FEC 12 (2006)

Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006

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Ménandre

 

Le comique raffiné

 

 

 

par

 

Philippe Renault

 

 

    Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or. Les FEC ont proposé de lui en 2003 trois articles, intitulés respectivement : Fable et tradition ésopique ; L'esclave et le précepteur. Une comparaison entre Phèdre et Babrius, ainsi que Babrius, un fabuliste oublié.

    Philippe Renault s'intéresse également à Lucien de Samosate, auteur dont il a confié, également à la BCS, une traduction nouvelle de plusieurs dialogues : Le Banquet ou les Lapithes ; Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule ; La Mort de Pérégrinos, et Le Maître de Rhétorique.

    En ce qui concerne l'Anthologie Palatine, Philippe Renault a donné à la BCS une traduction nouvelle du Livre V (= « Les épigrammes érotiques ») et du Livre XII (= « La Muse garçonnière »), œuvres qu'il a pris soin de présenter  dans deux articles : Anthologie Palatine. Deux mille ans d'Anthologie Grecque, mais un chantier toujours ouvert (FEC 8 - 2004) et La Muse garçonnière, bible de l'amour grec (FEC 10 - 2005).

    Un article sur Aristophane, intitulé Aristophane, le joyeux réactionnaire (FEC 11 - 2006), a été donné récemment par le même auteur à la BCS.

 

 

Plan

 

Introduction

Vie

Gloire, oubli et redécouverte

Une œuvre influencée par les Tragiques

Une comédie réaliste et consensuelle

Une comédie reflet de son temps

Une écriture raffinée, une structure élaborée

Conclusion

Bibliographie

Ménandre en ligne

 

 

 

Introduction

 

    À la fin du IVe siècle, bien que son rôle politique aille en déclinant, Athènes continue malgré tout à jouir d'une renommée culturelle considérable. Repliée sur elle-même, ballottée entre les différents prétendants à la succession d'Alexandre, la cité réussit encore à maintenir sa prospérité tant bien que mal. La vie citoyenne a perdu de sa splendeur : après Démosthène et ses vigoureuses harangues contre la Macédoine, il n'y a plus guère de grands orateurs susceptibles de galvaniser le moral des Athéniens qui ont tendance à se détourner de plus en plus de la vie publique. De même, l'époque ne se prête plus aux violentes diatribes politiques et aux caricatures dont les poètes comiques faisaient leurs « choux gras ». À la comédie d'Aristophane a succédé une comédie désengagée de la politique, nettement plus intimiste et préoccupée de peindre des caractères individualisés dans le cadre d'une intrigue domestique. Le représentant le plus typique de cette comédie dite « nouvelle » (pour la différencier de la comédie « ancienne », caractéristique de celle d'Aristophane) est sans conteste Ménandre.

 

 

Vie

 

    Ménandre naquit aux alentours de 343 à Képhisia, dème de la tribu Érekhthéïde dans une famille noble. Son père Diopeithès a été identifié par les historiens, non sans quelque doute, avec le gouverneur athénien de Chersonèse dont parle un discours de Démosthène. Son goût pour la comédie lui vint probablement de son oncle, le poète Alexis de Thourioi, un des maîtres de la comédie moyenne. Il semble avoir suivi l'enseignement du philosophe et savant Théophraste, successeur d'Aristote au Lycée et auteur des Caractères que La Bruyère imita. Il fut aussi l'ami d'Épicure qu'il fréquenta dès l'enfance. C'est au contact de ce personnage éminent que Ménandre acquit probablement un sens aigu de la psychologie qui lui fit peindre les personnages de ses pièces avec une aisance et une justesse remarquables. Cette fréquentation permet aussi d'expliquer le nombre de sentences morales et d'éloges de personnalités philosophiques dont regorgent ses comédies.

 

    Comme Aristophane, il commença très jeune sa carrière théâtrale. Sa première pièce La Colère est datée de 321. D'après la Souda, il aurait écrit environ cent huit comédies en moins de trente années (une performance !) : on connaît aujourd'hui le titre de plus de quatre-vingt-dix d'entre elles.

