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Sur Lucien : Présentation générale - Alexandre ou le Faux Devin - Apologie - Le Banquet ou les Lapithes - La Traversée pour les Enfers ou le Tyran - Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule - La Mort de Pérégrinos (trad. Ph. Renault) - La Fin de Pérégrinus (trad. J. Longton) - Ménippe ou le Voyage aux Enfers - Le Maître de Rhétorique - Le Songe ou la Vie de Lucien - Les Épigrammes - Sur les salariés
MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Table des matières
L'arrivée chez Hipparque 1 |
L'ânier sadique 15 |
À la recherche d'une magicienne 2 |
Histoires de sexe (I) 16 |
Entrée en matière 3 |
Nouveau retournement 17 |
L'amour est une lutte 4 |
Les prêtres syriens 19 |
Retour à l'essentiel 6 |
De nouveau au moulin 21 |
La métamorphose imprévue 6 |
Le jardinier et le soldat 22 |
Histoire de brigands 8 |
Le pays de cocagne 23 |
Le retour à la normale : premier essai 8 |
Un âne savant 24 |
Histoire de brigands (suite) 9 |
Histoires de sexe (II) 24 |
La fuite inachevée 11 |
Le théâtre 27 |
Le jardin des supplices 13 |
La métamorphose tant attendue 27 |
Sauvé ! 14 |
Je suis Lucius ! 28 |
Retournement de situation 14 |
Histoires de sexe (fin) ; moralité 29 |
1. Je me rendais un jour en Thessalie. J'y avais à traiter avec un habitant de la région une affaire dont m'avait chargé mon père. Un cheval me portait ainsi que mon bagage; un serviteur m'accompagnait. Je cheminais donc suivant l'itinéraire prévu, quand je rencontrai d'autres voyageurs qui s'en retournaient à Hypata, ville de Thessalie[1], d'où ils étaient originaires. Nous partageâmes le sel[2] et c'est ainsi que nous vînmes à bout de ce pénible voyage. Nous étions déjà près de la cité quand je demandai aux Thessaliens s'ils connaissaient un habitant d'Hypata du nom d'Hipparque; je lui apportais une lettre qui me permettrait de séjourner chez lui. Ils me répondirent qu'ils connaissaient l'Hipparque en question ainsi que son adresse. Il jouissait, d'après eux, d'une aisance suffisante, mais il n'avait à sa charge qu'une seule servante, outre son épouse : il était en effet extrêmement avare. Quand nous fûmes près de la ville, nous trouvâmes un jardin avec une petite maison passable. C'est là que demeurait Hipparque.
2. Les autres prirent congé de moi et s'en furent ; je m'avançai et frappai à la porte. Non sans peine et après bien du temps une femme répondit à mon appel et finit par sortir. Je lui demandai si Hipparque était chez lui. « Il y est, dit-elle ; qui es-tu et que lui veux-tu ? - Je viens lui apporter une lettre du sophiste Decrianos de Patras[3]. - Attends-moi là. » Elle referma la porte et rentra. Finalement elle sortit et nous invita à entrer, ce que je fis. Je le saluai et lui remis la lettre. Il en était au début de son dîner, étendu sur un lit étroit. Sa femme se tenait assise auprès de lui, à côté d'une table vide. Dès qu'il eut lu la lettre : « Oui! mon très cher Decrianos, le plus éminent des Grecs, fait bien de m'envoyer ses amis en toute confiance. Tu vois, Lucius, que ma maison est petite, mais toute prête à se charger d'un hôte. Tu l'agrandiras en montrant de la bonne grâce à y loger. » Il appelle la servante : « Palaistra, donne-lui l'autre chambre[4], prends toutes ses affaires et montre-lui où sont les bains[5]; ce n'est pas un petit voyage qu'il a fait là. »
3. À ces mots, la petite servante Palaistra m'emmène me montrer une jolie petite chambre. « Tu dormiras sur ce lit ; pour ton domestique, je mettrai une paillasse avec un oreiller. » Après quoi nous lui donnons le prix du fourrage pour le cheval et partons nous baigner, tandis qu'elle prenait et déposait nos affaires. Revenus du bain, nous entrons directement ; Hipparque, me tendant la main, m'invite à prendre place à ses côtés. Le repas n'était nullement frugal, et le vin était agréable et vieux. Quand nous eûmes dîné, ce fut le tour de la boisson, et d'une conversation comme on en tient à la table d'un hôte. Après avoir passé la soirée à boire[6], nous nous mettons au lit. Le lendemain, Hipparque me demanda quelle serait ma prochaine étape, et si je comptais passer toutes mes journées chez lui. « Je vais, dis-je, à Larissa[7]; je compte demeurer ici trois ou quatre jours. »
À la recherche d'une magicienne
4. Mais ce n'était là qu'un prétexte. En fait, j'étais très désireux de rester là, d'y trouver l'une de ces femmes qui s'y entendent en magie[8], et d'assister à un spectacle extraordinaire, comme un homme qui se mettrait à voler ou serait changé en pierre. Tout entier au désir d'une telle contemplation, je parcourus la ville, sans savoir d'ailleurs par où commencer mon enquête, mais je la parcourus. Ce faisant, je vis s'avancer une femme encore jeune, et, d'après ce qu'on pouvait en conclure en la croisant dans la rue, aisée. Elle avait un manteau fleuri, une escorte d'esclaves fournie, et de nombreux bijoux en or. J'arrive plus près ; elle m'adresse la parole, je lui réponds de même[9]. « Je suis, dit-elle, Abroia, si tu connais sous ce nom l'une des amies de ta mère ; et j'ai autant d'affection pour ceux qui sont issus d'elle que pour mes propres enfants. Pourquoi, mon garçon, ne viendrais-tu pas habiter chez moi ? - Je te suis très reconnaissant de ta proposition ; j'aurais scrupule, cependant, à quitter la maison d'un ami à qui je n'ai rien à reprocher. Mais en esprit, chère amie, je suis ton hôte. - Où loges-tu ? - Chez Hipparque. - L'avare ? - Ne dis pas cela, mère : il s'est montré à mon égard magnifique et généreux, au point qu'on pourrait lui reprocher son luxe. » Elle sourit, me prend par la main et m'attire à l'écart. « Je tiens à ce que tu te gardes de la femme d'Hipparque par tous les moyens. C'est une habile magicienne et une mangeuse d'hommes ; elle jette son dévolu sur tous les jeunes gens. Et celui qui ne cède pas à ses désirs, elle le punit grâce à son art : nombreux sont ceux qu'elle a changés en animal ou dont elle s'est définitivement débarrassée. Tu es jeune et beau, mon garçon : tu vas lui plaire d'emblée ; et tu es un étranger, avec qui on n'a pas à se gêner. »
5. Apprenant que ce que je cherchais depuis longtemps se trouvait à la maison, chez moi, je ne fis plus attention à elle. Ayant pris congé, je m'en retournai au logis, me disant tout cheminant : « Allez, toi qui te prétends avide de ce spectacle extraordinaire, réveille-toi et trouve un moyen habile de parvenir à tes fins. Mets-toi en tenue[10] pour affronter la servante Palaistra (car la femme de ton hôte et ami, il n'est pas question de t'en approcher) : tourne autour, exerce-toi sur elle et travaille-la au corps. Tu découvriras aisément ce que tu veux savoir : les esclaves savent tout ce qui se passe, en bien comme en mal. » Tout en monologuant, j'entre dans la maison. Je ne trouvai au logis ni Hipparque ni sa femme ; mais Palaistra surveillait le foyer et préparait le dîner.
6. Je saute sur l'occasion. « Ma belle Palaistra, quel rythme dans le mouvement de tes fesses d'avant en arrière, en mesure avec la marmite ! Quelle douceur aussi dans le balancement de tes hanches ! Heureux celui qui y trempe son biscuit ! ». Mais elle, en fille effrontée et pleine d'attraits : « Tu ferais mieux de t'en aller, jeune homme, si tu as du bon sens et si tu veux rester en vie. Car tout ici est plein de feu et de fumée[11]. Si tu y touches seulement, tu resteras cloué ici, atteint d'une profonde brûlure ; et personne, pas même le dieu médecin[12], ne pourra te soigner, sauf moi seule, qui aurai été cause de ta blessure. Et le plus extraordinaire, c'est que j'attiserai encore ton désir. Abreuvé par cette torture qui te soigne, tu la supporteras ; et même si on te chasse à coups de pierres, tu ne fuiras pas ce délicieux tourment. Qu'as-tu à rire ? Tu vois ici une vraie cuisinière d'hommes. Car je ne prépare pas seulement les modestes mets qui sont là : le grand et beau plat, l'homme, je sais le tuer, lui ôter la peau et le découper ; le morceau que je préfère, ce sont ses entrailles et son coeur. - Ce que tu dis est vrai. C'est de loin, alors que je n'étais pas même à tes côtés, que tu m'as infligé non pas une brûlure, pardieu, mais un embrasement total. Passant par mes yeux, ton feu invisible, tu me l'as lancé jusque dans les entrailles et tu me rôtis sans que j'aie rien fait pour cela. Donc, au nom des dieux, soigne-moi en m'infligeant ce traitement doux-amer dont tu parles : je suis déjà abattu, écorche-moi comme tu l'entends. » Éclatant d'un grand rire charmant, elle fut désormais mienne, et nous convînmes qu'une fois ses maîtres mis au lit, elle viendrait passer la nuit auprès de moi.
