Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 270b-280a

Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)

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LES MÉROVINGIENS - L'EMPIRE - LES BARBARES - LA PAPAUTÉ - L'ÉVÊCHÉ DE TONGRES

Ans 586-598


 

Introduction

A. Ans 586-588 = Myreur II, p. 270b-271a : Grande mortalité à Rome - Le pape Pélage II meurt victime de la peste - Ses réalisations - Grégoire Ier dit le Grand lui succède - Découverte de la tunique du Christ - Orage dévastateur en Lombardie

B. Ans 589-590 = Myreur II, p. 271b-272a : Évêché de Tongres : Perpète, sa mort et ses miracles - son successeur est Ébrégise/Évergise - Papauté : Pape Grégoire, ses fondations

C. Ans 591-595 = Myreur II, p. 272b-276a : La vision de Gontran, seigneur d'Orléans - Le pape Grégoire - Conflits en Occident : Espagnols, Anglais, Francs, Lombards - Divers : La tunique du Christ, etc.

D. Ans 596-598 = Myreur II, p. 276b-280a : Évêché de Tongres : les miracles de Perpète, le transfert d'Ébrégise et la vie de Jean l'Agneau, humble seigneur de Tihange, devenu 25e évêque de Tongres - La ville de Huy - Détails divers

 

Sur les évêques de Tongres (Perpète, Ébrégise, Jean l'Agneau), cfr notamment Gilles d'Orval, Gesta, I, 35-39 (p. 29-30 Heller).

 


 

A. Ans 586-588 = Myreur II, p. 270b-271a

Le pape Pélage II (579-590 n.è.) meurt victime de la peste qui sévit à Rome - Les décisions de ce pape - Grégoire Ier dit le Grand (590-604 n.è.) lui succède - Découverte de la tunique du Christ - Orage dévastateur en Lombardie

 

Mort du pape Pélage (590 n.è.) - Peste à Rome - Décisions pontificales

[II, p. 270b] [Le grant mortaliteit de Romme] L'an Vc IIIIxx et VI deseurdit, en mois d'octembre le IIe jour, morut à Romme li pape Pelage, et morut d'on pestilenche et mortaliteit qui vint à Romme, enssi com vos oreis.

[II, p. 270b] [Grande mortalité à Rome] En l'an 586, signalé ci-dessus, le deuxième jour d'octobre, le pape Pélage II mourut à Rome de la peste qui provoqua dans la ville une importante mortalité, comme vous l'entendrez.

En cel an, enssi qu'en mois d'avrilh, commenchat unc grant ploive, si que toutes les rivieres d'entour Romme furent si grant, que cascon disoit que ch'estoit la seconde deluve ; car ches aighes, qui vinrent desquendant dedens la Tyberis, fisent Tyberis si grant qu'ilh coroit grandement fours de son rivaige, et passat deseur les mures de la citeit de Romme, en entrant en la citeit et en issant tout oultre. De laqueile aighe furent noiiés dedens les roches et les vies edifisches de Romme mult de serpens et dragons, et pluseurs altres ordres beistes que ly aighe amenat dedens Romme, et les butat, enssi com li aighe se muchoit, dedens les englieses, et maisons, et les palais de Romme ; et quant ly aighe fut rasie, ches biestes, qui là estoient par tout la citeit remanut, jettoient teile pueur que les gens en furent si plains, anchois qu'ilh fussent apercheus, que ilh estoient tous enfleis. Si en morut tant, que chu fut grant mervelhe, et fut ly pape Pelage tout ly promier qui en fut mors.

Cette année-là, en avril, se mit à tomber une pluie si abondante que toutes les rivières autour de Rome enflèrent au point que tous parlaient d'un second déluge. Les eaux qui dévalaient dans le Tibre le gonflèrent très fort et le fleuve déborda largement de son lit. Il passa au-dessus des murs de la cité de Rome, pénétra dans la ville et en sortit, après l'avoir entièrement traversée. Les eaux noyèrent dans les rochers et les vieux édifices de Rome une foule de serpents et de dragons ainsi que plusieurs autres sortes de bêtes, amenées dans Rome et entraînées dans les églises, les maisons et les palais. Quand ces eaux se furent retirées, ces cadavres de bêtes qui traînaient partout dans la cité, répandaient une telle puanteur que les gens s'en plaignirent beaucoup avant de s'apercevoir qu'eux-mêmes étaient tout enflés. Un nombre incroyable d'entre eux mourut, et le pape Pélage fut la toute première victime.

[Status papales des prefaus] Chis pape Pelage ordinat que les prefause de toutes les messes fussent IX tant seulement, assavoir : del nativiteit Nostre-Saingnour Jhesu-Crist, del Apparition, de Pasque, del Ascension, del Pentechoste, del Triniteit, del Crois, de Quaremme, de Nostre-Damme, des Apostles et la commune.

[Décisions pontificales concernant les préfaces] Ce pape Pélage II avait ordonné de limiter à neuf les préfaces de toutes les messes, à savoir, outre la préface commune, celles de la Nativité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, de l'Apparition [= l'Épiphanie], de Pâques, de l'Ascension, de la Pentecôte, de la Trinité, de la Croix, du Carême, de Notre-Dame et des Apôtres.

Consécration du pape Grégoire Ier le Grand (590-604 n.è)

[Grigoire, li LXVIIe pape] Apres la mort Pelage le pape, vacat ly siege V mois et X jour, por Ia cause deldit pestilenche ; si fut apres consacreis à pape Grigoire, li fis le senateur [II, p.271] Gordian et neveur le pape Felix, qui fut de la nation de Romme. Chis fut cheli Grigoire qui fut envoiet en Engleterre et en Constantinoble, sicom dit est, et qui fondat VII abbies, assavoir : VI en la royalme de Sezilhe et I en la citeit de Romme. Et tient le siege XV ans et X jours, et solonc Martin XIII ans, et fut-ilh consacreis l'an deseurdit, le quart ydus de marche, et par teile jour qu'ilh fut consacreis fait-ons sa fieste en sainte Engliese. Chis pape fut unc valhan docteur, et fut ly promier de chis nom, si illumynat mult sainte Engliese, et chu est sains Grigoire.

[Grégoire, 67e pape] Après la mort du pape Pélage, le siège pontifical resta vacant cinq mois et dix jours, à cause de l'épidémie. Puis Grégoire fut consacré pape. Originaire de Rome, il était le fils du sénateur [II, p. 271] Gordien et le neveu du pape Félix. Il s'agissait du Grégoire qui avait été envoyé en Angleterre et à Constantinople, comme on l'a dit (cfr II, p. 263). Il fonda sept abbayes : six au royaume de Sicile et une à Rome. Il occupa le siège pontifical durant quinze ans et dix jours, durant treize ans selon Martin. Il fut consacré le quatrième jour des ides de mars de l'an susdit (586) ; on célèbre sa fête dans la sainte Église à la date de sa consécration. Ce pape fut un docteur de grande valeur, le premier de ce nom, et il illustra grandement la sainte Église. C'est saint Grégoire.

La tunique de Jésus-Christ

[Le cotte Jhesu-Crist fut trovée] Sour l'an VcIIIIxx et IX fut trovée en le vauls Josaphat le propre cotte Jhesu-Crist, et le trovarent pluseurs sains evesques par divine revelation, entres lesqueis evesques Grigoire d'Antyoche et Thomas de Jherusalem furent ; si fut trovée en une arche de pire de brun marbre.

[Découverte de la tunique de Jésus-Christ] En l'an 589, on découvrit dans la vallée de Josaphat la propre tunique de Jésus-Christ. Ce sont plusieurs saints évêques, dont Grégoire d'Antioche et Thomas de Jérusalem, qui firent cette trouvaille, suite à une révélation divine. La tunique fut découverte sous une voûte de pierre de marbre brun (cfr II, p. 275).

Orage dévastateur en Lombardie

[Terrible orage] Item, l'an Vc IIIIxx et VIII, le XVIIe jour de may, fist unc grant tempieste de thonoir et d'alumure, et eclipse, laqueile alumure esprendoit les citeis de Lombardie, les vilhes et les casteais, et fist mult grant damaige.

[Terrible orage] En l'an 588, le 17 mai, se produisit une grande tempête, avec coups de tonnerre, éclairs et une éclipse. Ces éclairs embrasèrent les cités de Lombardie, les villes et les castels, causant de grands dommages.