 

    Homme aimable, cultivé, raffiné, aimant se frotter le corps d'essences rares, soignant son maintien et souscrivant aux théories de son ami Épicure, Ménandre entretint des relations parfois orageuses avec de nombreuses maîtresses, parmi lesquelles Thaïs, Nannion et surtout Glycéra, toutes courtisanes, et dont le nom fut donné à plusieurs héroïnes de ses pièces. Du point de vue politique, il eut maille à partir avec Démétrios Poliorcète quand celui-ci prit le pouvoir à Athènes, une fois que fut renversé Démétrios de Phalère que Ménandre avait eu l'imprudence de soutenir. Mais il ne fut pas trop inquiété, et il put demeurer à Athènes, bien que Ptolémée d'Égypte se proposât de le secourir en lui accordant l'hospitalité de sa cour.

 

    De son vivant, il semble que l'art de Ménandre ne fût pas apprécié à sa juste mesure. On l'accusa même à un moment d'avoir plagié les pièces de ses confrères, en particulier L'Augure d'Antiphanès, qu'il se serait contenté de recopier pour écrire son Homme superstitieux : c'est en tout cas ce que nous rapporte Eusèbe de Césarée dans un passage de sa Préparation évangélique. Mais tout cela prête à caution et n'est peut-être qu'une médisance colportée par quelque rival.

 

    On sait que les Athéniens lui préférèrent Philémon (qui lui survécut trente ans et mourut à cent ans en 262 !), ne couronnant que huit de ses pièces durant les concours théâtraux. Philosophe, mais conscient de sa propre valeur, Aulu-Gelle prétend qu'il réagit au succès de son rival par cette question qu'il lui posa : « En toute bonne conscience, quand tu m'as vaincu, n'as-tu pas rougi ? »

 

    Ménandre mourut en 292 de façon accidentelle en se noyant dans le port du Pirée, non loin duquel il possédait une riche villa. Il fut enseveli au bord de la route menant du port à Athènes, à côté du cénotaphe dressé en l'honneur d'Euripide, un tombeau que Pausanias vit encore à l'époque de Marc-Aurèle. Au IIIe siècle av. J.-C., il recueillit enfin les faveurs des Athéniens et de tous les Grecs ; on lui dressa même une statue dans le théâtre de Dionysos, côtoyant celles des Tragiques. Le portrait que l'on peut voir au Vatican est d'ailleurs une réplique de celle-ci. Pour preuve encore de cette gloire posthume, les fresques trouvées dans des villas pompéiennes (dont la fameuse Villa dite « de Ménandre ») illustrant ses pièces les plus populaires.

 

 

Gloire, oubli et redécouverte

 

    Plus que celle d'Aristophane, dont la comédie ne devait pas avoir de postérité véritable, celle de Ménandre connut un retentissement durable. Il fut largement imité par les auteurs latins aux IIIe et IIe siècles av. J.-C., notamment Plaute et Térence. Ces derniers composèrent quelques pièces qui ne sont rien de plus que les transcriptions latines de celles de l'auteur athénien, comme L'Andrienne et L'Eunuque (Térence) ou Les Bacchides (Plaute). Les Romains l'admirèrent tant que César avait l'habitude de dire de son compatriote Térence qu'il n'était qu'un « demi-Ménandre ». Plutarque le couvre de louanges dans sa Comparaison entre Aristophane et Ménandre ; même chose pour Quintilien dans son Institution Oratoire, admiratif devant l'art avec lequel le poète prête à chaque personnage, selon sa condition et son âge, le discours qui lui est adapté. Cette réputation dont jouissait le comique est confirmée par les 758 vers des Sentences qui circulèrent jusqu'au Ve siècle à travers le monde antique et qui finirent par faire peu à peu oublier les comédies dont elles étaient tirées. Recueil à usage scolaire, ces Sentences furent largement pillées par Stobée pour son Florilège, longtemps le seul ouvrage qui nous a permis de lire des vers de Ménandre. Pourtant, d'après le témoignage du bibliothécaire du Vatican Léo Allatius, il restait encore à Constantinople, au XVIe siècle, 23 pièces de Ménandre avec un commentaire de Michel Psellos.

 

    Au XIXe siècle, un premier pas dans la connaissance de l'œuvre de Ménandre fut franchi par le travail des érudits allemands. Tous les fragments du poète furent consciencieusement rassemblés, d'abord par August Meineke (1855), puis par Theodor Kock dans son précieux ouvrage Comicorum Atticorum Fragmenta (1888). En tout, 1650 vers ou parties de vers, incluant un nombre considérable de citations faites par les lexicographes byzantins, furent recensés. Cependant on estime qu'une bonne cinquantaine de ces brèves sentences s'avèrent d'attribution douteuse.