7. Quand Hipparque fut arrivé, nous fîmes notre toilette et dînâmes ; le vin coula à flots durant notre conversation. Alors, feignant d'avoir envie de dormir, je me lève et me rends en effet dans ma chambre. Tout y était bien préparé. Le lit de mon domestique avait été fait dehors. À l'intérieur, une table avec une coupe ; il y avait du vin et l'eau, froide et chaude, était prête. Tout cela était l'oeuvre de Palaistra. Elle avait répandu sur les draps des roses en abondance, les unes telles quelles, d'autres effeuillées, d'autres encore tressées en couronnes. Trouvant le banquet[13] tout préparé, j'attendis ma convive.
8. Une fois sa patronne mise au lit, elle se hâte de me rejoindre. Nous prenons plaisir à boire à notre santé et à nous bécoter. Quand le vin nous eut rendus prêts pour la nuit, elle me dit : « Tu dois te rappeler avant tout, mon garçon, que c'est Palaistra qui est ta partenaire. Il faut maintenant montrer que ton éphébie[14] t'a rendu impétueux et que tu as appris de nombreuses prises. - Tu ne me verras pas me dérober à cette épreuve : déshabille-toi, et luttons. - C'est selon mon bon plaisir que tu vas faire ta démonstration. Tout comme un directeur et un entraîneur, je te dirai, au fur et à mesure que je les aurai trouvés, les noms des figures que je veux : tiens-toi prêt à obéir et à faire tout ce qui te sera ordonné. - Commande donc, et tu verras avec quelle facilité, avec quelle souplesse, avec quelle vigueur je les exécuterai. »
9. Elle ôte sa robe et debout, toute nue, se met à commander. « Déshabille-toi, mon gars; enduis-toi de cet onguent et saisis-toi de ton adversaire. Prends-moi par les cuisses et renverse-moi sur le dos, puis monte-moi dessus entre les cuisses ; ouvre-les, soulève-les, tends-moi les jambes vers l'avant ; relâche ton adversaire, mets-le en position, colle-toi à lui, entre et vas-y, pousse, pique de partout jusqu'à l'épuisement ; donne de la force à ton instrument, puis retire-toi, mords de ta queue dans les grandes largeurs, relance-toi à l'assaut du rempart et frappe : quand tu verras la brèche, passe au combat rapproché, lie-toi aux hanches, et veille à ne pas te précipiter : tiens bon le rythme. Alors tu seras libéré. »
10. J'obéis aisément à tout cela ; une fois notre rencontre menée à son terme, je dis en riant à Palaistra : « Maître, tu vois avec quelle aisance et quelle obéissance j'ai mené mon combat ; mais veille à ne pas indiquer les figures dans le désordre : tu me fais passer de l'une à l'autre ! » Elle me gifle. « Que cet élève est bavard ! Tâche de ne pas prendre d'autres coups en exécutant des figures autres que celles qui te sont indiquées. » À ces mots, elle se relève et fait un peu de toilette. « Maintenant, tu vas montrer si tu es un lutteur jeune et plein de force et si tu es capable de lutter en position agenouillée. » Et tombant sur le lit, sur un genou : « Va donc, le lutteur. Tu as ta cible : ébranle-la vivement, pousse et enfonce-toi. Tu la vois offerte et nue, sers-t'en. D'abord, dans l'ordre, lie-toi à moi étroitement, puis courbe-moi en arrière ; monte à l'assaut, continue, sans laisser d'intervalle. Et si l'adversaire se laisse aller, relève-le aussitôt, remets-le droit, pousse, couche-toi dessus et veille à ne pas te retirer avant l'ordre ; courbe-le, prends-le par-dessous, puis attaque de nouveau la position par l'arrière et fais mouvement, puis laisse-le. Le fort est tombé et rendu, et ton adversaire n'est plus que de l'eau. » Je riais maintenant de bon coeur[15]. « Je veux moi aussi, mon maître, te commander quelques exercices. Obéis-moi : relève-toi, puis assieds-toi ; donne-moi dans ta main de quoi m'oindre pour le reste et frotte ; et maintenant, prends-moi en toi et bouge[16]. »
11. Tels furent nos jeux, nos plaisirs, nos combats nocturnes, et nous nous couronnâmes de lauriers. Telles furent nos jouissances que j'en avais complètement perdu de vue mon voyage à Larissa. Enfin me revint à l'esprit ce que je cherchais à apprendre, et pourquoi j'avais engagé cette lutte. Je m'adresse à elle : « Chérie, montre-moi ta maîtresse en train de se livrer à la magie ou de se transformer. Il y a longtemps que j'ai grande envie d'assister à cette scène extraordinaire. Ou mieux, si tu sais le faire, pratique toi-même la magie, pour m'apparaître successivement sous des formes différentes. Je pense que tu n'es pas non plus inexperte dans cet art. Je le sais non parce qu'on me l'a dit, mais par mon expérience personnelle. Moi qui suis longtemps resté de glace[17], au dire des femmes, et qui n'avais jamais jeté les yeux que tu vois sur aucune femme, tu m'as capturé grâce à cet art et tu me tiens prisonnier, tenant mon âme sous le charme par ce combat amoureux. » Mais Palaistra : « Cesse de plaisanter. Quelle incantation peut conjurer l'amour[18], lui-même maître de cet art? Quant à moi, mon très cher, je ne sais rien de ces choses : je te le jure sur ta tête et sur cette couche bienheureuse. Je n'ai pas même appris à lire et ma maîtresse est jalouse de son art. Mais si l'occasion s'en présente, j'essaierai de te faire voir celle qui m'a achetée en train de changer de forme. » Sur quoi nous nous mettons au lit[19].
12. Peu de jours après, Palaistra m'annonce que sa maîtresse se prépare, changée en oiseau, à s'envoler vers son amant. « L'occasion est venue, Palaistra, de me faire cette grâce, et de libérer ton soupirant d'un désir qui le hante depuis longtemps. - Courage ! ». Quand le soir fut tombé, elle me conduisit à la porte de la chambre de ses maîtres, et me dit de m'approcher d'une mince ouverture dans la porte, et de regarder ce qui se passait à l'intérieur. Je vis donc la femme en train de se déshabiller. Une fois nue, elle va vers la lampe, prend deux grains d'encens, les présente à la flamme et, debout, commence une longue tirade adressée à la lampe. Puis elle ouvre une grosse boîte avec de nombreux compartiments ; elle en prend un et le sort de la boîte. Il contenait je ne sais quoi ; à l'aspect, je pensai à de l'huile. Elle y puise et s'en enduit tout entière, commençant par les ongles des pieds : et soudain des ailes lui poussent, le nez devient de corne et crochu. Elle avait désormais tous les attributs et les marques d'un oiseau, et n'était plus rien d'autre qu'un rapace nocturne. Quand elle se vit pourvue d'ailes, elle émit un terrible ululement, comme les rapaces en question, se leva et s'envola par la fenêtre.
13. Croyant rêver, je porte les doigts aux paupières, doutant que mes yeux puissent voir ou qu'ils soient ouverts. Quand je fus parvenu, à grand-peine, à me persuader que je ne rêvais pas, je demandai à Palaistra de me doter d'ailes moi aussi, de m'enduire de cet onguent et de me permettre de voler. Je voulais apprendre par l'expérience si une fois changée ma forme humaine, mon âme elle aussi serait celle d'un oiseau. Elle ouvre tout doucement la porte et ramène la petite boîte. Je me déshabille en toute hâte et m'enduis tout entier. Mais, malheureux ! je ne deviens pas oiseau ; c'est une queue qui me sort de derrière, mes doigts disparaissent tous je ne sais où ; je n'avais plus que quatre ongles en tout, qui n'étaient rien d'autre que des sabots ; mes mains et mes pieds étaient des pieds de bête, les oreilles étaient longues, le visage large. Me passant en revue, je me vis âne, et je n'avais plus de voix humaine pour m'en prendre à Palaistra, mais, allongeant la lèvre et la regardant ainsi de travers, tout comme un âne, je lui adressais autant de reproches que je pouvais, devenu âne au lieu d'oiseau.
14. Elle se frappe le visage des deux mains. « Misérable que je suis ! Quel malheur j'ai fait là ! Dans ma hâte, j'ai été trompée par la ressemblance des boîtes, et j'en ai pris une autre, au lieu de celle qui fait pousser des plumes. Mais courage, mon chéri : le remède est aisé. Il te suffit de manger des roses ; tu te dépouilleras aussitôt de la bête et redeviendras mon amant. Cette nuit du moins, chéri, reste sous forme d'âne ; à l'aube, je courrai te chercher des roses que tu mangeras, et tu seras guéri. » Tout en parlant, elle me caresse les oreilles et le reste du corps.