 

B. Ans 589-590 = Myreur II, p. 271b-272a

 

Évêché de Tongres : Perpète, sa mort et ses miracles - Son successeur est Ébrégise/Évergise - Papauté : Pape Grégoire, ses fondations

 

L'évêque Perpète - Sa mort et ses miracles

[II, p. 271b] [Perpetuus l’evesque fist myracle] Item, l'an Vc IIIIxx et IX, le quart jour de novembre, morut à Treit l'evesque Perpetuus : chis fut uns valhans hons de bonne vie, et à son poioir multipliat grandement la vraie foid. Si fut promierement ensevelis en l'engliese Sains-Vincent à Dynant, mains depuis fut son corps translateis en l'engliese Nostre-Dame de Dynant, où ilh fut mult reveremment mis en unc fiestre, por les grans myracles que Dieu faisoit par li. Si fut sa fieste estaublie par le pape le dierain jour sens unc de decembre, assavoir : le vigiel de sains Silvestre, pape.

[II, p. 271b] [L'évêque Perpète fit des miracles] En l'an 589, le 4 novembre, l'évêque Perpète mourut à Maastricht : ce fut un homme de valeur, qui mena une bonne vie, et grâce à son pouvoir la vraie foi se développa grandement. Il fut d'abord enseveli en l'église Saint-Vincent à Dinant, mais ensuite son corps fut transporté en l'église Notre-Dame de Dinant, où il fut très respectueusement mis dans un tombeau, vu les nombreux miracles que Dieu accomplissait par son intermédiaire. Le pape fixa sa fête l'avant-dernier jour de décembre, à savoir la veille de la fête du pape Saint Silvestre.

[Perpetuus dont ilh fut] Chis sains Perpetuus fut d'Allemagne, le fis d'on riche chevalier et poissans de la ducheit d'Ostriche, qui oussi oit nom Perpetuus ; et sa mere oit nom Prudenche, qui estoit la filhe d'on vallant chevalier qui estoit maire de Colongne.

[Origine de Perpète] Ce saint Perpète vint d'Allemagne, il était le fils d'un riche et puissant chevalier du duché d'Autriche, lui aussi dénommé Perpète. Sa mère avait pour nom Prudence et était la fille d'un vaillant chevalier, qui était maire de Cologne.

[Perpetuus resuscitat trois hommes] Chis sains evesque Perpetuus fist mult de myracle à Colongne, car ilh resuscitat III hommes que li thonoir et oraige deseurdit avoit ochis à Colongne.

[Perpète ressuscita trois hommes] Ce saint évêque Perpète fit de nombreux miracles à Cologne. Il ressuscita trois hommes qui y avaient été tués par le tonnerre et l'orage mentionnés plus haut (II, p. 271 ?).

 Apres, unc borghois de Dynant, qui avoit nom Thiris, avoit unc fis qui oit nom Fulcars, qui avoit la pire en son vesie, et awec chu ilh estoit ros  de propre nature ; si avoit son peire marchandeit à une mede qui le devoit talhier. Lendemain ilh avient que Fulcars s'ala cuchier [II, p. 272] dormir, si priat devoltement à sains Perpetuus, qui fesoit tant de myracles que c'estoit mervelhe, que ilh li vosiet aidier, et ilh augmentroit son fiestre de X mars d'argent. Enssi ilh endormit, et, en dormant, ilh fut saneis et cureis de toutes ses maladies.

Ensuite, un bourgeois de Dinant, Thiris (Thierry ?), avait un fils dénommé Fulcaire, qui souffrait d'une pierre à la vessie et en plus, depuis toujours, d'une hernie. Son père s'était mis d'accord avec un médecin qui devait l'opérer. Le lendemain, quand Fulcaire alla se coucher [II, p. 272], il pria avec dévotion saint Perpète, auteur de miracles prodigieusement nombreux, de bien vouloir l'aider, promettant d'ajouter dix marcs d'argent à sa sépulture. Alors il s'endormit, et pendant son sommeil, il fut guéri et soulagé de toutes ses maladies.

Pour Perpète, à propos de la hernie, cfr note de Bo : "En latin, ruptus, c'est-à-dire affligé d'une hernie ou rupture. Gilles d'Orval, qui rapporte la légende (Gesta, ch. 35, p. 29), se sert des expressions morbo rupturae vel calculi miserabiliter  laborans." -- Gilles d'Orval (ibid.) rapporte aussi le miracle de Clément et de la femme - une puella pour lui - tombée dans un puits. -- Pour Ébregise, sur la liste des rois et princes auxquels il était lié, voir l'énumération de Gilles (Gesta, I, ch. 36, p. 29).

[Perpetuus rendit la vie à noiet] Apres fut uns altres, qui oit nom Clemens, qui soy bangnoit en Mouse à Dynant ; si soy noiat, et en morant ilh oit sains Perpetuus en memoire, et sains Perpetuus l'amenat tout vief al rivaige ; et chis hons le manifestat à cascons.

[Perpète rendit la vie à un noyé] Après, un autre personnage, nommé Clément, qui se baignait dans la Meuse à Dinant, s'y noya. Au moment de sa mort, il se rappela saint Perpète, qui le ramena vivant sur la rive. L'homme fit connaître ce miracle à tout le monde. [Rapport avec l'épisode du Clément de II, p. 279 ?]

[Perpetuus resuscitat une femme] Apres, une femme d'on hosteit trahoit del aighe à puche de Dynant, si chaiit dedens et furent deffrosiés tous ses membres ; et, quant el fut aportée devant le fietre sains Perpetuus, tantoist elle resuscitat et fut garie de toutes ses plaies et de ses confrossures.

[Perpète ressuscita une femme] Après cela, à Dinant, une femme, dans une hôtellerie, tomba dans un puits dont elle tirait de l'eau. Tous ses membres furent brisés, mais quand on la transporta devant la tombe de saint Perpète, elle ressuscita aussitôt et fut guérie de toutes ses plaies et de ses fractures.

Ébrégise, 24e évêque de Tongres

[Ebregisien, le XXIIIIe evesques de Tongre] Item, l'an deseurdit le XIIe jour de mois de jenvier, fut consacreis evesque de Tongre Ebregisien, unc gran docteur en theologie, ly miedre qui fust adont ; et estoit extrais des plus grans de Tongre et del droit nation royal, mains quant Tongre fut destruite, si alarent ses anticesseurs demoreir à Huy : ilh regnat saintement VII ans.

[Ébrégise, 24e évêque de Tongres] En l'an signalé ci-dessus [589], le 12 janvier, Ébrégise, un grand docteur en théologie, le meilleur de ce temps, fut consacré évêque de Tongres. Il descendait des plus grands personnages de Tongres et se rattachait directement à la lignée royale mais, lorsque Tongres fut détruite, ses ancêtres allèrent s'établir à Huy. Il régna saintement durant sept années.

Le pape saint Grégoire Ier le Grand

[De pape Grigoire] Item, l'an Vc et XC, ordinat li pape Grigoire, dedens l'engliese de moynes qu'ilh avoit fondeit à Romme en l'honeur sains Andrier l'apostle, sa maison por habiteir ; car ilh estoit moyne de teile ordre que cheaux de cel engliese estoient, et oussi toutes les altres qu'ilh avoit fondeit el royalme de Sezilhe estoient del ordre saint Benoit, et leur patron estoit en toutes en l'honeur de sains Andrier.

[Le pape Grégoire] En l'an 590, le pape Grégoire se fit aménager pour y habiter une maison dans le monastère qu'il avait fondé à Rome en l'honneur de l'apôtre saint André, car il appartenait au même ordre que les moines de cette église. Toutes les autres églises qu'il avait fondées dans le royaume de Sicile étaient également de l'ordre de saint Benoît, et elles étaient placées sous le patronage de saint André.


