce qu'il m'en a coûté de peine pour refaire, seul et sans guide, mon éducation historique, je me propose de faciliter ce travail à ceux qui voudront l'entreprendre et remplacer par un peu de vrai les niaiseries du collège et les préjugés du monde. A ces préjugés, nés du défaut d'études fortes et consciencieuses, j'oppose les textes originaux et cette expérience de la vie politique qui est un des privilèges de notre époque si remplie de grands événements. Que tout homme de sens, au lieu de se payer des abstractions monarchiques ou républicaines des écrivains de l'ancien régime, recueille ses propres souvenirs et s'en serve pour contrôler ce qu'il a lu ou entendu dire sur les événements d'autrefois, il ne tardera pas à sentir quelque chose de vivant sous la poussière du temps passé. Car il n'est personne parmi nous, hommes du dix-neuvième siècle, qui n'en sache plus que Velly ou Mably, plus que Voltaire lui-même, sur les rébellions et les conquêtes, le démembrement des empires, la chute et la restauration des dynasties, les révolutions démocratiques et les réactions en sens contraire (Lettres sur l'histoire de France, Préface = Œuvres, vol. I, p.1-5).
L'orthographe teutonique des noms franks
Les nombreux changements faits à cette seconde édition rendent inexact sur plusieurs points l'avant-propos qu'on vient de lire ... Je m'étendrai seulement sur un point qui, tantôt par de bonnes raisons, tantôt par des raisons que je ne puis admettre, a été fort controversé : c'est la rectification des noms franks, d'après l'orthographe teutonique.
L'idée de rendre aux noms d'hommes qui remplissent les premières époques de notre histoire leur véritable physionomie n'est pas nouvelle. Lorsqu'au seizième siècle des savants laborieux s'appliquèrent à débrouiller le chaos de nos anciennes annales, la distinction entre ce qu'il y a de germanique et ce qu'il y a de romain dans l'histoire de France les frappa d'abord. Ils reconnurent que Clovis, Clotaire, Louis, Charles, etc., n'étaient pas des noms français, et ils les restituèrent, mais avec peu de bonheur, en se servant de la langue allemande, telle qu'on la parlait de leur temps. C'est ce que fit entre autres le greffier Du Tillet, critique habile, esprit juste et consciencieux. Cette réforme toute savante pénétra peu dans le public, mais il se trouva d'honnêtes écrivains qui se révoltèrent contre elle au nom de l'honneur français. Ils soutinrent avec indignation que jamais roi de France n'avait parlé allemand, ni porté un nom allemand; que tous, depuis Pharamond, étaient Français, vraiment Français de langage comme de cœur ...
Lorsqu'il y a dix ans je me livrai, pour la première fois, au travail de collationner la version moderne de notre histoire avec les monuments et les récits originaux, la pensée de rendre à la Germanie ce qui lui appartenait s'empara de moi sur-le-champ, et je me mis à suivre ce projet avec zèle et ténacité, feuilletant les glossaires, comparant ensemble les différentes orthographes, tâchant de retrouver le son primitif et la véritable signification des noms franks. J'avoue que mes tentatives, à cet égard, eurent quelque chose d'outré, et se ressentirent un peu de l'ardeur révolutionnaire qui marque les premiers pas de toute réforme en quelque genre que ce soit. J'eus la prétention de restituer tous les noms originairement tudesques, d'après une règle commune, et de faire accorder ensemble le son et l'orthographe : c'était une chose impossible ; et après beaucoup d'essais, faits avec intrépidité, je reculai, non devant la crainte de dérouter le public, car toute nouveauté le déroute un moment, mais devant celle de falsifier les noms mêmes que je prétendais rétablir...
Je vais énoncer quelques règles d'orthographe auxquelles je me suis conformé dans cette nouvelle édition, et qui, appliquées aux noms d'hommes et de femmes de la période franke, leur rendraient, autant qu'il est possible, leur aspect original.
1° La lettre c, à cause de son double son, doit être remplacée par un k. A la fin des mots, quoique cela ne soit plus nécessaire, on la remplacera de même, pour ne point changer l'orthographe et retrouver dans tous les noms les syllabes composantes : Rikimer, Rekeswind, Rekkared, Theodorik, Alarik, etc.
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3° Le g devant l'e et l'i doit, pour retrouver son ancienne prononciation, être remplacé par gh : Sighebert, Sighiwald, Sighismond, Maghinard, Raghefred, Enghilbert, Ghisele, Ansbergue.
...
En réformant, d'après ces règles, tous les noms tudesques d'origine, qui se présentent dans notre histoire jusqu'aux derniers temps de la seconde race, on est sûr de conserver à ces noms leur véritable physionomie, sans trop s'écarter de l'usage reçu. Dans presque tous les cas, malgré le changement de quelques lettres, la prononciation demeure la même, et l'impression d'étrangeté a lieu simplement pour la vue. Parmi les noms des rois il n'y en a guère que deux qui éprouvent une altération sensible ; mais quelle raison y a-t-il de tenir à Clovis et à Mérovée, et de donner à des noms propres, terminés par le même composant, des désinences si différentes ? Plus conséquents, les vieux auteurs des chroniques de Saint-Denis ont écrit Clodovée et Mérovée. De bonne foi, quel est le lecteur du dix-neuvième siècle qui se croira dépaysé en lisant, sur la liste des rois de France, Merowig et Chlodowig, et quelle oreille est assez difficile pour trouver que ces deux noms ne sonnent pas bien, même en poésie ? (Lettres sur l'histoire de France, Avertissement pour la seconde édition [1828] = Œuvres, vol. I, p.7-11).