15. J'étais âne en tout, mais l'esprit et l'intelligence, c'était Lucius, sans la voix. Adressant à part moi force reproches à Palaistra pour son erreur, je sortis et j'allai où je savais trouver mon cheval et un autre âne, un vrai, celui d'Hipparque. Quand ils me voient entrer, craignant de voir arriver un convive supplémentaire pour leur foin, ils baissent les oreilles et se préparent à défendre leur estomac à coups de pied. Je m'en rends compte et me retire loin de la mangeoire, en riant ; mais mon rire était un braiment. Et je me disais en moi-même : « Ah! quelle curiosité malavisée ! Et que se passerait-il, si un loup ou une autre bête fauve pénétrait ici ? Je me trouve en danger sans avoir rien fait de mal. » Telles étaient mes pensées ; j'ignorais, malheureux, le sort qui m'attendait.
16. Une fois la nuit tombée, c'est le silence et le doux sommeil. Alors la porte fait du bruit, comme si on la forçait. On la forçait en effet, et un trou apparut, assez grand pour livrer passage à un homme. Aussitôt un homme s'y engage, puis un autre ; bientôt ils furent nombreux à l'intérieur, tous armés de sabres. Puis ils pénètrent dans la maison, bouclent Hipparque, Palaistra et mon domestique dans leur chambre, et vident sans crainte le logis de l'argent, des vêtements et des meubles. Quand il ne reste plus rien, ils s'emparent de l'autre âne et du cheval, les sellent, et arriment sur nous tout ce dont ils s'étaient emparés. Chargés comme nous l'étions de ce lourd fardeau, ils nous frappent du bâton pour nous faire avancer ; ils comptaient s'enfuir vers la montagne par un chemin non carrossable. Je ne peux dire ce qu'éprouvaient les autres bêtes ; pour moi, m'en allant sans chaussures, expérience nouvelle, marchant sur des pierres pointues et portant tant de bagage, je me sentais mourir. Souvent je trébuchais, mais je ne pouvais tomber ; aussitôt l'un des bandits, marchant derrière, me donnait des coups de bâton sur les jambes. Souvent je voulais crier « Ô César ! »[20], mais je ne faisais que braire ; le « ô » sortait fort et clair, mais le « César » ne suivait pas. Pour cela aussi j'étais frappé, car je les trahissais par mon braiment. Je compris qu'il ne servait à rien de crier et décidai d'avancer en silence pour ne plus être battu.
Le retour à la normale : premier essai
17. Le jour était venu ; nous avions monté bien des côtes. On nous avait muselés pour nous empêcher de brouter en chemin et de faire perdre du temps. Je restais donc encore âne. Il était midi quand nous fîmes étape à un gîte appartenant, comme la suite le donna à penser, à des complices. Ce furent de grandes embrassades, et les propriétaires du gîte invitèrent les bandits à y loger, leur préparèrent un déjeuner et donnèrent du fourrage aux bêtes que nous étions. Mes camarades mangèrent ; quant à moi, j'étais en proie à la faim. Comme je n'avais jamais déjeuné de céréales crues, je me mis en quête de quelque chose à me mettre sous la dent. Je vis un jardin derrière la cour ; il y avait en abondance de beaux légumes, et au-dessus, des roses. Passant inaperçu de tous ceux qui, à l'intérieur, étaient occupés à leur déjeuner, je vais dans le jardin pour me remplir de légumes crus, mais aussi en vue des roses, car j'escomptais, aussitôt après avoir mangé de ces fleurs, redevenir un homme. Entré dans le jardin, je me bourrai de laitue, de radis et de céleri, tout ce qu'un homme peut manger cru ; mais les roses en question n'en avaient que l'apparence : elles poussaient sur un laurier sauvage. C'était ce qu'on appelle un laurier-rose[21], funeste pitance pour l'âne et le cheval : on dit que ceux qui en mangent meurent aussitôt.
18. À ce moment, le jardinier se rend compte de quelque chose, saisit un bâton, entre dans le jardin, et voyant une présence ennemie et le désastre causé aux légumes, comme un prince hostile aux méchants qui a pris un voleur, il me roue de coups, sans épargner les flancs ni les cuisses, et me meurtrit même les oreilles et la face. À bout de résistance, je lui décoche une ruade des deux sabots, le fais tomber à la renverse au milieu de ses légumes, et m'enfuis vers la montagne. Quand il me voit m'échapper au galop, il hurle qu'on lâche les chiens sur moi. Ils étaient nombreux, grands, et de taille à lutter contre des ours. Je savais qu'une fois attrapé ils me découperaient en morceaux ; aussi, après quelques détours, pris-je une décision conforme au mot « mieux vaut rebrousser chemin qu'en suivre un mauvais »[22]. Je bats donc en retraite et rentre au logis. Ils rappellent les chiens qui me couraient après et les attachent, puis se mettent à me battre et ne me lâchent pas avant que la douleur ne m'ait fait rendre[23] tous les légumes avalés.
19. L'heure était venue de repartir. Ils me chargent des plus lourdes et des plus nombreuses de leurs rapines, et c'est ainsi que nous nous mettons en route. Rompu par les coups reçus, accablé par la charge, les sabots usés par le chemin, je décide de me laisser tomber là et de ne plus me relever, quand bien même ils me feraient périr sous les coups. Je fondais de grands espoirs sur ce plan, pensant que, réduits à reconnaître leur défaite, ils répartiraient ma charge entre le cheval et le mulet[24], et me laisseraient sur le chemin, en proie aux loups. Mais une divinité malveillante[25] se rendit compte de mon dessein et le fit tourner tout de travers : l'autre âne, sans doute dans les mêmes intentions que moi, tombe sur la route. D'abord ils le rouèrent de coups de bâton en enjoignant au malheureux de se relever. Comme il ne prêtait aucune attention à leurs coups, ils le prirent l'un par les oreilles, l'autre par la queue, et essayèrent de le redresser. Comme cela restait sans effet, et qu'il gisait comme une pierre sur la route, à bout de forces, ils tombèrent d'accord pour estimer qu'ils se dépensaient en vain et qu'ils perdaient du temps dans leur fuite à force de lutter contre un âne mort. Ils répartirent le bagage qu'il portait entre le cheval et moi. Quant à mon malheureux camarade de captivité et de charge, ils le saisissent, le tailladent à partir des jambes et, tout frémissant encore, le jettent dans le ravin ; et il y descendit dans une danse mortelle.
20. Voyant par le sort de mon compagnon à quoi aboutissait mon plan, je décide de supporter vaillamment mon sort et d'avancer de bonne grâce, gardant toujours l'espoir de tomber sur des roses et, grâce à elles, de recouvrer ma forme. J'entendis les brigands dire qu'il ne restait plus beaucoup de chemin à faire et qu'ils s'attarderaient à la prochaine étape. Nous portâmes donc tout cela au pas accéléré et parvînmes au gîte avant le soir. Une vieille femme y était assise ; un feu vif y brûlait. Ils déposent toute notre charge à l'intérieur. Ils demandent alors à la vieille : « Pourquoi restes-tu assise là au lieu de préparer notre repas ? » - « Tout est fin prêt pour vous, répond-elle ; du pain en abondance, des jarres de vin vieux ; et j'ai accommodé du gibier ». Après avoir félicité la vieille, ils se dévêtent, s'enduisent d'huile devant le feu, et, puisant dans une bassine remplie d'eau chaude, ils s'en aspergent et procèdent à un bain improvisé.
21. Peu après arrivent des jeunes gens en nombre, qui apportaient une abondante vaisselle d'or et d'argent, des vêtements et des parures féminines et masculines. Tous étaient des complices ; une fois tout cela déposé, ils se lavent eux aussi. Ensuite vint un repas magnifique, et force paroles échangées dans ce banquet de tueurs. La vieille nous apporta du fourrage[26] , au cheval et à moi. Lui avale ses grains en toute hâte, redoutant, comme il était normal, l'appétit de son convive. Pour moi, chaque fois que je voyais sortir la vieille, j'entrais manger du pain. Le lendemain, laissant un des jeunes gens avec la vieille, ils s'en vont tous au travail. J'eus à me plaindre de mon sort et d'une garde vigilante. Je pouvais ne pas tenir compte de la vieille ; il était possible d'échapper à sa vue. Mais le jeune homme était grand, et d'un aspect inquiétant ; il portait une arme en permanence et tenait la porte fermée.
