FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006
Les épigrammes de l’Anthologie latine attribuées à Sénèque (61-72)
© Stéphane Mercier, 2006
Praefatio — Introduction
Carmina 1-13, 14-23, 24, 25-34, 35-47, 48-60, 61-72
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Carmina 61-72 : texte et traduction
61 (R.454) — Le tombeau des Magnus
Alter Niliaco tumulo iacet, alter Hibero,
tertius Eois partibus occubuit.
Omnis habet Magnos mundi plaga : dis <ita> uisum est :
partem quisque suam nunc quoque uictus habet.
Le premier repose dans un tombeau près du Nil, le second en Espagne,
le troisième est tombé dans les contrées de l’Orient.
Chaque région du monde possède l’un des Magnus : ainsi l’ont voulu les dieux :
chacun a sa part, maintenant encore qu’ils ont été vaincus.
Patria, diuerso terrarum litore Magnos
Spectas compositos heu sine nominibus,
Europa<que> Asiaque simul Libyaque sepultos :
uictores uicta sic potiuntur humo.
Ô Patrie, tu vois sur la rive opposée du monde les Magnus
ensevelis, hélas ! dans des tombeaux dépourvus de nom,
enterrés en Europe et en Asie en même temps qu’en Libye :
ainsi les vainqueurs s’emparent-ils de la terre vaincue.
Diuersi<s> iuuenes Asia atque Europa sepulcris
distinet : infida, Magne, iaces Libya.
<D>istribuit Magnos mundo Fortuna sepultos,
ne sine Pompeio terra sit ulla suo.
L’Asie et l’Europe retiennent les jeunes gens séparés
dans des tombeaux différents : Magnus, tu reposes dans la Libye déloyale.
La Fortune a dispersé dans le monde les dépouilles des Magnus,
pour qu’aucune terre ne soit sans avoir son Pompée.
Occidere simul Cascae, simul occubuere,
dextra quisque sua, qua scelus ausus erat.
Castra eadem fouere, locus quoque uulneris idem ;
partibus afflictis uictus uterque iacet.
Quanta fuit mentis, tanta est concordia fati, [5]
et tumulus cinerem paruus utrumque tegit.
Par fratrum multo celebrandum carmine uatum,
una si fierent parte minus gemini.
Les Casca ont péri ensemble, ensemble ils ont succombé,
chacun sous les coups de sa droite, par laquelle ils avaient osé leur crime.
Ils sont demeurés dans le même camp, et dans ce même lieu se sont frappés ;
ils gisent, vaincus l’un et l’autre après que leur faction eut été abattue.
Leur concorde dans la mort fut aussi grande qu’avait été celle de leurs âmes,
et une modeste sépulture recouvre la cendre de l’un et l’autre.
Un couple de deux frères dignes d’être hautement célébrés par les poètes dans leur chant,
si par un seul côté ils devenaient moins jumeaux.
65 (R.458) — Parfois, même une beauté négligée est séduisante
Semper munditia<s>, semper, Basilissa, decores,
semper dispositas arte decente comas
et comptos semper uultus unguentaque semper,
omnia sollicita compta uidere manu,
non amo ; neglectam, mihi se quae comit amica, [5]
se det : <in>ornata simplicitate ualet.
Vincula nec curet capitis discussa soluti
et coram faciem : mel habet illa suum.
Fingere se semper non est confidere amor<i>.
Quid quod saepe decor, cum prohibetur, adest. [10]
Je n’aime guère, Basilissa, de voir toujours ces raffinements, ces parures,
ces cheveux toujours arrangés avec un art consommé,
ce visage toujours maquillé, toujours parfumé,
et toutes ces choses ornées par une main qui jamais n’a de repos.
Que mon amie, qui se prépare pour moi, se donne à moi dans son négligé :
elle me plaît par sa simplicité sans recherche.
Qu’elle ne se soucie pas des rubans défaits sur sa tête ainsi délivrée
ni des mèches qui lui tombent sur le visage : cela a son charme.
Toujours s’apprêter, ce n’est pas avoir confiance en l’amour.
Du reste, le charme souvent se manifeste lorsqu’on le bannit.
Ante dies multos nisi te, Basilissa, rogaui
et nisi praemonui, te dare posse negas.
Vt subito creuere, solent ex tempore multae
quam scriptae melius cedere deliciae.
Tu me dis ne pouvoir pas te donner à moi, Basilissa,
à moins que je ne t’aie fait des propositions et averti plusieurs jours à l’avance.
Bien des plaisirs, comme ils sont nés tout d’un coup, ont l’habitude de se concrétiser sur-le-champ
bien mieux que ceux dont on a convenu par écrit.
Cur differs, mea lux, rogata, semper ?
Cur longam petis aduocationem ?
Primum hoc artificis scelus puellae est,
Deinde est difficile et laboriosum
in tentigine tam diu morari. [5]
Nil est praeterea, puella, nil est
deprensa melius fututione.
Ô ma Lumière, pourquoi répondre à mes avances en me faisant attendre ?
Pourquoi ce long délai que tu me demandes ?
C’est là pour commencer un crime de la part d’une jeune femme trop habile ;
ensuite, il est difficile et pénible
de rester aussi longtemps en érection.
De plus, il n’est rien, jeune fille, il n’est rien
qui soit meilleur que de coucher par surprise.
Hic, quem cernis, Athos inmissis peruius undis,
flexibus obliquis circumeundus erat.
Accepit magno deductum Nerea fluctu
perque latus misit maxima bella suum.
Sub tanto subitae sonuerunt pondere classes, [5]
caeruleus cana sub niue pontus erat.
Idem commisit longo duo litora ponte
Xerses, et fecit per mare miles iter.
Quale fuit regnum, mundo noua ponere iura !
‘Hoc terra<e> fiat, hac mare’ dixit ‘eat !’ [10]
Cet Athos que tu vois, librement traversé par les flots,
devait être contourné par une route allant de biais.