Absence d'une véritable Histoire de France
Mais existe-t-il une histoire de France qui reproduise avec fidélité les idées, les sentiments, les mœurs des hommes qui nous ont transmis le nom que nous portons, et dont la destinée a préparé la nôtre ? Je ne le pense pas. L'étude de nos antiquités m'a prouvé tout le contraire. Et ce défaut d'une histoire nationale a contribué peut-être à prolonger l'incertitude des opinions et l'irritation des esprits. La vraie histoire nationale, celle qui mériterait de devenir populaire, est encore ensevelie dans la poussière des chroniques contemporaines : personne ne songe à l'en tirer ; et l'on réimprime encore les compilations inexactes, sans vérité et sans couleur, que, faute de mieux, nous décorons du titre d'Histoire de France. Dans ces récits vaguement pompeux, où un petit nombre de personnages privilégiés occupent seuls la scène historique, et où la masse entière de la nation disparaît derrière les manteaux de cour, nous ne trouvons ni une instruction grave, ni des leçons qui s'adressent à nous, ni cet intérêt de sympathie qui attache en général les hommes au sort de qui leur ressemble. Nos provinces, nos villes, tout ce que chacun de nous comprend dans ses affections sous le nom de patrie devrait nous être représenté à chaque siècle de son existence ; et, au lieu de cela, nous ne rencontrons que les annales domestiques de la famille régnante, des naissances, des mariages, des décès, des intrigues de palais, des guerres qui se ressemblent toutes, et dont le détail, toujours mal circonstancié, est dépourvu de mouvement et de caractère pittoresque (Lettres sur l'histoire de France, Lettre première = Œuvres, vol. I, p.15).
L'Histoire de France de Mézeray
Quand Mézeray publia son Histoire, c'est-à-dire entre les années 1643 et 1650, il y avait dans le public français peu de science, mais une certaine force morale, résultant des guerres civiles qui remplirent la dernière moitié du seizième siècle et les premières années du dix-septième. Ce public, élevé dans des situations graves, ne pouvait plus se contenter de la lecture des Grandes Chroniques de France abrégées par maître Nicole Gilles, ou de pareilles compilations, demi-historiques, demi-romanesques : il lui fallait, non plus de saints miracles ou des aventures chevaleresques, mais des événements nationaux, et la peinture de cette antique et fatale discorde de la puissance et du bon droit. Mézeray voulut répondre à ce nouveau besoin : il fit de l'histoire une tribune pour plaider la cause du parti politique, toujours le meilleur et le plus malheureux. Il entreprit, comme il le dit lui-même, de faire souvenir aux hommes des droits anciens et naturels contre lesquels il n'y a point de prescription... Il se piqua d'aimer les vérités qui déplaisent aux grands, et d'avoir la force de les dire : il ne visa point à la profondeur ni même à l'exactitude historique ; son siècle n'exigeait pas de lui ces qualités dont il était mauvais juge. Aussi notre historien confesse-t-il naïvement que l'étude des sources lui aurait donné trop de fatigue pour peu de gloire. Le goût du public fut sa seule règle, et il ne chercha point à dépasser la portée commune des esprits pour lesquels il travaillait. Plutôt moraliste qu'historien, il parsema de réflexions énergiques des récits légers et souvent faux. La masse du public, malgré la cour qui le détestait, malgré le ministre Colbert qui lui ôta sa pension, fit à Mézeray une renommée qui n'a point encore péri (Lettres sur l'histoire de France, Lettre IV = Œuvres, vol. I, p.47-48).
Origine de l'Histoire de la conquête de l'Angleterre
En 1817, je coopérais à la rédaction du Censeur européen, la plus grave et en même temps la plus aventureuse en théories, des publications libérales de cette époque. A la haine du despotisme militaire, fruit de la réaction des esprits contre le régime impérial, se joignaient en moi une profonde aversion des tyrannies révolutionnaires, et, sans aucun parti pris pour une forme quelconque de gouvernement, un certain dégoût pour les institutions anglaises, qui me semblaient alors contenir plus d'aristocratie que de liberté. Un jour que, pour étayer cette opinion sur un examen historique, je venais de relire attentivement quelques chapitres de Hume, je fus frappé d'une idée qui me parut un trait de lumière, et je m'écriai en fermant le livre : Tout cela date d'une conquête; il y a une conquête là-dessous. Sur-le-champ je conçus le projet de refaire, en la considérant de ce nouveau point de vue, l'histoire des révolutions d'Angleterre, et la première partie de mon esquisse historique, le premier essai que j'eusse jamais tenté en ce genre, parut bientôt dans le Censeur européen (Dix ans d'études historiques, Préface = Œuvres, vol. II, p.2).