 

    Par bonheur, tout au long du XXe siècle, une série de découvertes papyrologiques a changé radicalement la situation, et nous a permis d'avoir une idée plus complète du génie de Ménandre. En 1905, un papyrus du Caire, découvert lors des fouilles de la villa du notaire Dioscorus à Aphroditopolis, nous a révélé plus de la moitié de L'Arbitrage, 250 lignes de La Femme tondue, 63 vers du Héros (Prologue et première scène) et 340 vers de La Samienne, en tout plus de 1300 vers. En 1959, un autre papyrus nous a livré pour la première fois l'intégralité d'une œuvre de Ménandre, à savoir Le Grincheux (Dyskolos), une œuvre très populaire dans l'Antiquité, primée aux Lénéennes de 317, et que cite Julien l'Apostat dans son Misopogon. Dans les années 1960 et 1970, de nouveaux fragments (125 vers exactement) ont été découverts du Paysan (Papyrus de Genève), des Sicyoniens (sur une bandelette de momie égyptienne !) et de La Double Tromperie. Enfin, en 2003, le philologue italien D'Aiuto a exhumé 400 vers de Ménandre, 200 du Grincheux et 200 environ tirés d'une pièce non encore identifiée. Et il semble que ces enthousiasmantes découvertes ne soient pas terminées...

 

 

Une œuvre influencée par les Tragiques

 

    L'œuvre : elle était volontiers morale, voire moralisante. À l'instar d'Euripide, dont il emprunta un grand nombre de thèmes, les sentences abondaient à un point tel qu'à l'époque romaine (où on ne le jouait plus guère) on les rassembla, nous l'avons dit, dans des recueils scolaires. De plus, il emprunta au grand Tragique certains éléments de ses intrigues. En particulier, il semble que la tragédie Ion ait eut sa prédilection avec son thème de la vierge violée, de l'enfant abandonné, puis retrouvé miraculeusement dans la joie générale après maintes péripéties. Ces thèmes sont en effet récurrents chez Ménandre et se retrouvent dans la plupart de ses comédies. Leur pathétisme, élément euripidien par excellence, était sans doute très apprécié par le spectateur grec qui aimait non seulement rire et sourire, mais aussi s'émouvoir devant un tableau larmoyant, avant de partager, presque soulagé, la liesse générale qui accompagnait toujours la dernière scène de la pièce.

 

    Ménandre utilisa donc avec une rare habileté les recettes du théâtre tragique (comme les longs monologues ou les récits de messagers) au service de sa comédie bourgeoise. Cette incursion est particulièrement décelable lorsque Ménandre met dans la bouche de ses personnages des phrases plus ou moins empruntées au répertoire euripidien, tout en sachant qu'à partir de ces effets, dont le public n'est bien sûr pas dupe, il va déclencher le rire général. En fait, il y a chez Ménandre une volonté de parodier le genre tragique en le faisant virer parfois vers une authentique bouffonnerie : ainsi dans Le Héros, il met en scène un esclave amoureux qui se lance dans une tirade à la manière tragique, mais avec tant de boursouflures dans l'énoncé qu'il en est ridicule. Déjà, pour le spectateur de ce temps, écouter un esclave dire ses peines de cœur déclenchait probablement un rire immédiat... De cette imitation subtile de la forme tragique, Ménandre a donné à la comédie une nouvelle dimension qui est en soi tout à fait originale.

 

 

Une comédie réaliste et consensuelle

 

    Autre nouveauté, la volonté délibérée de coller à la réalité quotidienne. En effet, ce théâtre nous montre des gens simples, on dirait aujourd'hui de « braves gens », qui ont leurs qualités et leurs défauts. Autour de la famille gravite toute une galerie de caractères très distincts qui a fait non seulement l'admiration du public, mais aussi a réjoui des érudits, tel Aristophane de Byzance qui, considérant Ménandre comme un maître du réalisme, un égal d'Homère dans son domaine, se vit attribuer cette phrase pour caractériser l'œuvre du poète : « De Ménandre ou de la vie, lequel sut imiter l'autre ? ». Ce réalisme contrastait avec les excès et la fantaisie débridée d'Aristophane.