 

C. Ans 591-595 = Myreur II, p. 272b-276a

La vision de Gontran, seigneur d'Orléans - Le pape saint Grégoire Ier le Grand (590-604 n.è.) -  L'époque du roi Clotaire II : les Espagnols en Angleterre (allusion à la querelle des images) et surtout en Francie (Orléans) ; les Lombards, vainqueurs à Orléans, exemptés du tribut par Clotaire, mais défaits en Aquitaine - La tunique du Christ - Divers

 

La vision de Gontran, seigneur d'Orléans

[II, p. 272b] [Mervelheux vision et songe] Item, l'an Vc et XCI, en mois de may, estait Gontray li sire d'Orliens frere naturel al roy Clotaire de Franche et d'Austrie et al roy Thyris d'Acquitaine, aleis cachier, awec li unc seul escuwier tant seulement. Enssi qu'ilh avoit asseis cachiet, si vint deleis unc riweseal d'on fontaine qui là pres estoit, si soy cuchat dormir, et son escuwier s'asit deleis ly. Or si avient que ly escuwier regardoit son maistre qui dormoit, si veit issir de sa bouche une bieste laide et petit, qui s'en alat corant vers le riwesel, si voloit passeir oultre et ne poioit.

[II, p. 272b] [Vision et songe merveilleux] En l'an 591, au mois de mai, Gontran, seigneur d'Orléans, frère naturel du roi Clotaire de Francie et d'Austrasie et du roi Thierry d'Aquitaine, était allé à la chasse, accompagné uniquement d'un écuyer. Après avoir beaucoup chassé, il arriva près d'un ruisseau coulant d'une source toute proche. Il se coucha pour dormir et son écuyer s'assit près de lui. Il arriva alors que ce dernier, regardant son maître endormi, vit sortir de sa bouche une vilaine petite bête, qui courut vers le ruisseau qu'elle voulut traverser, sans pouvoir le faire.

Quant ly escuwier veit chu, ilh soy levat et trait son espée, et le cuche en treversant le riwesel al maniere d'on pont, [II, p. 273] et tantost la bieste sat sus et passat oultre ; si entrat en une montangne qui estoit de l'autre costeit, et, quant el oit là unc pau esteit, si revient al riwesel, si passat parmy l'espée et rentrat en la bouche Gontray, qui tantoist s'envoilat, et qui oit songiet tout chu que dit est. Si racomptat al escuwier tout chu qu'ilh avoit songiet, et dest qu'ilh avoit passeit une aighe parmy unc pont de fier, et estoit entreis en une montangne où ilh avoit troveit tres grant tressoir. Et ly escuwier ly comptat adont chu qu'ilh avoit veyut ; et quant ly sires l'oiit, si n'arestat, ains mandat ovrieres, si fist la montangne traweir et soyer si trovat or et argent à si grant fuison, qu'ilh n'estoit mie à nombreir ; si en fist mult de biens à sainte Engliese, et en fist faire une mult riche cyboire, enqueile ilh fist mettre le corps sains Marcel de Toloux evesque, dedens son engliese, que ly roy Gertains de Franche avoit edifiet à son temps.

Quand il vit cela l'écuyer se leva et dégaina son épée, qu'il plaça à travers le ruisseau, à la manière d'un pont [II, p. 273]. Aussitôt la bête sauta dessus et traversa ; elle entra dans une butte/colline qui se trouvait de l'autre côté, et, après y être restée quelque temps, revint vers le ruisseau, le retraversa sur l'épée et rentra dans la bouche de Gontran, qui s'éveilla aussitôt. Gontran avait vu en rêve ce qui vient d'être dit. Il raconta tout à l'écuyer, lui disant avoir traversé un cours d'eau sur un pont de fer, et avoir pénétré dans une colline où il avait trouvé un très grand trésor. Alors, l'écuyer lui raconta ce qu'il avait vu. Et dès que le seigneur eut entendu son récit, sans attendre, il fit venir des ouvriers et leur fit percer et découper la montagne. Il trouva de l'or et de l'argent à profusion, en quantité impossible à calculer. Il en fit d'innombrables biens pour la sainte Église, et notamment un très riche ciboire, contenant  le corps de l'évêque saint Marcel de Toulouse, qu'il fit mettre dans l'église, édifiée en son temps par Gontran, roi de Francie.

Texte que Jean d'Outremeuse semble avoir repris directement à Paul Diacre, Histoire des Lombards, III, ch. 33, lequel signale expressis verbis qu'on ne le trouve pas dans la Francorum Historia. Des versions légèrement différentes figurent chez Aimoin (III, 3) et dans les Chroniques de Saint-Denis, II, ch. 24 (T. 1, p. 198-200, de l'édition J. Viard, 1920). L'identification du Gontran/Gontray qui intervient en 591 pose problème. S'il est un frère du roi Clotaire et du roi Thierry, il devrait être un des fils de Clovis, avec Childebert Ier et Clodomir, mais l'Histoire ne connaît pas de fils de Clovis du nom de Gontran. Jean d'Outremeuse ne confondrait-il pas avec Gontran, celui des quatre fils de Clotaire Ier qui reçoit Orléans lors du partage (II, p. 184) ? Paul Diacre (III, ch. 33) en fait l'oncle de Childebert ! Quel est le sens de l'expression "frère naturel" ? Aimoin et les Chroniques de Saint-Denis précisent-ils la parenté du visionnaire ? Apparemment, c'est Gontran, le roi d'Orléans.

Le pape saint Grégoire Ier le Grand (590-604 n.è.)

[Grigore li pape ordinat à canteir al messe et mult d’altres chouses] Item, l'an Vc XCII ordinat li pape Grigoire à chanteir en la messe les alleluya, car, jasoiche que ly pape Damaise l'awist ordineit ; ilh estoit relassiet del faire, et ordinat à chanteir les kyrieleson à la messe, et compilat, solonc droit, ruel  et raison, les respons et les anthienes que sainte Engliese chante, et ordinat que ly pape, dedont en avant, soy nommassent et escripsissent : evesque serf de serf de Dieu. Et ilh le commenchat, car enssi ilh soy escript tout son vivant. Chis pape fist mult de beais libres, et illumynat mult sainte Engliese ; ilh fist les III libres morales, et fist et compilat en Ezechiel et en Job XL omelies, et mult d'aultres biens ilh fist, sicom ilh soy continent plainement en sa legente de sa vie.

[Le pape Grégoire ordonna de chanter à la messe et réalisa beaucoup d'autres choses] En l'an 592, le pape Grégoire ordonna de chanter à la messe les alleluia. Le pape Damase l'avait déjà ordonné ; mais on avait négligé de le faire. Grégoire décréta aussi de chanter les kyrie eleison à la messe, et il composa, selon le droit, la règle et la raison, les  réponses et les antiennes que chante la Sainte-Église. Il ordonna aussi que les papes, dorénavant, s'appellent et se présentent dans leurs écrits comme « évêque, serviteur des serviteurs de Dieu ». Il commença lui-même à le faire et se nomma ainsi par écrit durant tout sa vie. Il composa quantité de beaux livres et illustra grandement la Sainte-Église. Il écrivit les trois livres sur la morale ainsi que quarante homélies sur Ézéchiel et Job. Il réalisa aussi beaucoup d'autres bonnes choses, comme le rapporte le récit de sa vie.

L'époque du roi Clotaire II : les Espagnols en Angleterre (allusion à la querelle des images) et surtout en Francie (Orléans) ; les Lombards, vainqueurs à Orléans, exemptés du tribut par Clotaire, mais défaits en Aquitaine

[Espangnons ont desconfis Englés] Item, l'an Vc XCIII assemblat Meligonas, ly roy d'Espangne, grant gens et passat mere, si entrat en Engleterre, si ardit et destruit grandement le paiis por prendre venganche de son peire. Si avient que les Englés vinrent encontre luy, si le corurent sus et ochirent al promier mult des Sarasins ; mains apres tournat teile mechief sour les Englés, qu'ilh furent tous mors et desconfis, et chu qu'ilh en remanit soy rendirent al roy d'Espangne. Et relenquirent Dieu et sainte Engliese partout Engleterre, et adont furent ostée [II, p. 274] par les englieses toutes les ymages de sainte Engliese, et y misent des ydolles et simulacres.

[Les Espagnols ont défait les Anglais] En l'an 593, Meligonas, le roi d'Espagne rassembla de grandes forces, et prit la mer ; il pénétra en Angleterre et incendia et dévasta grandement le pays, pour venger son père (Atalandus, cfr II, p. 251). Les Anglais vinrent à sa rencontre, coururent contre lui et tuèrent d'abord un grand nombre de Sarrasins. Mais, par la suite, la mauvaise fortune frappa les Anglais si bien que tous furent tués ou vaincus. Les rescapés se rendirent au roi d'Espagne. Et partout en Angleterre, Dieu et la Sainte-Église furent délaissés. C'est à ce moment-là que, dans les églises, on enleva [II, p. 274] toutes les images saintes pour les remplacer par des idoles et des simulacres.