Projet de réforme des études historiques
Cependant, dès les premiers mois de 1820, j'avais commencé à lire la grande collection des historiens originaux de la France et des Gaules. A mesure que j'avançais dans cette lecture, à la vive impression du plaisir que me causait la peinture contemporaine des hommes et des choses de notre vieille histoire se joignait un sourd mouvement de colère contre les écrivains modernes, qui, loin de reproduire fidèlement ce spectacle, avaient travesti les faits, dénaturé les caractères, imposé à tout une couleur fausse ou indécise. Mon indignation augmentait à chaque nouveau rapprochement qu'il m'arrivait de faire entre la véritable histoire de France, telle que je la voyais face à face dans les documents originaux, et les plates compilations qui en avaient usurpé le titre, et propageaient, comme articles de foi, les plus inconcevables bévues dans le monde et dans les écoles. Curieux de pousser à bout l'examen de cet étrange contraste, je ne bornais plus, comme autrefois, mon exploration à une série de faits déterminés, à la recherche des éléments d'un seul problème : j'abordais toutes les questions, je relevais toutes les erreurs, et je laissais une libre carrière à ma pensée, dans le vaste champ de l'érudition et de la controverse historique.
Au calme d'esprit avec lequel je parcourais ce labyrinthe de doutes et de difficultés, il me semblait que je venais enfin de rencontrer ma véritable vocation. Cette vocation, que j'embrassai dès lors avec toute l'ardeur de la jeunesse, c'était, non de ramener isolément un peu de vrai dans quelque coin mal connu du moyen âge, mais de planter pour la France du dix-neuvième siècle le drapeau de la réforme historique. Réforme dans les études, réforme dans la manière d'écrire l'histoire, guerre aux écrivains sans érudition qui n'ont pas su voir, et aux écrivains sans imagination, qui n'ont pas su peindre ; guerre à Mézerai, à Velly, à leurs continuateurs et à leurs disciples ; guerre enfin aux historiens les plus vantés de l'école philosophique, à cause de leur sécheresse calculée et de leur dédaigneuse ignorance des origines nationales : tel fut le programme de ma nouvelle tentative ...
La rénovation de l'histoire de France, dont je signalais vivement le besoin, se présentait à moi sous deux faces : l'une scientifique, et l'autre politique. J'invoquais à la fois une complète restauration de la vérité altérée ou méconnue, et une sorte de réhabilitation pour les classes moyennes et inférieures, pour les aïeux du tiers état mis en oubli par nos historiens modernes. Né roturier, je demandais qu'on rendît à la roture sa part de gloire dans nos annales, qu'on recueillît, avec un soin respectueux, les souvenirs d'honneur plébéien, d'énergie et de liberté bourgeoise ; en un mot, qu'à l'aide de la science unie au patriotisme, on fît sortir de nos vieilles chroniques des récits capables d'émouvoir la fibre populaire. Sans doute, je m'exagérais la possibilité de mettre en scène le peuple à toutes les époques de notre histoire ; mais cette illusion même prêtait à mes paroles plus de chaleur et d'entraînement. Dès l'apparition de ma seconde Lettre, je fus traité en ennemi par les journalistes du parti antilibéral ; on m'accusait de vouloir amener un démembrement de la France et d'ébranler la monarchie française, en lui retranchant malignement cinq siècles d'antiquité. La censure mutila plusieurs de mes pages, et biffa, de son encre rouge, ma dissertation sur la véritable époque de l'établissement de la monarchie [cf. vol. I, p.129-142] (Dix ans d'études historiques, Préface = Œuvres, vol. II, p.10-12).
L'histoire des vaincus
Je me propose donc de présenter dans le plus grand détail la lutte nationale qui suivit la conquête de l'Angleterre par les Normands établis en Gaule ; de montrer, dans tout ce qu'en retrace l'histoire, les relations hostiles de deux peuples violemment réunis sur le même sol ; de les suivre dans leurs longues guerres et leur séparation obstinée, jusqu'à ce que du mélange et des rapports de leurs races, de leurs mœurs, de leurs besoins, de leurs langues, il se soit formé une seule nation, une langue commune, une législation uniforme. Le théâtre de ce grand drame est l'île de Bretagne, l'Irlande, et aussi la France, à cause de relations nombreuses que les rois issus du conquérant de l'Angleterre ont eues, depuis l'invasion, avec cette partie du continent. En deçà comme au delà du détroit, leurs entreprises ont modifié l'existence politique et sociale de plusieurs populations dont l'histoire est presque ignorée. L'obscurité dans laquelle sont tombées ces populations ne vient point de ce qu'elles ne méritaient pas de trouver, comme les autres, des historiens ; la plupart même sont remarquables par une originalité de caractère qui les distingue profondément des grandes nations où elles se sont fondues. Pour résister à cette fusion opérée malgré elles, elles ont déployé une activité politique à laquelle se rattachent de grands événements, faussement attribués jusqu'ici, soit à l'ambition de certains hommes, soit à d'autres causes accidentelles. Ces nouvelles recherches peuvent contribuer à éclaircir le problème, encore indécis, des diverses variétés de l'espèce humaine en Europe, et des grandes races primitives auxquelles ces variétés se rattachent.