Il a reçu en lui Nérée porté par un fort courant
et, par ses flancs, il a laissé passer une immense armée.
Tout d’un coup, des escadres se sont fait entendre sous la masse colossale
de la montagne, et dessous la blanche neige se trouvait la mer azurée.
Le même Xerxès a réuni les deux rivages par un pont de grande taille,
et son armée a fait route à travers la mer.
Quelle puissance ! Donner ainsi au monde de nouvelles lois !
« Que ceci soit donné à la terre », dit-il, « et que la mer aille de ce côté ! ».
69 (R.462) — Les maux de la guerre civile
Venerat Eoum quatiens Antonius orbem
et coniuncta suis Parthica signa gerens
dotalemque petens Romam Cleopatra Canopo.
Hinc Capitolino sistra minata Ioui,
hinc inuicta deo fidebat Caesare Roma, [5]
quae tunc paene suo pondere lapsa ruit.
Deserta est tellus, classis contexerat aequor,
omnia permixti plena furoris erant.
Fratribus heu fratres, patribus concurrere natos
impia sors belli fataque saeua iubent. [10]
Hic generum socerum ille petit, minimeque cruentus
qui fuit, <is> sparsus sanguine ciuis erat.
Maeuius, a castris miles melioribus, ausus
hostilem saltu praecipitare ratem,
in damnum felix et uictor ut impius esset, [15]
nescius occiso fratre superbus erat.
Dum legit exuuias hostiliaque arma reuellit,
fraternos uultus oraque maesta uidet.
Quod fuerat uirtus, factum est scelus : haeret in hoste
miles et a manibus mittere tela timet. [20]
Ille ferox : ‘Quid lenta manus ? nunc denique cessas ?
Iustius hoste tibi qui moriatur adest.
Fraternam res nulla potest defendere caedem ;
mors tua sola potest ; morte luenda est.
Scilicet ad patrios referes spolia ampla penates ! [25]
Ad patrem uictor non potes ire tuum,
sed potes ad fratrem. Nunc fortiter utere telo !
Impius hoc telo es, hoc potes esse pius.
Viuere si poteris, potuisti occidere fratrem ?
Nescisti, sed scis : haec mora culpa tua est. [30]
Viximus aduersis, iaceamus partibus i<s>dem’.
Dixit et in dubio est utrius ense cadat.
‘Ense me<o> moriar maculato morte nefanda ?
Cui moreris, ferrum quo moriare dabit’.
Dixit et in fratrem fraterno concidit ense. [35]
Victorem et uictum condidit una manus.
Antoine était arrivé, ayant ébranlé l’Orient
et portant les enseignes des Parthes jointes aux siennes,
et Cléopâtre, depuis Canope, demandait que Rome lui fût donnée en dot.
D’un côté Jupiter Capitolin était menacé par le sistre,
d’un autre côté Rome mettait sa confiance dans le dieu César,
Rome invaincue mais qui alors s’écroulait presque, victime de son propre poids.
On abandonna la terre et la mer s’était couverte d’escadres,
tout était rempli d’une fureur confuse.
Le sort impie de la guerre et les cruels destins ordonnent à des frères
de se jeter, hélas ! contre leurs frères, à des fils de se jeter contre leurs pères.
Tel cherche à atteindre son neveu, tel autre son beau-père, et le moins sanguinaire
des hommes avait été éclaboussé du sang d’un concitoyen.
Maevius, l’un des meilleurs soldats de l’armée, dans son audace
s’élança d’un bond sur un navire ennemi.
Heureux mais pour sa perte et victorieux pour devenir impie,
il était fier d’avoir, sans le savoir, occis son frère.
Tandis qu’il ramasse la dépouille et arrache à son adversaire ses armes,
il voit le visage et la sombre figure de son frère.
Ce qui était un acte de vertu s’est changé en crime : le soldat hésite devant son ennemi
et craint que sa main ne laisse échapper le trait.
Plein de fougue, il s’écrie : « Pourquoi cette lenteur, ô ma main ? C’est seulement maintenant que tu t’arrêtes ?
Tu as près de toi un homme plus digne de mort qu’un ennemi !
Rien ne peut venger le meurtre d’un frère :
ta mort seule a ce pouvoir, c’est par elle que tu dois l’expier.
Assurément, tu apporteras de magnifiques dépouilles aux Pénates paternels !
Tu ne peux revenir victorieux vers ton père, mais tu peux rejoindre ton frère.
Le moment est venu de te servir de ton arme comme un brave !
C’est à cause d’elle que tu es un ennemi des dieux, c’est grâce à elle que tu peux te réconcilier avec eux.
Serais-tu capable de vivre, alors que tu as été capable d’un fratricide ?
Tu ignorais que c’était lui, mais tu le sais maintenant : le présent délai est une faute à ton actif.
Nous avons vécu dans des partis opposés mais nous pouvons reposer dans le même camp ».
Ayant ainsi parlé, il se demande sur quelle épée se précipiter :
« Mourrai-je par mon épée, qu’une mort criminelle a souillée ?
Celui pour qui tu meurs te donnera le fer par lequel mourir ».
Il dit et, avec l’épée de son frère, il s’écroule sur lui.
Vainqueur et vaincu, une main unique les a transpercés.
S<i>cine componis populos, Fortuna, furentis,
ut uinci leuius uincere sit grauius ?
Occisum credens gaudebat Maeuius hostem ;
infelix fratris uulnere laetus erat.
Nec licuit non nosse : ferox dum membra cruenti [5]
nudat, in exuuias incidit ipse suas.
Et scelus et fratrem pariter cognouit et amens :
‘Hoc age’ ait ‘maius nunc tibi restat opus.
Vincere uictorem debes, defendere fratrem.
