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Plutarque : Vie de Périclès (Présentation)
Traduction nouvelle annotée par Marie-Paule
Loicq-Berger
Chef de travaux honoraire de l’Université de Liège
Adresse : avenue Nandrin, 24 ‒ B 4130 Esneux
Présentation : le cadre
A. Les temps, les hommes, les mentalités
B. Les faits
C. L'iconographie
Contenu de la Vie de Périclès
Traduction 1-16
Traduction 17-39
I. Présentation : le cadre
A. Les temps, les hommes, les mentalités
Trois personnalités fulgurantes ont largement déterminé l'histoire du Grand Siècle d'Athènes : Thémistocle, Périclès, Alcibiade, dont Plutarque a gravé des portraits forts, inaltérés malgré l'ombre des âges. Pour chacun d'entre eux, le Biographe disposait de sources documentaires nombreuses, variées, de valeur inégale sans doute ‒ et lui-même ne l'ignorait pas ‒ mais qu'il a su utiliser avec discernement.
D'emblée, entre ces trois hommes, on perçoit des énergies communes, et beaucoup de contrastes. D'une génération plus âgé que Périclès et de quarante-cinq ans l'aîné d'Alcibiade, Thémistocle est d'origine modeste, studieux et appliqué quoique médiocrement cultivé, aimant l'argent, avec des goûts de parvenu ; mais au cœur du futur vainqueur de Salamine brûle un amour passionné pour sa cité, qui fera de lui un tacticien de génie, avant que ses ambitions déçues ne fassent de lui un traître. Quant à Périclès et à son petit-cousin Alcibiade, s'ils sont liés par leurs origines familiales aristocratiques, ils s'opposent par leur caractère, leur style de vie, leurs ambitions. La noble silhouette de Périclès, dont la personne et le discours respirent une excellence naturelle, dont la seule ambition est de servir avec honneur et efficacité les destinées d'Athènes, suscite chez son biographe estime et sympathie ; et c'est par un franc tribut d'admiration que Plutarque clôt le récit de cette grande carrière. Quant au bel Alcibiade, avec le recul de l'histoire indispensable au biographe, comment nier son arrogante séduction, ses imprudences, sa folle prodigalité ‒ et son art consommé se faire tout pardonner ? Aussi bien faudra-t-il de longues années et de grands malheurs pour que ses concitoyens se lassent enfin d'un cynisme délibéré qui ne recule devant nulle trahison. Périclès, pour sa part, ne semble pas avoir consacré beaucoup de temps à son dangereux pupille. Lui-même, dans son privé, est un intellectuel curieux, très ouvert à la réflexion philosophique, exerçant non sans humour son observation critique ; on le voit patient, voire flegmatique, rarement discourtois, en même temps qu'économe, satisfait d'un train modeste, mari irréprochable avant d'être pour Aspasie un ami et un protecteur dévoué. Imposant à la ville, brave à la guerre, chef respectueux de la vie de ses concitoyens et de ses soldats, responsable politique intégralement dévoué à la grandeur et à la prospérité de sa patrie, Périclès se maintient à l'écart de la vénalité et de la trahison qui entachent les parcours de Thémistocle et d'Alcibiade.
Plutarque a consacré le meilleur de son talent à faire revivre en profondeur le Ve siècle d'Athènes ; l'approche biographique, avec ses limites, nous a en tout cas valu de superbes évocations d'ambiance. Ajoutons que, globalement, ses jugements rejoignent, dans chacun des cas, ceux du meilleur historien de l'époque : Thucydide, avant lui, avait salué en Thémistocle l'intelligence spontanée, intuitive, d'un homme sans pareil, digne d'une exceptionnelle admiration (I, 138, 3) ; en Périclès, l'élévation du caractère, la profondeur des vues, le désintéressement sans bornes (II, 65) ; en contrepoint, il n'avait pas hésité à dénoncer Alcibiade comme l'un des principaux auteurs de la ruine d'Athènes (VI, 15).
