FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006
Les épigrammes de l’Anthologie latine attribuées à Sénèque.
Étude critique : Léon Herrman, Douze poèmes d’exil etc.
© Stéphane Mercier, 2006
Praefatio — Introduction
Carmina 1-13, 14-23, 24, 25-34, 35-47, 48-60, 61-72
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En dehors de la traduction de quelques-unes des épigrammes attribuées à Sénèque dans l’édition de ses Œuvres complètes[1], la seule traduction française à peu près complète est due à Léon Herrmann, qui l’a publiée avec une traduction d’épigrammes pétroniennes en 1955[2]. L’auteur de cette édition a cru bon de procéder à un réaménagement complet du corpus, estimant pouvoir reconstituer l’état primitif de l’œuvre en éliminant les pièces qui ne seraient pas de Sénèque et en organisant les autres selon l’ordre qui aurait été le leur.
Comme nous le disions dans notre introduction, semblable tentative est risquée, dans la mesure où tout invite à la prudence dans une matière aussi délicate. Herrmann pourtant ne s’embarrasse à aucun moment de telles précautions et procède dans son entreprise avec une assurance à peine concevable pour tirer des conclusions hardies sur bases de prémisses insuffisantes ou, plus simplement encore, inexistantes[3].
Une critique suivie du travail proposé par Herrmann nous paraît doublement opportune. D’abord parce qu’elle nous permet d’illustrer par un exemple concret le genre d’argumentation fallacieuse dont nous avons dit qu’il y avait lieu de se garder. Ensuite, dans la mesure où notre travail propose une traduction entièrement inédite du corpus des épigrammes attribuées à Sénèque, il nous paraît opportun de prendre en considération l’unique précédent en langue française, de manière à mettre en évidence les graves insuffisances que celui-ci recèle et qui justifient selon nous une reprise complète de l’ensemble à nouveaux frais. Le lecteur en jugera.
La traduction de Herrman, disons-le d’emblée, est satisfaisante dans l’ensemble et n’est que partiellement affectée par les principes qui ont présidé chez lui au discernement des pièces authentiques de celles dont il pense devoir refuser la paternité sénéquienne. Elle est cependant d’accès malaisé, puisqu’elle procède par regroupements d’ensembles dont la cohérence est tout sauf évidente, comme nous allons le voir. Elle est enfin partiale, puisqu’elle repose sur l’édition de Baehrens et ignore celle de Riese, supérieure et plus récente[4].
Dans cette étude critique, nous examinerons successivement les motifs pour lesquels un certain nombre de pièces sont refusées à Sénèque par Herrmann ; puis nous verrons de quelle manière il pense pouvoir reconstituer un prétendu recueil original authentique ; enfin, nous proposerons quelques observations relatives à sa traduction des épigrammes.
*
Sont rejetées par Herrman les pièces qui, dans l’ordre de Prato[5], sont les carm. 4, 23, 35, 36, 37, 38, 39, 42, 43, 44, 47, 57, 58, 59, 60, 65, 66, 67, 70 et 71. Toutes les autres sont ipso facto tenues pour authentiques, sans que Herrmann juge nécessaire d’argumenter en ce sens. Comme nous allons le montrer, les motifs – on aimerait pouvoir parler d’arguments – avancés par lui pour éliminer ces dix-neuf épigrammes sont largement dépourvus de force probante et reposent tantôt sur des évidences qui n’en sont pas (sinon pour celui qui les formule), tantôt sur des conjectures pour le moins hasardeuses[6].
Commençons par les épigrammes amoureuses, érotiques et légères ainsi que celles qui leur sont liées par Herrmann, soit les poèmes 35, 36, 37, 38, 39, 42, 43, 44, 47, 57, 58, 59, 60, 65, 66, 67. Toutes ces pièces, à l’exception des carm. 43, 44 et 57, sont attribuées par lui à Pétrone. Voyons cela.
Le carm. 35 est éliminé par Herrmann qui juge qu’une telle pièce « ne peut être attribuée qu’à un épicurien comme Pétrone » sous prétexte que « [o]n y trouvera le même style précieux et élégant que dans les autres pièces érotiques » (p. 8). On ne manque pas d’être surpris par un jugement aussi assuré, surtout lorsqu’il porte sur un poème de 18 vers dont deux distiques à peine ont été suffisamment épargnés pour fournir un propos cohérent.
Ensuite, les carm. 36, 37, 39 et 42 « forment un bloc étranger à Sénèque », d’après Herrmann (p. 7). Passons sur le fait que ce « bloc » est reconstitué à partir d’éléments distincts qui ne se suivent pas directement et dont la réunion va tellement de soi aux yeux de notre philologue qu’il ne juge pas opportun de s’interroger sur sa réalité. Le « bloc » donc est tout naturellement dédié aux trois amis du carm. 36. Nous ne connaissons pas d’amis de Sénèque répondant aux noms de Serranus, Vegetus (ou Geta selon Herrmann) et Hermogène/Herogenes. Or, nous dit Herrmann, un Serranus poète épique et probablement contemporain de Pétrone est évoqué par Juvénal (Sat., VII, 79-81) et également signalé par Quintilien (Inst. or., X 1, 89). Et que dit l’auteur du carm. 39 ? Toujours d’après Herrmann, il « fait allusion à des sujets épiques susceptibles d’être traités par Serranus et ses amis » (p. 8). Mais cette assertion est purement gratuite et rien dans la pièce 39 n’autorise ce lien avec Serranus. Il y a plus : Herrmann perçoit « une contradiction formelle » (p. 8) entre le carm. 36, 3-4 et la pièce sénéquienne 49, 1-4. Un lecteur plus perspicace que nous pourra nous éclairer sur cette prétendue contradiction que nous ne parvenons décidément pas à déceler et sur laquelle Herrmann ne nous dit pas davantage. Sa conclusion concernant le « bloc » des carm. 36, 37, 39 et 42 est tirée d’on ne sait trop où et ne repose sur aucune prémisse : la pièce 36, et bien entendu l’ensemble du « bloc » dont il fait partie avec lui, « doit donc [!] être refusée à Sénèque et donnée à Pétrone ». Pourquoi à Pétrone ? Parce que Quintilien et Juvénal parlent d’un Serranus qui a pu être contemporain de Pétrone ? Mais rien ne nous dit que le Serranus du carm. 36 est ce poète épique, et du reste pourquoi le fait qu’il soit un contemporain de Pétrone nous autoriserait-t-il à attribuer à ce dernier ce bloc, en le refusant à Sénèque, lui aussi contemporain de Pétrone ?