Sous ce point de vue philosophique, et à part l'intérêt pittoresque que je me suis efforcé d'obtenir, j'ai cru faire une chose véritablement utile au progrès de la science, en construisant, s'il m'est permis de parler ainsi, l'histoire des Gallois, des Irlandais de race pure, des Écossais, soit d'ancienne race, soit de race mélangée, des Bretons et des Normands du continent, et surtout de la nombreuse population qui habitait et habite encore la Gaule méridionale entre la Loire, le Rhône et les deux mers. Sans donner aux grands faits de l'histoire moins d'importance qu'ils n'en méritent, je me suis intéressé, je l'avoue, d'une affection toute particulière, aux événements locaux relatifs à ces populations négligées. Quoique forcé de raconter sommairement les révolutions qui leur sont propres, je l'ai fait avec une sorte de sympathie, avec ce sentiment de plaisir qu'on éprouve en réparant une injustice. En effet, l'établissement des grands États modernes a été surtout l'œuvre de la force ; les sociétés nouvelles se sont formées des débris des anciennes sociétés violemment détruites, et, dans ce travail de recomposition, de grandes masses d'hommes ont perdu, non sans souffrances, leur liberté et jusqu'à leur nom de peuple, remplacé par un nom étranger. Un pareil mouvement de destruction était inévitable, je le sais. Quelque violent et illégitime qu'il ait été dans son principe, il a pour résultat présent la civilisation européenne. Mais, en rendant à cette civilisation les hommages qui lui sont dus, en admirant les nobles destinées qu'elle prépare au genre humain, il est permis de ne pas voir sans quelque regret la ruine d'autres civilisations qui auraient pu grandir aussi et fructifier un jour pour le monde, si la fortune avait été pour elles (Histoire de la conquête d'Angleterre, Introduction = Œuvres, vol. III, p.9-11).
Recherche de la couleur locale
Je n'ai plus qu'à rendre compte d'une innovation historique, purement matérielle en quelque sorte, mais qui m'a paru aussi importante que toutes les autres. L'emploi de l'orthographe anglaise, pour les noms des familles conquérantes et de leur postérité, a contribué à rendre moins sensible, dans le récit des historiens, la distinction des races. J'ai restitué soigneusement à tous ces noms leur physionomie normande, afin d'obtenir par là un plus haut degré de cette couleur locale qui me semble une condition non-seulement de l'intérêt, mais encore de la vérité historique. J'ai également reproduit, avec leur véritable caractère, les noms qui appartiennent à la période saxonne de l'histoire d'Angleterre et à l'époque germanique de l'histoire de France. J'ai évité, par le même motif, d'appliquer à aucun temps le langage d'un autre, d'employer pour les faits et les distinctions politiques du moyen âge les formules du style moderne et des titres d'une date récente. Ainsi, faits principaux, détails de mœurs, formes, langage, noms propres, je me suis proposé de tout rétablir ; et, en restituant à chacune des périodes de temps embrassées par mon récit ses dehors particuliers, ses traits originaux, et, si je puis dire, son entière réalité, j'ai essayé de porter, dans cette partie de l'histoire, quelque chose de la certitude scientifique (Histoire de la conquête d'Angleterre, Introduction = Œuvres, vol. III, p.15-16).
Harangue de Guillaume avant la bataille de Hastings
Au moment où les troupes allaient se mettre en marche, le duc, élevant la voix, leur parla en ce termes :
«Mes vrais et loyaux amis, vous avez passé la mer pour l'amour de moi et vous êtes mis en aventure de mort, ce dont je me tiens grandement obligé envers vous. Or, sachez que c'est pour une bonne querelle que nous allons combattre, et que ce n'est pas seulement pour conquérir ce royaume que je suis venu ici d'outre-mer. Les gens de ce pays, vous ne l'ignorez pas, sont faux et doubles, parjures et traîtres. Ils ont tué sans cause les Danois, hommes, femmes et enfants, dans la nuit de la Saint-Brice ; ils ont décimé les compagnons d'Alfred, frère d'Édouard, mon parent, et l'ont aveuglé et mis à mort. Ils ont fait encore d'autres cruautés et trahisons envers les Normands ; vous vengerez aujourd'hui ces méfaits, s'il plaît à Dieu. Pensez à bien combattre et mettez tout à mort, car si nous pouvons les vaincre, nous serons tous riches. Ce que je gagnerai, vous le gagnerez : si je conquiers, vous conquerrez ; si je prends la terre, vous l'aurez. Pensez aussi au grand honneur que vous aurez aujourd'hui, si la victoire est à nous, et songez bien que si vous êtes vaincus, vous êtes morts sans remède, car vous n'avez aucune voie de retraite. Vous trouverez devant vous, d'un côté des armes et un pays inconnu, de l'autre, la mer et des armes. Qui fuira sera mort, qui se battra bien sera sauvé. Pour Dieu ! que chacun fasse bien son devoir, et la journée sera pour nous.»