La Vie de Périclès témoigne de l'énorme documentation exploitée par Plutarque ; elle fait apparaître nombre de sources littéraires et un recours personnel aux sources directes que sont les inscriptions d'Athènes et de Delphes, mentionnées ailleurs. Avec une vigilance critique souvent perceptible, le biographe s'est informé auprès de ses prédécesseurs historiens, Thucydide en premier, mais aussi Éphore, Douris de Samos et Héraclide du Pont, tandis que le moraliste relisait Platon et Eschine le Socratique, Aristote et Théophraste ; l'intellectuel éclectique butinait de surcroît chez les poètes anciens et contemporains, lyriques et comiques. Les représentants de l'Ancienne Comédie sont fréquemment cités, comme porte-paroles des adversaires de Périclès, mais Plutarque fait la part des choses et connaît la malveillance de leur corporation (16, 1 : κακοήθως). Certains historiens, sans être exclus, sont utilisés avec circonspection : Douris de Samos, témoin d'une époque encore proche, mais dont Plutarque sent qu'il « dramatise » (ἐπιτραγῳδεῖ) et exagère (28, 2-3) ; quant à Stésimbrote de Thasos, auteur d'un ouvrage anecdotique sur ses contemporains, Thémistocle, Thucydide et Périclès, Plutarque se défie de ses ragots et critique l'inexactitude de sa chronologie (Vie de Thémistocle, 2, 5).
Fidèle à son habitude, le biographe s'accorde de temps à autre quelque digression, dont le fil du récit s'accommode tant bien que mal. Les digressions plutarchéennes sont, on le sait, d'un intérêt inégal : mince, en l'occurrence, si l'on songe à tel exposé philosophico-religieux à propos de la méthode d'Anaxagore (6) ou à propos du surnom d'Olympien appliqué à Périclès (39, 2) ; moindre encore s'agissant de la note relative à une belle Phocéenne homonyme d'Aspasie (24, 11-12). Il est toutefois des excursus réellement intéressants. La Vie de Périclès s'ouvre par un préambule psychologique de caractère général (1-2), qui peut paraître fastidieux et mal en situation. Or ce texte offre, collatéralement, un vif intérêt : il est singulièrement révélateur d'une mentalité propre à l'intellectuel grec. La beauté d'une œuvre, qu'elle soit du domaine de la musique ou des arts plastiques, mérite certes de susciter l'admiration, mais son auteur ou exécutant n'en peut inspirer aucune. Plutarque répercute là un mépris du travail manuel qui interpelle le sociologue.
Dans cet ordre d'idées, certaines notations donnent à penser. Au nombre des grandes pages que compte la Vie de Périclès, figurent les chapitres (12-13) consacrés à l'activité du bâtisseur. Plutarque, transporté d'admiration pour la beauté parfaite des ouvrages et pour l'extraordinaire rapidité de leur exécution, aborde ce sujet avec une alacrité évidente. Il semble partager le point de vue de Périclès, lequel considère comme parfaitement légitime l'usage que fait Athènes de l'argent des alliés ‒ usage très critiqué par ses adversaires, qui y voient un accaparement du trésor commun des Grecs. Périclès invoque pour sa part, telle une justification fondamentale, une valeur spécifiquement grecque : les grandes œuvres d'art sont promises à une gloire éternelle (δόξα αἴδιος). Il y ajoute ‒ considération plus moderne ‒ un enjeu socio-économique : bâtir, c'est mettre au travail et rémunérer quasiment toute une population. Autrement dit, ces grands travaux, loin d'être inutiles, offrent pour la cité un avantage à la fois esthétique et alimentaire (πόλιν ... κοσμουμένην καὶ τρεφομένην). Cet athénocentrisme affiché relève-t-il de l'inconscience ou du cynisme ? Le biographe-moraliste ne rencontre pas la question.
D'autre part, les chantiers urbains de Périclès sont à mettre en rapport avec l'épidémie qui frappe la ville en 430/29. Sans du tout reproduire la description médicale détaillée que fournit Thucydide (II, 47-53) d'un fléau qui l'avait personnellement atteint, le biographe paraît surtout sensible à l'aspect sociologique de la catastrophe : il en voit la cause dans les conditions hygiéniques déplorables dans lesquelles tentent de survivre les masses paysannes contraintes de se réfugier en ville (Périclès, 34, 5).