Le carm. 38 est écarté avec non moins de légèreté, de même que le carm. 47. Le titre donné à la pièce 38 dans le ms. V est simplement liber iiii. Herrmann semble ignorer[7] que les titres ont été ajoutés par un lemmatiste qui, pour faciliter la lecture, a ajouté en tête de chacun des éléments qu’il estimait constituer une pièce un titre[8] tiré du contenu. Sur base de ce titre, Herrmann rejette le poème, assurant que celui-ci « ne peut se référer à un quatrième livre de poésies de Sénèque » et que par conséquent « [l]a pièce a dû plutôt passer pour appartenir au quatrième livre de Martial, qui l’a connue et imitée ». Il donne alors plusieurs références (III 68, 2 ; X 33, 20 ; etc.) qui montrent sans doute que, de fait, Martial a pu s’inspirer de cette épigramme. Mais nous ne voyons pas pourquoi cela constituerait un motif pour rejeter la paternité sénéquienne de ce carm. 38 car le titre, nous l’avons dit, ne peut valoir comme argument. Cela n’empêche pas Herrmann d’attribuer à Pétrone cette pièce, sans d’ailleurs avancer d’argument en ce sens (p. 51). Pour la pièce 47, Herrmann note qu’elle a de même été imitée par Martial, et cela paraît constituer à ses yeux un critère suffisant pour la refuser à Sénèque et l’attribuer ipso facto à Pétrone.
Les carm. 43, 44 et 57 sont refusées à Sénèque, mais sans être cette fois attribués pour autant à l’Arbitre des élégances. Pour quels motifs ? L’évidence : « Bien entendu », écrit Herrmann (p. 9), « on éliminera les pièces satiriques » que sont les carm. 43 et 44. Aucun autre motif que ce « bien entendu » n’est fourni. Quant au carm. 57, Herrmann commence par l’attribuer à Pétrone (p. 8), puis le lui refuse (p. 50). Une fois encore, les motifs allégués sont pour le moins légers : les carm. 43, 44 et 57 ne peuvent être de Pétrone, écrit Herrmann (p. 50), « parce que ces pièces sont purement satiriques et analogues à de méchantes épigrammes de Martial. Même lorsque Pétrone rompt avec une amie, il le fait avec élégance et non grossièrement ». Et sur quoi se fonde cette connaissance intime de Pétrone ? Sur le carm. 58, refusé sans motif valable à Sénèque pour être attribué non moins arbitrairement Pétrone, comme nous allons le voir maintenant.
Les carm. 58, 59, 60, 65 et 66 sont rejetés sans motif par Herrmann et attribués à Pétrone (p. 8, où il range le carm. 57 avec ces épigrammes ; il se ravise p. 50, nous l’avons dit) ; la justification, si l’on peut dire, viendra plus tard lorsque, considérant l’ensemble des poésies érotiques et amoureuses qu’il a éliminées du corpus sénéquien pour les attribuer sans hésitation à Pétrone, Herrmann observe que « par leur élégante préciosité et leur épicurisme, ces poésies érotiques portent la marque de Pétrone » (p. 50). Cette évidence tient lieu, semble-t-il, d’argumentation.
Le carm. 67 est également rejeté du corpus sénéquien pour être raccordé à un poème attribué à Pétrone « qui était adressé à Basilissa » également, d’après Herrmann (p. 8). Mais premièrement, ni le carm. 67, ni celui attribué à Pétrone auquel le lie Herrmann ne mentionnent une Basilissa. En réalité, c’est le carm. 66 qui mentionne Basilissa, et le 67 n’est pas séparé de lui dans le Vossianus mais par les éditeurs qui y voient à bon droit deux poèmes distincts. Ensuite, le lien entre notre carm. 67 et le poème pétronien auquel Herrmann le rattache (p. 122) ne nous apparaît pas et nous paraît d’autant plus gratuit qu’il n’est étayé par aucun argument.
En fin de compte, toutes les pièces légères, à l’exception de la seule épigramme 54, sont éliminées du corpus sénéquien. Mais alors, pourquoi Pline a-t-il pu écrire que Sénèque avait composé des carmina parum seuera ? Herrmann estime (p. 9) que cette « allusion de Pline le Jeune à des vers légers ne se fonde en somme que sur la pièce » 54. On reste stupéfait devant une telle assurance.
Deux autres pièces, à côté de l’ensemble des épigrammes érotiques et satiriques, sont également rejetées du corpus sénéquien par Herrmann à côté des carm. 23 et 71 dont nous traitons dans le commentaire, ces sont les carm. 4 et 70.