22. Trois jours après, vers la mi-nuit, les brigands furent de retour, ramenant non pas de l'or et de l'argent, mais en tout et pour tout une jeune fille très jolie qui pleurait, les vêtements et les cheveux en désordre. Ils l'enferment là où étaient les paillasses, lui disent de ne pas avoir peur, et enjoignent à la vieille de rester à la maison et de tenir la fille sous bonne garde. L'enfant refusait de manger et de boire et restait à pleurer et à s'arracher les cheveux. Et moi qui étais tout près, à côté de ma mangeoire, je prenais part à la peine de cette belle jeune fille. Pendant ce temps, les bandits mangeaient dehors, dans le vestibule. À l'approche du jour, l'un des guetteurs laissés pour surveiller les routes entre avertir qu'un étranger se dispose à passer par là et qu'il transporte beaucoup d'or. Ils se lèvent alors sans changer de tenue, s'arment, bâtent le cheval et moi et se mettent en route. Et moi, malheureux, sachant que je partais pour le combat et la guerre, je m'avançais avec réticence, et dans leur hâte ils me rossaient copieusement. Quand nous fûmes arrivés à la route où l'étranger devait passer, les bandits s'élancent sur les chariots, tuent l'homme ainsi que ses serviteurs, emportent tout ce qu'il y a de précieux et le chargent sur le cheval et sur moi. Le reste, ils le cachent dans le bois. Nous prenons le chemin du retour, mais, pressé et frappé du bâton, je heurte du sabot un caillou pointu ; le coup me cause une douloureuse blessure, et je fais le reste du chemin en boitant. Ils se disent alors : « Pourquoi continuer à nourrir cet âne qui tombe tout le temps ? Jetons-le dans le ravin ; il porte malheur. » « Oui, dit un autre, jetons-le, en sacrifice[27] pour notre expédition. » Ils se mettent en devoir de m'assaillir, mais, les ayant entendus, je fais le reste du chemin comme si c'était un autre qui eût été blessé : la peur de la mort m'avait rendu insensible à la douleur.
23. Quand nous fûmes rentrés au gîte, ils ôtèrent les bagages de nos épaules, les rangèrent soigneusement et s'affalèrent pour dîner. La nuit venue, ils s'en vont récupérer le reste. « Pourquoi, dit l'un d'eux, emmener ce misérable âne, inutilisable à cause de son sabot ? Les bagages, nous en porterons une partie, et le cheval prendra le reste. » Et ils partent, emmenant le cheval. La nuit était très claire, à cause de la lune. Et je me dis : « Malheureux, pourquoi rester encore ici ? Les vautours et leurs petits se repaîtront de ton corps. N'as-tu pas entendu la décision qu'ils ont prise à ton sujet ? Veux-tu faire la culbute dans le ravin ? C'est la nuit, la lune est pleine, ils sont partis. Sauve-toi par la fuite de ces maîtres meurtriers. » Tout à ces pensées, je m'aperçois que je ne suis plus attaché ; la courroie qui me tirait sur les chemins pend à mon côté. J'en suis plus encore poussé à fuir ; je sors et je décampe. La vieille, me voyant prêt à disparaître, m'attrape par la queue et me retient. Si je me laisse prendre par la vieille, me dis-je, j'aurai bien mérité le ravin ou toute autre sorte de mort : je la tire. Elle pousse un hurlement à l'adresse de la jeune prisonnière. Celle-ci sort, et voyant cette vieille Dircé[28] accrochée à un âne, prend une résolution hardie, digne d'un jeune homme téméraire : elle saute sur mon dos, s'y installe et pique des deux. Et moi, stimulé par le désir de fuir et par l'entrain de la fille, je détale à la vitesse d'un cheval. La vieille, lâchée, reste en arrière. Et la fille, s'adressant à moi : « Si tu m'amènes à mon père, bel animal, je te délivrerai de tout travail et tu auras chaque jour pour déjeuner un médimne[29] d'orge ». Quant à moi, voulant échapper à mes meurtriers et espérant force secours et force soins de cette fille que j'aurais sauvée, je cours sans me soucier de ma blessure.
24. Nous arrivons à l'endroit où la route se divisait en trois embranchements. Nos ennemis, qui étaient sur le chemin du retour, nous y interceptent[30], reconnaissent aussitôt, grâce à la lune, leurs malheureux prisonniers, s'avancent et s'emparent de moi. « Hé ! la jeune fille de bonne famille ! Où vas-tu à cette heure indue, malheureuse ? N'as-tu pas peur des génies ? Viens à nous, et nous te rendrons à ton foyer. » Ainsi parlaient-ils avec un rire sardonique[31]. Ils me font faire demi-tour et me tirent derrière eux. Moi, rappelé au souvenir de mon pied et de ma blessure, je boitais. Eux : « Maintenant tu boites, alors que tu as été pris en train de fuir ! Mais quand tu songeais à t'échapper, tu étais en pleine santé, tu courais plus vite qu'un cheval, tu volais. » Ces mots furent suivis du bâton, et ce traitement me fit hériter d'une plaie à la cuisse. Une fois de retour au logis, nous trouvons la vieille pendant à un rocher, au bout d'une corde : craignant avec raison la colère de ses maîtres après la fuite de la jeune fille, elle s'était serré le cou et pendue. Admirant le bon sens de la vieille, ils la dépendent et la jettent dans le ravin telle quelle, avec sa corde. La fille, ils l'enferment ; ils se mettent à dîner et commencent une longue beuverie.
25. Ils en viennent alors à s'entretenir de la fille. « Que faisons-nous, dit l'un, de la fuyarde? » - « Quoi d'autre, lui répond-on, que de la jeter en bas par-dessus la vieille ? Elle nous privait de beaucoup d'argent, si cela n'avait tenu qu'à elle, et elle révélait tout notre trafic. Car sachez bien, mes amis, que si elle avait pu s'enfuir jusque chez elle, aucun d'entre nous n'aurait été laissé en vie ; nous aurions été pris dans une attaque concertée de nos ennemis. Vengeons-nous donc de notre ennemie ; mais qu'elle ne meure pas aussi facilement, d'une simple chute dans les pierres. Trouvons-lui la mort la plus pénible et la plus longue, qui lui infligera d'interminables souffrances avant de la faire périr. » Ils se mettent ensuite à chercher ce moyen. « Je sais, dit l'un, que vous allez apprécier mon système. Il faut tuer cet âne, qui est paresseux, qui fait maintenant semblant de boiter et qui, de plus, a prêté aide et assistance à la fuite de la fille. Demain matin, nous allons l'égorger, lui ouvrir le ventre et lui sortir toutes les tripes ; puis nous mettrons la fille à l'intérieur, avec la tête au-dehors, pour qu'elle n'étouffe pas tout de suite, et le reste du corps tout entier dedans. Une fois la fille installée, nous recoudrons bien et nous les jetterons tous les deux aux vautours : un repas tout nouveau pour eux ! Pensez-y, les amis, quelle terrible torture : d'abord, être logée dans un âne mort, ensuite, aux heures chaudes, cuire dans une bête sous un soleil brûlant, mourir de faim sans pouvoir en finir en s'étranglant... Quant à ce qu'elle endurera quand l'âne commencera à pourrir, plongée dans l'odeur et dans les vers, je n'en parle pas. Finalement, les vautours, passant à travers l'âne, la déchireront tout comme lui, peut-être encore vivante[32]. »
27. Tous crient bien haut leurs félicitations pour cette monstrueuse trouvaille. Et moi, je me lamentais à l'idée d'être égorgé et, une fois mort, de ne pas même reposer en paix, forcé de contenir la malheureuse enfant et de servir de cercueil à cette jeune fille innocente. C'était encore l'aube quand apparaît une nombreuse troupe de soldats, venant attaquer ces canailles. Ils les enchaînent aussitôt et les amènent au gouverneur de la région. Le fiancé de la jeune fille était avec eux ; c'est lui qui avait indiqué la retraite des brigands. Il se charge de la fille, la met à cheval sur moi et la ramène chez elle. Les villageois, nous voyant arriver de loin, se rendirent compte que tout allait bien quand j'eus poussé un braiment annonciateur de bonnes nouvelles. La jeune fille faisait avec raison grand cas de moi, comme d'un camarade de captivité qui avait accompagné sa fuite et qui avait couru le même danger de mort. Ainsi, de la part de ma nouvelle maîtresse, me fut servi pour déjeuner un médimne d'orge et assez de foin pour nourrir un chameau. C'est alors surtout que je maudissais Palaistra de m'avoir changé en âne et non en chien : je voyais ceux-ci entrer dans la cuisine et dévorer tous les restes d'un riche mariage. Peu de jours après la noce, comme ma maîtresse avait fait part à son père de la reconnaissance qu'elle me devait, il voulut me récompenser dignement et ordonna qu'on me laisse aller librement et paître avec les cavales. « Il vivra libre et heureux, et il montera les juments. » C'eût été en effet une très belle récompense - au jugement d'un âne. Il appelle un des palefreniers et me le confie ; j'étais heureux de ne plus porter de charge. Une fois arrivés dans la campagne, il me place parmi les juments et emmène le troupeau au pâturage.