 Adon mist ly roy d'Espangne I roy en Engleterre, qui oit nom Apollo ; chis estoit son cusin. Puis s'enpartit à grant gens, et dest qu'iIh yroit droit en Franche, prendre venganche de roy Peris qui ly avoit son peire ochis ; sy montat sour mere, et nagat tant qu'ilh arivat à Wassant  puis entrat en Franche en ardant le paiis. Mains ly roy Clotaire vient encontre li et Franco li prevoste ; mains les Sarasins s'en ralarent vers Orliens et l’assegarent.

Le roi d'Espagne installa alors en Angleterre un roi nommé Apollon ; c'était son cousin. Puis il quitta l'Angleterre avec un grand nombre de gens, en disant qu'il se rendrait directement en Francie pour se venger du roi Péris, qui avait tué son père (cfr II, p. 251 ?). Il prit la mer et navigua jusqu'à ce qu'il arrive à Wissant (cfr II, p. 206), puis il pénétra en Francie, répandant le feu dans le pays. Mais le roi Clotaire marcha contre lui, avec le prévôt Francon (cfr II, p. 265) ; les Sarrasins repartirent alors vers Orléans, qu'ils assiégèrent.

[Les Espangnons conquestont Orliens]  Quant Gontray li roy d'Orlins veit chu, ilh issit fours et corut sus les Sarasins, et portant qu'ilh avoit pou de gens, ilh faisoit plus que son poioir ne posist, por ses gens resbaudir et ochist de sa main propre plus de IIc Sarasins, et soy habandonat tres-fortement, si abatit l’estandart et ochist les trois fis le roy, et ochist le cheval le roy desous luy, et fist tant de fais d'armes que ons ne le poroit dire ; si en morut, car ilh fut assaillis de tous les costeis, et lanchiés tant qu'ilh fut abatus à terre, si oit coupeis les II gambes quant ilh soy combatoit encors des dois bras, et finablement ilh fut occis, et ses gens s'enfuirent quant ilh veirent leur saingnour mors. Si fut Orlins conquestée, et entrarent les Sorasins dedens.

[Les Espagnols conquièrent Orléans] Quand Gontran, le roi d'Orléans, vit cela, il sortit de la cité et fonça sur les Sarrasins, et bien qu'il n'eût que peu de gens, il faisait l'impossible pour rendre courage à ses hommes ;  de sa propre main il tua plus de deux cents Sarrasins et s'engagea avec fougue, abattit l'étendard ennemi et tua les trois fils du roi, ainsi que le  cheval que montait le roi, accomplissant plus de faits d'armes qu'on ne pourrait dire. Il en mourut. En effet, assailli de tous côtés, il fut frappé d'un coup de lance, et jeté à terre ; les deux jambes coupées, il combattait encore avec ses deux bras, et finalement il fut tué. Quand il virent leur seigneur mort, ses gens s'enfuirent. Orléans conquise, les Sarrasins pénétrèrent dans la ville.

Mains ly roy Clotaire vient là, qui les trovat en Orlins herbegiés qui mult estoit corochiés de Gontray qui estoit son frere naturel, oussy bien al roy d'Espangne com al roy de Franche ; mains ly roy d'Espangne ne le cognisoit et Gontray le cognisoit bien, mains ilh ne savoit mie que chu fust ly roy d'Espangne qui fust entreis en son paiis.

Cependant, le roi Clotaire vint à Orléans, où il trouva les Sarrasins bien installés. Il était très irrité contre Gontran, son frère naturel, qui était aussi le frère du roi d'Espagne et du roi de Francie ; mais le roi d'Espagne ne le savait pas, tandis que Gontran le savait bien, mais ignorait que c'était le roi d'Espagne qui était entré dans son pays.

[De siège d’Orlins] Adont vinrent Franchois devant Orlins, et l'assegarent l’an VcXCIIII en mois d'avrilh. Quant les Sarasins veirent le siege, se desent que la citeit estoit bien garnie de vitalhe, si n’esteroient mie sitoist fours, ains lairoient les Franchois travelhier aux champs unc peu de temps.

[Le siège d'Orléans] Alors les Francs arrivèrent devant Orléans et l'assiégèrent en l'an 594, au mois d'avril. Quand les Sarrasins se virent assiégés, ils se dirent que, la cité étant bien pourvue, ils ne [devraient] pas sortir de sitôt, mais laisseraient les Francs s'épuiser dans les champs pendant un certain temps.

Adont vinrent les novelles aux Lombars que les Espangnois estoient en Franche entreis, si avoient jà conquis Orlins ; si orent teile conselhe qu'ilh sorcuroient les Franchois, car ilh estoient à eaux retributairs tous les ans de XXIIm mars de droit tregut, et à chi conselhe soy tinrent.

 Alors les Lombards apprirent que les Espagnols étaient entrés en Francie, et avaient déjà conquis Orléans ; ils eurent alors l'idée de secourir les Francs, car chaque année ils devaient de droit aux Francs un tribut de 22.000 marcs, et ils s'en tinrent à cette décision.

[II, p. 275] [Les Espangnois furent desconfis devant Orlins] Adont vinrent les Lombars à Orlins et assegarent la citeit à unc des costeis, et tous les jours ilh fasoient assalt, et tant que les Sarasins qui avoient gens asseis veirent bien que ilh n'aroient pointe de repoise en la citeit : si issirent fours de costeis vers les Lombars, si les corurent sus. Là commenchat grant batalhe, qui durat mult longement anchois que les Franchois venissent, car ilh ne le savoient mie ; mains quant ilh le soirent, si vinrent asprement et là furent les Sarasins d'Espangne desconfis si laidement, que nuls n’en escapat qu'ilh ne fust ochis ou pris, et les prisonirs furent tantoist tous ochis, excepteit VIIm hommes qui soy fisent baptisier. Et por chis bon serviche que les Lombars fisent aux Franchois, les quittat ly roy Clotaire de Franche le tregut de XXIIm mars d'argent à tous jours, sens jamais riens à paiier.

[II, p. 275] [Les Espagnols furent défaits devant Orléans] Alors les Lombards arrivèrent à Orléans, et assiégèrent un des côtés de la cité ; ils montaient à l'assaut chaque jour, si bien que les Sarrasins,  assez nombreux, comprirent qu'ils n'auraient point de repos à l'intérieur de la cité ; ils en sortirent, du côté où étaient les Lombards, et foncèrent sur eux. Là se déroula une grande bataille, qui dura très longtemps, avant l'arrivée des Francs, ignorant des faits ; quand ils les apprirent, ils s'amenèrent avec tant de violence que les Sarrasins d'Espagne furent affreusement défaits. Nul n'échappa à la mort ou à la capture, et tous les prisonniers furent tués sur le champ, à l'exception de 7.000 hommes, qui se firent baptiser. Et en échange de ce bon service rendu aux Francs par les Lombards, le roi de Francie Clotaire exempta pour toujours ces derniers du tribut de 22.000 marcs d'argent, sans qu'ils n'aient rien à payer.

[Les Lombars furent desconfis des Acquitains] Apres, revient ly roy de Franche lies et joians de sa victoire, et les Lombars s'en ralarent vers leurs paiis parmy Borgongne. Si avient que ly roy Theodrich d'Aquitaine assemblat ses gens, si les corit sus et les desconfist, car les Lombars ne soy dobtoient mie de ly, portant qu'ilh estoit frere al roy de Franche, et cheaux qui escaparent s'en revinrent [en] leurs paiis, si envoiarent lettres al roy de Franche Clotaire, en disant comment ly roy Theodrich son frere les avoit si vilainement rechuit en son paiis, où ilh repassoient quant ilh orent socorut les Franchois.

[Les Lombards furent défaits par les Aquitains] Ensuite, le roi de Francie revint tout réjoui et heureux de sa victoire, tandis que  les Lombards s'en retournèrent dans leur pays, en passant par la Bourgogne. Il se fit que le roi Théodoric d'Aquitaine rassembla ses gens, fonça sur eux et les défit, car les Lombards ne le redoutaient pas, vu qu'il était le frère du roi de Francie. Les rescapés rentrèrent dans leur pays et  envoyèrent des lettres à Clotaire, le roi des Francs, disant comment son frère, le roi Théodoric les avait si mal accueillis dans son pays, par où ils repassaient, après avoir porté secours aux Francs.