Impossible, évidemment, d'esquiver l'accusation des opposants du grand homme ; accusation plus large, au reste, et qui vise l'ensemble de sa politique. Dans quelle mesure l'impérialisme athénien responsable de la funeste guerre du Péloponnèse est-il imputable à Périclès ? Les engrenages mis en branle par les guerres médiques avaient déjà démontré à Thémistocle, le fait est patent, la nécessité d'assurer l'empire maritime d'Athènes (Plutarque, Vie de Thémistocle, 19-21). À l'issue de ces conflits, Athènes avait sans doute la mainmise sur la mer et Sparte, sur le continent, mais toutes deux, épuisées, avaient dû consentir à une illusoire paix de Trente ans. C'est alors que Périclès, par trois fois, va s'efforcer de construire l'unité de la Grèce, mais son désir d'un panhellénisme raisonnablement égalitaire se heurte à l'inertie ou à l'indifférence des partenaires indispensables ; dans ce contexte, Athènes transfère sur l'Acropole le trésor de la Ligue entreposé à Délos et désormais l'on ne parlera plus d'États confédérés, mais de « sujets ». À un impérialisme pacifique se substitue rapidement le recours à la force : expéditions militaires, pressions fiscales, multiplication des clérouquies dans l'Égée et dans le Nord.
B. Les faits
N.B. Biographe plutôt qu'historien, Plutarque n'a pas suivi rigoureusement, dans sa Vie de Périclès, le fil chronologique des événements et n'a pas craint d'en interrompre quelquefois le récit par des digressions d'intérêt inégal. Aussi a-t-on jugé utile de proposer ici un bref rappel des faits marquants de l'actualité politique au sens large de ce terme.
Plan
1. De la fin des guerres médiques aux débuts de Périclès (479 - c. 470)
2. Des débuts de Périclès à sa première stratégie (c. 470 - 443)
3. La stratégie de Périclès (444/3 - 429)
4. L'apogée artistique
1. De la fin des guerres médiques aux débuts de Périclès (479 - c. 470)
L'enfance et l'adolescence de Périclès se déroulent dans le cadre héroïque et exaltant des guerres médiques (cfr Vie de Périclès, note à 17, 1). Né vers 495, il a une quinzaine d'années lorsque son père Xanthippos, commandant les troupes athéniennes, est l'un des artisans de la victoire navale de Mycale (en face de Samos), en attendant de déloger, l'année suivante, les Perses de Sestos sur l'Hellespont (479-478). Dès lors la puissance athénienne va prendre son essor ; à l'initiative de Thémistocle et d'Aristide, la cité répare les dommages de guerre, relève ses murs et aménage le Pirée (cf. Vie de Thémistocle, 19). Dans le même temps (478/77) naît la Ligue de Délos, alliant à Athènes une grande partie des Cyclades et des îles côtières entre Lesbos et Rhodes, ainsi que nombre de villes ioniennes d'Asie ; garantissant en principe des droits égaux aux adhérents, la Ligue fonctionne sous le contrôle d'un conseil qui se réunit une fois l'an à Délos et gère une caisse commune. En 472, Thémistocle est ostracisé (cf. Vie de Thémistocle, 22). La carrière politique de Périclès va débuter peu après (7, 3-4).
2. Des débuts de Périclès à sa première stratégie (c. 470-443)
En Asie, Cimon a détruit la flotte et l'armée perses à l'embouchure de l'Eurymédon, sur la côte à l'Ouest de la Cilicie (468), ce qui ne lui épargnera pas d'être à son tour ostracisé comme aristocrate et laconisant. Une réaction démocratique porte aussitôt aux commandes Éphialte, qui dépouille l'Aréopage de ses attributions politiques (462/1), avant d'être assassiné. Le champ est libre pour Périclès, qui va assurer jusqu'à sa mort (429) un infatigable service à l'État athénien.
Soucieux d'affirmer sa volonté démocratique, attentif à la sécurité d'Athènes et à l'intégrité de son corps civique, Périclès ne tarde pas à instituer la rémunération des fonctions publiques (celles des juges et des conseillers) (9, 1 et 3), à faire achever les Longs Murs d'Athènes au Pirée (13, 7) et, pour freiner l'afflux d'étrangers à Athènes, à promulguer en 451 une loi sur la citoyenneté (37, 4). D'autre part, une politique d'émigration dirigée va conduire des milliers de colons (clérouques) athéniens vers le Nord, la Thrace et la Chersonèse (presqu'île de Gallipoli), région névralgique au point de vue militaire et commercial -- par là transitait vers l'Attique le blé en provenance des riches terres de la mer Noire. Des colons athéniens s'installent aussi dans les Cyclades, à Andros et à Naxos, ainsi qu'en Italie où l'antique Sybaris est refondée sous le nom de Thourioi (11, 5). Sous un prétexte de sauvegarde que les ennemis d'Athènes allaient trouver spécieux (12, 1-3), le Trésor de Délos est alors transféré sur l'Acropole (454). À ce moment, victorieuse du Perse, une fois encore, à Salamine de Chypre, Athènes lui impose la paix dite de Callias (vers 450) puis, ayant perdu, après sa défaite à Coronée en 447 (18, 3), le contrôle de la Béotie, se trouvant de surcroît en difficulté avec l'Eubée et avec Mégare (22,1), elle se résout l'année suivante à conclure avec Sparte une paix de Trente ans (24, 1), paix illusoire qui allait déboucher, quinze ans plus tard, sur une affreuse guerre de près de trente ans, la guerre du Péloponnèse (431 - 404).