28. Il était écrit qu'à ce moment j'aurais le même sort que Candaule[33]. Le palefrenier me laissa à l'intérieur, à la garde de sa femme Mégapolè ; elle m'attacha à la meule, pour lui moudre le blé et l'orge[34]. Le mal était limité pour un âne reconnaissant qui moulait pour ses maîtres. Mais cette excellente femme se chargeait aussi, contre rétribution, du blé des autres paysans du lieu, qui étaient fort nombreux, et c'est mon malheureux cou qui payait pour cela ; et l'orge de mon déjeuner, elle la grillait, me la donnait à moudre et en faisait des galettes qu'elle dévorait d'une bouchée ; pour déjeuner, il me restait le son. Et si d'aventure le garçon d'écurie me laissait aller parmi les juments, j'étais frappé et mordu par les étalons et laissé pour mort. Ils me soupçonnaient d'être un rival venu séduire leurs compagnes et me décochaient en douce des ruades des deux sabots, au point que je ne pouvais endurer cette jalousie hippique. Je devins vite maigre et laid, car je n'avais la vie belle ni à l'intérieur, près de la meule, ni à l'air libre, où j'étais en butte à l'hostilité de mes compagnons.
29. En plus, on m'emmenait souvent dans la montagne, et je portais du bois sur mes épaules. C'était là le principal de mes malheurs. Il fallait d'abord escalader une haute montagne par un chemin terriblement escarpé ; en outre, j'étais nu-pieds dans une montagne rocailleuse. On m'avait adjoint un ânier qui était un garçon épouvantable. Il trouvait chaque fois de nouveaux moyens de me faire périr. D'abord il me battait, même en pleine course, et cela non pas avec un simple bâton : le sien était plein de noeuds pointus, et il me frappait toujours au même endroit de la cuisse, au point que la plaie, à cet endroit, restait béante à force de coups : c'est toujours sur la blessure qu'il tapait. En outre, il m'empilait une charge qu'un éléphant n'aurait portée qu'avec difficulté. Puis, la descente était abrupte ; mais là aussi, il me battait. Et s'il voyait que mon fardeau menaçait de tomber et s'inclinait sur un côté, au lieu, comme il aurait dû, d'enlever du bois et de le remettre là où la charge était plus légère, pour équilibrer, il n'en faisait rien : il enlevait de grosses pierres à la montagne et les ajoutait du côté le plus léger de la charge, celui qui s'élevait ; et je descendais tout malheureux, transportant à la fois le bois et les pierres inutiles. Il y avait sur notre route un cours d'eau intarissable ; pour épargner ses chaussures, il se juchait sur moi, derrière la charge, et traversait ainsi le courant.
30. Et si d'aventure, sous l'effet de la douleur et de la charge, je m'écroulais, c'est alors que la souffrance était insupportable. Loin de saisir l'occasion[35] de me tendre une main secourable, de me relever et d'alléger mon fardeau, il ne me donnait même pas la main, mais me rouait de coups de bâton en commençant par les oreilles et la tête, jusqu'à ce que les coups me réveillent. En plus de tout cela, il jouait avec moi un jeu insupportable : il rassemblait une brassée d'épines très pointues, les liait ensemble et me les pendait à la queue, et comme de juste, quand je me mettais en route, elles me tombaient dessus, piquant et blessant tout mon côté arrière ; impossible de m'en protéger, puisqu'elles me suivaient partout et me restaient attachées. Et si j'avançais lentement, cherchant à éviter l'impact des épines, je périssais sous les bâtons ; si je fuyais le bâton, alors cette terrible piqûre m'atteignait par-derrière. En somme, l'activité de mon ânier consistait à me faire périr.
31. Une fois que j'endurais maintes souffrances et que j'étais incapable de les supporter, je lui décochai une ruade. Cette ruade, il ne l'oublia pas. Un jour, on le chargea de transporter de l'étoupe d'une parcelle à l'autre. Il m'emmène donc, rassemble une grande quantité d'étoupe, me l'attache sur le dos, et fixe étroitement par-dessus une corde difficile à supporter, me concoctant[36]un sort pénible. Quand le moment fut venu de nous mettre en route, il déroba au foyer un tison encore chaud, et une fois assez loin de la ferme, il le fourra dans l'étoupe. Le tison (que pouvait-il faire d'autre ?) s'embrase aussitôt, et ce que je portais n'était plus qu'un feu inextinguible. Me rendant compte que j'allais bien vite être rôti, et rencontrant sur ma route un marais profond, je m'y jette à l'endroit le plus liquide[37]. J'y roule alors l'étoupe et, à force de me tourner et de me retourner, j'éteins ce feu et cette âcre charge. Je pus ainsi continuer ma route sans danger. Le garçon ne pouvait plus me rallumer, l'étoupe étant imbibée de boue humide. De cela aussi, au retour, l'impudent se servit pour m'accuser faussement, prétendant qu'au passage je lui avais exprès fait heurter le foyer. Ainsi, contre toute espérance, échappai-je à l'étoupe.
32. Mais cet incorrigible gamin trouva pour mon malheur un stratagème bien pire. Il m'emmena dans la montagne, une grosse charge de bois sur le dos ; il la vendit à un paysan du voisinage et, m'ayant ramené à la maison, nu et sans bois, m'accusa faussement devant son maître d'une conduite malhonnête. « Cet âne, patron, je ne sais pas pourquoi nous le nourrissons, alors qu'il est épouvantablement paresseux et lent. En plus, voilà maintenant qu'il a trouvé autre chose : quand il voit une fille jolie et de belle apparence, ou un garçon, il rue pour se débarrasser de moi et s'élance sur eux tout courant, comme un homme amoureux qui s'agite autour de la femme aimée ; il les mord en essayant de les embrasser et tente de leur faire violence[38]. Sa conduite te vaudra des procès et des ennuis : il agresse et culbute tout le monde. À l'instant, alors qu'il portait du bois, il a vu une femme qui allait aux champs : il s'est secoué, a éparpillé tout le bois par terre, a renversé la femme sur le chemin et tenté de s'accoupler, jusqu'à ce que des gens accourent de partout et évitent à la femme d'être éventrée par ce bel amant. »
33. Apprenant cela « Bon, dit le patron ; s'il ne veut ni avancer ni porter des charges, et qu'il est pris à l'égard des filles et des garçons de transports amoureux tout humains, égorgez-le, donnez ses entrailles aux chiens, et mettez la viande de côté pour les ouvriers[39]; et si on demande comment il est mort, dites que c'est un loup. » L'abominable gamin, mon ânier, tout réjoui, était d'avis qu'on m'égorge sur-le-champ. Mais un des paysans voisins, qui se trouvait là, me sauve de la mort en proposant une solution terrifiante. « N'égorgez en aucun cas un âne capable de moudre et de porter des charges. Ce n'est pas difficile : puisqu'il est pris d'envie et entre en transes à la vue d'humains, faites-le couper. Une fois privé de ces élans amoureux, il sera aussitôt calme et gras, et portera une grosse charge sans se plaindre. Si tu n'as pas la pratique d'un tel traitement, je viendrai ici dans trois ou quatre jours et je le rendrai, en l'amputant, plus doux qu'un mouton. » Et tous d'applaudir au conseil : « Bien parlé ! ». Moi, je pleurais déjà à l'idée de perdre bientôt ce qui, dans l'âne, faisait de moi un homme, et j'étais décidé, si j'étais fait eunuque, à ne pas y survivre. J'étais résolu à me laisser mourir de faim ou à me jeter en bas de la montagne, là où, précipité dans une mort lamentable, je périrais du moins entier et intact.
34. Une fois venue la pleine nuit arrive du village un messager, venant aux champs et à la ferme. La jeune épousée qui avait été au pouvoir des brigands et son mari se promenaient au crépuscule sur la plage, quand la mer, soudain démontée, les emporte et les fait disparaître ; telle fut leur triste fin[40]. Les paysans, apprenant que la maison était désormais vide de leurs nouveaux maîtres, décident de ne pas demeurer dans la servitude. Ils font main basse sur tout ce qu'il y avait à l'intérieur et prennent la fuite. Le palefrenier se saisit de moi, s'empare de tout ce qu'il peut et le charge sur moi, sur les juments et sur les autres bêtes. Pour moi, j'enrageais de porter la charge d'un âne véritable, mais j'étais heureux de l'événement venu empêcher mon amputation. Toute la nuit, nous suivîmes une route difficile ; après trois jours de voyage supplémentaires, nous arrivons à Beroia, grande et populeuse ville de Macédoine[41].
35. C'est là que ceux qui nous menaient décident de s'établir avec nous. Les bêtes que nous étions furent mises en vente ; un crieur à la voix forte, debout au milieu du marché, annonçait les mises à prix. Les amateurs venaient ouvrir et regarder nos bouches, et observaient les dents de chacun pour déterminer son âge. Tous trouvèrent des acheteurs ; je restais le dernier, et le crieur dit qu'on me ramène à la maison. « C'est le seul, vois-tu, qui n'ait pas trouvé de maître. » Mais Némésis[42], qui tourne et change sans cesse en tous sens, m'amena à moi aussi un maître, tel que je ne l'aurais pas souhaité. C'était un vieux cochon[43], l'un de ceux qui suivent, dans les bourgs et les champs, les processions de la déesse syrienne[44] et qui poussent cette divinité à demander l'aumône. On me vend à lui à un très haut prix, trente drachmes[45]; et, déjà gémissant, je suis le maître qui m'emporte.