Cessas ? ad facinus quam modo fortis eras ! [10]
Terram, iura, deos, bellum iam polluis ipsum :
quod ciuile fuit, sic quoque culpa grauis.
His manibus patriae tu tam pia signa sequeris,
miles, in Antoni dignior ire rates ?
Eripuit uirtus pietatem, reddere uirtus [15]
debet : qua rapuit, hac reparanda uia est.
Quid moror absolui ?’. Dixit, gladioque cruento
incubuit, iungens fratris ad ora sua.
Sic, Fortuna, regas semper ciuilia bella,
ut uictor uicto non superesse uelit. [20]
Est-ce ainsi, ô Fortune, que tu mets aux prises les peuples en furie,
de telle façon qu’être vaincu soit plus facile et vaincre plus difficile ?
Maevius se réjouissait, pensant avoir occis un ennemi ;
l’infortuné était heureux d’un coup porté à son frère.
Il ne lui a pas été permis de l’ignorer : comme il dépouille, plein de fougue,
le cadavre de son adversaire ensanglanté, il tombe lui-même sur la dépouille d’un des siens.
Il a reconnu en même temps son crime et son frère et, hors de soi :
« Allons », dit-il, « un effort plus considérable t’attend désormais.
Tu dois triompher du vainqueur, venger ton frère.
Tu traînes ? Mais à l’instant, avec quelle énergie tu accomplissais ton crime !
Tu souilles la terre, le droit et la guerre elle-même.
Or c’était une guerre civile ? Même en cette circonstance la faute est grave.
Soldat, avec des mains comme les tiennes, tu cherches à suivre des enseignes aussi sacrées,
toi qui est plus digne d’embarquer sur les vaisseaux d’Antoine ?
La bravoure m’a arraché la piété, elle doit me la restituer :
par la même voie qu’elle a empruntée pour me l’ôter, il lui faut me la rendre.
Pourquoi différer mon absolution ? ». Ayant dit cela, il se précipita sur son épée
ensanglantée, joignant son visage à celui de son frère.
Puisses-tu, ô Fortune, conduire toujours les guerres civiles,
de telle façon que le vainqueur ne survive pas au vaincu.
71 (R.667) — Épitaphe de Sénèque
Cura, labor, meritum, sumpti pro munere honores,
ite, alias posthac sollicitate animas.
Me procul a uobis deus euocat. Ilicet actis
rebus terrenis, hospita terra, uale !
Corpus, auara, tamen sollemnibus accipe saxis : [5]
namque animam caelo reddimus, ossa tibi.
Souci, peine, profit, honneurs récompensant l’accomplissement du devoir,
allez-vous-en, tourmentez dorénavant d’autres âmes.
Un dieu m’appelle auprès de lui, loin de vous. C’en est donc fini
des choses terrestres, adieu, terre d’accueil !
Reçois cependant, terre avide, mon corps dans un rocher consacré,
car nous restituons au ciel notre âme et à toi nos os.
72 (R.804) — Une vie tranquille
Phoebe, faue coeptis nil grande petentibus aut quod
ad se transferri turba maligna uelit.
Diuitias auerte ; alios praetura sequatur
optantes, alios gratia magna iuuet.
Hic praefectus agat classes alienaque castra [5]
laetus sollicita sedulitate roget,
bis senos huius metuat prouincia fasces ;
audiat hic plausus ter geminante manu.
Pauperis arua soli secura<que> carmina curem,
nec sine fratre mihi transeat una dies. [10]
Otia contingant pigrae non sordida uitae
nec timeat quidquam mens mea nec cupiat,
ignotumque diu soluat non aegra senectus
ossaque compositi frater uterque legat.
Ô Phébus, favorise les entreprises qui ne visent rien de grand,
rien que la foule envieuse veuille s’approprier.
Éloigne de moi les richesses ; que la préture suive d’autres personnes,
qui la désirent ; que d’autres se complaisent dans le grand crédit dont ils jouissent.
Que celui-ci soit nommé amiral à la tête de la flotte et que,
plein de la joie qui lui vient de son empressement inquiet, il cherche à obtenir le commandement d’une autre armée ;
que la province craigne ses douze faisceaux ;
qu’il entende un triple applaudissement.
Puissé-je quant à moi me consacrer à une pauvre parcelle de terre et à de paisibles poèmes,
et ne pas laisser passer un jour sans mon frère.
Que des loisirs dépourvus de la bassesse causée par une vie indolente soient mon partage,
que mon esprit ne conçoive nulle crainte ni désir ;
puissé-je après avoir longtemps vécu dans l’ombre connaître la délivrance au terme d’une vieillesse sans infirmités,
et puissent mes deux frères recueillir mes os prêts à être ensevelis.
Commentaire des carmina 61-72
Ces trois épigrammes doivent évidemment être mises en rapport avec le premier groupe de pièces funèbres dédiées à Pompée et à ses fils (carm. 10-13, auxquels il faut ajouter les carm. 22, 23-23a et 46) et sont autant de variations sur le même thème : la maison de Pompée gît par toute la terre et les cadavres de Magnus père et de ses fils sont répartis dans les différentes parties du monde.
Dans le carm. 61, l’addition de sic pour des raisons métriques est due à Scaliger et n’est pas contestée ; l’expression en effet est bien attestée, par exemple chez Ovide, lorsque Pyrrha et Deucalion découvrent qu’ils sont par la volonté des dieux les seuls représentants en vie de la race humaine (Met., I, 365-366) : nunc genus in nobis restat mortale duobus, / sic uisum superis, hominumque exempla manemus.
L’identification des Magnus dans le carm. 61 ne pose pas de problème : le père repose en Égypte ; alter, c’est Cneius Pompée, qui a succombé en Espagne ; enfin, tertius désigne bien entendu Sextus, qui repose « en Orient » (Eois partibus), et plus précisément à Milet.