Le carm. 4 est éliminé, semble-t-il, à cause de son titre De Ouidio. Herrmann estime en effet que cette épigramme « doit être éliminée elle aussi, qu’il s’agisse du poète Ovidius Naso ou du Q. Ovidius qui, selon Martial, possédait une propriété à Nomentum » (p. 9). Herrmann pense qu’une telle poésie ne peut être de Sénèque qui « a raillé des vers de Iulius Montanus fort semblables à ceux de cette pièce » dans sa Lettre 122, 12-13[9]. L’argument, car c’en est un cette fois, est intéressant et mérite que l’on s’y arrête[10]. Pour commencer, il faut dire que Sénèque ne raille pas les vers de Montanus, dont il parle comme un « poète supportable » (tolerabilis poeta, 122, 11), mais rapporte les sarcasmes d’un certain chevalier Varus[11] sans prendre lui-même position sur la valeur des vers décriés par ce personnage. Comparons les vers de Montanus et ceux de notre carm. 4 :
Incipit
ardentes Phoebus producere flammas, |
Iam nitidum tumidis Phoebus iubar intulit
undis |
Sans doute l’une et l’autre compositions parlent avec une certaine préciosité de la tombée de la nuit, mais la comparaison s’arrête là. Comme nous l’avons noté dans notre commentaire à la suite de Prato[12], le carm. 4 est beaucoup plus proche d’Ovide (Fast. II, 149-150, etc.) et surtout de Lucrèce (I, 257 et suiv.) qu’il ne l’est de ces vers de Montanus. Mais, quand bien même l’auteur du carm. 4 voudrait imiter des vers de Montanus, on ne voit pas pourquoi cela constituerait un motif suffisant pour éliminer cette pièce du corpus sénéquien.
Du reste, en évaluant dans notre introduction un argument qui tendrait à rejeter la paternité sénéquienne des pièces consacrées à Xerxès, nous avons dit que rien n’interdisait de penser que Sénèque ait pu composer une épigramme à mettre dans la bouche d’un des courtisans du Grand Roi. La même remarque vaut ici aussi : à supposer même (ce qui n’est pas certain) que Sénèque juge ridicules les vers de Montanus critiqués par Varus, rien ne l’empêche de s’être autorisé à en composer de semblables (encore avons-nous vu tout ce que cette similitude avait de relatif) pour les mettre dans la bouche d’un personnage dont il se serait ensuite moqué. Dans ces conditions, l’argument de Herrmann ne vaut pas.
Enfin, le carm. 70 est rejeté, parce qu’il « n’est qu’un écho » de celui qui le précède. « Les deux pièces », ajoute Herrmann (p. 9), « ne peuvent appartenir au même auteur, car les dernières paroles de Maevius diffèrent ». À quoi il faut ajouter la présence de « réminiscences patentes » et « de la surenchère ». Sans doute les réminiscences ne manquent pas, mais n’en est-il pas de même dans les épigrammes sur la destinée de Pompée et des siens par exemple ? Pourtant, dans le cas de ces pièces, Herrmann n’émet pas le moindre doute et les attribue toutes à Sénèque sans être inquiété par ce qu’il dénonce dans le carm. 70 comme des « réminiscences patentes » légitimant son élimination du recueil. Une telle manière de procéder manque décidément de cohérence. En outre, le fait que les carm. 69 et 70 prêtent à Maevius un discours différent n’est pas un argument valable pour rejeter l’une de ces épigrammes, qui peuvent être des variations sur le même sujet. Du reste, on ne s’explique pas pourquoi Herrmann, si prompt à bouleverser l’ordre dans lequel il estime que doivent se présenter les épigrammes, estime que le carm. 70 est un écho du carm. 69 et non le contraire, auquel cas c’est ce dernier qu’il pourrait éliminer. Il y a plus : si Herrmann refuse le carm. 70 à Sénèque, c’est tout naturellement pour l’attribuer à Pétrone, qui proposerait dans ce poème « une sorte de critique du poème Sénécien précédent sur le même sujet » (p. 54). Pour Herrmann en effet, le carm. 70 et au carm. 69 « ce que le De bello ciuili du Satiricon est à la Pharsale de Lucain ». Mais que vaut un tel argument lorsqu’aucune considération ultérieure ne vient l’étayer[13] ?
Tout au long de ce qui précède, nous avons vu l’omniprésence de Pétrone. Sans nous appesantir sur ce point, rappelons que l’Arbitre des élégances est un personnage très mal connu, au point que d’aucuns n’hésitent pas à mettre en doute l’identité entre le grand seigneur épicurien suicidé sur ordre de Néron et l’auteur du Satiricon. Quant aux épigrammes qui lui sont attribuées dans l’Anthologie latine, il est clair par conséquent que la question de l’authenticité de leur paternité est infiniment plus difficile à trancher qu’elle ne l’est pour les pièces du corpus sénéquien. La tranquille assurance de Herrmann lorsqu’il s’agit d’attribuer à Pétrone des compositions qu’il vient de refuser à Sénèque n’en est que plus dénuée de fondement et, si l’on ose dire, arbitraire : comment affirmer avec autant de certitude que telle composition « porte la marque de Pétrone » ou prétendre que Pétrone, lorsqu’il rompt avec une amie, ne le fait jamais que « avec élégance et non grossièrement » ? D’où Herrmann tient-il cette connaissance intime de Pétrone ? Se peut-il que, pour reprendre le titre d’un roman de Pierre Combescot[14], notre philologue soupe chez Pétrone et puisse ainsi s’entretenir avec lui des choses le concernant ? Poser la question, c’est y répondre.
*
Une fois toutes ces épigrammes refusées à Sénèque, Herrmann peut rétablir « l’ordre primitif » du recueil authentique. Cette fois encore, il procède avec une assurance confondante : « Le poème liminaire ne peut avoir été que celui qui contient l’invocation rituelle à Phébus » (p. 10), soit un poème attribué à Sénèque parce que, dans le seul manuscrit qui le présente, il fait suite à plusieurs pièces que l’on retrouve également dans notre source principale, le Vossianus.