3. La stratégie de Périclès (444/3 - 429)
L'opinion athénienne restait partagée entre une aristocratie manoeuvrée par le conservateur Thucydide d'Alopèce, un parent de Cimon, et le parti démocratique soutenu par Périclès (11, 1-3). Le duel entre ces deux hommes se termina par l'ostracisme de Thucydide, qui laissait à Périclès les mains libres : celui-ci est alors élu stratège (16, 3), charge très importante par l'étendue de ses attributions militaires et politiques ; la fonction est annuelle et collégiale mais Périclès va, en toute légalité, l'exercer continument pendant une quinzaine d'années, assuré d'un pouvoir personnel dont il usera avec intégrité, tout en se maintenant dans la ligne d'un impérialisme qui vise désormais à utiliser en vassaux ou sujets tributaires ses alliés de la ligue de Délos.
En 441, Samos, Etat oligarchique dont la richesse garantissait l'indépendance, entre en conflit, à propos de Priène (25, 1), avec la démocratie de Milet et refuse l'arbitrage d'Athènes. Périclès met alors sur pied une expédition navale qui aboutira, non sans difficultés, à la prise, à la destruction et à la soumission temporaire de Samos (25-28). La Cité attique nourrit d'autre part des visées expansionnistes vers l'Occident. Aussi, lorsqu'éclate, quelques années plus tard, une guerre entre Corinthe et sa riche colonie Corcyre (Corfou), celle-ci se voit-elle soutenue par Athènes (29, 1-3). Dans le même temps, Corinthe et Mégare, membres de la confédération péloponnésienne, affirment leur politique anti-athénienne : Corinthe se porte en Chalcidique au secours de sa colonie Potidée, sujette révoltée d'Athènes, tandis que Mégare se voit interdire l'accès à tous les ports et marchés sous contrôle athénien (29, 4-6). La trêve « de Trente ans » est dès lors rompue et l'affrontement des deux puissances devient inévitable : la démocratie athénienne, comptant sur ses alliances, sur sa flotte, sur sa trésorerie et sur son chef, face à l'aristocratie spartiate, ne manquant ni d'argent, ni d'appuis (dans tout le Péloponnèse, en Béotie, en Phocide, en Locride, en Grande-Grèce) et forte d'une infanterie lourde à la bravoure éprouvée, de contingents de cavalerie et de vaisseaux (Thucydide, II, 9). En 431, des ravages spartiates en Attique, des ripostes athéniennes sur les côtes du Péloponnèse déclenchent une première passe d'armes d'une dizaine d'années, dont Athènes sortira indemne, avant son effondrement à la fin du siècle.
Mais le début de la guerre apporte dans la cité de Périclès une autre catastrophe : une épidémie de « peste » (été 430). Analysant la description détaillée et précise qu'a laissée Thucydide (II, 47-53) de cette maladie effrayante, contre laquelle « tous les moyens humains furent également impuissants », les épidémiologistes modernes ont avancé diverses hypothèses, sans réussir à l'identifier. Quoi qu'il en soit, le fléau fera périr une notable partie de la population d'Athènes et jusqu'à l'entourage de l'Olympien, avant de l'emporter lui-même (34, 5 ; 35, 3 ; 36, 6-9 ; 37, 1). Les dieux lui épargnaient le pire : il n'aura connu que les deux premières années de cette guerre du Péloponnèse qui allait déchirer le monde grec pendant plus d'un quart de siècle et entraîner Athènes dans les folies d'Alcibiade avant le naufrage final de sa démocratie et de son empire.