Dans le carm. 62, le diuerso… litore rappelle le litore diuerso du carm. 22. L’addition de la conjonction –que au vers 3 est de Scaliger, de nouveau pour des raisons métriques, et acceptée par tous les éditeurs.
Dans le carm. 63, les additions vont de soi : diuersi n’offre pas de sens dans la phrase et istribuit n’existe pas. On notera cependant au vers 2 la correction de iacens en iaces, qui n’est pas absolument nécessaire (on pourrait supposer que le poète veut dire Magne, <es> iacens) mais est admise par les éditeurs, notamment Prato et Shackleton Bailey. Au même vers 2, l’épithète infida qualifie la Libye (c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà noté, l’Afrique) en raison de la traîtrise de Ptolémée XIV, le pueri regis du carm. 24, 40.
Cette pièce est particulièrement intéressante dans la mesure où elle constitue, semble-t-il, l’unique témoignage antique relatif à la mort des frères Casca, célèbres pour leur rôle dans le meurtre de César. Le poète nous parle de la concorde qui a régné entre ces deux frères jusque dans leur mort, puisqu’ils ont choisi de mourir ensemble et de la même manière en se suicidant. Voilà pour ce qui est avéré, mais le sens de cette épigramme n’est pas clair à cause du dernier vers. Dans le Thesaurus Linguae Latinae, s.v. geminus, l’équivalence est proposée entre una si fierent parte (noter au passage la traiectio de la conjonction) et le meurtre de César, dont il a été question aux vers 1-2 comme d’un crime (scelus). L’épigramme devrait dès lors être comprise comme une prise de position contre le tyrannicide : les frères Casca seraient dignes d’être chantés par les poètes si, par un côté (le meurtre de César), ils devenaient moins jumeaux. Autrement dit, leur gémellité par ailleurs si louable est entachée par le meurtre de César. Le problème de cette interprétation, comme le fait observer Prato (1964, p. 224), c’est que ce poème, s’il est dirigé contre le tyrannicide, « si inserisce con difficoltà in una raccolta di carmi concepiti in un ambiente vicino a Seneca e a quelle cerchia stoica, che ebbe vivo il culto di Catone l’Uticense, di colui, cioè, che preferì la morte, piuttosto che sopravvivere alla vittoria del tiranno ». Toutefois, nous ne pensons pas qu’il y ait là une contradiction : à supposer que l’auteur du poème sur les frères Casca soit aussi celui des pièces sur le héros d’Utique, il peut approuver Caton mais non le meurtre de César. Les deux éléments ne sont pas incompatibles, et nous ne pensons pas comme Prato qu’il soit nécessaire de chercher ici une autre interprétation[1] qui soit à même de rendre compte du vers final de notre carm. 64.
Au vers 3, l’expression castra… fouere a le même sens que chez Virgile (Aen., IX, 57). Commentant un autre passage (IV, 193) où le verbe est utilisé dans un sens similaire, Servius écrit : Veteres ‘fouere’ pro ‘diu incolere et inhabitare’ dixerunt.
Ce poème et le suivant, ainsi peut-être le carm. 67 qui s’inscrit immédiatement à la suite de celui-ci dans le Vossianus, sont adressés à une certaine Basilissa, qui peut être un nom fictif, comme c’est souvent le cas en poésie. Le poète reproche à son amie de manquer de confiance en l’amour, non est confidere amori (la correction de la leçon amor du Vossianus en amori est proposée par tous les éditeurs), parce qu’elle ne se présente jamais à lui sans s’être apprêtée et avoir en quelque sorte gâché son naturel ; un naturel dont il parle en termes charmants : le négligé a son charme, littéralement il a son miel, mel habet ille suam.
Parmi les difficultés que pose le texte de ce poème (la correction de munditia en munditias au vers 1 va de soi), le vers 8 plus que les autres divise les éditeurs en raison de la difficulté du manuscrit. Nous adoptons la leçon de Prato : et coram faciem : mel habet habet illa suum. Shackleton Bailey lit plutôt et coram faciem me lauet illa suam, qui offre moins de sens à l’intérieur du poème ; la même remarque vaut pour ce qui était une conjecture de Heynius : nec coram faciem me lauet illa suam – ce qui est exactement l’opposé de la lecture retenue par Shackleton Bailey !
Le vers 6 est lui aussi d’interprétation délicate : le Vossianus porte seulement ornate, qui demande nécessairement à être complété ou modifié pour des raisons métriques (det représente une syllabe brève). Parmi les différentes hypothèses, nous retenons celle de Prato, inornata, mais d’autres corrections sont possibles. Shackleton Bailey propose de lire inornatae pour respecter le e final de ornate, mais cette correction l’oblige à modifier ualet en ualent. On peut également proposer et ou nam ornatus, et le sens est alors : « et (ou en effet) une parure me plaît par sa simplicité ».
Au vers 10, on notera l’expression oratoire quid quod, qui signifie « en outre ». Le vers contient un jeu élégant et discret sur le double sens du mot decor, qui désigne le charme, c’est-à-dire le charme naturel ou celui que confère la parure. Le double sens est exploité dans ce vers : le decor (charme naturel) advient souvent lorsqu’on prend le parti de bannir le decor (le charme conféré par les artifices).
Bien que ce poème et le suivant soient distincts sur le plan métrique, ils vont dans le même sens : le poète se plaint à son amie, lui reprochant de manquer si l’on peut dire de spontanéité en refusant de le voir sans avoir convenu d’un rendez-vous. Ici dans le carm. 66, cette plainte est doublée d’une observation qui peut avoir valeur de menace : les rencontres improvisées se concluent ou se concrétisent bien souvent plus rapidement que les scriptae deliciae, par quoi le poète désigne de façon elliptique les rendez-vous amoureux dont les amants ont commencé par convenir en s’échangeant des billets. Sans doute le poète veut-il mettre ici en garde Basilissa en lui faisant valoir qu’il aurait plus tôt fait de passer la nuit avec une inconnue rencontrée à l’improviste que d’attendre patiemment son bon vouloir.