La suite est reconstituée avec une facilité qui, après ce qui précède, ne surprend plus : les pièces apparentées sont associées au sein d’ensembles plus vastes, selon un procédé qui n’est jamais argumenté et en faveur duquel il fournit tout au plus quelques motifs de convenance çà et là[15]. Et lorsqu’une pièce comme le carm. 64 sur la mort des frères Casca ne peut décidément pas être associée à une autre composition, elle forme tout simplement un poème à part entière, en dehors des autres groupes. Pour que le cas ne se reproduise pas trop souvent, Herrmann a trouvé une parade : le « cycle final », soit ce qu’il tient pour le poème XII, rassemble des pièces qui n’ont pas grand-chose à voir entre elles, de l’aveu même de notre philologue qui juge l’ensemble « assez flottant » (p. 11)[16]…
Le tout forme donc pour Herrmann douze poèmes[17], qui sont davantage douze groupes de poèmes, « répartis en 26 colonnes ou pages de 18 vers chacune » (p. 5). Sans nous étendre trop longuement sur cette théorie qui a des allures de deus ex machina, comme le note Tandoi, il faut en dire ici un mot. Dès 1932[18], Herrmann avait émis une théorie selon laquelle les éditeurs latins de l’Antiquité seraient tombés d’accord, dès le Ier siècle av. J.-C., sur une norme éditoriale unique à laquelle ils devaient immuablement se tenir pendant plusieurs siècles. D’après cette règle, les éditions de textes poétiques se faisaient dans des cahiers sur chaque page desquels tenaient très exactement dix-huit vers. N. Herescu a patiemment établi le caractère fantaisiste de cette hypothèse énoncée, appliquée (à Catulle, Virgile, Tibulle, Perse, Juvénal, etc.) mais cependant jamais prouvée par Herrmann[19]. Ce dernier, avec son assurance que rien ne semble pouvoir prendre en défaut, estime cependant que cette règle éditoriale était contraignante non seulement pour tous les éditeurs latins antiques mais également pour les poètes, qui devaient s’y plier : « Il est bien évident que les auteurs eux-mêmes étaient contraints de se plier » à la règle[20]. Cette absurdité « irrecevable » et dénuée de fondement en dehors de l’imagination décidément fertile de Hermann est justement dénoncée et réfutée d’une manière qui nous paraît définitive par Herescu[21]. Mais nous n’en dirons pas plus sur ce point.
Considérant manifestement la prétendue « règle des dix-huit vers » comme un acquis[22] et estimant que le rétablissement de ce qu’il tient pour « l’ordre primitif » du recueil sénéquien est hors de doute, Herrmann n’hésite pas à dire sur quelle page du supposé cahier primitif chaque pièce trouvait sa place. C’est ainsi par exemple qu’il écrit que le poème unique formé selon lui par les carm. 24 et 8 se logeait « dans les pages 19 à 22 incluse »[23]. Pour peu, on croirait que notre philologue a devant les yeux ce cahier qu’il prétend reconsituer.
Parmi les groupes formant les poèmes I à XII, nous nous arrêterons sur les ensembles V et X pour ne pas allonger démesurément notre étude critique. Comme nous allons le voir, Herrmann multiplie ici encore les conclusions hâtives et les projections gratuites.
Le poème V, qui regroupe les carm. 6, 7, 56 (vers 1-4), 21, 25, 51, 56 (vers 5-8) et 52, constitue le « cycle de l’ennemi »[24]. Qui dit cycle dit naturellement unité thématique, et Herrmann estime que toutes ces pièces visent un seul et même ennemi. La supposition ne repose sur rien et n’est justifiée à aucun moment, mais l’ennemi est identifié : c’est le Varus de la Lettre 122 que nous avons rencontré ci-dessus[25]. Mais la lecture des différentes pièces du cycle ne révèle pas le nom de Varus… sauf à faire violence au manuscrit et à la métrique, à quoi Herrmann consent sans hésiter : dans le carm. 21, 13 il substitue Vare au ualide[26] du manuscrit (accepté par tous les éditeurs) et réitère l’opération au vers 17 où il modifie le quare du manuscrit et de tous les éditeurs en Vare[27]. Herrmann estime que cette opération est confirmée par le fait qu’une autre épigramme de l’Anthologie latine (412), est dirigée contre un Varus. Or Sénèque dit en 21, 9 que l’ennemi auquel il s’adresse est l’objet d’attaques de la part d’autres poètes. Tout cela est décidément dépourvu de fondement, et lorsque Herrmann lit dans le carm. 25 que l’ennemi est interpellé à deux reprises sous le nom de Maxime, il affirme sans hésiter qu’il s’agit bien du même ennemi, qui se nommait Varus Maximus et avait, bien entendu, raillé la chute de Sénèque exilé (p. 12).
Le cas du poème X, soit le groupe formé par le carm. 24 à l’intérieur duquel a été inséré le carm. 8 est également l’occasion pour Herrmann de lâcher la bride à une inventivité décidément intarissable. L’association de ces deux poèmes permet d’arriver à 72 vers, soit un multiple de dix-huit qui cadre bien avec la théorie des 18 vers dont avons déjà parlé. Mais il y a un autre motif, avoué celui-là : l’insertion permet de découvrir l’acrostiche Midae Aonio… moyennant quelques adaptations. Voyons cela : en insérant le carm. 8 après le vers 42 du poème sur l’espérance, on voit apparaître en acrostiche le mot Midae, soit la première lettre du vers 42 suivie de la première lettre des trois premiers vers du carm. 8. D’autres aménagements sont requis pour faire apparaître Aonio en acrostiche : il faut cette fois se reporter à la fin du poème et insérer les vers 15-18 entre le vers 64 et le vers 65. Cette insertion permet de faire apparaître la succession en acrostiche des lettres composant le mot Aonio (vers 16-18 et 65-66), moyennant – mais nous n’en sommes plus à cela près – une rectification du premier mot du vers 66 en os. Or le Vossianus, notre seule source pour le poème sur l’espérance, porte et, une leçon acceptée par les éditeurs (Burmann, Prato, Shackleton Bailey) ou corrigée par eux (est pour Scaliger, spes pour Riese) mais jamais en os, et pour cause, puisque seul le désir de voir apparaître le mot Aonio justifie cette correction de Herrmann[28].