L'armée se trouva bientôt en vue du camp saxon, au nord-ouest de Hastings. Les prêtres et les moines qui l'accompagnaient se détachèrent, et montèrent sur une hauteur voisine, pour prier et regarder le combat. Un Normand, appelé Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille, et entonna le chant fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant, il jouait de son épée, la lançait en l'air avec force, et la recevait dans sa main droite ; les Normands répétaient ses refrains ou criaient : Dieu aide ! Dieu aide ! (Histoire de la conquête d'Angleterre, L.III = Œuvres, vol. III, p.340-341).
Après la victoire, le partage des dépouilles
Le soin de partager les richesses du territoire envahi l'occupait [= l'armée] alors presque uniquement. Des commissaires parcouraient toute l'étendue du pays où l'armée avait laissé des garnisons, et ils y faisaient un inventaire exact des propriétés de toute espèce, publiques ou particulières. Ils les enregistraient avec soin et en grand détail, car la nation normande se montrait déjà, comme on l'a vu depuis, extrêmement prodigue d'écritures, d'actes et de procès-verbaux.
On s'enquérait des noms de tous les Anglais morts en combattant, ou qui avaient survécu à la défaite, ou que des retards involontaires avaient empêchés de se rendre sous les drapeaux. Tous les biens de ces trois classes d'hommes, terres, revenus, meubles, étaient saisis : les enfants des premiers étaient déclarés déshérités à tout jamais ; les autres étaient pareillement dépossédés sans retour ; et eux-mêmes, dit le vieux narrateur, sentaient qu'en leur laissant la vie, l'ennemi faisait beaucoup pour eux. Quant aux hommes qui n'avaient point pris les armes, ils furent aussi dépouillés de tout, comme ayant eu l'intention de les prendre : mais, par grâce, on leur laissa l'espoir qu'après des années d'obéissance et de dévouement à la puissance étrangère, non pas eux, mais leurs fils obtiendraient des maîtres du pays une portion plus ou moins grande de l'héritage paternel. Telle fut la loi de la conquête, selon le témoignage non suspect d'un homme presque contemporain et issu de la race des conquérants [n.5 Ricardus Nigellus, Richard Lenoir, ou Noirot, évêque d'Ely au douzième siècle].
L'immense produit de cette spoliation universelle fut la solde des aventuriers de tout pays qui s'étaient enrôlés sous la bannière du duc de Normandie. Leur chef, le nouveau roi des Anglais, retint, pour sa part en choses mobilières, le trésor des anciens rois, l'orfèvrerie des églises et ce qu'on trouva de plus précieux dans les maisons des nobles et les magasins des marchands. Guillaume envoya au pape Alexandre II, avec une portion de ces richesses, l'étendard de Harold richement brodé, comme retour d'un pareil don et comme trophée d'une victoire qu'à Rome on souhaitait vivement. Toutes les églises d'outre-mer où l'on avait prié et fait des vœux pour le succès de l'invasion reçurent, en récompense, des vases d'or, des croix du même métal, ornées de pierreries, des ornements d'une grande valeur et des sommes d'argent considérables. La Normandie, ses cathédrales, ses monastères et ses hospices d'indigents eurent de droit le meilleur lot dans cette pieuse distribution des premiers gains de la conquête (Histoire de la conquête d'Angleterre, L. IV = Œuvres, vol. IV, p.20-23).
Objet de l'histoire : les peuples, non les grands hommes
Ici doit se terminer le récit de la lutte nationale qui suivit la conquête de l'Angleterre par les Normands ; car l'exécution de William Longue-Barbe [1196] est le dernier fait que les auteurs originaux rattachent positivement à la conquête... La tâche du narrateur consciencieux finit donc à ce point ; et il ne lui reste plus qu'à présenter sommairement le tableau de la destinée ultérieure des personnages qu'il abandonne, afin que le lecteur ne reste pas en suspens.
Et par ce mot, personnages, ce n'est ni Richard [Ier, Cœur de Lion], ni Philippe [Auguste], roi de France, ni Jean, comte de Mortain, qu'il faut entendre ; mais les grandes masses d'hommes et les populations diverses qui ont ou simultanément ou successivement figuré dans les pages précédentes. Car l'objet essentiel de cette histoire est d'envisager la destinée des peuples, et non celle de certains hommes célèbres, de raconter les aventures de la vie sociale, et non celles de la vie individuelle. La sympathie humaine peut s'attacher à des populations tout entières, comme à des êtres doués de sentiment, dont l'existence, plus longue que la nôtre, est remplie des mêmes alternatives de peine et de joie, d'espérance et d'abattement. Considérée sous ce point de vue, l'histoire du passé prend quelque chose de l'intérêt qui s'attache au temps présent ; car les êtres collectifs dont elle nous entretient n'ont point cessé de vivre et de sentir ; ce sont les mêmes qui souffrent ou espèrent encore sous nos yeux. Voilà son plus grand attrait; voilà ce qui adoucit des études sévères et arides, ce qui, en un mot, donnerait quelque prix à cet ouvrage, si l'auteur avait réussi à rendre les émotions qu'il éprouvait en recueillant dans de vieux livres des noms devenus obscurs et des infortunes oubliées (Histoire de la conquête d'Angleterre, L. XI = Œuvres, vol. VI, p.109-111).