La construction du second distique est sujette à caution et dépend en partie de la manière dont on restitue le dernier mot de l’hexamètre : multe (pour multae) est la leçon du Vossianus, défendue par Ziehen et acceptée par Prato, que nous suivons ici ; mais parmi les conjectures des éditeurs, nous avons notamment iunctae ou natae, cette dernière étant acceptée par Shackleton Bailey. En adoptant multae, nous en faisons une épithète du sujet de la proposition, soit deliciae.
On notera encore, au vers 1, la traiectio de nisi et l’adresse à Basilissa dont le nom intervient en avant-dernière position du vers, comme c’est souvent le cas. Le verbe rogare est pris dans son acception érotique de « faire des propositions ou des avances », comme déjà dans le carm. 43, 3 et ci-dessous, dans le carm. 67, 1.
De même que pour le carm. 35, le texte du manuscrit a été endommagé par un lecteur probablement gêné par le contenu un peu cru de cette pièce. Les dégâts sont cependant beaucoup plus superficiels et seuls ont été affectés les mots in tentigine, puella nil et melius fututione. Le premier groupe a été reconstitué sans peine par Scaliger, puisque in tentigine a été écrit dans la marge du manuscrit et offre un sens tout à fait recevable ; c’est encore Scaliger qui supplée avec nihil est au vers 7, une correction généralement admise. La reconstitution des derniers mots du poème est plus délicate puisqu’aucune note marginale ne permet de restituer la partie -ius fututione, entièrement effacée. C’est L. Müller qui propose de lire le texte melius fututione, une conjecture acceptée par Prato et Shackleton Bailey notamment.
Le poème se rattache au précédent et adopte, pour peu que l’on accepte la restitution de Scaliger et de Müller, un ton plus explicite : le poète n’en peut plus d’attendre et manifeste le désir de coucher avec son amie quand l’envie lui prend, et non de convenir de la chose en prenant rendez-vous. L’expression in tentigine signifie bien « en érection », bien que nos traducteurs italiens se soient efforcés d’atténuer pudiquement l’expression en proposant « un desiderio d’amore » (Prato) ou un « desiderio… intenso » (Canali).
Au vers 3, le poète reproche à son amie de se comporter en artificis… puellae, c’est-à-dire ingénieuse mais en mauvaise part, artificieuse si l’on veut. Nous traduisons par « trop habile », avec l’adverbe ‘trop’ pour restituer la charge négative véhiculée ici par cet adjectif. Prato (1964, p. 227) observe que artifex désigne ici une « qualità negativa, si sa, in amore ».
Cette épigramme et les carm. 52 et 53 sont les seules pièces du recueil à n’être pas composées en distiques élégiaques mais en hendécasyllabes phaléciens. Peut-on trouver à cela un motif ? Rien de solide ne peut être avancé, mais il est permis de remarquer simplement que, particulièrement dans le cas de notre carm. 67, le ton est proche des compositions de Catulle (« una notevole, catulliana, libertà di linguaggio », Canali & Galasso [1994], p. 110) dont l’hendécasyllabe phalécien est comme on le sait le mètre favori.
Troisème et dernier poème sur la gloire de Xerxès, le carm. 68 se distingue des carm. 5 et 50 par le déplacement qu’il réalise : la figure centrale n’est plus celle de Xerxès mais du mont Athos, dont la nouvelle configuration ouvre sur l’inédit : on entend des escadres sous la masse de la montagne et par-dessous la neige se trouve la mer.
Au vers 3, le Vossianus présente fluctu uultu : la métrique révèle qu’un de ces deux termes est de trop, et les éditeurs s’accordent à retrancher uultu, moins porteur de sens que fluctu en l’occurrence. Nerea, Nérée est une métonymie pour la mer, que nous avons déjà rencontrée dans le carm. 34, 3.
L’expression maxima bella doit s’entendre au sens figuré : il s’agit non pas de la guerre mais de ce qui la fait, l’armée. Un cas semblable chez Lucain, II, 682 est proposé par Prato (1964, p. 227) : à propos du vers (…) spargatque per aequora bellum, « pour répandre l’armée à travers la plaine », le scholiaste note que bellum vaut pour totum exercitum per quem fit bellum.
Au vers 8, le ms. V présente la leçon effecit qui engendre de graves difficultés sur le plan métrique et que les éditeurs simplifient depuis Scaliger en fecit ; cette correction est d’ailleurs souhaitable au niveau sémantique (on dit iter facio plutôt que iter efficio, comme dans le carm. 8, 4).
Dans le dernier vers, la correction de la leçon terra du Vossianus en terrae est proposée par Scaliger et retenue par les éditeurs pour des raisons métriques (noter au passage l’allongement du a final de fiat devant la césure) : terra ne pouvait convenir qu’à l’ablatif, mais ce cas ne s’expliquerait pas. Le hac qui commence le second hémistiche du pentamètre est discuté : le manuscrit présente la leçon ac, dont la correction en hac est adoptée par Prato, que nous suivons en voyant dans ce mot l’adverbe « de ce côté, par ici ». Shackleton Bailey ne conteste pas l’exactitude de la lecture ac, mais juge préférable de corriger en hoc. Enfin, la lecture du dernier mot est sujette à caution et, parmi les éditeurs récents, Prato, que nous suivons ici aussi, opte pour eat tandis que Shackleton Bailey lit de préférence erat.
Avec ce poème et le suivant, le recueil propose deux variations sur les horreurs de la guerre civile illustrées par un exemple que la narration place à l’extrême fin des guerres civiles, lorsqu’Antoine allié à Cléopâtre mène la guerre contre le « dieu César », Octave. Nous ne connaissons pas cet épisode par ailleurs, mais sans que nous puissions pour autant le rejeter comme une fiction où se révèle le paroxysme de l’horreur que peut entraîner une guerre civile.