 Quant ly roy Clotaire entendit chu, si fist lettres escrire, si envoiat son frere Theodrich defier, et commandat à tous ses offichiiens de gasteir la terre de son frere qui enssi avoit murdrit cheaux qui ly avoient aidiet, où Theodrich ly avoit fallit. Enssi commenchat la guerre entres les dois freres por les Lombars.

Quand il apprit cela, le roi Clotaire fit écrire des lettres, qu'il envoya pour déclarer la guerre à son frère Théodoric ; il donna l'ordre à ses officiers de dévaster le territoire de son frère, qui avait ainsi mis à mal ceux qui l'avaient aidé, tandis que Théodoric lui avait fait défaut. Ainsi, à cause des Lombards, débuta  la guerre entre les deux frères.

[De roy hongrois] ltem, l'an Vc XCV en mois de junne, morut ly roy Jonacob de Hongrie ; si regnat apres luy Paris son fis XXV ans.

[Le roi hongrois] En l'an 595, au mois de juin, mourut le roi Jonacob de Hongrie (Jonadab, cfr II, p. 260 ; son fils Paris lui succéda durant vingt-cinq ans.

La tunique de Jésus-Christ

[Delle cotte Jhesu-Crist. Comment el fut gardée] En cel an en mois de decembre, par le commant l'emperere Mauricius fut la cotte Jhesu-Crist, qui trovée fut en Josaphat sicom dit est, dedens une vilhete asseis pres de Jherusalem mise par grant reverenche, en droit lieu où la crois est adorée.

[Comment fut gardée la tunique de Jésus-Christ] Cette même année [595], au mois de décembre, sur l'ordre de l'empereur Maurice, la tunique de Jésus-Christ, trouvée, comme cela a été dit (cfr II, p. 271), dans la vallée de Josaphat, dans un village tout proche de Jérusalem, fut placée très respectueusement, à l'endroit précis où on adore la croix.

Et deveis savoir que uns Juys, qui estoit nommeis Symon, l'avoit ensengniet en cel lieu où el fut trovée, et avoit là esteit dès le jour que ly vray Jhesu-Crist fut mis en crois, que les tyrans chevaliers le voirent partir par forche ; si ne soy porent acordeir, si soy ochisent ly unc l'autre, et la cotte entrat en terre par myracle, et y demorat jusques à chis temps. A cel temps fut la cotte Jhesu-Crist ensachié par Grigoire, evesque d'Antyoche, et par les aultres evesques deseurdis.

Et sachez qu'un Juif, nommé Simon, qui avait été présent le jour où le Christ fut mis en croix, avait signalé à l'endroit où on trouva la tunique. Il dit aussi que les chevaliers cruels avaient voulu  la partager de force ; ils ne purent s'accorder et s'entre-tuèrent, et la tunique entra miraculeusement en terre, où elle resta jusqu'alors. Puis Grégoire, évêque d'Antioche et les autres évêques mentionnés ci-dessus (cfr II, p. 271) mirent la tunique de Jésus-Christ dans un sac.

Divers

En cel an fut fais evesques de Chambray sains Geris. [II, p. 276] En cel an oit grant batalhe entre le roy Theodrich et le prevoste de Franche en Avergne, si fut ly roy Theodrich desconfis.

Cette année-là [595], saint Geris devint évêque de Cambray. [II, p. 276] Cette année aussi, il y eut une grande bataille en Auvergne entre le roi Théodoric (d'Aquitaine) et le prévôt de Francie. Thédoric fut vaincu.


D. Ans 596-598 = Myreur II, p. 276b-280a

Évêché de Tongres : les miracles dus à Perpète, le transfert d'Ébrégise et la vie de Jean l'Agneau, humble seigneur de Tihange - La ville de Huy - Enfants monstrueux

 

Un miracle dû à l'évêque Perpète

[Perpetuus à Dynant] Item, l'an Vc et XCVI, avoit en la vilhe de Dynant uns borgois qui oit Dom Thyris, qui chaiit jus de la roche, si soy tuat ; puis fut portais devant le fietre sains Perpetuus, et Dieu le resuscitat por l'amour de son vray confes.

[Perpète à Dinant] En l'an 596, il y avait dans la ville de Dinant un bourgeois, dénommé Dom Thyris (cfr II, p. 271) ; il était tombé en bas du rocher et s'était tué ; alors on le transporta devant la sépulture de saint Perpète, et Dieu le ressuscita, pour l'amour de son fidèle confesseur.

Mort de l'évêque Ébrégise et transfert de son corps

[Sains Ebregisien fut translateit evesque de Tongre] En cel an le XXI jour de decembre morut Ebregisiens, evesque de Tongre : chis fut uns hons de grant sainctiteit et d'auctoriteit, et morut en la vilhe de Tremongne, qui siet en la dyoceise de Collongne, où ilh prechoit la foid Jhesu-Crist. Si fut là ensevelis, et y fut l'espause de IIIc ans et plus jusques al temps Brons, archevesque de Colongne, qui fut li frere Otton le gran emperere, ly promier de chis nom ; Iyqueis archevesque par divine inspiration, et oussi sains Ebregesiens s'aparut à ly III fois par III nutes en sompne, et ilh fist le corps translateir à Colongne en l'engliese Sainte-Cecile honorablement, et le fist mettre en une fietre d'argent. Et at-ilh fait depuis mult de myracles, enssi com ilh contient en sa legente.

[Transfert de saint Ébrégise, évêque de Tongres] En cette année [596], le 21 décembre, l'évêque de Tongres, Ébrégise mourut : homme de grande sainteté et de grande autorité, il mourut dans la ville de Dortmund [selon Borgnet], située dans le diocèse de Cologne, où il prêchait la foi en Jésus-Christ. Il y fut enseveli, et y resta pendant 300 ans et plus, jusqu'au temps de Brunon [selon Borgnet], archevêque de Cologne, le frère du grand empereur Othon, premier du nom. Cet archevêque, sous l'effet d'une inspiration divine, vit aussi saint Ébrégise lui apparaître en songe à trois reprises durant trois nuits. Il fit transférer avec honneur son  corps à Cologne en l'église Sainte-Cécile, et le fit placer  dans une châsse d'argent. Depuis ce moment-là, Ébrégise accomplit de nombreux miracles, comme le rapporte sa légende.

Sur tout ceci, cfr Gilles, Gesta, I, ch. 36, p. 29-30 et la réf. qu'il donne aux Anselmi litteras ad Annonem.

 

Jean L'Agneau, 25e évêque de Tongres

 

Résumé de sa vie d'après les passages du Myreur

 

Myreur, II, p. 276-279 (humble seigneur de Tihange, près de Huy, cultivateur, sans culture et sans formation religieuse particulière, reçoit un messager de Dieu, Pélion, qui vient lui annoncer qu'il succédera à Évergise comme 25e évêque de Tongres-Maastricht ; miracle du bâton desséché qui, planté en terre, refleurit et porte des fruits ; consacré en présence des évêques de Metz, de Cologne et de Trèves ; c'est le roi Clotaire qui lui mit la crosse en main, l'anneau au doigt et la mitre sur la tête ; il fonde les Blanches Dames de Maastricht et l'église de Bilsen ; digression sur Huy, « la ville bien faite et le château bien assis », et sa fondation) ; II, p. 280-281 (Jean l'Agneau, qui a converti la Bavière, intervient lors des obsèques du roi Boggis, à la demande d'Hector, le fils de celui-ci ; tempête dans la forêt, message du roi demandant du secours, puis message explicatif d'un ange ; l'évêque arrive en Bavière, célèbre une messe et libère l'âme du roi de l'enfer) ; II, p. 284-285 (Jean l'Agneau et l'emblème de l'église Saint-Barthélemy à Maastricht, en mémoire de saint Servais, capturé et torturé par les Goths ; miracle de l'aigle et surtout mise en évidence de l'épisode de la clé d'argent donnée par saint Pierre à saint Servais et que l'évêché possède encore ; II, p. 288-289 (mort de Jean l'Agneau enseveli dans la chapelle du château de Huy, et plus tard transféré par Jean II dans une châsse dans ce même château ; généalogie : informations sur son père et sur sa mère ; il était de noble lignée) ; II, p. 292-293 (rappel de la mort de Jean l'Agneau ; remplacé par saint Amand).