Lecture de Chateaubriand
En 1810, j'achevais mes classes au collège de Blois, lorsqu'un exemplaire des Martyrs, apporté du dehors, circula dans le collège. Ce fut un grand événement pour ceux d'entre nous qui ressentaient déjà le goût du beau et l'admiration de la gloire. Nous nous disputions le livre ; il fut convenu que chacun l'aurait à son tour, et le mien vint un jour de congé, à l'heure de la promenade. Ce jour-là, je feignis de m'être fait mal au pied, et je restai seul à la maison. Je lisais ou plutôt je dévorais les pages, assis devant mon pupitre, dans une salle voûtée qui était notre salle d'études, et dont l'aspect me semblait alors grandiose et imposant. J'éprouvai d'abord un charme vague et comme un éblouissement d'imagination ; mais quand vint le récit d'Eudore, cette histoire vivante de l'empire à son déclin, je ne sais quel intérêt plus actif et plus mêlé de réflexion m'attacha au tableau de la ville éternelle, de la cour d'un empereur romain, de la marche d'une armée romaine dans les fanges de la Batavie, et de sa rencontre avec une armée de Franks.
...
A mesure que se déroulait à mes yeux le contraste si dramatique du guerrier sauvage et du soldat civilisé, j'étais saisi de plus en plus vivement ; l'impression que fit sur moi le chant de guerre des Franks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place où j'étais assis, et, marchant d'un bout à l'autre de la salle, je répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé :
« Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l'épée.
Nous avons lancé la francisque à deux tranchants ; la sueur tombait du front des guerriers et ruisselait le long de leurs bras. Les aigles et les oiseaux aux pieds jaunes poussaient des cris de joie ; le corbeau nageait dans le sang des morts ; tout l'Océan n'était qu'une plaie. Les vierges ont pleuré longtemps.
Pharamond ! Pharamond ! nous avons combattu avec l'épée... »
Ce moment d'enthousiasme fut peut-être décisif pour ma vocation à venir. Je n'eus alors aucune conscience de ce qui venait de se passer en moi ; mon attention ne s'y arrêta pas ; je l'oubliai même pendant plusieurs années ; mais, lorsque, après d'inévitables tâtonnements pour le choix d'une carrière, je me fus livré tout entier à l'histoire, je me rappelai cet incident de ma vie et ses moindres circonstances avec une singulière précision. Aujourd'hui, si je me fais lire la page qui m'a tant frappé, je retrouve mes émotions d'il y a trente ans. Voilà ma dette envers l'écrivain de génie qui a ouvert et qui domine le nouveau siècle littéraire. Tous ceux qui, en divers sens, marchent dans les voies de ce siècle, l'ont rencontré de même à la source de leurs études, à leur première inspiration ; il n'en est pas un qui ne doive lui dire comme Dante à Virgil : Tu duca, tu signore, e tu mæstro (Récits des temps mérovingiens précédés de Considérations sur l'histoire de France, Préface = Œuvres, vol. VII, p.11-13).
Malheurs de Fréret
En l'année 1714, un homme qui a laissé après lui un nom illustre, et qui, jeune alors, n'était qu'élève en titre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, Nicolas Fréret, lut à une assemblée publique de cette académie un mémoire sur l'établissement des Franks au nord de la Gaule. Il annonça, dans le préambule de sa dissertation, que ce travail ne resterait point isolé, qu'il n'était, pour lui, que le commencement d'une longue série de recherches ayant pour objet l'état des mœurs et du gouvernement aux diverses époques de la monarchie française. Le jeune érudit, avec une grande sûreté de méthode, résolut, ou, pour mieux dire, trancha cette question de l'origine des Franks posée à faux ou faiblement touchée jusqu'à lui. Ses conclusions peuvent se réduire à trois : « Les Franks sont une ligue formée au troisième siècle entre plusieurs peuples de la basse Germanie, les mêmes à peu près qui, du temps de César, composaient la ligue des Sicambres. ‒ Il n'y a pas lieu de rechercher la descendance des Franks ni les traces de leur prétendue migration, puisque ce n'était point une race distincte ou une nation nouvelle parmi les Germains. ‒ Le nom de Frank ne veut point dire libre ; cette signification, étrangère aux langues du Nord, est moderne pour elles ; on ne trouve rien qui s'y rapporte dans les documents originaux des quatrième, cinquième et sixième siècles. Frek, frak, frenk, vrang, selon les différents dialectes germaniques, répond au mot latin ferox, dont il a tous les sens favorables et défavorables, fier, intrépide, orgueilleux, cruel.»
Ces propositions, qui aujourd'hui sont des axiomes historiques, renversèrent d'un même coup et les systèmes qui cherchaient le berceau d'une nation franque, soit en Gaule, soit en Germanie, antérieurement au troisième siècle, et celui qui érigeait les Franks, sur l'interprétation de leur nom, en hommes libres par excellence et en libérateurs de la Gaule...