 

    La représentation du quotidien se veut donc réaliste, voire prosaïque ; les interventions divines y sont réduites au minimum (excepté dans le prologue explicatif, encore un emprunt notable à la tragédie d'Euripide), ce qui différencie là encore Ménandre d'Aristophane et de sa propension au merveilleux (certes teintée de grotesque) ; l'intrigue est une suite de rebondissements rocambolesques qui aboutit de façon inévitable à une conclusion heureuse (le plus souvent à un mariage inespéré) et, disons-le, peu vraisemblable. La femme convoitée, aimée par un fils de famille, mais avec laquelle contracter une alliance était impossible du fait de sa condition modeste ou, pire, de son état d'esclave, se révèle finalement une riche héritière et de naissance libre... Une pareille intrigue se retrouve ainsi dans La Samienne. En fait, la morale et la légalité sont sauves, et si le spectateur a pu croire au milieu de la pièce, au plus fort de l'action, que la situation était inextricable, les choses se sont finalement arrangées pour le mieux et surtout dans l'intérêt des familles, celles-ci ayant réussi à préserver leur unité après moult vicissitudes. Les mariages sont heureux, les femmes sont reconnues fidèles (même si le doute a pu s'immiscer à un moment donné pour donner un peu de « croustillant » à l'intrigue), on s'aperçoit en fin de compte que les filles sont restées vierges avant le mariage, que les enfants sont bel et bien légitimes, etc... Et si les personnages ont commis des fautes à la suite de malentendus, il faut bien avouer que tous, du chef de famille aux esclaves, sont irréprochables moralement, bons parents, sensibles au malheur d'autrui, et somme toute incapables de la moindre méchanceté. Le monde de Ménandre est celui où les rapports entre les êtres sont normalisés et où l'affection tient une place considérable. Cet idéal de tolérance, de douceur et de vertu, en un mot la philanthropie, est en effet inséparable de la formation philosophique de l'auteur qui lui a permis de moraliser un genre jusque-là plus ou moins subversif et souvent d'une crudité sans limite.

 

    Quant aux personnages en eux-mêmes, convenons qu'ils ne sont que de purs stéréotypes : le jeune amoureux, la fille « oie blanche », le père autoritaire, voire tyrannique (ou le père trop bon enfant), la mère acariâtre, le misanthrope, la courtisane au grand cœur ou cupide, le jeune voluptueux, l'amoureux transi, l'entremetteuse, l'esclave futé, le parasite flatteur ou glouton, etc... Cette tendance qui se veut approchante de la psychologie humaine est probablement le fruit des leçons que Ménandre reçut de son maître Théophraste. D'ailleurs, il est remarquable de constater que les titres de certaines comédies ne sont que l'exploitation littéraire des caractères mis en avant par le philosophe du Lycée.

 

    Notons que tout ce petit monde était reconnaissable par les différents masques utilisés par les acteurs et qui définissaient chaque psychologie. À l'époque hellénistique, ces masques s'étaient multipliés, constituant ainsi le registre de toutes ces individualités que désormais la comédie nouvelle offrait à un public qui en était friand.

 

    Le quotidien décrit par Ménandre est donc trop beau pour être vrai : même si les défauts des uns et des autres sont là pour donner du pittoresque à l'ensemble de la pièce, la conclusion optimiste est de rigueur et renforce assurément l'ordre établi. Comme dans nos « sitcoms » actuels, la conformité veille et certains sujets demeurent tabous : ni le divorce (on ne rompt pas chez Ménandre ce qui, soit dit en passant, ne correspond guère à la réalité sociale athénienne) ni la pédérastie (pourtant si répandue) ne sont évoqués sous la plume de notre auteur. Quant à la réalité politique, elle est sciemment ignorée, malgré les troubles qui n'ont cessé d'affecter la vie de la cité durant le dernier tiers du IVe siècle. Cette atemporalité de l'œuvre ménandrienne explique en partie la raison pour laquelle nous avons beaucoup de peine à dater les pièces dont nous disposons, les allusions politiques y étant quasi inexistantes. On sait que, chez Aristophane, il n'en était rien et que l'argument même des comédies était puisé dans la réalité politique la plus brûlante. Les attentes du public athénien étaient, il est vrai, tout autres un siècle plus tard, et la comédie nouvelle visait avant tout à le divertir et non à orienter son opinion. De plus, avec la suppression des indemnités permettant au petit peuple de participer aux spectacles, le public s'était en quelque sorte embourgeoisé : cette élite, plus individualiste que jamais, désintéressée de la chose politique, était par nature frileuse et ne recherchait plus d'elle-même qu'une image confortable et rassurante, susceptible de lui faire oublier l'instabilité des temps.

