FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006
Les épigrammes de l’Anthologie latine attribuées à Sénèque (24)
© Stéphane Mercier, 2006
Praefatio — Introduction
Carmina 1-13, 14-23, 24, 25-34, 35-47, 48-60, 61-72
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Carmen 24 : texte et traduction
Spes fallax, spes dulce malum, spes summa malorum,
solamen miseris, quo sua fata trahunt,
credula res, quam nulla potest fortuna fugare,
spes stat in extremis officiosa malis.
Spes uetat aeternis mortis requiescere portis [5]
et curas ferro rumpere sollicitas.
Spes nescit uinci, spes pendet tota futuri<s> ;
mentitur, credi uult tamen illa <…>.
Improba, mentis inops, rebus gratissima laesis,
quas fouet et uerti fata subinde docet. [10]
Sola tenet miseros in uita, sola moratur,
sola perit numquam, nec uenit atque redit.
Saepe bono rursusque malo blandissima semper,
et quos decepit, decipit illa tamen.
Instabilis, dubio deuexa ad tempora motu, [15]
audax et clausum quae putet esse nihil,
omnia promittit nota leuitate deorum ;
nil fixum et casus admonet esse leues.
Naufragus hac cogente natat per feta procellis
aequora, cum mersas uiderit ante rates ; [20]
captiuus duras illa solante catenas
perfert et uictus uincere posse putat.
Noxius infami districtus stipite membra
sperat et a fixa posse redire cruce.
Spem iussus praebere caput paloque ligatus, [25]
cum micat ante oculos stricta securis, habet.
Sperat et in saeua uictus gladiator harena,
sit licet infesto pollice turba minax,
et qui + decenti iugulo tinctoria + moto
spem, quamuis lecto iam referatur, habet. [30]
Spem recipit carcer foribus praeclusus aenis,
spes et in horrendo robore parua manet.
Spes Marium mouit, turpi se credere limo
et tantum furto uiuere uelle uirum ;
haec illum Libyae penetrare in litora uictae [35]
iussit ; et, o superi, quis fuit ille dies,
quo Marium uidit supra Carthago iacentem !
Tertia par illis nulla ruina fuit.
Spes Magnum profugum toto discurrere in orbe
iusserat et pueri regis adire pedes. [40]
Spes uni numquam potuit dare uerba Catoni,
mendacisque deae non tulit ille dolos.
Quid non spes audet ? Priamo post Hectora mansit ;
spes fuit uxori, Protesilae, tuae.
Orpheus infernas sperauit tollere leges [45]
Tartareum et cantu flectere posse canem.
Spe duce per medias enauit Daedalus undas
et noua mirantes terruit ales aues.
Passiphae – quid non homini sperare licebit ? –
sperauit toruo posse placere boui. [50]
Sperat qui curuo sulcos perrumpit aratro,
sperat qui uentis uela ferenda dedit.
Spes hamis pisces, laqueo captare uolucres
erudit ; haec orbem bella cruenta docet.
Spes sequitur grauibus rastris mala rura domantem, [55]
in noua se nulla cum ratione parat.
Semper adulatur, semper male fida uagatur
et populos urbes totaque regna capit.
Desertos medicis spes numquam deserit aegros,
defessi numquam spem posuere rei. [60]
Spes est, quae classis diuerso ex hoste coactas
ducit ; spes cupidos tollit in arma uiros
et dicit ‘dura ! nec te praesentia tangant :
fors varias mutat mobilitate uices.
Incerto ludit casu Fortuna per orbem [65]
nec semper contra est, quae fugit atque redit’.
Espérance trompeuse, espérance, doux mal, espérance, somme de tous les maux,
consolation pour les malheureux, par laquelle ils traînent leurs misères,
chose crédule que ne met en fuite nul revers de fortune,
l’espérance tient bon, pleine de zèle, au milieu des pires maux.
L’espérance s’oppose à ce que l’on prenne du repos devant les portes éternelles de la mort
et refuse que l’on brise par le fer les soucis angoissés.
L’espérance ignore la défaite, l’espérance repose tout entière sur l’avenir ;
elle ment, et cependant veut qu’on la croie <…>
Extravagante et sotte, elle est accueillie avec la plus grande reconnaissance dans les circonstances pénibles
qu’elle atténue en représentant le cours toujours changeant de la Fortune.
Elle seule maintient en vie les malheureux, elle seule les retient,
elle seule jamais ne périt ni ne s’en va et revient.