36. Arrivés là où demeurait Philèbe - tel était le nom[46] de mon acquéreur - , il crie à tue-tête devant la porte : « Les filles, je vous ai acheté un serviteur beau et bien bâti, et de race cappadocienne[47] ». Les « filles » en question étaient une troupe d'invertis, collaborateurs de Philèbe, qui applaudirent tous à ce cri ; ils pensaient vraiment que l'emplette était un homme. Voyant que l'esclave était un âne, ils se moquent de Philèbe : « Ce n'est pas un domestique que tu as là, mais un fiancé pour toi[48]. Où l'as-tu trouvé ? Souhaitons que tu aies acquis là[49] un heureux mariage, et que tu engendres bientôt beaucoup de petits comme lui. ».
37. Et tous de rire. Le lendemain, ils s'équipèrent pour le travail, comme ils disaient. Ils habillèrent ensuite la déesse et la chargèrent sur mon dos. Nous sortons alors de la ville et nous parcourons la campagne. Quand nous arrivions à un village, moi, le porteur de la déesse, je me tenais debout, le groupe de flûtistes jouait un air inspiré, et les autres ôtaient leur tiare[50], baissaient la tête et la faisaient tourner autour du cou ; ils s'entaillaient les avant-bras à coups de sabre[51], sortaient la langue des dents et se la coupaient, au point qu'en un instant tout était inondé de leur sang efféminé[52]. Voyant cela, au début je restais immobile, tout tremblant à la crainte que la déesse ne réclame aussi du sang d'âne. Quand ils s'étaient ainsi mutilés, ils quémandaient à l'assistance des oboles et des drachmes. D'autres leur donnaient des figues sèches, une jarre de vin, des fromages, et un médimne de blé et d'orge pour l'âne. Ils tiraient de là leur subsistance et pourvoyaient au culte de la déesse que je transportais.
38. Une fois, s'étant introduits dans un bourg, ils firent une grande poursuite d'un jeune villageois et l'amenèrent là où ils étaient descendus. Ils se livrèrent ensuite à lui pour subir le traitement ordinaire et apprécié de ces ignobles invertis. Et moi, excédé de ma transformation, je voulais crier « Voilà, ô Zeus cruel, ce que je dois endurer ! », mais ce n'était pas ma voix qui sortait, mais celle de l'âne, montant du gosier, et je poussais un braiment sonore. Or certains des villageois avaient justement perdu un âne et s'étaient mis à sa recherche. En m'entendant crier, ils entrent sans rien dire à personne et tombent sur les débauchés en train de se livrer à leurs pratiques innommables. Ils éclatent d'un grand rire, et une fois ressortis mettent tout le village au courant du comportement dissolu des prêtres. Ceux-ci, tout honteux de ces révélations, s'en vont sitôt la nuit venue. Arrivés à une partie déserte de la route, ils me témoignent leur irritation et leur colère pour avoir dénoncé leurs mystères[53]. Ce désagrément - s'entendre insulter en paroles - était supportable ; la suite ne l'était plus. Ils me retirent la déesse, me couchent par terre et m'arrachent toutes les étoffes dont j'étais couvert. Une fois nu, ils m'attachent à un grand arbre et me frappent de leur fameux fouet à osselets[54] jusqu'à me laisser presque mort ; ils m'enjoignent ensuite d'être désormais un porte-déesse silencieux. En fait, ils avaient décidé de m'égorger après m'avoir battu, pour avoir attiré sur eux toutes sortes d'excès et les avoir forcés à quitter le village sans avoir achevé leur négoce ; mais la déesse les remplit de trouble au point de les forcer à m'épargner, elle qui gisait à terre sans plus pouvoir se déplacer.
39. Dès lors, après la séance de fouet, je me mets en route, emportant la patronne. Vers le soir, nous faisons étape dans la propriété d'un riche personnage. Il était chez lui et fut tout content d'accueillir la déesse et de lui offrir des sacrifices. J'étais conscient de courir là un grave danger ; car l'un des amis du maître de maison lui avait envoyé en cadeau, de la campagne, une cuisse d'âne sauvage. On avait chargé le cuisinier de la préparer, mais il l'avait perdue par négligence, à la suite de l'intrusion d'une bande de chiens. Redoutant la grêle de coups et la torture à la suite de la disparition de cette cuisse, il avait résolu de se pendre ; mais sa femme fut mon mauvais génie. « Ne te laisse pas mourir, mon chéri, ne t'abandonne pas à un tel désespoir. Suis mes conseils et tout ira bien. Prends l'âne de ces débauchés, emmène-le dans un endroit désert, égorge-le et prélève ce morceau - la cuisse ; prépare-le et donne-le au maître. Le reste, jette-le quelque part dans un trou. On croira qu'il s'est échappé et qu'il a disparu. Vois-tu comme il est bien en chair, et bien meilleur que l'âne sauvage ? » Le cuisinier applaudit le plan de sa femme. « Excellente idée, femme, et le seul moyen pour moi d'échapper au fouet. Je m'en occupe tout de suite. » Ainsi cet abominable cuisinier se tenait près de moi, disposé à appliquer le plan de sa femme.
40. Quant à moi, prévoyant ce qui allait arriver, je songe que le plus important est d'échapper au couteau. Rompant la corde qui me tenait attaché, je bondis et cours dans la maison, où les débauchés dînaient avec le maître des lieux. Aussitôt entré, je renverse tout, lampe et tables, à force de ruades. Je pensais avoir trouvé là un moyen subtil de me sauver : le maître allait aussitôt ordonner de m'enfermer, comme âne indomptable, et me mettre sous bonne garde. Mais cette subtilité me fit courir un danger extrême. Me croyant enragé, ils brandissent contre moi sabres et lances, et se mettent en devoir de me tuer. Voyant la gravité du danger, je cours à l'endroit où mes maîtres devaient dormir. À cette vue, ils ferment soigneusement les portes de l'extérieur.
41. L'aube venue, je soulevai la déesse et je m'en fus avec les prêtres. Nous arrivons à un autre bourg, grand et peuplé. Là, ils introduisent une nouvelle monstruosité : la déesse ne pouvait séjourner dans la maison d'un mortel, mais devait loger dans le temple de la divinité locale la plus honorée. Les habitants furent tout heureux d'accueillir la déesse étrangère et l'installèrent avec leur propre déesse ; quant à nous, ils nous assignèrent pour résidence la maison de gens pauvres. Après y avoir passé plusieurs jours, mes maîtres voulurent partir pour la ville voisine et redemandèrent leur déesse aux indigènes. Entrés dans le temple, ils l'enlevèrent, me la remirent sur le dos et s'en furent. Mais les misérables, entrés dans le temple, y avaient dérobé une offrande, une coupe d'or, qu'ils emportèrent en la cachant sous leur déesse. Les villageois s'en aperçoivent et se lancent aussitôt à leur poursuite. Une fois tout près, ils sautent de cheval, les arrêtent sur la route, les traitent d'impies et de sacrilèges, et réclament l'offrande volée. Ils fouillent partout et la trouvent dans le giron de la déesse. Ils ligotent alors les femmelettes, les ramènent et les jettent en prison ; la déesse que je portais, ils me l'enlèvent et la donnent à un autre temple ; l'objet en or, ils le restituent à leur déesse protectrice.
42. Le lendemain, ils décident de mettre en vente les affaires de leurs prisonniers, moi compris ; ils me laissent à un étranger, habitant le bourg voisin, dont le métier était de cuire les pains. Il m'emporte, chargé de dix médimnes de blé qu'il avait achetés, et m'emmène chez lui par un chemin escarpé. Une fois arrivé, il me conduit au moulin. J'y vis un grand nombre de bêtes dont j'allais partager la servitude ; il y avait beaucoup de meules, toutes actionnées par elles, et c'était partout plein de grain. D'abord, comme j'étais un nouvel esclave, qui avait porté une charge très lourde[55] et parcouru un chemin pénible, on me laisse là au repos ; mais le lendemain, je fus aveuglé par un bandeau[56] , attaché à la barre d'une meule et mis en mouvement. Je savais comment moudre, l'ayant fait plusieurs fois, mais je feignais l'ignorance. Vain espoir : ils sont nombreux à prendre un bâton et à passer à l'attaque. Ils me frappent de toutes leurs forces sans que je m'y attende, puisque je n'y voyais rien, au point que sous leurs coups je suis aussitôt changé en toupie[57]. L'expérience m'apprit qu'un esclave doit faire ce qu'il doit sans attendre le bras du maître[58].