Herrmann, qui naturellement ne doute pas du bien-fondé de ses conjectures, entend bien tirer les conclusions d’une telle découverte : « L’acrostiche Midae Aonio indique qui Sénèque flatte réellement : c’est évidemment le jeune Néron, dont Agrippine préparait l’avènement contre le jeune Britannicus et dont Sénèque, rentré d’exil, serait le Mentor » (p. 14). Pour le rapprochement Néron-Midas, traité par Herrmann dans d’autres articles auxquels il renvoie ici et que nous ne discuterons pas, on nous permettra de douter du caractère « évident » des prétendues conclusions qui en découlent. Car où est la flatterie ? Jamais à court de ressources, Hermann s’en explique : « [L]a pièce ne traduit pas seulement les espoirs de Sénèque en un prompt retour en grâce ménagé par Agrippine, mais contient une véritable caricature de l’empereur Claude » (p. 14). Passons sur le fait que parler des « espoirs » nourris par Sénèque dans un poème dénonçant le spes fallax est pour le moins paradoxal. La caricature de Claude se lit pour Herrmann dans le fait que la Fortune avance d’un pas incertain, pense que rien n’est clausum pour elle et promet tout compte tenu de la légèreté bien connue des dieux (vers 15 et suiv.). « Il y a là », écrit Herrmann (p. 15), « des allusions à la mobilité d’esprit de Claude, à sa démarche ‘claudicante’, à sa légèreté ». Fort de toutes ces évidences, Herrmann date la pièce de la fin de la période d’exil.
Ce n’est pas que ces conjectures soient dépourvues d’intérêt ou de subtilité, mais elles ont le double tort de ne reposer sur rien qui ait un tant soit peu de fondement et d’être assénées commes autant d’évidences indiscutables[29].
Pour le reste, tout s’enchaîne avec un tel naturel que Herrmann ne se donne pas la peine de justifier l’agencement par lui restitué de ce qu’il tient pour le recueil des douze poèmes d’exil de Sénèque, publiés dans un livret de 26 pages ou colonnes de 18 lignes chacune, ainsi que nous l’avons déjà noté. Or l’ensemble des pièces retenues n’est que de 467 vers alors qu’il en faudrait 468 pour parvenir à un multiple de 18. Qu’à cela ne tienne : « [I]l faut admettre », écrit sans hésitation Herrmann (p. 9), « la chute d’un vers ». Et pour ne pas s’arrêter en si bon chemin, il nous apprend même très exactement à quel endroit se trouvait le vers manquant : puisque le carm. 53 est « la seule pièce authentique ayant un nombre de vers impair », c’est ce poème qu’il faut compléter. Herrmann, qui a décidément réponse à tout et ne doute de rien assure que, puisque ce poème a pour premier vers Ablatus mihi Crispus est amicus[30], « [i]l faut donc postuler la chute d’un vers identique à celui-là à la fin de la pièce » (p. 9).
Comme on le voit, aussi bien quand il élimine des épigrammes que lorsqu’il justifie la formation et le contenu du recueil sénéquien, Herrmann accumule les fausses évidences, les conjectures hasardeuses et les suppositions les plus dépourvues de fondement. Nous trouvons chez lui, plus que l’exemple, la caricature même la plus anti-scientifique de ce qu’il faut éviter et contre laquelle Bardon mettait sagement en garde en 1939 lorsqu’il appelait à une saine réserve.
La même année 1955 voyait la publication de l’ouvrage de Herrmann et de la première mouture de celui de Prato. Entre ces deux travaux, il y a toute la distance qui sépare l’illusionnisme de la vraie philologie[31].
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Un mot encore, pour terminer, sur la traduction proposée par Herrmann. La plupart des pièces de ce qu’avec Prato nous continuerons de considérer comme le recueil des épigrammes attribuées à Sénèque sans préjuger hâtivement de leur authenticité, la plupart de ces pièces donc sont traduites par Herrmann, soit qu’il les intègre aux douze groupes de poèmes sénéquiens, soit qu’il les attribue à Pétrone dont il propose également une traduction.
Cette traduction n’est pas sans mérites : malgré le fait qu’un certain nombre d’éléments soient détournés pour servir la reconstruction que nous avons longuement dénoncée ci-dessus[32], l’œuvre proposée par Herrmann comme traducteur a de l’aisance et est satisfaisante dans l’ensemble. Relevons seulement pour terminer quelques erreurs[33], sans souci d’exhaustivité cependant pour ne pas allonger une étude déjà trop longue :
3, 7 : non ultimus ignis est mal traduit par « pas même enfin de feu » (nous soulignons). L’erreur de Herrmann porte non seulement sur la syntaxe, mais encore sur le sens : il s’agit pour le poète, comme le montre bien Prato (1964, p. 116), de parler de « l’ultime feu », c’est-à-dire celui du bûcher funèbre.
5, 8 : Herrmann corrige arbitrairement la leçon erat du Salmasianus (acceptée par tous les éditeurs) en erit pour traduire : « Du moins le ciel restera soumis à Jupiter », alors que le poète dit : « Assurément, le monde a cessé d’être au pouvoir de Jupiter ». Herrmann, en corrigeant à tort, commet donc un contresens, qu’il appuye par une traduction fautive de mundus en ‘ciel’.
9, 7-8 : Herrmann écrit péremptoirement que non est uiuo etc. « ne vaut pas le texte (amendé) du Reginensis » (in Latomus 16 [1957], p. 355) et que cette leçon est « ampoulée ». Ce jugement est arbitraire, et Herrmann oublie de signaler que le texte « amendé » du Reginensis est amendé par lui, et donc conforme à son interprétation, qu’il tient une fois encore pour la seule et indiscutable vérité.
10, 1 : pignora est maladroitement traduit par Herrmann qui écrit « gages de ton union », il s’agit plus justement des gages d’affection, des objets aimés.
13, 1 : sub ipso est est curieusement traduit par « à la belle étoile », et Herrmann ne s’en explique pas alors que Ziehen a montré (en 1898, cité par Prato, 1964, p. 132) que ipso désigne ici la pierre tombale. Peut-être l’erreur de Herrmann vient-elle ici de ce qu’il a pu penser à l’expression sub dio, qui signifie effectivement « à la belle étoile », mais le texte latin qu’il présente est conforme ici au manuscrit et porte sub ipso.