Souvent très flatteuse dans le bien et toujours dans le mal,
et ceux qu’elle a déjà trompés, elle les trompe encore malgré tout.
Instable, elle penche selon le moment d’un mouvement incertain ;
audacieuse, elle pense que rien ne lui est inaccessible ;
elle promet tout compte tenu de la légèreté bien connue des dieux ;
elle rappelle que rien n’est fixe et que le hasard est inconstant.
Elle pousse le naufragé à nager au milieu des flots gonflés par les
bourrasques, alors qu’il a vu auparavant sombrer son navire.
Après qu’elle ait prodigué ses consolations, le prisonnier supporte jusqu’au bout
ses dures chaînes et le vaincu s’estime capable de vaincre.
Cloué au bois d’infamie, le criminel espère également
réchapper à la croix fichée en terre.
Il garde espoir, celui qui, attaché au billot, reçoit l’odre d’avancer la tête,
lorsque la hache que l’on brandit brille devant ses yeux.
Il espère également, le gladiateur vaincu sur le sable cruel,
malgré la foule menaçante qui tourne le pouce vers le bas ;
il garde aussi espoir, celui qui <…>,
bien que désormais on le place sur son lit.
Il reprend espoir, le prisonnier enfermé derrière des portes de bronze ;
même dans un effroyable cachot, une lueur d’espoir subsiste.
L’espérance a conduit Marius à mettre sa confiance dans une fange infâme,
c’est elle qui a décidé un si grand homme à vouloir vivre dans l’ombre ;
c’est elle qui lui a ordonné de pénétrer dans les plages de la Libye vaincue ;
et, ô dieux, quel jour ce fut, lorsque
Carthage vit Marius couché par-dessus elle.
Il n’y eut pas de troisième ruine égale à celles-ci.
L’espérance avait ordonné à Magnus en fuite d’errer par toute la terre
et de se jeter aux pieds d’un roi qui était encore un enfant.
L’espérance n’a jamais pu tromper le seul Caton,
et celui-ci ne souffrit pas les tromperies de cette déesse menteuse.
Que n’ose pas l’espérance ? Elle est restée à Priam après la mort d’Hector ;
l’espérance a été, Protésilas, le partage de ton épouse.
Orphée a espéré supprimer les lois des enfers
et pouvoir fléchir le chien du Tartare grâce aux accents de sa lyre.
Guidé par l’espérance, Dédale s’est échappé en traversant par leur milieu les ondes aériennes
et, volatile inédit, il a frappé les oiseaux de stupeur.
Pasiphaé – que ne sera-t-il point permis à l’homme d’espérer ? –
a espéré plaire à un taureau farouche.
Il espère, celui qui creuse des sillons avec le soc de sa charrue,
il espère celui qui ouvre sa voile aux vents.
L’espérance a appris à prendre des poissons au hameçon et des oiseaux au filet ;
c’est elle qui enseigne au monde les luttes sanglantes.
L’espérance suit l’homme qui dompte une terre ingrate avec son lourd hoyau
et, sans nul motif, elle prépare à de nouveaux labeurs.
Toujours flatteuse, toujours flottante et mal assurée,
elle s’empare des peuples, des villes et des royaumes tout entiers.
Jamais l’espérance n’abandonne les malades abandonnés des médecins,
jamais les accusés à bout de forces n’ont perdu espoir.
C’est l’espérance qui guide sous la contrainte les escadres d’ennemis habitant des rives
opposées ; l’espérance fait prendre les armes aux hommes avides
et dit : « Tiens bon ! Ne te laisse pas affecter par le présent :
la Fortune, dans son inconstance, alterne les rôles.
Elle s’amuse de par le monde à un jeu de hasard
et n’est pas toujours contraire, elle qui va et vient ».
Commentaire du carmen 24
Cette épigramme est la plus longue de notre recueil avec 66 vers, soit près du double de celle qui est après elle la plus ample, soit le carm. 69. Nous ne le commenterons que brièvement cependant (en omettant notamment nombre de divergences entre les différentes éditions), mais cette seule pièce suffirait à constituer la matière d’un ouvrage complet[1]. Dans cette pièce, le poète évoque longuement l’espérance, menteuse, trompeuse et maîtresse d’illusion. Il montre ensuite l’univers tout entier gouverné (à l’exception de Caton, praeter atrocem animam Catonis pour reprendre un vers d’Horace, Carm., II 1, 24), mû par cette passion trompeuse, accumulant les exemples tant généraux que particuliers, historiques ou mythologiques. Le poème s’achève sur un discours prêté à l’espérance, dans lequel la mendax dea (cf. vers 42) s’autorise des retournements du sort pour duper les hommes et continuer de tromper ceux qu’elle a déjà trompés par le passé.