 

 

Une comédie reflet de son temps

 

    Toutefois, cette douceur n'empêche pas Ménandre d'être un homme de son époque, ne discernant pas certaines formes de violence là où, pour nos esprits contemporains, elle apparaîtrait criante. Par exemple, cet esprit hautement raffiné et philosophe n'avait pas la susceptibilité que nous avons le devoir de ressentir vis-à-vis de la condition des esclaves. Ainsi, une scène de la Périnthienne nous montre un maître de maison dresser avec désinvolture, presque de manière bouffonne, un bûcher à son esclave fautif pour l'y faire brûler vif ; certes, l'esclave sera sauvé in extremis, mais une telle faute de goût aurait révulsé le public d'aujourd'hui, avec justice ; mais soyons sûrs que chez les spectateurs du IVe siècle, la chose devait déclencher des rires frénétiques... Quant au thème de l'exposition des enfants et de l'infanticide qui en découle, si fréquent dans l'œuvre du poète athénien, il faut bien avouer qu'il ne soulève aucune réprobation de la part des protagonistes de la pièce, la chose leur paraissant toute naturelle, parfois même en certains cas nécessaire... En outre, les femmes violentées et finalement engrossées par de jeunes hommes turbulents et enivrés, thème également récurrent chez Ménandre, ne sont visiblement pas un motif d'indignation, loin s'en faut, surtout si les choses rentrent dans l'ordre quand on s'est aperçu que le jeune violeur s'est en fait marié avec celle avec qui il avait fauté ! En fait, les pièces de Ménandre, plus que celles d'Aristophane, constituent un document sociologique de premier plan pour les historiens.

 

 

Une écriture raffinée, une structure élaborée

 

    Contrairement à Aristophane le provocateur, « flirtant » sans cesse avec le mauvais goût, Ménandre était toujours soucieux d'élégance stylistique comme nos auteurs du XVIIe siècle : son langage d'un bel atticisme se plie à ce qu'on pourrait nommer une règle de bienséance avant la lettre, tout en conservant un certain relief et une certaine couleur. Les propos des protagonistes sont tour à tour sombres, émouvants (comme la confession du Grincheux), ironiques plutôt que mordants. Tous, de la maquerelle au grand bourgeois, de l'esclave à la maîtresse de maison, parlent dans une langue élaborée, voire châtiée, à mille lieux de la réalité. Mais un tel style était susceptible de plaire à un public déjà habitué aux innovations dramatiques d'Euripide. Sans doute, dès ses débuts, Ménandre remporta les suffrages des Athéniens raffinés et de la classe moyenne, celle constituée par de petits propriétaires terriens. On rapporte que le récit de ses comédies agrémentait les fêtes privées à un tel point que l'on disait qu'il « était pour les convives plus aisé de se passer de vin que de Ménandre ». Après sa mort, c'est le petit peuple qui commença à apprécier le pathétisme, le message tout de mansuétude et de compassion délivré par cet amuseur qui se voulait éducateur moral et philosophe.

 

    S'agissant de la structure interne de la comédie de Ménandre, soulignons qu'elle était remarquablement charpentée avec une véritable unité d'action qui faisait tant défaut au répertoire aristophanien qui consistait la plupart du temps en une suite de scènes décousues. Chez Ménandre, la pièce a toujours cinq actes d'une durée à peu près équivalente et la rigueur dramatique est de règle. On rapporte d'ailleurs que l'auteur attachait une importance cruciale à la cohérence interne de sa pièce et qu'il méditait longuement l'intrigue. C'est seulement quand celle-ci était bien nette dans son esprit qu'il s'attelait au texte, puis à sa versification. La « machinerie dramatique » est à cet effet remarquable et les enchaînements scéniques sont si bien huilés que l'on pense parfois à Feydeau. De ce fait, on ne trouve guère pas chez lui les fulgurances géniales mais souvent désordonnées d'Aristophane, qui avaient tendance à se laisser dominer par sa verve au détriment de l'intrigue qu'il considérait comme secondaire.