Marc Antoine rassemblait autour de lui une vingtaine de légions et quelques trois cents navires, il est présenté au vers 2 comme porteur de signa Parthica. Depuis le désastre de Carrhae et la mort du triumvir Crassus quelques années plus tôt, le Parthe était devenu l’ennemi (extérieur) par excellence des Romains. Les campagnes menées par Antoine contre les ennemis orientaux de Rome avaient été l’occasion de succès significatifs mais aussi de pertes humaines effroyables. En marchant contre Octave, il devait ensuite emmener avec lui des troupes alliées recrutées dans les provinces orientales : le poète transforme habilement ces alliances en crime en décrivant Antoine faisant la guerre à Rome après qu’il se soit assuré le concours des « Parthes », qui désignent ici de manière tendancieuse les Orientaux en général (cf. Canali & Galasso [1994], p. 111). À cela s’ajoute un autre crime contre la patrie, rappelé au vers 3 : Antoine a promis de livrer Rome à Cléopâtre. L’épisode est célèbre et plusieurs fois évoqué par les écrivains postérieurs, ainsi chez Properce (III 11, 31 et suiv.) ou Cassius Dion (L 4, 1) par exemple. La ville de Canope, mentionnée ici de préférence à Alexandrie dont elle est distante d’environ vingt-cinq kilomètres, n’est peut-être pas choisie sans motif, si l’on se souvient que Sénèque rapproche Canope de Baïes, où il voit un deuersorium uitiorum, « un dépotoir où s’entassent les vices » (Ep., V 51, 3). Le message du poème est d’emblée parfaitement clair : Antoine s’associe aux ennemis de Rome et promet de livrer l’Vrbs à une débauchée.
Le conflit naissant a la valeur d’une guerre sacrée, puisque Rome est figurée au vers 4 par Jupiter Capitolin menacé par le sistre (cf. Lucain X, 63 : terruit illa [sc. Cleopatra] suo… Capitolio sistro), lequel est un instrument de musique utilisé à l’occasion du culte religieux. Dans ce contexte l’intervention du « dieu César » va permettre à Rome de triompher, elle qui est à ce moment la victime de son propre poids, selon un thème récurrent de la littérature lorsqu’il s’agit d’évoquer les guerres civiles, par exemple chez Properce (III 13, 60 et suiv.) ou Lucain (I, 72 et suiv.). Properce, du reste, propose dans son élégie III 11, un poème d’inspiration semblable à celle du début de notre carm. 69.
L’épisode du soldat Maevius (qui en rappelle un autre de la guerre entre Pompée et Sertorius chez Valère Maxime, V 5, 4), qui va occuper le poète à partir du vers 13, s’insère dans ce contexte d’une guerre civile où omnia permixti plena furoris erant. Tout porte à le situer très précisément à l’occasion de la bataille décisive d’Actium en 31 av. J.-C., puisque les vers 6 et 7 font état d’un déplacement du conflit sur mer et que la drame dont il va être question se produit à l’occasion d’une rencontre navale. Maevius sert ici au poète d’exemple de la lutte fratricide au sens le plus littéral du mot qui déchire les familles. Le salut moral du frère victorieux sera dans le suicide, qu’il ne peut différer sans crime : haec mora culpa tua est.
Au niveau du texte lui-même, on notera le quatiens du vers 1 qui a la valeur du participe parfait actif, « come spesso nella tarda latinità » écrit Prato (1964, p. 229) ; quatiens a donc le sens de « ayant ébranlé ».
Au vers 6, Scaliger (que nous suivons avec Riese et Shackleton Bailey) lit socerum ille : ille est une correction à la leçon q; du Vossianus. Prato propose socerumue à la suite d’Oudendorp et s’en explique, p. 233 : « [H]o preferito accettare la correzione dell’Oudendorp piuttosto che quella dello Scaligero, perché così si evita l’elisione nell’arsi del III piede ».
Au vers 12, les éditeurs ont été amenés à suppléer le texte d’une syllable : le manuscrit présente en effet un vers incomplet. Nous adoptons ici la suggestion de Müller, retenue entre autres par Prato, Shackleton Bailey et Canali & Galasson. Burmann et Baehrens proposent, en un sens équivalent, d’ajouter hoc. Oudendorp préfère heu, qui n’est pas sans intérêt puisqu’il équilibre le groupe des deux distiques formant les vers 9-12. Enfin, Heinsius propose de lire adspersus au lieu de sparsus. Aucune de ces différentes corrections ne s’impose au détriment des autres.
La qualification de Maevius comme a castris miles melioribus au vers 13 mérite de retenir notre attention. Littéralement, le texte signifie « un soldat du meilleur camp », avec la forme a et l’ablatif qui indique la provenance et vaut pratiquement comme un génitif. On peut envisager, par hypallage, de reporter le sens de l’adjectif sur miles, auquel cas il faut comprendre que Maevius est un soldat d’élite, « l’un des meilleurs soldats de l’armée » ; c’est ainsi que l’a entendu Prato qui traduit « une dei migliori soldati ». Mais, plus littéralement, le poète peut simplement vouloir dire que Maevius fait partie du « meilleur camp », soit le côté du « bien », autrement dit encore celui d’Octave ; c’est ainsi que Canali traduit « soldato dell’esercito migliore » et dans le même sens aussi Herrmann qui propose (non sans forcer un peu le trait, car l’idée de légitimité n’apparaît pas dans le latin) « soldat du camp légitime ».
Au vers 21, le leçon cessem du Vossianus est acceptée par Prato, mais nous adoptons la correction de Juste Lipse, suivi par Baehrens et Shackleton Bailey, en cessas (Burman propose cesses), ce qui paraît plus logique dans la suite du quid lenta manus ? où Maevius interpelle sa main, et d’autant plus que le pentamètre qui fait suite continue de s’adresser à la main : tibi… adest.
