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Historiographie médiévale

 

Joinville (c.1224-1317)


Texte :

Le Livre des saintes paroles et des bons faits de notre saint roi Louis, transcrit en français moderne par A. MARY, Paris, 1928.

Vie de Saint Louis, texte établi, traduit, présenté et annoté par J. MONFRIN, Paris, 1995 (Classiques Garnier).

Historiens et chroniqueurs du Moyen age. Robert de Clari, Villehardouin, Joinville, Froissart, Commynes, éd. A. PAUPHILET - E. POGNON, Paris, 1952 (Bibliothèque de la Pléiade).

Études :

‒ CAZANAVE C., Joinville et la Vie de Saint Louis. Un historien et une œuvre multiforme, dans Le Moyen Age, 105, 1999, p.129-136.

DUFOURNET J. - HARF L., Le prince et son historien. La vie de Saint Louis de Joinville, études réunies par J.D. et L.H., Paris, 1997.

LE GOFF J., Mon ami le saint roi. Joinville et Saint Louis (réponse) [à l'article de Ch.Lucken cité ci-après], dans Annales HSS, 56.2, 2001, p.469-477.

LUCKEN Ch., L'évangile du roi. Joinville, témoin et auteur de la "Vie de Saint Louis", dans Annales HSS, 56.2, 2001, p.445-467.


Dédicace

A son bon seigneur Louis [X], fils du roi de France, par la grâce de Dieu, roi de Navarre, comte palatin de Champagne et de Brie, Jean, sire de Joinville, son sénéchal de Champagne, salut et amour et honneur, et assurance qu'il est prêt à son service.

Cher seigneur, je vous fais savoir que madame la reine, votre mère, qui m'aimait beaucoup que Dieu lui accorde un bon pardon me pria avec toute l'insistance qu'elle put de lui faire écrire des saintes paroles et des bonnes actions de notre saint roi Louis ; et je m'y engageai et Dieu aidant, le livre est terminé en deux parties.

La première partie expose comment il régla pendant toute sa vie sa conduite selon Dieu et selon l'Église, et pour le profit de son royaume.

La seconde partie du livre traite de ses grandes actions de chevalier et de ses grands faits d'armes. Sire, puisqu'il est écrit: « Fais en premier lieu ce qui appartient à Dieu, et il mettra en ordre pour toi toutes les autres affaires », j'ai fait écrire en premier lieu ce qui se rapporte aux trois choses susdites, à savoir ce qui concerne le profit des âmes et des corps et ce qui concerne le gouvernement du peuple.

Et ces autres choses, je les ai fait écrire aussi en l'honneur de ce véritable saint, car par les choses dites ci-dessus on pourra voir bien clairement que jamais un laïc de notre époque ne vécut si saintement, tout le temps qui lui fut donné, depuis le commencement de son règne jusqu'à la fin de sa vie. Je n'assistai pas aux derniers moments de sa vie, mais le comte Pierre d'Alençon, son fils, qui avait beaucoup d'affection pour moi, y fut présent, qui me rapporta la belle fin que fit le roi, que vous trouverez écrite à la fin de ce livre. Et il me semble à ce propos que l'on ne fit pas assez pour lui quand on ne le mit pas au nombre des martyrs, si l'on considère les grandes souffrances qu'il supporta au cours du pèlerinage de la Croix, pendant l'espace de six ans où je me trouvai en sa compagnie, et spécialement parce qu'il suivit Notre Seigneur jusque sur le croix; car si Dieu mourut sur la croix, le roi fit de même, car il était croisé lorsqu'il mourut à Tunis (Vie de Saint Louis, trad. J. Monfrin, § 1-5).

 

Objet et but du livre de Joinville

Au nom de Dieu tout puissant, moi Jean, sire de Joinville, sénéchal de Champagne, fais écrire la vie de notre saint roi Louis, ce que j'ai vu et entendu pendant l'espace de six ans au cours desquels je me suis trouvé en sa compagnie au pèlerinage d'outre-mer et après notre retour. Et avant de vous raconter ses hauts faits et sa conduite de chevalier, je vous raconterai ce que j'ai vu et entendu de ses saintes paroles et de ses bons enseignements, afin qu'on puisse les trouver les uns après les autres pour l'édification de ceux qui les entendront (§ 19).

 