Pour d'autres textes sur Jean l'Agneau, voir notamment Hériger (Gesta, ch. 29-31, p. 176-179 MGH) et Gilles d'Orval (Gesta, I, ch. 37-39, p. 30 MGH). On pourra les comparer à la version du Myreur et analyser les ressemblances et surtout les différences et les nouveautés.

 

[II, p. 276] [Johans Agneal le XXVe evesque de Tongre] Apres la mort Ebregisien l'evesque, soy misent ensemble les canoynes à Treit por faire election, si ne soy porent acordeir, et vacat por chu ly siege II mois. Si vos dirons comment ilh orent l'evesque XXVe par grant myracle, et oreis mervelhe aux incredules, et fut chouse toute veriteit.

[II, p. 276] [Jean l'Agneau, 25e évêque de Tongres] Après la mort de l'évêque Ébrégise, les chanoines se réunirent à Maastricht pour l'élection, mais ne purent se mettre d'accord et le siège resta vacant durant deux mois. Nous vous dirons par quel miracle ils obtinrent leur vingt-cinquième évêque ; cela paraîtra un prodige aux incrédules mais ce n'est que vérité.

Sachiés qu'ilh avoit unc proidhons droit à Tyhangne deleis Huy, qui estoit ly plus riche que ons trovast là entour. Si avoit femme et enfans, et estoit lais hons et nient clerc, car ilh ne savoit ne a ne b, et n'avoit onques esteit aux escolles de latins ne de romans ; mains tant estoit proidhons et plains de loyalteit et de sanctiteit, que, en secreit et en apert, ilh vivoit sanctement et purement, et artuoit  ses terres et ahanoit ses cortis luy-meismes, portant qu'ilh voloit gangnier son vivre et ne voloit ponte eistre ouseux, affin qu'ilh ne chaist en pechiet, si qu'ilh menoit tous les jours sa cherue. Et disoit que Dieu ne li reproveroit mie qu'ilh ait riens despandut, qu'ilh ne l'ait bien compareit de sa forche et son labeur. Et estoit chis hons nommeis Johans Agneal, et estoit sires temporeis de Tyhangne et de toutes les terres là altour. IIh avoit bien ortant de terres et de hiretaubleteit, que IIII chevaliers [II, p. 277] en fussent riches ; mains c'estoit por bien et cariteit qu'ilh laburoit sicom dit est.

Sachez qu'il y avait, exactement à Tihange, près de Huy, un homme sage, le plus riche de tous les alentours. Il avait une femme et des enfants, il était laïc et non clerc, car il ne savait ni a ni b, et n'avait jamais fréquenté les écoles, ni de latin ni de roman ; mais c'était un homme très sage et rempli de loyauté et de sainteté, qui vivait d'une manière sainte et pure, tant en privé qu'en public ; il labourait ses terres et cultivait ses jardins lui-même, parce qu'il voulait gagner sa vie et ne pas être inactif, tout cela pour ne pas tomber dans le péché. C'est ainsi que chaque jour il conduisait sa charrue. Il disait qu'ainsi Dieu ne lui reprocherait pas d'avoir dépensé quelque chose qu'il n'aurait pas gagné par sa force et son labeur. Cet homme, qui se nommait Jean l'Agneau, était le seigneur temporel de Tihange et de toutes les terres voisines. Il possédait des terres et des héritages qui auraient fait la richesse de quatre chevaliers [II, p. 277] ; mais c'était pour faire le bien et la charité qu'il travaillait comme on l'a dit plus haut.

[Dieu envoiat Pelion parleir à Johan Agneal] A cel proidhons mandat Dieu de paradis et y envoiat unc pelerin qui oit nom Peleon, par lequeile li dest qu'ilh acceptast le siege de Tongre qui vaquoit, car ly evesque estoit mors. Et dest ly angle de Dieu à Peleon qu'ilh troveroit le proidhons ahannant ses terres, deleis la vilhe que ons appelloit la vilhe bien faite et casteal bien assis.

[Dieu envoya Pélion parler à Jean l'Agneau] Du paradis, Dieu envoya à cet homme sage un messager, nommé Pélion, pour lui dire d'accepter le siège de Tongres, qui était vacant, car l'évêque était mort. L'ange de Dieu dit à Pélion qu'il trouverait ce brave homme en train de labourer ses terres, près de la ville, appelée alors 'la ville bien faite et le château bien assis'.

 

Sur la ville de Huy - Quelques remarques

 

1. Huy : «Vilhe bien faite et castel bien assis » : Huy aurait été fondée par des fuyards gaulois après les victoires de César (cfr infra la note 4). Elle tiendrait son nom de la rivière qui la traverse (le Hoyoux). Beaucoup plus tard, Antonin le Pieux, revenant d'avoir guerroyé en Germanie, avant l'an 60 de l'Incarnation, serait passé par là. Séduit par la beauté et la topographie des lieux, il aurait agrandi la ville, fortifié (ou construit) le château sur le rocher et déclaré que « rien au monde n'existait de comparable à un tel château fort, avec une telle ville à ses pieds ». L'empereur aurait appelé l'ensemble « la ville bien faite et le château bien assis ». Après le départ d'Antonin, les habitants auraient repris l'ancien nom de Huy. On aurait oublié la désignation complexe au point que Pélion, le messager de Dieu, aurait eu de grosses difficultés pour retrouver la ville. Sans l'aide d'un ange, il n'y serait pas arrivé.

Pour des exemples de dénominations du même type dans le Myreur, cfr notamment Mal-Garnie pour la cité danoise de Godoza (II, p. 217), ou Bien-fondé, pour un château fort, bâti sur le Rhône, près de Lyon, en février de l'an 197 de l'Incarnation, par le duc Troïlus de Gaule et où Ogier le Danois sera assiégé par Charlemagne (I, p. 580). Aux XVe-XVIIe siècles, on trouvait encore un château de Bienassis sur le territoire de la commune d’Erquy dans les Côtes-d'Armor, en Bretagne (cfr Wikipédia).

 

2. Grégoire IX (pape de 1227 à 1241) et Huy :  Il est question à plusieurs reprises de ce pape dans le livre V du Myreur, notamment pour des mesures prises en rapport avec Liège. Sur ce point, on connaît un document par lequel, le 23 mars 1237, le pape Grégoire IX confirme à l'église Notre-Dame, à Huy, les biens que lui avait donnés l'évêque de Liège Théoduin en l'an 1066 Cfr les p. 132-144 de l'article : E. Schoolmeesters et  S. Bormans, Notice d'un Cartulaire de l'ancienne église collégiale et archidiaconale de Notre-Dame, à Huy,  dans Bulletin de la Commission royale d'Histoire, t. 1, 1873, p. 83-150.

 

3. Sur César, Antonin le Pieux et Huy : Dans son Histoire ecclésiastique du peuple anglais (Livre I, ch. II), Bède le Vénérable parle effectivement d'une guerre menée par César en Gaule et en Germanie, mais sans beaucoup de précisions. Il n'est même pas question d'une victoire de César, et on ne trouve pas trace de fuyards gaulois qui auraient gagné la région de Huy. Pas trace non plus dans l'Histoire ecclésiastique de Bède d'une guerre d'Antonin le Pieux en Germanie ni d'un passage de l'empereur à Huy. Pareil intérêt d'Antonin pour Huy serait d'autant plus surprenant qu'il ne correspond pas du tout à ce qu'on sait de cet empereur. Comme l'écrit Petit, Empire, p. 163-164, Antonin « s'occupa soigneusement des provinces », « veilla avec un soin particulier à la défense de l'Empire », mais « ne sortit jamais de l'Italie ». On notera que dans Myreur, I, p. 544-560 passim, Jean fantasmait très largement sur la biographie d'Antonin et ses guerres, mais sans toutefois le faire passer par Huy.