14, 10 : quo solo careat si quis in exilio est est mal traduit par « toi, seul être dont l’absence désole un exilé ». Ce n’est pas ce que dit le poète : il veut dire qu’être privé du seul Crispus revient à être en exil[34].
18, 10 : quae tibi summa fuit, la dramatisation emphatique du latin est inutilement atténuée dans la traduction de Herrmann qui parle d’une nuit qui « fut presque ta dernière » (nous soulignons).
20, 4 : regnaque partitis hic fuit una deis. Nous laissons de côté ici la leçon una, qu’il est permis de défendre sur base du fait que le texte du manuscrit n’est pas absolument clair pour ce vers. Mais, s’il peut en effet opter pour cette leçon, Herrmann ne peut guère traduire comme il le fait en écrivant « et voilà le royaume unique que se partagèrent les dieux », car regna est sans doute le complément d’objet de partitis, mais ne s’accorde certainement pas avec una !
21, 13 et 17 : Selon Herrmann, Varus est interpellé à deux reprises aux vers 13 et 17 mais, comme nous l’avons dit, cela ne va pas sans faire violence de façon purement arbitraire au texte (même remarque en 51, 6). C’est en outre une aberration sur le plan métrique : la finale brève du vocatif Vare nous mettrait en présence d’un trochée, ce qui est impossible ici. Mais cet obstacle ne paraît pas avoir retenu l’attention de Herrmann.
24, 12 : Herrmann montre qu’il ne comprend pas le texte puisque, dans sa recension de Prato (in Latomus 16 [1957], p. 356), il écrit : « [J]e ne comprends pas au vers 12 nec uenit atque redit, si au v. 66 on garde quod fugit atque redit ». Assurément, il ne peut pas comprendre si, confronté à une difficulté, il préfère systématiquement procéder à des déplacements arbitraires de vers plutôt que de réfléchir sérieusement à la question[35]. Les vers 12 et 66 ne présentent aucune contradiction pour un lecteur attentif qui voit que c’est l’espérance qui nec uenit atque redit, tandis que c’est la fortune qui fugit atque redit.
24, 46 : cantu est improprement traduit par ‘chant’, alors qu’il s’agit des accords de la lyre d’Orphée.
24, 61 : diuerso ex hoste est mal traduit par « loin de l’ennemi » (le poète aurait utilisé ab et ne se serait pas servi de la même formule) ; l’expression désigne des ennemis provenant d’endroits opposés, comme chez Virgile (Georg. III, 32) : et duo rapta manu diuerso ex hoste tropaea, « et deux trophées arrachés à la main [‘de haute lutte’ dans la trad. de Maurice Rat] à des adversaires habitant des contrées opposées ».
34, 5 : frigida est corrigé arbitrairement en perfida par Herrmann ; cette modification, qui n’a pas de sens et s’oppose tant au manuscrit qu’aux différents éditeurs, n’est pas signalée par Herrmann dans son apparat. Absurde également la correction au vers suivant de inocciduis en in occiduis : en traduisant dès lors « l’Ourse perfide domine toujours les astres qui se couchent », Herrmann commet un contresens. Le poète en effet parle bien d’astres qui jamais ne se couchent, ce que semble appuyer un passage de Cicéron relatif aux Ourses (Nat. deor., II 105) : hunc circum Arctoe duae feruntur numquam occidentes.
36, 4 : sic est in tribus unus amor est traduit maladroitement par « tant est unique leur triple amour » ; le poète dit en réalité qu’en trois personnes demeure un unique amour[36].
37, 5 : modo nocturno n’est pas traduit par Herrmann.
39, 5 : magna… primordia mundi est traduit incorrectement par « les éléments de l’immense univers », alors qu’il s’agit du commencement, des premiers temps de l’univers, comme chez Ovide (Met., XV, 67-68) : magni primordia mundi… docebat, « [Pythagore] enseignait… l’origine du monde », avec du reste primordia mundi en clausule, comme ici, carm. 39, 5.
48, 9 : iuuentus est traduit sans nécessité par ‘armée’.
52, 6 : cocco est mal traduit par ‘pourpre’ ; c’est une teinture écarlate qui imite la pourpre, cf. Prato (1964), p. 211.
52, 10 : le vers est inutilement déplacé après le vers 12.
69, 29 : traduction maladroite de Herrmann qui écrit : « C’est si tu es capable de survivre que tu l’as été de tuer ton frère » ; le poète fait plutôt dire à son personnage : « Serais-tu capable de vivre, alors que tu as été capable d’un fratricide » : uiuere si poteris, potuisti occidere fratrem ?
70, 8 : Herrmann corrige arbitrairement le maius en manus, ce qui est inutile (on trouve maius opus superest chez Ovide, Rem., 109) et opposé à la leçon du manuscrit admise par tous les éditeurs. De plus, Herrmann ne signale pas cet écart dans son apparat critique.
72, 2 : a me transferri, « à rien de ce que la populace malveillante voudrait me voir ravir ». C’est un contresens, et la correction a me pour la a te du ms. M normalement corrigé (et à bon droit) en ad me ne se justifie pas. De plus, Herrmann ne signale pas dans son apparat critique qu’il s’autorise une correction, et que celle-ci est différente de celle proposée par les autres éditeurs.
72, 13 : diu est traduit à tort par ‘lentement’.
Appendice : la composition des douze groupes de poèmes chez Herrmann
Notes
[1] M. Nisard (dir.), Œuvres complètes de Sénèque le Philosophe, Paris, Firmin-Didot, 1885, pp. 385-387 où ne sont traduits (en vers dont la fidélité à l’original latin est toute relative) que les carm. 1, 2, 3, 6, 14, 18, 19, 21, 49 et 71.