Le mémoire qui faisait ainsi justice d'erreurs en crédit jusque là, et qui donnait aux opinions saines plus de relief et d'autorité, souleva d'étranges objections au sein de l'Académie, et un événement plus étrange encore suivit cette lecture ; Fréret fut arrêté par lettre de cachet et enfermé à la Bastille. Les motifs de son emprisonnement, qui dura six mois, sont un mystère ; il est impossible de deviner laquelle des thèses de sa dissertation parut criminelle au gouvernement d'alors ; mais une telle expérience le détourna des grandes recherches sur l'histoire nationale auxquelles il voulait se dévouer. Ses travaux académiques prirent un autre cours ; il remonta jusqu'à l'antiquité la plus reculée, et son admirable netteté d'esprit fit sortir une science nouvelle des ténèbres et du chaos (Considérations sur l'histoire de France, ch. I = Œuvres, vol. VII, p.49-51).
Jean-Baptiste Dubos, secrétaire perpétuel de l'Académie française, célèbre alors comme littérateur et comme publiciste, entreprit non-seulement d'abattre le système historique de Boulainvilliers, mais encore d'extirper la racine de tout système fondé pareillement sur la distinction des vainqueurs et des vaincus de la Gaule. C'est dans cette vue qu'il composa le plus grand ouvrage qui, jusqu'alors, eût été fait sur les origines de l'histoire de France, un livre encore lu de nos jours avec profit et intérêt, l'Histoire critique de l'établissement de la monarchie française dans les Gaules. L'esprit de ce livre, où un immense appareil sert d'échafaudage à un argument logique, peut se formuler en très-peu de mots et se réduire aux assertions suivantes : « La conquête de la Gaule par les Francs est une illusion historique. Les Francs sont venus en Gaule comme alliés, non comme ennemis des Romains. ‒ Leurs rois ont reçu des empereurs les dignités qui conféraient le gouvernement de cette province, et par un traité formel ils ont succédé aux droits de l'empire. ‒ L'administration du pays, le droit des personnes, l'ordre civil et politique, sont restés avec eux exactement les mêmes qu'auparavant. ‒ Il n'y a donc eu, aux cinquième et sixième siècles, ni intrusion d'un peuple ennemi, ni domination d'une race sur l'autre, ni asservissement des Gaulois. ‒ C'est quatre siècles plus tard que le démembrement de la souveraineté et le changement des offices en seigneuries produisirent des effets tout semblables à ceux de l'invasion étrangère, élevèrent entre le roi et le peuple une caste dominatrice et firent de la Gaule un véritable pays de conquête.» Ainsi le fait de la conquête était retranché du cinquième siècle pour être reporté au dixième avec toutes ses conséquences, et, par cette simple opération, la loi fondamentale de Boulainvilliers, le droit de victoire, s'évanouissait sans qu'il fût besoin d'en discuter la valeur ou l'étendue. En outre, tout ce dont l'établissement des Franks se trouvait déchargé en violences, en tyrannies, en barbaries, tombait à la charge de l'établissement féodal, berceau de la noblesse, et de la noblesse seule, la royauté demeurant, comme la bourgeoisie, une pure émanation de la vieille société romaine (Considérations sur l'histoire de France, ch. II = Œuvres, vol. VII, p.71-73).
Progrès de l'histoire au XIXe siècle
A Dieu ne plaise que j'atténue en quelque chose la gloire de la grande école érudite antérieure à la révolution ! quel que soit le progrès actuel, quel que puisse être le progrès à venir, cette gloire restera belle et intacte. Les œuvres des bénédictins de Saint-Maur et de Saint-Vannes et celles des savants laïques qui les ont imités sont, comme l'a dit un écrivain de génie [Chateaubriand], l'intarissable fontaine où nous puisons tous. Ils ont recueilli et mis au jour tout un monde de faits enfouis dans la poussière des archives ; ils ont fondé la chronologie, la géographie, la critique de l'histoire de France ; mais en histoire, il y a deux tâches distinctes, deux ordres de travaux que l'ambition de l'esprit humain tente simultanément, mais qui, pour le succès, en dépit de notre volonté, vont toujours à la suite l'un de l'autre. La recherche et la discussion des faits, sans autre dessein que l'exactitude, n'est qu'une des faces de tout problème historique ; ce travail accompli, il s'agit d'interpréter et de peindre, de trouver la loi de succession qui enchaîne les faits l'un à l'autre, de donner aux événements leur signification, leur caractère, la vie enfin, qui ne doit jamais manquer au spectacle des choses humaines. Or, comme j'ai déjà eu l'occasion de le montrer, toutes les tentatives faites, avant 1789, pour répondre à la première de ces tâches, ont été bonnes et grandes ; mais celles qui ont eu pour objet de répondre à la seconde furent presque toutes mesquines et fausses. Le succès en ce genre était réservé à des temps postérieurs ; l'ordre logique des idées et la nature des travaux le voulaient ainsi ; et, de plus, il y eut à cela des motifs irrésistibles, nés de circonstances extérieures, étrangères au développement de la science.