 

4. Huy et Materne : Il ne faudrait pas oublier le passage de Myreur, I, p. 524-525, où Jean d'Outremeuse, dans ses développements sur la conversion de Huy par saint Materne, évoque la fondation de la ville : « En l'an 121, Materne arriva tout d'abord à Huy, une belle cité sur la Meuse, très ancienne, puisqu'elle avait été fondée il y a très longtemps. C'était plus de soixante ans avant l'Incarnation de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est-à-dire après la grande victoire que Jules César remporta contre les Gaulois, comme le raconte Bède, le vénérable prêtre, dans les Histoires des Anglais. Elle fut alors établie, entre des collines et des rochers dominant la Meuse, par ceux qui s'étaient enfuis après la défaite de la Gaule. Ils l'avaient appelée ainsi, d'après le nom d'une rivière qui la traverse et qui s'appelle le Hoyoux. Par sa prédication, saint Materne convertit cette ville à notre religion, car à cette époque tous ces gens étaient païens. »

 

[II, p. 277] [Comment la vilhe de Huy fut jadit appelée par l’emperere de Romme] En querant la vilhe bien faite et castel bien assis, oit ly pelerin tant de paine qu'à mervelhe, car nus ne cognissoit Huy par cel nom ; mains jadit fut enssi appellée par unc emperere de Romme, qui edifiat le casteal de Huy. La vilhe estoit jà fondée, sy avoit à nom Huy, apres la riviere de Hoyoul qui là court ; mains l'emperere le nommat la vilhe bien faite et le casteal bien assis. Et chis emperere oit à nom Anthone le Pieu, et avoit à femme la filhe Andriain l'emperere, son predicesseur ; se venoit de Germaine ostoier, si vient à Huy [qui]  devant le incarnation LX ans, enssi com li venerable preistre Beda le dist et le tesmongne ès hystoires d'Engleterre, où ilh parolle de une victoire que Julius Cesar oit en Galle, et les fuans s'en alarent habiteir en cel lieu et edifiont Huy.

[II, p. 277] [Comment la ville de Huy fut nommée jadis par l’empereur de Rome] Le messager eut un mal incroyable à trouver la 'ville bien faite et le château bien assis', car personne ne connaissait Huy sous ce nom. Pourtant cette ville fut appelée ainsi par un empereur de Rome, qui y construisit le château de Huy. La ville était déjà fondée. Elle s'appelait Huy, d'après la rivière du Hoyoux qui y coule, mais l'empereur l'appela 'la ville bien faite et le château bien assis'. Il portait le nom d'Antonin le Pieux et avait pour épouse la fille d'Hadrien, son prédécesseur. Il venait de guerroyer en Germanie et vint à Huy avant l'an 60 de l'Incarnation, comme le dit le prêtre Bède le Vénérable, qui en témoigne dans les histoires d'Angleterre, où il parle d'une victoire remportée par Jules César en Gaule. À cette époque, des fuyards allèrent habiter en ce lieu et y construisirent la ville de Huy (cfr I, p. 524-525).

[Del construction de Huy] Si que ly emperere, quand ilh veit la vilhe tant noble et ample, et le fachon del roche par-devers Aquilone si mervelheux, ilh ampliat la vilhe et le fist plus grande, et puis firmat le casteal sour le roche, et dest que le parelhe ne seroit troveis en monde de teile casteal, qui awist teile vilhe et si fort al desous. De quoy dist li pape Grigoire, le IXe de chi nom, que en tout le monde si bon casteal awec si bon vilhe ne poroit-ons troveir.

[La construction de Huy] On rapporte aussi que lorsqu'il vit la ville si célèbre et si grande ainsi que l'aspect si merveilleux du rocher vers le nord, l'empereur développa la ville et l'agrandit. Il fortifia ensuite le château sur le rocher et déclara que rien au monde n'existait de comparable à un tel château fort, avec une telle ville à ses pieds. Le pape Grégoire, le neuvième de ce nom, dit à ce sujet que l'on ne pourrait trouver dans le monde entier un si beau château et une si belle ville.

[Vilhe bien faite et castel bien assis] Quant ilh fut fais, l'emperere le nommat la vilhe bien faite et le casteal bien assis. Mains, quant ilh fut partis et mors, les borgois, qui tousjours ont esteit diverse et savage, lassarent cel nom et reprisent le nom de Huy com devant, si que cheaux qui là habitoient ne savoient parIeir d'altre nom que de Huy ; si ne le poioit troveir jusqu'à tant que li angele vient à li, et ly dest et monstrat unc merquedi à vespre Johan Angneal qui conduisoit sa cherue.

[Ville bien faite et castel bien assis] Cela fait, l'empereur appela le tout 'la ville bien faite et le château bien assis'. Mais après son départ et sa mort, les bourgeois, qui ont toujours été contrariants et sauvages, abandonnèrent ce nom et reprirent celui de Huy, comme avant. Les habitants ne savaient citer d'autre nom que Huy. Ce qui explique que le messager (Pélion) n'ait pu trouver Jean l'Agneau avant qu'un ange ne vienne vers lui et ne lui montre Jean en train de conduire sa charrue un mercredi à la vesprée.

L'évêque Jean L'Agneau

[Peleon parolle à Johan Angneal] Atant vint là li pelerin et dest : « Johan Angnel, amis de Dieu, Dieu toy donst bon jour. » « Amis, dist Johan, Dieu de toy vuelhe merir. Dont esteis ? Que quereis? dit le moy, s'ilh vos plaist. » « Sains hons, mult volentirs, dest Peleon : Dieu m'envoie chi à toy si qu'à son amis, car tu fais [II, p. 278] oevre qui plaist à ly, se le toy vuet remerir. Ors ne soies mescreans de chu que je toy diray. »

[Pélion parle à Jean l'Agneau] Alors le messager vint vers lui et dit : « Jean l'Agneau, aimé de Dieu, Dieu te dit bonjour ». « Ami, dit Jean, que Dieu veuille te bénir. D'où viens-tu ? Que cherches-tu, dis-le moi, s'il te plaît ». « Saint homme, très volontiers, dit Pélion : Dieu m'envoie ici vers toi comme vers son ami, car tu fais [II, p. 278] oeuvre qui lui plaît et il veut te récompenser. Maintenant, ne refuse pas de croire ce que je vais te dire. »

Johans, qui fut robieste, levat ses yeux, si le regarde en demandant : « Beais amis, veneis-vos de paradis, et que moy deveis dire ? » Et atant s'apoiat sour son stomble. Et Peleon ly dest : « Johans, les oevres que tu fais si ont perchiet les chiels et jusques à Dieu sont venues qui en fait grant fieste ; et par moy mande ly vray Dieu à toy que l'evesqueit de Tongre vaque, si le vas accepteir, si seras evesque de Tongre. »

 Jean, qui était modeste, leva les yeux et le regarda en lui demandant : « Bel ami, venez-vous du paradis et que devez-vous me dire ? » Et alors, il s'appuya sur son bâton. Pélion lui dit : « Jean, tes travaux ont pénétré jusqu'au ciel et sont parvenus jusqu'à Dieu, qui s'en réjouit beaucoup ; et par mon intermédiaire, le vrai Dieu t'annonce que l'évêché de Tongres étant vacant, tu vas l'accepter et être évêque de Tongres. »

Quant Johans entendit cel parolle, si regardat Peleon et li dest : « Que dis-tu, amis ? » Et Peleon li dest : « Je dis que Dieu toy mande que l'evesqueit de Tongre vaque, Ebrigisien est mors, qui de valoir et de scienche estoit si parfais, et que tu sois son successeurs, car tu es vray evesque, fais et ordineis depart Dieu. » Quant Johans l'entendit, si fut en grant freour et dest : « De chu que tu moy dis croy-je une partie, c'est que mors soit li evesque ; mains que je soie evesque, par nulle manere ne le puy-je croire, car je suy mariés, et ay ma femme et mes enfans auxqueis je suy loiiés, et sy suy pure lay, je ne fuy onques clers, et suy plains de visches, de socour auroit mult pou de moy sainte Engliese. » Respondit li pelerin : « De folie tu es trop plains, quant tu vues argueir contre la volenteit de Dieu. Ne toy puet bien faire Dieu clerc, et toy donneir scienche à sa volenteit dedens une seul heure ? Or fais la volenteit de Dieu et ne le coroche mie, se tu le coroche ilh le toy vorat chiere vendre. »