4. L'apogée artistique
Malgré les nuages qui s'amoncelaient au ciel de la Grèce, malgré les pertes humaines et les dépenses engagées dans des opérations militaires de contrôle et des expéditions répressives, malgré l'aigreur des critiques et des quolibets lancés à Périclès, sa Cité devenait en ces années-là, durablement, la plus belle ville du monde.
Ami d'Anaxagore, donc curieux de sciences et de philosophie, Périclès devait goûter aussi la grande littérature tragique : il fut un temps le collègue de Sophocle (8, 8) et sûrement son admirateur, avant d'être celui d'Euripide; sans doute était-il lié aussi à l'historien Hérodote, qui fit partie de l'expédition de Thourioi.
Mais dans l'ordre artistique, l'énergie créatrice de l'Olympien allait se donner libre cours dans la réalisation d'une nouvelle Athènes. Aujourd'hui encore, la splendeur et la précision des grands édifices péricléens fascinent archéologues et architectes, qui s'interrogent sur les connaissances et les moyens techniques que suppose la rapidité de leur exécution. Les monuments de l'Acropole étaient en place depuis plus de cinq cents ans, merveilleusement intacts, lorsque Plutarque contemplait, avec un bonheur et une émotion perceptibles, leur « perfection et leur fraîcheur [...], une sorte de fleur de jeunesse » (13, 5). Dédaignant l'architecture civile, l'habitat privé et le confort domestique, l'effort s'est tendu exclusivement vers l'architecture religieuse. À l'exception des travaux défensifs -- achèvement des Longs Murs par un appareil médian -- , et de l'Odéon -- bâtiment original à vocation festive et musicale édifié vers 445 dans la ville basse --, les monuments de Périclès sont de caractère sacré : la salle des initiations à Éleusis, le Parthénon, achevé en dix ans (447-448) et les Propylées. Les architectes Coroibos, Callicratès, Ictinos, Mnésiclès, forts d'un étonnant savoir mathématique et physique, maîtrisant les lois de l'optique et de la perspective, travaillent en symbiose avec Phidias, responsable de la statuaire et de toute la sculpture décorative, en même temps que, si l'on en croit Plutarque, directeur de chantier. Les matériaux les plus nobles, marbre du Pentélique, or et ivoire, ébène et cyprès, sont aux mains d'artisans qualifiés et complémentaires, secondés par des milliers de manoeuvres et de transporteurs (12, 6). Financée en l'occurrence par le Trésor de la Ligue de Délos, cette luxueuse entreprise collective répond à une puissante affirmation d'autorité, voilée sous un prétexte religieux : l'utilisation à des fins politiques -- et la valorisation esthétique -- des croyances religieuses constitue un vieil amalgame que ne récusent pas les États modernes.
Plan
1. L'Antiquité
2. La Renaissance
3. La peinture néo-classique
Plutarque, la Vie de Périclès le démontre, n'a pas idéalisé le portrait de son héros, ce à quoi tendra plus tard la tradition iconographique. À vrai dire, celle-ci se révèle assez mince et, par exemple, le couple Périclès-Aspasie est loin d'avoir inspiré les artistes autant que le couple mythique Numa-Égérie, étudié par ailleurs. On évoquera pourtant quelques images, non sans avoir signalé la présence récurrente, dans l'histoire du répertoire lyrique, d'Aspasie et du grand homme qui, en Italie et à Paris, ont inspiré aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles une demi-douzaine d'opéras [1]. On retrouvera ces peronnages, au XXe siècle, dans la fameuse opérette plaisamment intitulée Phi-Phi, dont le Suisse Henri Christiné, professeur de grec et de latin à Genève [1bis] avant de devenir le compositeur des « Années folles », avait écrit la musique ; grâce à ce spectacle créé le 12 novembre 1918 aux Bouffes-Parisiens, le trio Phidias-Aspasie-Périclès, évoqué sous un éclairage de farce, allait connaître un succès retentissant et durable en France et à l'étranger.
1. L'Antiquité
Parmi les souvenirs antiques, on retiendra trois bustes (Berlin ; Londres, British Museum ; Rome, Vatican) [2]. L'Athénien porte un casque corinthien pourvu d'ouvertures laissant entrevoir la forme allongée caractéristique de sa tête (Plutarque, Vie de Périclès, 3, 3-4) ; il s'agit de copies romaines dérivant d'un original réalisé par le sculpteur Crésilas, contemporain de Périclès.