43. Je devins ainsi tout maigre et tout faible, si bien que mon maître décida de me vendre; il me laissa à un jardinier de métier, qui avait reçu un jardin à cultiver. Voilà ce qu'était notre travail. Le maître, dès l'aube, me chargeait des légumes pour les apporter au marché, les vendait aux acheteurs, et me ramenait au jardin. Puis il bêchait, plantait et arrosait; pendant ce temps, je restais inactif. Mais cette vie m'était très pénible. D'abord, c'était déjà l'hiver, et il n'avait pas de quoi s'acheter une couche, et pour moi encore moins ; je marchais pieds nus sur de la boue humide ou de la glace dure et pointue, et pour manger nous n'avions l'un et l'autre que de la salade amère et dure.
44. Un jour que nous étions en route pour le jardin[59], un homme de belle apparence, en uniforme militaire, vient à notre rencontre, et s'adresse d'abord à nous en latin, demandant au jardinier où il emmenait cet âne que j'étais. Lui, ignorant, je suppose, cette langue, ne répond pas. L'autre se fâche comme si on le traitait de haut, lève son fouet[60] sur le jardinier ; celui-ci en vient aux mains avec lui, puis le renverse sur la route à coups de pied, et, tout étendu, lui décoche des coups de poing et de pied et le frappe avec une pierre ramassée sur le chemin. Et d'abord le soldat cherchait à résister et menaçait, s'il parvenait à se relever, de le tuer avec son glaive. Ainsi mis sur ses gardes par son adversaire, le jardinier, choisissant la sécurité, lui arrache son glaive et le jette au loin, puis continue à frapper. L'autre, voyant qu'il ne tiendrait pas longtemps, feint d'être mort sous les coups. Le jardinier prend peur et le laisse là tel quel ; s'emparant du glaive, il me le donne à porter et s'en va vers la ville.
45. Arrivé là, il confie son jardin à un collègue et, craignant les suites de l'affaire de la route, se cache avec moi chez l'un de ses amis. Le lendemain, ils tombent d'accord sur le plan suivant. On cache mon maître dans un coffre, tandis qu'on me fait grimper une échelle menant à un grenier où l'on m'enferme. Le soldat s'était, disait-on, relevé à grand-peine, et, la tête lourde des horions reçus, était venu en ville, où il rencontra ses camarades et leur raconta le coup de folie du jardinier. Ils l'accompagnent, et, ayant appris où nous étions cachés, font rapport aux magistrats de la ville. Ceux-ci envoient à l'intérieur un de leurs employés et font sortir tous les occupants de la maison. Ils s'avancent : aucune trace du jardinier. Les soldats affirment qu'il est dedans ainsi que son âne. Les autres soutiennent qu'il ne reste personne, ni homme ni âne[61]. Comme la ruelle était dès lors pleine de bruit et de cris, moi, toujours impulsif et curieux[62], et voulant savoir d'où venaient ces éclats de voix, je me penche par la lucarne pour regarder d'en haut. Ils me voient et poussent des hurlements, et les autres sont pris en flagrant délit de mensonge. Les magistrats entrent, fouillent partout et trouvent mon maître enfermé dans le coffre ; ils se saisissent de lui et l'envoient en prison rendre compte de ses actes. Pour moi, ils me font transporter en bas et me remettent aux soldats. Tous éclatent d'un rire inextinguible à la vue de cet indicateur de grenier qui avait livré son maître. De là, grâce à moi, vint le proverbe « À cause d'un âne qui se penche »[63].
46. Ce qui arriva le lendemain au jardinier mon maître, je l'ignore. Le soldat décide de me mettre en vente et m'adjuge à vingt-cinq drachmes attiques[64]. L'acheteur était domestique d'un homme très riche de la plus grande ville de Macédoine, Thessalonique. Son travail consistait à préparer les repas de son maître ; il avait un frère, esclave comme lui, qui savait cuire le pain et faire des gâteaux au miel. Les deux frères étaient toujours ensemble ; ils logeaient dans la même pièce, où ils gardaient leurs outils de travail à l'un et à l'autre. Ils m'installèrent avec eux là où ils logeaient. Après le repas de leur maître, ils ramenaient de nombreux restes, l'un de viande et de poisson, l'autre de pain et de pâtisseries. Ils m'enfermaient avec tout cela, et me laissaient à cette garde très agréable pendant qu'ils allaient prendre leur bain. Et moi, envoyant promener l'orge qui m'était servie, je me consacrais aux produits de leur habileté, et, après une longue interruption, je me remplissais de nourriture humaine. Quand ils revenaient, au début ils ne s'apercevaient pas de mes ripailles, à cause de la masse de comestibles et parce que c'était encore craintif et méfiant que je leur volais du dîner. Mais finalement, je me convainquis de leur ignorance et je dévorai ce qu'il y avait de meilleur dans les plats et bien d'autres choses encore. Alors ils s'aperçurent du dommage, et se regardèrent soupçonneusement, se traitant mutuellement de voleur, de pillard du bien commun et de personnage sans vergogne ; ils furent désormais pointilleux et comptèrent les parts.
47. Moi, je menais une vie de plaisir et de jouissance ; mon corps, retrouvant sa nourriture habituelle, avait repris sa beauté, et ma peau brillait d'un poil florissant. Ces braves gens, me voyant grand et gras alors que l'orge ne diminuait pas, mais restait au même niveau, en vinrent à se douter de mes entreprises. Partant comme pour aller au bain, ils ferment la porte derrière eux, glissent un oeil par une fente, et observent l'intérieur. Et moi, sans rien soupçonner de leur ruse, j'attaque mon dîner. Ils commencent par rire à la vue de cet incroyable repas, puis appellent leurs camarades pour qu'ils regardent aussi ; il y eut un grand rire. Le maître l'entendit résonner jusqu'au-dehors, et demanda ce qui les faisait s'esclaffer ainsi. Quand il l'apprend, il se lève de table, guette à son tour par le trou et me voit engloutir une portion de cochon sauvage. Éclatant de rire, il entre. J'étais très inquiet d'avoir été surpris par le maître comme voleur et gourmand. Mais il rit beaucoup, et ordonna qu'on m'amène à la salle à manger et qu'on me dresse une table où seraient servis des mets qu'aucun autre âne ne pourrait manger, des viandes, des fruits de mer[65], des soupes et des poissons, les uns assaisonnés au garum[66]et à l'huile, les autres recouverts de moutarde. Moi, voyant que la fortune me souriait désormais tendrement, et comprenant que seul ce jeu pourrait me sauver, bien que déjà rempli, je m'attable et je dîne. Les convives s'écroulèrent de rire. « Cet âne, dit l'un, boira aussi du vin, si on lui en prépare[67] et qu'on le lui présente. » Le maître ordonna qu'on fasse ainsi, et je bus.
48. Il voyait naturellement en moi une étonnante acquisition. Il charge l'un de ses intendants de verser mon prix, augmenté d'autant, à mon acheteur, et me confie à l'un de ses jeunes affranchis, lui disant de m'apprendre tous les tours qui pourraient le divertir. Cela était très facile pour lui, car je fus d'emblée docile à tout ce qu'on m'enseignait. Il me fit d'abord coucher sur un lit, appuyé sur un coude comme un homme, puis lutter avec lui, danser dressé sur les pattes de derrière, et faire à la voix « oui » ou « non » de la tête - toutes choses que j'aurais pu faire sans qu'on me les apprenne. La fable courut la ville : l'âne de son maître, buveur, lutteur, danseur. Le sommet, c'est qu'à la voix je hochais la tête dans le sens qu'il fallait[68] ; et quand je voulais boire, je donnais une bourrade à l'échanson et je l'appelais du regard. Ils s'étonnaient de ce comportement extraordinaire, ignorant que dans l'âne se trouvait un homme ; et moi, je profitais largement de leur ignorance. Ils m'apprirent aussi à marcher en portant mon maître sur le dos et à courir un trot confortable, sans inconvénients pour mon cavalier. J'avais de riches parures, on me revêtait d'étoffes de pourpre ; mes rênes étaient serties d'argent et d'or, et on m'avait attaché des clochettes qui faisaient entendre un son très mélodieux[69].
49. Notre maître, Ménéclès, était, comme je l'ai dit, venu là de Thessalonique, car il avait promis à sa ville d'organiser des combats singuliers entre hommes sachant tirer l'épée[70]. Les combattants étaient déjà à l'entraînement, et le moment de partir arriva. Nous partons à l'aube ; quand il y avait un passage étroit et difficile d'accès pour les voitures, je portais le maître. Quand nous arrivâmes à Thessalonique, tous affluaient pour le spectacle et pour me voir ; ma réputation m'avait précédé depuis longtemps, et l'on parlait des différents rôles que je jouais et du caractère humain de mes danses et de mes luttes. Mon maître m'exhiba à table devant les plus éminents de ses concitoyens et leur montra lors du repas mes tours étonnants.