Un roi sermonneur

Il me fit venir une fois et me dit : « Je n'ose vous parler, à cause de l'intelligence subtile qui est la vôtre, de chose qui concerne Dieu. Et pour cette raison j'ai fait venir ces frères qui sont ici, car je veux vous faire cette demande.» La demande fut telle : « Sénéchal, fit-il, qu'est-ce que Dieu ?» Et je lui dis : « Sire, c'est une chose si bonne qu'il ne peut y en avoir de meilleure. Vraiment, fit-il, c'est très bien répondu, car la réponse que vous avez faite est écrite dans ce livre que je tiens à la main. Maintenant je vous demande, fit-il, ce que vous aimeriez mieux, ou être lépreux ou avoir fait un péché mortel ?» Et moi, qui jamais ne lui mentis, lui répondis que j'aimerais mieux en avoir fait trente que d'être lépreux. Et quand les frères furent partis, il me fit venir tout seul et me fit asseoir à ses pieds et me dit : « Comment avez-vous pu me dire cela hier ?» Et je lui dis que je le lui disais encore. Et il me dit : « Vous avez parlé comme un étourdi trop pressé, car vous devez savoir qu'il n'y a pas de lèpre aussi affreuse que d'être en état de péché mortel, parce que l'âme qui est en état de péché mortel est semblable au diable ; c'est pourquoi il ne peut y avoir de lèpre aussi affreuse... Je vous prie, fit-il, tant que je peux, de disposer votre cœur, pour l'amour de Dieu et de moi, à préférer qu'arrive n'importe quel malheur à votre corps, lèpre ou tout autre maladie, plutôt que le péché mortel vienne dans votre âme.» (§ 26-28).

 

Indépendance du roi

Je le revis une autre fois à Paris, où tous les prélats de France lui firent savoir qu'ils voulaient lui parler, et le roi alla au palais pour les entendre. Et il y avait là l'évêque d'Auxerre, Gui, qui était le fils de messire Guillaume de Mello ; et au nom de tous les prélats, il tint au roi ce propos : « Sire, ces seigneurs qui sont ici, archevêques, évêques, m'ont chargé de vous dire que l'Église, qui devrait être gardée par vous, se perd entre vos mains.» Le roi fit le signe de croix quand il entendit ce propos et dit : « Dites-moi comment cela se fait-il ?» « Sire, dit-il, c'est parce qu'on fait aujourd'hui si peu de cas des excommunications que les gens se laissent mourir excommuniés avant de se faire absoudre, et ne veulent pas se mettre en règle avec l'Église. Ces prélats vous demandent donc, sire, pour l'amour de Dieu et parce que c'est votre devoir, de donner l'ordre à vos prévôts et à vos baillis que tous ceux qui se laisseront aller à rester excommuniés pendant un an et un jour, qu'on les oblige, en saisissant leurs biens, à se faire absoudre.»

A cela le roi répondit qu'il donnerait volontiers un tel ordre à l'égard de tous ceux dont on lui apporterait la certitude qu'ils étaient dans leur tort. Et l'évêque dit qu'ils ne le feraient en aucune manière, car ils lui interdiraient la connaissance de leurs causes. Et le roi dit qu'il n'agirait pas autrement, car ce serait aller contre Dieu et contre la raison, s'il contraignait les gens à se faire absoudre alors que les clercs leur faisaient du tort. « Et de cela, fit le roi, je vous donne un exemple : le comte de Bretagne, qui a plaidé sept ans contre les prélats de Bretagne, tout excommunié qu'il était, et qui a si bien fait que le pape les a tous condamnés. Alors, si j'avais contraint le comte de Bretagne, la première année, à se faire absoudre, je me serais mis dans mon tort envers Dieu et envers lui.» Et alors les prélats se résignèrent, et je n'ai jamais entendu dire depuis qu'une demande ait été faite sur ce point (§61-64).

 

Un clerc vigoureux

Au moment où j'arrivais [à Paris], je rencontrai une charrette chargée de trois hommes morts, qu'un clerc avait tués ; et on me dit qu'on les conduisait au roi. Quand j'entendis cela, j'envoyai un de mes écuyers après eux, pour savoir comment les choses s'étaient passées. Et mon écuyer que j'y envoyai me conta que le roi, lorsqu'il sortit de sa chapelle, se rendit sur le perron pour voir les morts, et demanda au prévôt de Paris comment les choses s'étaient passées. Et le prévôt lui conta que les morts étaient trois de ses sergents du Châtelet ; et il lui conta qu'ils allaient par les rues écartées pour détrousser les gens et il dit au roi qu' « ils ont rencontré ce clerc que vous voyez, et lui ont pris toutes ses affaires. Le clerc s'en alla en simple chemise à sa maison et prit son arbalète et donna son fauchon [sorte d'épée courbe] à porter à un enfant. Quand il les vit, il leur cria après et leur dit qu'ils y mourraient. Le clerc tendit son arbalète et tira, et en frappa un au cœur ; et les deux autres se mirent à fuir, et le clerc prit le fauchon que tenait l'enfant, et les poursuivit à la lumière de la lune, qui était belle et claire. L'un d'eux essaya d'entrer dans un jardin en passant à travers une haie ; et le clerc le frappa avec le fauchon, dit le prévôt, et lui sectionna entièrement la jambe, de telle sorte qu'elle ne tient que par la botte, comme vous le voyez. Le clerc se remit à la poursuite de l'autre, qui tenta de pénétrer dans une maison qu'il ne connaissait pas, où des gens veillaient encore ; et le clerc le frappa avec le fauchon à la tête si bien qu'il la lui fendit jusqu'aux dents, comme vous pouvez le voir », dit le prévôt au roi. « Sire, dit-il, le clerc montra ce qu'il avait fait aux voisins de la rue, puis vint se constituer prisonnier, sire, et je vous l'amène, vous en ferez ce que vous voudrez; et le voici.» « Sire clerc, fit le roi, vous avez perdu la possibilité d'être prêtre par votre prouesse, mais, pour votre prouesse, je vous retiens à mes gages, et vous viendrez avec moi outre-mer. Et je vous fais encore savoir cela parce que je veux que mes gens voient que je ne les soutiendrai dans aucune de leurs mauvaises actions.» Quand le peuple qui était assemblé là entendit ces paroles, ils invoquèrent Notre Seigneur, et le prièrent que Dieu donne bonne et longue vie au roi, et le ramène en joie et en santé (§ 115-118)