Voici, reprise de Wikipédia, la photo d'une copie romaine du IIe siècle ap. J.-C. (d'après un original grec d'environ 440-430 av. J.-C.) actuellement au British Museum :
© Marie-Lan Nguyen / Wikimedia Commons
2. La Renaissance
On épinglera un témoignage significatif : Pietro di Cristoforo Vannucci, dit il Perugino (le Pérugin), a intégré le grand homme dans la fresque des Vertus et des Héros qu'il réalisa entre 1497 et 1500 pour la salle des Audiences du Collegio del Cambio, la guilde des Changeurs, à Pérouse [3].
Pérouse, Collegio del Cambio,
Force et Tempérance
Source : C. Castellaneta - E. Camesasca,
L'opera completa del Perugino, Milan, 1969, pl. XXXIX B
L'ensemble de la composition est heureusement adapté aux exigences de l'architecture et à la fonction de la pièce. Sur le mur Sud, deux panneaux en forme de lunettes, dont la composition est ordonnée avec symétrie, illustrent des exempla uirtutis. On sait la fécondité, dans la littérature et dans les arts classiques, du thème des Vertus cardinales, d'origine antique et qui restera vivant jusque dans la grande ébénisterie française du XVIIe siècle.
Au Collegio del Cambio, le Pérugin a fait figurer Périclès, avec six héros de l'Antiquité, sur le panneau de « La Force et la Tempérance », lequel fait pendant au panneau de « La Prudence et la Justice » où, de même, les deux Vertus cardinales personnifiées, trônant sur les nuées, surmontent six sages grecs et romains. Aux côtés des vertus, quatre grands cartouches portent, disposés sur huit lignes, des distiques latins en rapport avec celles-ci. Quant aux grands hommes, identifiés par les inscriptions sous les figures, ils sont mêlés sans souci d'époque : d'une part, Lutius Sicinus, Léonidas de Sparte, Horatius Coclès, Publius Scipio, Périclès l'Athénien et Q. Cincinnatus ; d'autre part, Fabius Maximus, Socrate, Numa Pompilius, Furius Camillus, Pittacos, Trajan. Sur chaque lunette, les six personnages se disposent en deux triades où deux Romains encadrent un Grec, suivant un choix très éclectique juxtaposant guerriers et chefs d'État, législateurs et philosophes.
Sur l'origine de ce programme décoratif, les spécialistes ont longtemps hésité : on l'attribuait autrefois à l'humaniste Francesco Maturanzio (1443-1518), professeur de rhétorique et de poésie à Ferrare et à Vicence avant de s'installer en 1497 dans sa ville natale, Pérouse, qui lui confia le secrétariat du Conseil des Dix. En fait, malgré la cohérence des dates, il est impossible, faute de documents, d'affirmer la collaboration directe du peintre et de l'humaniste [4]. Il est néanmoins évident que les thèmes du Collegio del Cambio ont dû s'inspirer des idées de Maturanzio, puisées par exemple dans le De Officiis de Cicéron lequel avait déjà rattaché les « Vertus » à des héros antiques ‒ ainsi Fabius Maximus et Socrate relèvent-ils de la Prudence ‒ ; mais la source la plus probable des fresques en cause est à chercher dans les Livres des faits et dits mémorables de Valère Maxime [5].
En tout cas, les trois héros rangés sous Temperantia, à savoir P. Scipio, Périclès et Cincinnatus, se distinguent par leur retenue, leur maîtrise de soi, leur amour de la frugalité et leur mépris des richesses. Ce sont là des valeurs liées à des critères moraux très significatifs pour la guilde des changeurs, professionnellement attachés à l'argent. Le personnage de Périclès, à la physionomie doucement méditative, légèrement sceptique voire dédaigneuse, porte une barbe semblable à celle du Socrate de « Prudence et Justice », une très curieuse coiffure rappelant celle de Pittacos et d'autres personnages (tels Caton, le prophète Daniel) de la salle d'Audiences et, sur la poitrine, un bijou ou une sorte de « fibule » dépourvue de fonction réelle.
Pérouse, Collegio del Cambio.