Quand Jean entendit ces paroles, il regarda Pélion et lui dit : « Que dis-tu, ami ? Et celui-ci lui répondit : « Je dis que Dieu te fait savoir que l'évêché de Tongres est vacant, car Evergisus est mort, lui qui était si parfait par son mérite et sa science. Dieu veut que tu sois son successeur, car tu es un véritable évêque, fait et ordonné par Dieu. » En entendant cela, Jean fut saisi d'une grande frayeur et dit : « Je crois une partie de ce que tu me dis, à savoir que l'évêque est mort ; mais que je sois évêque, je ne puis absolument pas le croire. Je suis marié, j'ai ma femme et mes enfants, à qui je suis lié ; je suis un simple laïc, et n'ai jamais été clerc ; je suis plein de défauts ; la sainte Église aurait peu d'aide de moi. » Le messager répondit : « Tu es vraiment fou de vouloir argumenter contre la volonté de Dieu. Dieu ne peut-il pas faire de toi un clerc et te donner la science en une seule heure s'il le veut ? Maintenant, fais sa volonté et ne l'irrite pas, car si tu provoques son courroux, il voudra te le faire payer cher. »

[Des pommes Sains-Jehans] Respondit Johan : « Amis, je ne vuelh de nulle riens defendre encontre Dieu, mains j'ay apris à gangnier chu que despendre doy, sique ons ne moy pusse reproveir ma vie ; mains que je soie evesque, je ne le puy croire nullement : je suy uns hons lay et rudes, je ne pou onques aprendre. Et ne croie mie que Dieu t'aie faite entreprendre cesti faite, ne qu'à Dieu plaise que je soye evesque, neis plus que je ne croye que mon stomble, que je tien, ne puet rachine prendre et verdeur, et florir et fructifiier. » Atant le fichat en terre de quant ilh pot, et Dieu fist là myracle, car ly seche stomble fist reprendre rachine, fleurs, fuelhes et fruis porteir plains de grant douchour ; et chu [II, p. 279] furent pommes que Dieu y mist, que ons apelle pommes de Sains-Johans.Quant Johan Angneal veyt chu, si soy vat estendre à terre, et commenchat à ploreir et priier Dieu merchi de chu qu'ilh at erreit ; mains Peleon le relevat.

[Les pommes Saint-Jean] Jean répondit : « Ami, je ne veux nullement discuter contre Dieu, mais j'ai appris à gagner ce que je dois dépenser, pour qu'on ne puisse me reprocher ma vie. Je ne puis absolument pas croire que je sois évêque, je suis un homme laïc et rude, je ne puis rien apprendre. Et je ne crois pas que Dieu t'ait fait entreprendre cette affaire, ni qu'il Lui plaise que je sois évêque, pas plus que je ne crois que ce bâton que je tiens puisse prendre racine, verdir, fleurir et fructifier. » Alors il enfonça son bâton dans la terre, aussi profondément qu'il le put, et Dieu accomplit alors un miracle : il fit que le bâton desséché reprenne racine, fleurs, feuilles, et porte des fruits d'une grande douceur. [II, p. 279] Ces fruits créés par Dieu étaient des pommes, des pommes que l'on appelle pommes de Saint-Jean. Quand Jean l'Agneau vit cela, il se coucha par terre, se mit à pleurer et à demander pardon à Dieu de s'être tellement égaré ; mais Pélion le releva.

A cel propre heure, Dieu demonstrat cesti myracle al roy Clotaire de Franche, qui tantost vint devers Treit, el mandat Johan Angneal et le pelerin awec. Et ches vinrent. Et tantoist que Johan entrat en l'engliese, si commenchat à dire tout le peuple à hault vois : « Vive, vive Johan Angneal l'evesque de Tongre. » Et là fuit-ilh consacreis des evesques de Mes, de Collongne et de Trive. Cascon le fiestioit, et, enssi c'on l'ordinoit, toudis multiplioit en scienche selonc l'orde qu'ilh prendoit, tant qu'en la fin fut-ilh oussi suffisant docteur que nuls qui viscast. Adont ly roy li mist dedens la main la croche, et l'anneal en son doit, et le mittre sour son chief.

À cette heure même, Dieu fit connaître ce miracle au roi Clotaire de Francie, qui vint immédiatement à Maastricht et convoqua Jean l'Agneau ainsi que le messager. Dès que Jean entra dans l'église, tout le peuple se mit à dire à haute voix : « Vive, vive Jean l'Agneau, l'évêque de Tongres. » C'est là qu'il fut consacré en présence des évêques de Metz, de Cologne et de Trèves. Chacun lui faisait fête, et tandis qu'on l'ordonnait, sa science se développait, en fonction des ordres qu'il recevait, si bien que finalement il fut un savant docteur aussi compétent que tous ceux qui existaient. Alors, le roi lui mit la crosse en main, l'anneau au doigt, et la mitre sur la tête.

[Johan fondat les Blanches Dammes à Treit et Blise] Johans Angneal fut si fais com je vos dis, et fut ly XXVe evesque de Tongre, et regnat XIIII ans. Chis fondat les Blanches Dammes à Treit et si y mettit sa femme, et fondat l'engliese de Blise (Bilsen), et mettit dedens des recleux et leurs donnat grant rentes, mains ilh furent bientost destrutes ; mains, apres chu, ilh fut refait al temps sains Lambers par sainte Landrade.

[Jean fonda les Blanches Dames à Maastricht et à Bilsen] Jean l'Agneau fut traité comme je vous ai dit. Il fut le 25e évêque de Tongres et régna durant quatorze ans. Il fonda les Blanches Dames à Maastricht, où il mit sa femme. Il fonda aussi l'église de Bilsen, où il installa des religieux cloîtrés, à qui il donna des rentes importantes, mais l'église fut bientôt détruite. Cependant plus tard elle fut reconstruite par sainte Landrade, au temps de saint Lambert.

Enfants monstrueux

[Mervelheux enfans] Item, l'an Vc XCVIII le VIII jour d'avrilh nasquirent II enfans en la citeit de Constantinoble, tout en une heure, de dois femmes, lesqueis furent si contre nature que li uns aportat sour terre IIII bras, et ly altre aportat II tieste, et viscarent longtemps, si s'en mervelhont grandement les gens.

[Étranges enfants] En l'an 598, le 8 avril, deux enfants naquirent de deux femmes, en une seule heure, dans la cité de Constantinople ; ils étaient tout à fait contre nature : le premier avait quatre bras et l'autre deux têtes ; ils vécurent longtemps, et les gens s'en étonnèrent beaucoup.

Autre miracle dû à l'évêque Perpète

[Perpetuus resuscitat un homme à Dynant] En cel an le XXVIe jour de novembre fut Mouse plus grant par ploives que ons ne l'avoit onques veyut ; si avient que uns clers, qui oit nom Clemens et qui estoit de la nation de Dynant, estoit monteis en une nove maison qui estoit faite deleis le thour de l'engliese Nostre-Damme deseur la riviere de Mouse, si chaiit par mesaventure en la riviere, et tantoist fut sourpris del aighe.

[Perpète ressuscita un homme à Dinant] En cette même année [598], le 26 novembre, la Meuse fut gonflée par les pluies, beaucoup plus abondantes que l'on n'avait jamais vu. Un jour, un clerc, qui s'appelait Clément et était de la région de Dinant, était monté dans une nouvelle maison construite près de la tour de l'église Notre-Dame, sur la rive de la Meuse. Par malheur, Clément tomba dans la rivière et fut aussitôt emporté par les eaux. [rapport avec l'épisode du Clément de II, p. 271]

Ors avint que lidit clerc, en cel propre heure, oit en memore sains Perpetuus, al miés que avoir le pot, et le reclamat en son cuer ; et adont que ly clerc estoit presque noiiés, et la forche del aighe le trahoit al fons, sicom que chis qui ne savoit noier, ilh veit, chu li sembloit, sains Perpetuus en l'estat d'on evesque, qui li prist par le tiesle et l'emmynat al rivaige sens et sauf. Et enssi escapat-ilh. Si revelat ledit myracle aux gens de la [II, p. 280] vilhe, si en fut sains Perpetuus mult noblement alumeis de chandelles, et fut faite une procession.

Le clerc, à cette heure même, se souvint, au mieux qu'il le pouvait, de saint Perpète et, en son coeur, il fit appel à lui. Alors qu'il était presque noyé et que la force de l'eau le tirait vers le fond comme quelqu'un qui ne sait pas nager, il crut voir que saint Perpète, dans sa tenue d'évêque, lui prenait la tête et l'emmenait sain et sauf sur la rive. C'est ainsi qu'il échappa à la noyade. Clément fit connaître ce miracle aux habitants de la [II, p. 280] ville ; c'est pourquoi saint Perpète fut très  honorablement entouré de chandelles lumineuses, et une procession fut organisée.

 


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