 

Embarquement pour la Terre sainte

Au mois d'août, nous embarquâmes dans nos nefs à la Roche de Marseille. Le jour où nous embarquâmes dans nos nefs, on fit ouvrir la porte de la nef et on mit à l'intérieur tous les chevaux que nous devions embarquer outre-mer ; et puis on referma la porte et on la boucha bien, comme lorsque l'on étoupe un tonneau, parce que, quand la nef est en haute mer, toute la porte est sous l'eau. Quand les chevaux furent dedans, notre maître marinier cria à ses marins, qui étaient à la proue de la nef, en leur disant : « Êtes vous parés ?» Et ils répondirent : « Oui, sire; que les clercs et les prêtres s'avancent.» Dès qu'ils furent venus, il leur cria : « Chantez, de par Dieu.» Et ils entonnèrent tous d'une voix : Veni creator Spiritus. Et il cria à ses marins : « Faites voile, de par Dieu »; et ainsi firent-ils. Et en peu de temps le vent remplit les voiles et nous déroba la vue de la terre, et nous ne vîmes que le ciel et l'eau, et chaque jour le vent nous éloigna des pays où nous étions nés. Et je vous raconte ces faits, parce qu'il est bien follement téméraire celui qui ose s'exposer à un tel péril avec le bien d'autrui ou en état de péché mortel, car on s'endort le soir sans savoir si on se retrouvera le matin au fond de la mer (§ 125-127).

 

Description du Nil

Il nous faut tout d'abord parler du fleuve qui vient en Égypte du Paradis terrestre ; et je vous raconte ces choses pour vous faire comprendre certains faits qui touchent à mon sujet. Ce fleuve est différent de toutes les autres rivières, car plus les autres rivières descendent leurs cours, plus s'y jettent de petites rivières et de petits ruisseaux. Et dans ce fleuve il ne s'en jette aucune ; au contraire il se produit ceci, qu'il arrive par un seul chenal jusqu'en Égypte, et alors il se divise en sept bras qui se répandent à travers l'Égypte. Et quand la Saint-Remi est passée, les sept rivières se répandent dans le pays et recouvrent le plat pays ; et quand elles se retirent, les paysans vont chacun labourer leurs terres avec une charrue sans roues, avec laquelle ils sèment dans la terre le froment, l'orge, le cumin, le riz ; et ces semences viennent si bien que nul ne saurait mieux faire. Et l'on ne sait d'où vient cette crue, sinon de la volonté de Dieu ; et si ce phénomène ne se produisait pas, rien ne viendrait dans ce pays à cause de la grande chaleur du soleil qui brûlerait tout, parce qu'il ne pleut jamais dans le pays. Le fleuve est toujours trouble ; aussi les gens du pays qui veulent en boire en puisent le soir, et y écrasent quatre amandes ou quatre fèves; et le lendemain elle est si bonne à boire qu'elle ne laisse rien à désirer. Avant que le fleuve entre en Égypte les gens dont c'est la coutume jettent le soir leurs filets déployés dans le fleuve ; et quand on vient au matin, ils trouvent dans leurs filets ces denrées qui se vendent au poids que l'on apporte dans ce pays, à savoir le gingembre, la rhubarbe, le bois d'aloès, la cannelle. Et l'on dit que ces produits viennent du Paradis terrestre, car le vent les abat des arbres qui sont dans le Paradis, comme le vent abat dans la forêt, en notre pays, le bois sec ; et ce qui tombe de bois sec dans le fleuve, les marchands nous le vendent dans ce pays. L'eau du fleuve est de telle nature que, lorsque nous la suspendions, dans des pots de terre blancs que l'on fait dans le pays, aux cordes de nos tentes, l'eau devenait, à la chaleur du jour, aussi fraîche que de l'eau de source. On disait dans le pays que le sultan du Caire avait tenté maintes fois de savoir d'où venait le fleuve ; et il envoyait des gens qui emportaient une sorte de pain que l'on appelle biscuits, parce qu'ils sont cuits deux fois; et ils vivaient de ce pain jusqu'à leur retour auprès du sultan. Et ils rapportaient qu'ils avaient exploré le fleuve et qu'ils étaient arrivés à un grand massif de roches à pic, où personne n'avait la possibilité de monter; le fleuve tombait de ce massif, et il leur semblait qu'il y avait une grande quantité d'arbres en haut dans la montagne ; et ils disaient qu'ils avaient trouvé des merveilles, diverses bêtes sauvages et de diverses façons, lions, serpents, éléphants, qui venaient les regarder sur le bord de l'eau quand ils allaient en amont (§ 187-190)


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