Périclès, détail de la fresque
Force et Tempérance
Source :
C. Castellaneta - E. Camesasca, L'opera completa
del Perugino, Milan, 1969, pl. IL
Après les tableaux du Collegio del Cambio, la veine créatrice du Pérugin se dessèche peu à peu, mais sa production reste importante et son atelier forme de nombreux élèves et imitateurs : Vasari en cite quinze et il y en eut davantage, pas très brillants car, à l'exception de Raphaël, « personne n'égala jamais Pietro dans le soin ni dans la grâce de ses coloris » [6]. Dès le XVIIe siècle, se fondant sur des remarques de Vasari, qui avait examiné en 1566 les fresques en cause, des érudits locaux formulèrent l'hypothèse selon laquelle Raphaël aurait été personnellement associé ici au travail de « maître Pierre » ; hypothèse aujourd'hui très controversée, voire abandonnée, de même que l'on renonce à voir la main de l'un comme de l'autre dans le très beau dessin que conserve le musée des Offices ‒ il s'agit en l'occurrence d'un de ces travaux d'atelier qui s'étaient multipliés à des fins d'étude [7].
Dans le souci touchant et naïf de relier l'Antiquité à son temps, le Maître de Pérouse s'est personnellement réservé un espace intermédiaire : accroché au petit pilier qui sépare les deux lunettes de la Sala di Udienza, voici l'autoportrait de l'artiste, surmontant un grand cartouche où figurent en capitales son propre nom PETRVS PERVSINVS EGREGIVS PICTOR et, sur quatre lignes, l'épigramme suivante :
PERDITA SI FVERAT PINGENDI
HIC RETTVLIT ARTEM
SI NVSQVAM INVENTA EST
HACTENVS IPSE DEDIT
Pérouse, Collegio del Cambio,
Autoportrait du Pérugin
Source :
C.
Castellaneta - E. Camesasca, L'opera completa del Perugino, Milan,
1969, pl. XXXVII
Pour cet autoportrait suggestif, l'artiste s'est coiffé d'un bonnet rouge d'où s'échappe la chevelure et porte un strict vêtement noir éclairé d'un biais blanc sous le menton : costume de son temps, donc, s'opposant à ceux des héros antiques. L'intention est manifeste : s'il y a contraste entre les deux mondes, il y a aussi continuité.
Quant au poème, il apporte un précieux témoignage des complémentarités culturelles de l'époque, puisqu'il est assurément de Maturanzio : il figure en effet dans les inédits de cet humaniste que conserve la Bibliothèque de Pérouse [8].
3. La peinture néo-classique
* Dès le XVIIe siècle, le rayonnement intellectuel et mondain du « salon » d'Aspasie avait suscité l'intérêt de quelques peintres antiquisants. Ainsi Michel II Corneille, élève de P. Mignard et de C. Le Brun, entré à l'Académie royale en 1673, présenta au Salon de 1699 [8bis] une Aspasie femme savante, qui dispute chez Pericles avec les plus Sçavans d'Athenes (Musée national du Château et des Trianons de Versailles).
* Au Salon de 1796 le peintre Augustin Louis Belle (1757-1841) exposa un Anaxagore et Périclès (Paris, Louvre) illustrant la scène où le vieux philosophe, se croyant oublié par Périclès, son ami, se laisse mourir de faim (Plutarque, Périclès, 16, 8-9).
L. Belle, Anaxagore et Périclès
Source :
http://www.mlahanas.de/Greeks/Bios/Pericles.html
* Nicolas André Monsiau[x] (1754-1837), parti en 1776 à Rome où il avait rencontré David, entré à l'Académie en 1789, est l'auteur de dessins tantôt lavés au bistre, tantôt coloriés à l'aquarelle, et de plusieurs tableaux. En 1806, il donna au Salon où, jusqu'en 1833, il allait exposer régulièrement des scènes d'histoire antique, une Aspasie s'entretenant avec les hommes illustres d'Athènes, aujourd'hui au Musée des Beaux-Arts de Chambéry. Dans le même temps, en Italie, F. Giani illustrait une scène analogue dans un dessin (1805) qu’il reprit plus tard (1822) sous le titre L'educazione d'Alcibiade, et qui montre, à la droite d’Aspasie, trois grandes figures de l'époque : Périclès casqué, travaillant auprès de sa conseillère, Socrate, Alcibiade.
F. Giani, L'educazione d'Alcibiade
Source : Anna Ottani Cavina, Felice Giani (1758-1823) e la cultura di fine secolo,
Milan, Electa, 1999, t. I, p. 313, fig. 440.
Pendant quelques décennies, Périclès restera présent.