L'histoire donne des leçons, et, à son tour, elle en reçoit ; son maître est l'expérience, qui lui enseigne, d'époque en époque, à mieux voir et à mieux juger. Ce sont les événements, jusque là inouïs, des cinquante dernières années, qui nous ont appris à comprendre les révolutions du moyen âge, à voir le fond des choses sous la lettre des chroniques, à tirer des écrits des bénédictins ce que ces savants hommes n'avaient point vu, ce qu'ils avaient vu d'une façon partielle et incomplète, sans en rien conclure, sans en mesurer la portée. Il leur manquait l'intelligence et le sentiment des grandes transformations sociales... Cette vue, nous l'avons acquise par nos propres expériences, nous la devons aux prodigieuses mutations du pouvoir et de la société qui se sont opérées sous nos yeux ; et, chose singulière, une nouvelle intelligence de l'histoire semble naître en nous, à point nommé, au moment où se complète la grande série des renversements politiques, par la chute de l'empire élevé sur les ruines de la république française qui avait jeté à terre la monarchie de Louis XVI.
Ainsi s'est produite au dix-neuvième siècle une école historique nouvelle ; c'est le nom qui lui a été donné, quoiqu'à vrai dire il n'y ait pas d'école, car il n'y a pas un maître et des disciples, une doctrine et des adeptes ; mais une diversité d'esprits, de méthodes et de recherches, et, dans cette diversité, ce qui est remarquable, une grande analogie d'instincts, de tendances et de but. Pour tous, le but commun est de s'attaquer aux problèmes fondamentaux et de poser, d'une manière définitive, les bases de notre histoire nationale (Considérations sur l'histoire de France, ch. IV = Œuvres, vol.VII, p.180-182).
Triste fin de la reine Galeswinthe
Les premiers mois du mariage furent, sinon heureux, du moins paisibles pour la nouvelle reine ; douce et patiente, elle supportait avec résignation tout ce qu'il y avait de brusquerie sauvage dans le caractère de son mari. D'ailleurs Hilpérik eut quelque temps pour elle une véritable affection ; il l'aima d'abord par vanité, joyeux d'avoir en effet en elle une épouse aussi noble que celle de son frère ; puis, lorsqu'il fut un peu blasé sur ce contentement d'amour-propre, il l'aima par avarice, à cause des grandes sommes d'argent et du grand nombre d'objets précieux qu'elle avait apportés. Mais après s'être complu quelque temps dans le calcul de toutes ces richesses, il cessa d'y trouver du plaisir, et dès lors aucun attrait ne l'attacha plus à Galeswinthe. Ce qu'il y avait en elle de beauté morale, son peu d'orgueil, sa charité envers les pauvres, n'étaient pas de nature à le charmer ; car il n'avait de sens et d'âme que pour la beauté corporelle. Aussi le moment arriva où, en dépit de ses propres résolutions, Hilpérik ne ressentit auprès de sa femme que de la froideur et de l'ennui.
Ce moment, épié par Fredegonde, fut mis à profit par elle avec son adresse ordinaire. Il lui suffit de se montrer comme par hasard sur le passage du roi, pour que la comparaison de sa figure avec celle de Galeswinthe fît revivre, dans le cœur de cet homme sensuel, une passion mal éteinte par quelques bouffées de vanité. Fredegonde fut reprise pour concubine, et fit éclat de son nouveau triomphe ; elle affecta même envers l'épouse dédaignée des airs hautains et méprisants. Doublement blessée comme femme et comme reine, Galeswinthe pleura d'abord en silence ; puis elle osa se plaindre, et dire au roi qu'il n'y avait plus dans sa maison aucun honneur pour elle, mais des injures et des affronts qu'elle ne pouvait supporter. Elle demanda comme une grâce d'être répudiée, et offrit d'abandonner tout ce qu'elle avait apporté avec elle, pourvu seulement qu'il lui fût permis de retourner dans son pays.
[Hilperik fait étrangler Galeswinthe et reprend Fredegonde comme épouse]
Ainsi périt cette jeune femme qu'une sorte de révélation intérieure semblait avertir d'avance du sort qui lui était réservé, figure mélancolique et douce qui traversa la barbarie mérovingienne, comme une apparition d'un autre siècle. Malgré l'affaiblissement du sens moral au milieu de crimes et de malheurs sans nombre, il y eut des âmes profondément émues d'une infortune si peu méritée, et leurs sympathies prirent, selon l'esprit du temps, une couleur superstitieuse. On disait qu'une lampe de cristal, pendue près du tombeau de Galeswinthe, le jour de ses funérailles, s'était détachée subitement sans que personne y portât la main, et qu'elle était tombée sur le pavé de marbre sans se briser et sans s'éteindre. On assurait, pour compléter le miracle, que les assistants avaient vu le marbre du pavé céder comme une matière molle, et la lampe s'y enfoncer à demi. De semblables récits peuvent nous faire sourire, nous qui les lisons dans de vieux livres écrits pour des hommes d'un autre âge ; mais, au sixième siècle, quand ces légendes passaient de bouche en bouche comme l'expression vivante et poétique des sentiments et de la foi populaire, on devenait pensif et l'on pleurait en les entendant raconter (Récits des temps mérovingiens, Premier récit = Œuvres, vol.VII, p.326-330).
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