[2] Léon Herrmann, Douze poèmes d’exil de Sénèque et vingt-quatre poèmes de Pétrone, Bruxelles, coll. « Latomus », vol. 22, 1955. Ne sont pas traduites les pièces refusées par l’auteur à Sénèque et à Pétrone, soit les carm. 23, 43, 44, 57 et 71.
[3] Notre critique pourra paraître sévère, mais nous pensons devoir protiman tên alêtheian, comme le dit Aristote (Éth. Nic., I 6, 1096a 15-16). Du reste, ce n’est pas sans un euphémisme que Tandoi déclare, à propos du travail de Herrmann (in Atene e Roma 3 [1957], p. 121) que « questo volumetto è di valore piuttosto limitato » et estime qu’il sera plus prudent à l’avenir de « rinunciare a facili suggestioni di autenticità ».
[4] L’édition de l’Anthologie latine est sans doute mentionnée pour les références des différentes pièces dans la partie introductive et en bibliographie, mais il ressort de l’apparat critique que c’est Baehrens qui est utilisé, sinon exclusivement, du moins en priorité, et que l’édition de Riese n’est jamais mentionnée.
[5] Pour la facilité, nous désignons les épigrammes selon la numérotation de Prato, qui suit l’ordre des manuscrits, en laissant de côté celle de Baehrens à laquelle Herrmann se réfère en priorité (à côté de celle de Riese, dont il ne paraît pas vraiment tenir compte).
[6] Le cas du carm. 23 est un peu particulier et c’est également le seul où le rejet soit justifié ; mais nous abordons ce point dans notre commentaire et le laissons ici de côté. Également particulier, le cas du carm. 71, l’épitaphe de Sénèque, est discuté dans notre commentaire.
[7] Ou affecte de l’ignorer ? Car il sait visiblement (cf. p. 12) qu’un lemmatiste est à l’œuvre et que le titre n’est dès lors pas une base argumentative fiable.
[8] Parfois maladroit, partiel ou erroné, comme par exemple pour les carm. 20 et 55.
[9] Et non pas 122, 2 comme l’écrit à tort Herrmann, p. 9.
[10] On notera au passage que le rapprochement n’est pas proposé par Prato (1964), pp. 116-118, qui ne tient manifestement pas compte de Herrmann en dehors de quelques variantes qu’il signale dans l’apparat critique pour l’établissement du texte.
[11] Sur lequel nous aurons à revenir parce que Herrmann maltraite le texte du carm. 21 pour y lire à deux reprises le nom de ce personnage.
[12] Cf. Prato (1964), pp. 116-118 : de nombreuses expressions rappellent les compositions ovidiennes, et le thème des deux derniers vers – nous laissons ici de côté la question de savoir si ce distique final n’est pas un fragment d’une autre pièce – emprunte nettement à une scène bucolique de Lucrèce.
[13] Et encore : non seulement Herrmann rejette le carm. 70 des épigrammes sénéquiennes et l’attribue à Pétrone sans fournir même l’apparence d’un argument, mais il se permet de critiquer sommairement le fait que cette épigramme ait été retenue dans le corpus attribué à Sénèque par le prudent Prato, qui d’ailleurs ne préjuge pas de son authenticité. L’épigramme 69, écrit Herrmann dans sa recension de Prato (in Latomus 16 [1957], p. 355), est « contredite par [le carm. 70], plus simple et d’un auteur différent ». La chose va tellement de soi pour Herrmann qu’il ne se donne pas la peine de fournir ne serait-ce qu’un indice en ce sens.
[14] Pierre Combescot, Ce soir on soupe chez Pétrone, Grasset, 2004 (en poche : L.G.F., 2006).
[15] Ainsi le cycle sur Claude conquérant de la Bretagne commence selon Herrmann par le carm. 32, parce que cette épigramme s’ouvre sur une adresse aux dieux. Cela n’est pas dépourvu de sens, mais cela n’est certainement pas un argument pour autant.
[16] Non moins flottant est, selon nous, le groupe constituant le poème I (les carm. 72, 41, 45, 48 et 49), mais la chose ne semble pas émouvoir Herrmann.
[17] Sur quoi se base Herrmann pour distinguer ainsi douze poèmes ? Là encore, c’est un mystère et Tandoi observe (in Atene e Roma 3 [1957], p. 114) que les critères sont « non meglio definiti » ici qu’ils ne le sont ailleurs : nous sommes dans l’arbitraire le plus complet. Non moins arbitraire est la datation des poèmes, qui appartiennent tous à la période d’exil selon Herrmann : là encore, comme le dit également Tandoi, « sorprende la sua disinvolta sicurezza nel fissare sempre una data per ciascuno dei cicli fra 41 e il 49 ». Un contre-exemple comme le cas du carm. 49 est évidemment ignoré par Herrmann.
[18] Dans son article sur « La préface de Perse », in Revue des Études Antiques 34 (1932), pp. 295-365.
[19] N. Herescu, art. « L’édition critique des poètes latins et la prétendue règle des 18 vers à la page », in Revue des Études Latines 36 (1958), pp. 132-158. Herrmann devait riposter dès l’année suivante dans Latomus et plus tard encore, dans la même revue, en 1978 avec sa « Confirmation de la règle des 18 vers par les deux livres authentiques de Tibulle » (in Latomus 37 [1978], pp. 387-394). Cette dernière réplique n’a de confirmation que le nom, puisqu’elle n’est que l’application de la théorie jamais démontrée de l’auteur.
[20] Nous soulignons. « Ainsi, écrit Herescu (p. 134), une simple règle commerciale des libraires se transforme [chez Herrmann qui la postule arbitrairement] en un principe de composition, et aux problèmes posés par une pagination adoptée, d’un commun accord, par tous les éditeurs latins, se mêlent ceux que suscite le manuscrit original des poètes ».
[21] Cf. Herescu, p. 157 ; il clôt son article p. 158 par un jugement d’Emile Châtelain pour conclure en estimant, et à bon droit, que l’entreprise de Herrmann avec sa prétendue règle des dix-huit vers n’est rien d’autre qu’une perte de temps.