50. Mon instructeur trouva en moi une source de très abondants revenus. Il me gardait enfermé et se tenait debout devant la porte. Il ouvrait contre paiement à ceux qui voulaient me voir et regarder mes tours. Tous apportaient l'une ou l'autre denrée comestible, surtout de celles qui paraissaient ennemies d'un estomac d'âne ; et je mangeais. Ainsi, en peu de jours, à force de partager les repas de mon maître et de ses concitoyens, j'étais devenu extraordinairement grand et gras. Un jour, une femme étrangère d'une large aisance et d'une beauté passable, venue me voir dîner, fut prise pour moi d'une passion ardente, d'abord parce que j'étais un bel âne, mais aussi parce que mes étonnantes performances lui donnaient envie de connaître mon étreinte. Elle prend langue avec mon gardien et lui promet une forte somme s'il lui permet de passer la nuit avec moi. Se moquant bien de savoir si elle arriverait ou non à ses fins, il prend l'argent.
51. Le soir tombé, quand le maître nous eut libérés du dîner, nous revenons là où nous dormions. Nous trouvons la femme déjà installée sur mon lit. On lui avait disposé de doux oreillers et des couvertures ; notre couche, par terre, était toute prête. Alors les esclaves de la femme se disposent à dormir quelque part dans les environs. La lampe, à l'intérieur, brûlait d'une haute flamme[71]. Elle se déshabille, s'approche de la lampe, toute nue, verse du parfum d'un alabastre et s'en enduit, puis me parfume à mon tour, en s'attachant particulièrement à mon nez. Ensuite elle m'embrasse et me parle comme si j'étais son amant et un homme ; et me prenant par le licou, elle m'attire sur la couche. Je n'avais nul besoin d'une telle invitation ; imbibé de vin vieux, excité par le massage, et voyant la fille belle en tous points, je me couche. J'étais très incertain sur la façon d'escalader cette femme : depuis que j'étais devenu âne, je n'avais pas eu de rapports, même de ceux qui sont habituels aux ânes, et je n'avais fait usage d'aucune ânesse. En outre, ma crainte n'était pas petite de voir la femme, incapable de m'accueillir, s'en trouver éventrée ; c'est alors que, comme meurtrier, je subirais un châtiment exemplaire. J'ignorais que mes craintes n'étaient pas fondées. Elle m'encourageait de force baisers, et des baisers amoureux[72] ; quand elle vit que je ne me retenais plus, elle se couche à mon côté comme si j'étais un homme, m'enlace, me met en position et me reçoit tout entier[73]. Dans ma lâcheté, j'avais encore des craintes et je m'écartais tout doucement, mais elle me tenait aux hanches, m'empêchant de me retirer et suivant le mouvement. Quand je fus bien convaincu que je devais aller plus loin encore pour lui donner du plaisir et la contenter, je fis tout le reste sans crainte, songeant que je ne faisais rien de pire que le partenaire de Pasiphaé[74]. La femme était si bien prête à l'amour et si insatiable des plaisirs de l'étreinte qu'elle me consacra toute sa nuit.
52. Le jour venu, elle se lève et s'en va, après avoir convenu avec mon gardien de lui verser la même somme pour mes services la nuit suivante. Lui, voulant à la fois s'enrichir à mes frais et montrer à son maître mon nouveau tour, m'enferme avec la femme. Elle abusa de moi de façon terrible. Un jour, le gardien rapporte la chose au maître, comme s'il s'agissait d'un tour qu'il m'aurait enseigné, et, à mon insu, l'amène le soir à la chambre, et me montre, par une fente de la porte, en train de coucher avec la fille. Le maître est tout réjoui à cette vue, et l'envie lui prend de me montrer en public en pleine activité. Il enjoint à tout le monde de garder le secret, « afin, dit-il, que le jour du spectacle nous l'amenions au théâtre avec une des condamnées, et qu'il monte la femme à la vue de tous ». On m'amène alors une des femmes qui devait être livrée aux bêtes, et on lui ordonne de s'avancer vers moi et de me toucher.
53. Finalement, quand le jour fut venu pour mon maître de montrer sa munificence, on décida de m'amener au théâtre. J'y entrai donc. Il y avait un grand lit fait d'écailles de tortues indiennes et incrusté d'or. On m'y étend, la femme à mes côtés. On nous plaça alors sur une machine qui nous amena dans le théâtre et nous déposa au milieu. Le public poussa un grand cri et éclata en applaudissements. Une table nous fut apportée, couverte de tout ce que des hommes jouisseurs prennent au dîner. Des échansons jeunes et beaux nous servaient du vin dans des coupes d'or. Mon entraîneur, qui se tenait derrière, me donna l'ordre de manger. Mais j'avais le trac, et peur, aussi, de voir un lion ou un ours me sauter dessus.
54. Sur quoi passe quelqu'un qui présentait des fleurs, parmi lesquelles je vois des pétales de roses fraîches. Sans plus hésiter, je me relève d'un saut et je descends du lit. Ils croyaient que je me levais pour danser, mais je passai les fleurs en revue une par une, j'en retirai les roses et je les avalai. Ils n'étaient pas revenus de leur étonnement que mon apparence bestiale se détache de moi et disparaît. L'ancien âne n'était plus : c'était Lucius qui se dressait nu à sa place. Effarés à cette vue extraordinaire et complètement inattendue, ils mènent grand tapage. Le théâtre se divisait en deux camps : les uns voulaient me brûler incontinent, comme quelqu'un qui connaissait de terribles philtres et se montrait capable de revêtir diverses formes ; les autres étaient d'avis d'attendre et d'écouter ce que j'avais à dire avant de prendre une décision. Moi, courant au gouverneur de la province - il assistait à la représentation -, je lui dis d'en bas qu'une Thessalienne, esclave d'une Thessalienne, m'avait enduit d'un baume magique et fait de moi un âne ; je le suppliais de me faire arrêter et de me garder en prison jusqu'à ce que j'aie réussi à le convaincre que mon histoire n'était pas mensongère.
55. Et le gouverneur : « Dis-nous ton nom, celui de tes parents et des membres de ta famille, si tu en as, et ta cité. - Mon père est <...>[75]; mon nom est Lucius, celui de mon frère Gaius ; nos deux autres noms[76]sont ceux de notre père. Je suis un auteur d'histoires et de récits en prose ; lui est un poète élégiaque et un bon devin. Notre patrie est Patras, en Achaïe. » Entendant cela : « Tu es, dit-il, le fils de gens qui me sont très chers, des hôtes qui m'ont reçu chez eux et couvert de présents. Je sais que, si tu es leur fils, tu n'es pas un menteur. » Sautant de son siège, il me donne l'accolade et m'embrasse, et me ramène chez lui. Entre-temps mon frère était arrivé, m'apportant de l'argent et bien d'autres choses, et le gouverneur annonça officiellement à toute la population que j'étais relaxé. Nous allons alors vers la mer, en quête d'un navire, et nous y faisons porter nos bagages.
Histoires de sexe (fin) ; moralité
56. Je pensai qu'il était préférable de rendre visite à la femme qui s'était éprise de moi en tant qu'âne, me disant que je lui paraîtrais maintenant plus beau, en tant qu'homme. Elle m'accueillit avec plaisir, charmée, je pense, de cette situation inhabituelle, et me pria de dîner et de dormir avec elle. J'acceptai, considérant que l'âne qu'elle avait aimé mériterait la vengeance divine si, devenu homme, il le prenait de haut et méprisait son amoureuse. Je dîne avec elle, m'enduis de parfum et me couronne des chères roses qui avaient été mon salut et m'avaient rendu aux hommes. Une fois la nuit venue et le moment de dormir, je me lève et, croyant lui faire un grand plaisir, je me déshabille et me tiens nu devant elle, assuré de lui plaire plus encore par comparaison avec l'âne. Mais quand elle voit que je suis humain dans toutes mes parties[77], elle me crache dessus. « Va-t'en crever loin de moi et de ma maison et va dormir bien loin ! » Et comme je lui demandais en quoi j'avais pu l'offenser à ce point : « Ce n'est pardieu pas toi que j'aimais, mais l'âne que tu étais, et c'est avec lui qu'alors j'ai couché, pas avec toi. Je pensais que même maintenant tu aurais préservé et amené ce grand attribut de l'âne ; mais tu es venu, ayant quitté la forme de cet âne beau et utile pour prendre celle d'un singe. ». Elle appelle aussitôt ses serviteurs et me fait jeter dehors, emporté sur leur dos. Ainsi expulsé, j'étais tout nu devant la porte, tout couronné et couvert de parfum. Je ne pus embrasser que la terre nue et dormis avec elle. À l'aube, nu comme j'étais, je courus au bateau et je racontai à mon frère ma ridicule mésaventure. Nous quittâmes alors la ville avec un vent favorable, et en peu de jours j'arrive dans ma patrie. Là, je sacrifiai aux dieux sauveurs et je fis des offrandes, sauvé après bien du temps et des peines non pas, comme on dit, « du derrière d'un chien »[78], mais de la curiosité[79].
Introduction
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