La question ou l’exclamation du vers 29, uiuere si poteris, présente un emploi de si comme marqueur d’interrogation directe au sens de « est-ce que ? ».
Au vers 33, la correction de me en meo ne pose pas de problème particulier (non plus que l’addition d’un s dans la forme idem au vers 31). Au même vers, le Vossianus présente la leçon iaculatus, que les éditeurs, et notamment Riese ou Shackleton Bailey, corrigent avec Scaliger en maculato. Mais Prato propose plutôt de lire iugulatus, qui a le même sens que maculatus et est plus proche de la leçon du manuscrit. En adoptant la correction généralement admise, nous faisons de maculato une épithète de ense. En lisant iugulatus (ou maculatus), le sens du vers serait différent, et Prato traduit : « Morirò di morte nefanda, trafitto dalla mia spada ? ».
Ce poème, qui est une variation sur le même thème que le précédent (ce qui ne constitue pas un motif valable pour l’attribuer à un autre auteur, comme le pensait à tort Herrmann) est plus court et se concentre exclusivement sur l’épisode de Maevius sans proposer un tableau plus vaste des maux de la guerre civile. L’ensemble est encadré par deux distiques dans lesquels le poète s’adresse à la Fortune avec une ironie mordante et cynique.
La personne ou comme ici l’entité abstraite personnalisée, comme souvent chez notre auteur, figure en avant-dernière position dans le vers : sicine (correction évidente pour le scine du Vossianus) componis populus, Fortuna, furentis (noter au passage la forme de l’accusatif pluriel en –is).
Au vers 4, la leçon uulnere n’est pas contestable, mais Baehrens propose une alternative avec funere, qui offre une belle allitération : infelix fratris funere. Mais cela ne saurait suffire à légitimer une correction en ce sens, quoi qu’en pense Shackleton Bailey qui estime que Baehrens propose sa correction « fortasse recte ».
Parmi les quelques éléments remarquables sur lesquels il y a encore lieu d’attirer l’attention, signalons l’injonction hoc age par laquelle Maevius ouvre le discours qu’il s’adresse à lui-même. Cette expression est empruntée, comme l’indique Prato (1964, p. 237), à la langue religieuse et on ne la rencontre pas souvent en poésie classique ; chez Horace par exemple (Sat., II 3, 152) : ut uiuas igitur, uigila ; hoc age !
Le vers 13 est discuté, parce que le manuscrit présente la leçon tutam pia signa requiris. Les éditeurs corrigent généralement tutam (pour tu tam) en tu iam, et parmi eux Baehrens propose de lire sequeris plutôt que requiris. Avec Prato et à sa suite Canali & Galasso, nous adoptons la correction sequeris mais en conservant tu tam : « Penso sia meglio seguire la lezione di V, chez accresce il valore ironico del successivo pia e dà al verso, coll’allitterazione di t, una maggiore enfasi », observe Prato (1964, p. 237). Mais à vrai dire, aucune des différentes options ne peut être totalement écartée et les variantes font sens : tu tam pia signa requiris, « tu réclames de si pieuses enseignes » (leçon du manuscrit) ; tu iam pia requiris, « tu réclames (ou suis avec la correction de Baehrens) désormais de pieuses enseignes » ; ou encore, comme nous l’avons fait : tu tam pia signa sequeris, « tu suis de si pieuses enseignes ». L’idée exprimée par le poète, elle, ne fait pas de doute : Maevius se reproche de prétendre malgré son crime être dans le « bon » camp (celui d’Octave), alors que son crime le rend plutôt digne – c’est l’objet du vers 14 – de servir dans la flotte d’Antoine. Encore à propos de sequeris, on peut envisager qu’il s’agisse d’un présent de conatu : « tu prétends suivre… alors que tu es plutôt digne de etc. ».
L’épitaphe de Sénèque constitue une pièce indépendante et sa transmission est assurée par un nombre important de manuscrits dont le plus ancien, le Valentianus 390, date du IXe siècle. À côté de deux autres manuscrits médiévaux du XIe et du XIIIe siècles, cette épigramme est bien attestée dans une vingtaine de manuscrits vaticans plus tardifs qui ne sont pas antérieurs au XIVe et XVe siècles. Cette pièce est également l’une de celles qui ont fait couler le plus d’encre, sinon même la plus discutée. Sans entrer dans un débat trop vaste et complexe pour notre propos, signalons seulement que l’un des arguments avancés en faveur d’une datation tardive de cette pièce consiste à faire valoir qu’elle est l’œuvre d’un auteur chrétien, comme peut éventuellement[2] le suggérer le mouvement d’ensemble de la composition et des particularités de vocabulaire (ainsi l’emploi de animas pour animos au vers 2).
Quoi qu’il en soit de la question de l’authenticité, l’ensemble du propos n’est pas étranger à la pensée de Sénèque qui s’adresse au dieu en lui donnant le nom de père pour lui demander de le guider où il lui plaira (Ep. XVII/XVIII 107, 11) : duc, o parens, (…) quocumque placuit. Pour ce qui est de la survie de l’âme au corps, Sénèque hésite mais prend plusieurs fois position en faveur d’une survie de l’âme, et notamment dans la Consolation à Marcia et dans ses Lettres à Lucilius (XVII/XVIII 102, 24-26), où l’âme du défunt « ôte son vêtement de peau » pour « naître à l’éternité ».
Cette épigramme est proposée par le seul ms. M (le Fuerstenfeldensis Monac. lat. 6911, du XIIIe ou du XIVe siècle), qui la livre à la suite des épigrammes 45, 46, 48 et 55. C’est sur cette base qu’elle est intégrée au corpus et attribuée à Sénèque. Le contenu, du reste, ne s’oppose pas à cette intégration, puisque le thème développé rappelle celui des autres pièces d’ambiance horacienne (carm. 16, 17 et plus encore 41, 48 et 52).