[22] Dans son édition des épigrammes, la règle des dix-huit vers est utilisée par Herrmann comme une évidence qu’il ne se donne pas même la peine d’expliquer.
[23] L’insertion du carm. 8 (plutôt que du carm. 7 ou 9) au sein du carm. 24, du reste parfaitement arbitraire, répond vraisemblablement au désir qu’a Herrmann de mettre en application le principe des dix-huit vers, de manière à ce que les douze groupes de poèmes se répartissent au mieux sur les pages de l’hypothétique cahier original : aux 66 vers du carm. 24 sont ainsi ajoutés les 6 vers du carm. 8 pour arriver à un total de 4 fois 18.
[24] Cela dit, on ne voit pas ce que vient faire dans un « cycle de l’ennemi » le carm. 56.
[25] Le détail est piquant : on se serait attendu, étant donné les rapprochements dont s’autorise Herrmann pour avancer des conclusions hasardeuses, de le voir authentifier le carm. 4 dans lequel il voyait une imitation d’un poème précieux raillé par Varus.
[26] Et non à ualde comme il l’écrit par erreur p. 12.
[27] Hermann pratique encore une opération similaire dans le carm. 51. La conjecture est non moins gratuite, mais le texte du ms. V est lui-même problématique, puisqu’il présente au vers 6 nemphe uatate, avec le h du premier mot qui a été raturé, et le deuxième mot est corrigé en uetate sur le manuscrit par quelqu’un d’autre que le copiste. Les éditeurs, à la suite de Scaliger, lisent nempe, beate, mais Herrmann, qui a choisi d’y voir une confirmation de la présence de Varus dans cette pièce, lit nempene Vare. L’hypothèse est gratuite.
[28] Une telle manière de procéder laisse rêveur : ce n’est plus de la philologie, c’est de la prestidigitation pure et simple, où le résultat auquel on parvient est « inventata (…) di sana pianta », pour reprendre un mot de Tandoi sur lequel nous reviendrons ci-dessous.
[29] Tandoi n’est pas d’un autre avis que nous lorsqu’il écrit (in Atene e Roma 3 [1957], p. 114), à propos des conjectures sur une adresse acrostiche à Néron-Midas : « Siamo di fronte (…) a scoperta di cose che non esiste, ma è stata inventata lì per lì di sana pianta. E quale valore hanno degli acrostici [et Tandoi de donner d’autres exemples qui montrent que Herrmann est coutumier de cette manie et n’en est pas à son coup d’essai] ottenuti con trasposizione di versi, scambio di iniziali, artifici che sembrano passatempi ? ».
[30] Pour amicus, c’est la correction de Baehrens au amihi du manuscrit ; Scaliger (suivi par les autres éditeurs, notamment Prato et Shackleton Bailey) corrige plutôt en amici, ce qui est davantage conforme au textus receptus.
[31] Il y a plus : Herrmann se permet une recension succincte de Prato (in Latomus 16 [1957], p. 35§), dans laquelle il n’hesite pas à critiquer le travail pourtant incomparablement supérieur de son collègue, estimant que « bien des pièces non-sénéciennes devraient être éliminées (à commencer par l’épitaphe) ou regroupées, pour présenter un sens acceptable ». Il est heureux que Prato, qui a répondu brièvement à Herrmann (in Atene e Roma 3 [1957], pp. 217 et suiv.), n’ait pas jugé bon de tenir compte des critiques absurdes de ce dernier en proposant quelques années plus tard son édition critique définitive.
[32] Songeons par exemple au cas de l’interpellation Vare que Herrmann tient absolument à lire à deux reprises dans le carm. 21 et encore une fois dans le carm. 51, contre la leçon du manuscrit, la métrique et l’avis unanime des éditeurs.
[33] Il y aurait beaucoup à dire aussi sur certains choix de corrections qui ne se justifient pas, par exemple en 72, 9 ou carmina est changé en gramina, puis encore fratre qui devient l’improbable farre au vers suivant. On en trouvera d’autres encore dans la recension de Tandoi (in Atene e Roma 3 [1957], pp. 113-121) ; celui-ci attire notamment l’attention sur les erreurs dans le texte latin ainsi que sur les trop nombreuses fautes typographiques et observe que « l’apparato critico non aiuta a riconoscerli, e, che è peggio, la traduzione altre volte è fatta su queste lezioni impossibili », p. 117.
[34] Relevons au passage que, dans le même carm. 14, l’ordre des vers 2-3-4 est altéré et devient 4-3-2 sans que Herrmann justifie cette modification.
[35] De nombreux vers sont déplacés par Herrmann dans ce carm. 24, non seulement pour obtenir l’acrostiche dont nous avons parlé ci-dessus, mais à plusieurs autres endroits encore. Au final : les vers 19 et suiv. succèdent immédiatement au vers 8 ; les vers 27 et 28 sont placés entre les vers 30 et 31 ; le carm. 8 a été inséré après le vers 42 ; après le vers 58, la succession des vers pour le reste du poème est 61, 62, 9, 10, 59, 60, 11, 12, 13, 14, 63, 64, 15, 16, 17, 18, 65 et 66. En plus de ce que nous avons déjà dit relativement au tour de prestidigitation par lequel Herrmann fait apparaître l’acrostiche, il faut dire que les autres déplacements ne sont pas davantages légitimes. Pour que ce soit le cas, ils devraient à tout le moins être justifiés, mais le déplacement est arbitraire et Herrmann ne s’en explique pas.
[36] Du reste, à propos de ce poème, ce vers 4, immo neges : sic est in tribus unus amor, est traduit dans son ensemble par « ou plutôt non, le ne le [sic !] croirait pas, tant est unique etc. ». Dans le texte latin, au vers 1, il y a une erreur typographique : il faut lire iunctumque et non pas iunetumque.
Praefatio
—
Introduction
Carmina
1-13,
14-23,
24,
25-34,
35-47,
48-60,
61-72
Annexe
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006
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