 

 

Conclusion

 

    On comprend que cette comédie à intrigue mais hors du temps, à vocation universelle, indépendante de toutes circonstances politiques et sociales, ait eu un succès durable, contrairement aux compositions d'Aristophane, et ait valu à Ménandre l'admiration des Anciens. Et pourtant, étrangement, une telle unanimité n'a pas suffi pour permettre à son œuvre de défier les aléas du temps. Disons-le tout net, Ménandre n'a pas eu de chance dans la transmission de son texte. Certes, ses œuvres complètes, comme celles des Tragiques et d'Aristophane, furent déposées à Alexandrie et dans les grandes bibliothèques hellénistiques. Hélas ! notre poète fut oublié lors de la constitution du choix scolaire effectué à l'époque d'Hadrien, et qui décida du sort de bien des auteurs illustres. On sait que ces choix furent plus tard recopiés sur parchemin par les copistes byzantins, d'où leur subsistance, ce nouveau support étant bien plus solide que le papyrus. La seule sélection scolaire dont bénéficia Ménandre fut celle des maximes tirées de ses pièces et que des lexicographes nous ont transmises. Heureusement, des papyrus exceptionnellement nombreux nous ont permis de réparer une terrible lacune et de ressusciter depuis peu l'art de ce poète exquis et raffiné, inventeur de nouveaux ressorts dramatiques et de types de personnages qui ont eu une influence considérable dans le théâtre occidental : de Molière aux auteurs de boulevard, tous ont contracté une dette immense envers Ménandre l'Athénien.

 

 

 

 

 

Bibliographie

 

 

 

 

Austin G., Poetae Comici Graeci, six volumes, Berlin-New-York, 1983.

Austin G., Comicorum Graecorum Fragmenta in papyris reperta, Berlin-New-York, 1973.

Blaydes, Comicorum Graecorum Fragmenta, Oxford, 1880-1893.

Edmonds J.M., The Fragments of Attic Comedy, Leyde, 1961.

 

Blanchard A., Théâtre de Ménandre, Librairie générale française, collection « Le Livre de Poche », Paris, 2000.

Handley E., Dyskolos, Londres, 1965.

Jacques J. M., Ménandre : comédies, Paris, Les Belles Lettres, 1971, 1989 et 1998.

            I. La Samienne

            II. Le Dyskolos

            III. Le Bouclier

 

Ménandre. Entretiens préparés et présidés par Eric G. Turner (Entretiens sur l'Antiquité classique, XVI), Vandœuvres - Genève, Fondation Hardt, 1970.

Benoît C., Essai historique et littéraire sur la comédie de Ménandre, Paris, 1854.

Barigazzi A., La Formazione spirituale di Menandro, Turin, 1965.

Bingen J., « Ménandre ou jouer Athènes à Athènes », dans Théâtre de toujours d'Aristote à Kalisky. Hommages à Paul Delsemme, Bruxelles, 1983, p. 75-87.

Blanchard A., Essai sur la composition des comédies de Ménandre, Paris, 1983.

Croiset M., Le dernier des attiques : Ménandre, Paris, 1909.

Cusset C., Ménandre ou la Comédie tragique, CNRS Editions, 2003.

Gomme-Sandbach, Menander : a commentary, Oxford, 1973.

Guizot G., Ménandre : étude historique et littéraire sur la comédie et la société grecques.

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Méautis G., Le Crépuscule d'Athènes et Ménandre, Paris, Hachette, 1954.

Préaux C., Ménandre et la société athénienne, Chronique d’Égypte no 32 (1957), p. 84-100.

Préaux C., Les fonctions du droit dans la comédie nouvelle : à propos du Dyskolos de Ménandre, Chronique d’Égypte no 35 (1960), p. 222-239.

Webster T.B.L., An introduction to Menander, Manchester, 1974.

Zagagi N., The Comedy of Menander : Convention, Variation and Originality, Londres, 1994.

 

 

 

Ménandre en ligne

 

 

 

 

Le Grincheux, une traduction annotée par Marie-Paule Loicq-Berger, BCS 2005. Une remarquable et très vivante adaptation (en prose) de la seule pièce intégrale (en grec Dyskolos) qui nous soit parvenue de Ménandre.

 

Personnal relationships and other features of Menander, par Stanley Ireland. Une étude intéressante (en anglais) sur l'œuvre et les personnages des pièces de Ménandre. Article publié par l'Université de Virginie en 1994.

 

The Grouch (Dyskolos) by Menander : an example of Greek New Comedy, par Norine Polio. Un article, également en anglais, publié par le Yale-New Haven Teachers Institute en 1984 et mis en ligne en 2006.

 

Ménandre : Anthologie, un volumineux dossier de Philippe Renault (2006). Abondamment illustré, il comporte plusieurs volets, dont une liste des oeuvres de Ménandre, et surtout une abondante anthologie de traductions personnelles, dues à Philippe Renault lui-même.

 

 

 

FEC 12 (2006)

Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 - juillet-décembre 2006

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