Au vers 2, nous lisons ad se transferri, qui est une correction pour le a te phonétiquement très proche du ms. M et qui ne fait pas sens : a te ne pourrait renvoyer qu’à Phébus, interpellé par le poète au vers 1, mais cela n’aurait guère de sens.
Il est question au vers 3 de la dignité de préteur ; nous savons par Tacite (XII 8) qu’Agrippine l’obtint pour Sénèque avec son retour d’exil. Faut-il, avec Herrmann, voir dans ce refus de la préture une preuve de ce que le poème a été composé par Sénèque pendant son exil ? Rien n’interdit de le penser, mais rien non plus ne le prouve (et sûrement pas la suite du poème, qui ne semble pas avoir été composée par un exilé), pas plus qu’il n’est nécessaire d’y voir une composition authentiquement sénéquienne.
Les autres honneurs dont le poète déclare n’avoir cure sont les commandements militaires d’une part, et les hautes magistratures civiles de l’autre : les douze faisceaux du vers 7 (bis senos, littéralement « deux fois six », parce que duodecim présente une succession de trois brèves qui interdit son usage en poésie élégiaque) sont le signe du pouvoir consulaire[3] ; le plausus ter geminante manu renvoie aux ovations réservées par les comices à l’occasion des élections aux tergemini (ou trigemini) honores, soit les plus hautes fonctions de l’État – en dehors de la dictature ou du principat – que sont la questure, la préture et le consulat.
Au vers 6, le manuscrit présente un mot dont la restitution ne va pas sans mal : sedulitate est l’option prise par Baehrens et que nous suivons ici, contre Riese qui écrit (en le faisant précéder d’un obèle) sollicitate, de sorte que l’on ait sollicita sollicitate. Prato et Canali & Galasso acceptent la conjecture de Riese, mais nous préférons la refuser parce que sollicitas n’est pas un terme latin correct.
La traduction du vers 11 n’est pas sans poser quelques difficultés qui rappellent celles déjà rencontrées à propos du carm. 41, 4 : otia contingant pigrae non sordida uitae. Prato propose : « Tocchino a me le oneste occupazioni d’una vita tranquilla » ; Canali : « Tocchino a me i non sordidi ozi d’una vita tranquilla » ; quant à Herrmann, il parle des « loisirs sans mesquinerie d’une vie oisive ». Les trois s’accordent donc à entendre pigrae dans un sens favorable (sauf peut-être Herrmann), alors que ce terme est chargé d’une forte connotation négative en latin : la pigritia, c’est de l’indolence. C’est pourquoi nous préférons traduire non pas en disant que le poète désire « les loisirs sans bassesse d’une vie indolente », car à dire vrai les loisirs d’une telle vie ne sont pas dépourvus de bassesse, mais nous dirons plus volontiers qu’il souhaite « des loisirs dépourvus de la bassesse causée par une vie indolente ».
Au vers 12, l’idéal de tranquillité décrit par le poète – nec timeat quidquam mens mea nec cupiat – rappelle celui que nous avons déjà rencontré, tout particulièrement dans le carm. 51, 10-12. Dans le De uita beata (5, 1), Sénèque décrit l’homme heureux en termes identiques : potest beatus dici qui nec cupit nec timet beneficio rationis. Cet idéal est celui du philosophe qui est aussi le véritable roi – on connaît le fameux paradoxe stoïcien du sage qui seul est vraiment libre, seul roi, seul riche, etc. – et nous en avons un écho dans le Thyeste de Sénèque où le chœur chante (388-390) : rex est qui metuit nihil, / rex est qui cupiet nihil, / hoc regnum sibi quisque dat.
Enfin, la dimension familiale du bonheur souhaité par le poète encadre la finale de cette épigramme : après avoir demandé au vers 10 de pouvoir ne laisser passer aucun jour sans être auprès de son frère (noter le singulier), il souhaite qu’à sa mort son cadavre puisse être enseveli par ses deux frères. Ce souhait est l’écho du désir formulé dans le carm. 41, 1 : sic mihi sit frater maiorque minorque superstes.
Notes
[1] Prato (1964, p. 224) fait « l’ipotesi di un interpretazione… omossessuale, con intenzioni satiriche non dissimili, ad es., da Mart. 3, 88 ». L’idée est intéressante, et d’autant qu’elle est avancée avec toute la prudence qui convient (« era solo un’ipotesi »), mais nous préférons nous en tenir au sens obvie qui, comme nous l’avons dit, ne présente pas selon nous de contradiction qui implique que l’on doive chercher à formuler une interprétation alternative.
[2] Car la prudence est de mise, et l’on évitera un jugement aussi catégorique que celui de Herrmann notant (1955, p. 6) que « [l]a contradiction entre son vers final et la fin de l’épigramme [72], et son ton de renoncement et son vocabulaire (…) sont tels qu’on doit la considérer comme l’œuvre d’un poète chrétien ». La contradiction n’est pas aussi évidente qu’il le dit cependant ; pour un bref examen du problème, cf. Henri Bardon, art. « Les épigrammes de l’Anthologie attribuées à Sénèque le philosophe », in Revue des Études Latines 17 (1939), p. 72 et suiv.
[3] Un proconsul en a normalement onze, mais Prato (1964), p. 239, signale que les proconsuls d’Afrique et d’Asie étaient également précédés de douze licteurs. Les autres magistrats en ont respectivement six (Magister equitum et préteur, mais seulement deux à l’intérieur du pomoerium), cinq (propréteur) et deux (édile curule). Le dictateur en avait vingt-quatre depuis Sylla, contre douze auparavant.
Praefatio —
Introduction
Carmina 1-13,
14-23,
24,
25-34,
35-47,
48-60, 61-72
Annexe
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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006
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