Au vers 2, nous corrigeons la leçon qua de Vossianus en quo, comme nous l’avions déjà fait dans le carm. 8, 3, pour les mêmes raisons. Remarquons au passage qu’une autre correction est proposée, notamment par Riese, associant le pronom non pas à solamen (quo) mais à miseris (quos), ce qui est également possible.
Au vers 6, la « rupture des soucis par le fer » est un euphémisme pour désigner le suicide, comme nous l’avions vu pour Caton avec les carm. 8 et 9.
Le futuri final du vers 7 est généralement corrigé depuis Scaliger en futuris, sauf par Shackleton Bailey qui indique en apparat que futuri vaut ici pour futuro dedita, ce qui ne suffit pas selon nous à autoriser le maintien d’une leçon insatisfaisante sur le plan syntaxique.
Au vers 8, le pentamètre est incomplet : les deux syllabes finales du second hémistiche manquent et l’on a proposé de suppléer par sibi ; nous conservons cependant avec Prato le texte tel qu’il est en signalant simplement le manque.
L’adjectif improba au vers 9 peut avoir le sens de ‘méchante’ mais également de ‘sans mesure’, c’est-à-dire de ‘déraisonnable’ ou ‘extravagante’ que nous lui reconnaissons ici en raison de la suite immédiate : mentis inops.
La fortune (associée au hasard) est désignée dans ce poème par des noms divers : fortuna (vers 3 et 65), fors (vers 64), et casus (vers 18 et 65). Au vers 10, c’est elle qui est visée lorsque le poète parle de fata, qui est ici utilisé de manière impropre, puisque le destin est étranger à la mutabilité du sort. On comparera avec le vers 2 où le même terme fata est employé au sens propre.
Au vers 19, le Vossianus présente la leçon sęta (sic). Une partie des éditeurs, et notamment Prato, Shackleton Bailey et Canali & Galasso, adoptent la correction foeda de Heinsius ; pour notre part, nous optons de préférence pour la correction de Scaliger (suivi entre autres par Riese) en feta, qui est plus proche du manuscrit et offre à notre avis davantage de sens.
On notera au vers 23 un accusatif grec : districtus membra.
Le distique constitué par les vers 29 et 30 est douteux en raison de l’incertitude qui pèse sur le vers 29. Dans le Vossianus, nous lisons en effet qui decenti iugulo tinctoria moto, dont le sens n’est pas clair et exige selon toute vraisemblance une correction, mais les divergences sont telles que le choix est, en cette circonstance plus que partout ailleurs peut-être, particulièrement délicate et nous préférons avec Prato ne pas nous avancer. Signalons simplement la conjecture de Shackleton Bailey, qui propose de lire cui discidit iugulantis pectora mucro au sens de « celui dont l’épée d’un assassin a transpercé la poitrine ». Mais c’est peut-être faire trop peu de cas de la leçon tinctoria (un adjectif peu courant, « qui sert à teindre ») du Vossianus[2].
L’exemple de Marius aux vers 33 et suivants renvoie à un épisode (sur lequel on consultera avant tout Plutarque, Marius, à partir de 35, 8) peu glorieux de la vie mouvementée de cet homme, contraint de fuir devant Sylla en 88 av. J.-C. Pour échapper aux cavaliers lancés à sa poursuite, le vainqueur de Jugurtha, des Cimbres et des Teutons, dut trouver refuge dans un turpi… limo, c’est-à-dire en l’occurrence le marécage près de Minturnes (Plutarque, Marius, 37). Toujours en fuite, Marius, devait ensuite se tourner vers l’Afrique où à peine débarqué, il était sommé par un licteur de quitter les lieux. Marius, épuisé, répondit alors d’une phrase restée célèbre : « Annonce donc [au gouverneur] que tu as vu Caius Marius exilé, assis sur les ruines de Carthage »[3].
Les vers 39-40 font référence à la fuite de Pompée en Égypte où il devait être traîtreusement assassiné sur ordre du jeune roi Ptolémée XIV ; nous renvoyons sur ce point à notre commentaire du carm. 10.