* On se doit de signaler la figure du grand homme dans la célèbre Apothéose d'Homère exécutée en atelier par Ingres et deux de ses élèves (1827), pour décorer le plafond de la neuvième salle du Musée Charles X, au Louvre [9] ; une reproduction figure dans la base « Joconde » (rubrique Homère). On sait combien ce « tableau intellectuel, sinon militant, dans sa défense quasi simpliste du classicisme » [10] a juxtaposé de détails empruntés à des modèles iconographiques venant de recueils de planches ou de gravures isolées ‒ la plupart des sources figuratives et littéraires d'Ingres sont d'ailleurs repérables [11]. Mais en l'occurrence, le personnage de Périclès n'est guère significatif, car tout juste esquissé : on le trouve à peine visible mais reconnaissable à l'élément traditionnel que constitue son haut casque, dans le groupe à la gauche d'Homère, entre Pindare brandissant la lyre et Phidias brandissant le ciseau.
Ingres, Apothéose d'Homère
Source : Base
Joconde
Un quart de siècle plus tard, l'évocation de l'Olympien au chevet de son fils mourant, scène narrée par Plutarque (Vie de Périclès, 36, 8-9) inspire un élève de Léon Cogniet, François Nicolas Chifflart (1825-1901). La liberté d'expression de cet artiste, alliance d'un style froid et d'un romantisme à la Delacroix, appréciée davantage de Baudelaire que des commanditaires, l'orienta vers une carrière d'illustrateur mais il avait obtenu en 1851 le grand prix de Rome de peinture historique pour son Périclès au lit de mort de son fils (Saint-Omer, Musée de l'Hôtel Sandelin ; Paris, École Nationale des Beaux-Arts : Base Joconde).
Fr. N. Chifflart, Périclès au lit de
mort de son fils
Source : Base
Joconde
* Le talent académique de Louis Hector Leroux (1829-1900), au service de l'histoire romaine antique, avec une prédilection marquée pour la figure de la Vestale, se plaît aussi à illustrer une Visite de Périclès et d'Aspasie chez Phidias, qui atteint en quelque sorte la limite d'un « néo-classicisme rigide et dépourvu de soucis picturaux » [12].
L.H. Leroux, Visite de Périclès et d'Aspasie chez Phidias
Notes
[1] Cf. F. Clément-P. Larousse, Dictionnaire lyrique ou histoire des opéras, 1876-1881, réimpr. Genève, 1999, p. 59.
[1bis] R. Guilleminault, Les années folles, Paris, 1956, p. 35.
[2] Ces trois bustes sont reproduits (noir et blanc) dans Enciclopedia dell'arte antica, IV, p. 407 et VI, p. 56-57.
[3] Excellentes photographies et analyses dans C. Castellaneta-E. Camesasca, L'opera completa del Perugino, Milan, 1969.
[4] Steffi Roettgen, Fresques italiennes de la Renaissance (1470-1510), éd. française Citadelles et Mazenod, Paris, 1997, p. 258.
[5] Ainsi que l'a démontré Roberto Guerrini, Valerio Massimo e l'iconografia umanista : Perugino..., dans Studi su Valerio Massimo, Pise, 1981, p. 61-136.
[6] G. Vasari, Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, trad. commentée par A. Chastel, 3e éd., Paris, 1989, t. 4, p. 368.
[7] Ce dessin préparatoire au Périclès du Collegio del Cambio, aujourd'hui à Florence, musée des Offices, cabinet des Dessins et Estampes, inv. 400 E, est reproduit dans Roettgen , o.l., p. 262, fig. 98
[8] Castellaneta-Camesasca, o.l., p. 103.
[8bis] P. Sanchez, Dictionnaire des artistes exposant dans les Salons des XVIIe et XVIIIe siècles, t. I, Dijon, 2004, p. 398.
[9] Excellentes photographies dans E. Radius-E. Camesasca, L'opera completa di Ingres, Milan, 1968, p. 103 et fig. 120a ; G. Vigne, Ingres, Paris, Citadelles et Mazenod, 1996, p. 178, pl. 150.
[10] Vigne, o.l., p. 176.
[11] Cf. N. Schlenoff, Ingres, ses sources littéraires, Paris, 1956.
[12] G. Schurr-P. Cabanne, Dictionnaire des petits maîtres de la peinture (1820-1920), t. II, Paris, 1996, p. 126-127.
Contenu de la Vie de Périclès
[Autres traductions françaises : sur la BCS / sur la Toile]
[Déposé sur la Toile le 22 octobre 2008]