L’exemple de Caton aux vers 41-42 est ici d’autant plus admirable qu’il figure sobrement (un seul distique), seul parmi la multitude de tous les autres hommes à ne pas être le jouet des illusions trompeuses de l’espérance.
Dans la série d’exemples mythiques proposés par le poète à partir du vers 43, un mot seulement sur Protésilas : dès le lendemain de ses noces, ce héros grec avait embarqué pour prendre part à la guerre de Troie, durant laquelle il périt par la main d’Hector. Son épouse Laodamie demeura inconsolable et ne voulut jamais mettre un terme à son deuil.
Nous nous séparons de Prato et Shackleton Bailey aux vers 47 et 60 où nous optons pour les leçons undas et defessi du manuscrit. Avec Heinsius, Prato et Shakleton Bailey corrigent le undas du Vossianus en auras, mais sans raison suffisante, dans la mesure où le terme unda peut fort bien désigner, comme ici, l’onde de l’air. De même, au vers 60, nous conservons avec Ziehen la leçon defessi (de defetiscor, ‘être épuisé’, par leur interrogatoire en l’occurrence), ne jugeant pas nécessaire la correction adoptée par Prato et Shackleton Bailey en confessi (auquel cas le sens serait : « les coupables, après qu’ils ont avoué leur crime, etc. »).
Au vers 61, Canali & Galasso (1994, p. 41) entendent coactas au sens de ‘coalisées’, ‘réunies’ (ils traduisent : « le flotte raccolte ») mais nous pensons que les flottes sont menées comme sous l’effet de la contrainte par l’espérance.
Enfin, et comme nous le disions ci-dessus (dans le commentaire au carm. 9), le distique final de notre carm. 42 pose aux éditeurs de difficiles problèmes d’interprétation. Le Vossianus présente pour le vers 66 la leçon et semper contra quae fugit atque redit, qui ne fait pas sens. De multiples corrections ont été proposées, et nous retenons ici celle de Tandoi acceptée par Canali & Galasso : nec semper contra est, quae etc. qui s’inscrit bien dans le mouvement d’ensemble du discours prêté par le poète à l’espérance. Comme souvent, les diverses options retenues par les éditeurs valent ici comme autant d’alternatives viables ; signalons-en seulement deux : et semper constat, quae fugit atque redit, « et toujours elle [la Fortune] reste fidèle à elle-même, elle qui s’en va et revient » (Prato), et et semper constat quod fugit atque redit, « et toujours elle [la Fortune] reste fidèle à elle-même, parce qu’elle s’en va et revient » (Shackleton Bailey)[4].
[1] Un tel ouvrage existe (mais que nous n’avons malheureusement pas été en mesure de consulter) : Michael S. Armstrong, ‘Hope the Deceiver’: Pseudo-Seneca ‘De Spe’: Edited with Translation, Prolegomena and Commentary, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1998.
[2] Le sens du vers 30 n’est par conséquent pas assuré : est-ce que la personne est assignée au lit pour se reposer et reprendre des forces qui sans doute ne reviendront pas ? ou plutôt faut-il comprendre qu’on la fait placer dans son lit de mort ?
[3] Plutarque, Marius, XL, 9 : Angelle toinun hoti Gaion Marion en tois Karchêdonos ereipiois fugada kathezomenon eides. Et Plutarque de noter : Ou kakôs hama tên te tês poleôs ekeinês tuchên kai tên heautou metabolên en paradeigmatos logôi themenos, « il n’avait pas tort de rapprocher ainsi, à titre exemple, la fortune de cette cité et ses propres vicissitudes » (trad. A.-M. Ozanam). Par ailleurs, au vers 37 la leçon du Vossianus est sup avec un a écrit au-dessus du p ; Burmann, suivi notamment par Prato ou Shackleton Bailey, proposent de lire suppar (« à peu près égal »), mais nous pensons plus simple et plus naturel de lire supra, au sens adverbial ; du reste, cela nous paraît plus conforme au mot attribué à Marius par Plutarque .
[4] Riese n’a peut-être pas été assez attentif au fait que c’est bien ici l’espérance qui parle de la fortune, sans quoi il n’aurait pas corrigé en fonction du vers 12 pour appliquer ce dernier vers à l’espérance : spes semper constat nec fugit atque redit.
Praefatio —
Introduction
Carmina 1-13,
14-23, 24,
25-34,
35-47,
48-60,
61-72
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