Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 (juillet-décembre 2006)
folia_electronica@fltr.ucl.ac.be
Aristophane
Le joyeux réactionnaire
par
hilippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique, préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or. Les FEC ont proposé de lui en 2003 trois articles, intitulés respectivement : Fable et tradition ésopique ; L'esclave et le précepteur. Une comparaison entre Phèdre et Babrius, ainsi que Babrius, un fabuliste oublié.
Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. On lui doit une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant ». D'autre part, il a établi pour la BCS un catalogue détaillé des œuvres de Lucien, et confié, également à la BCS, une traduction nouvelle de cinq dialogues de Lucien : Le Banquet ou les Lapithes ; La Traversée pour les Enfers ou le Tyran ; Les Amis du Mensonge ou l'Incrédule ; Ménippe ou le Voyage aux Enfers, La Mort de Pérégrinos, et Le Maître de Rhétorique.
En ce qui concerne l'Anthologie Palatine, Philippe Renault a donné à la BCS une traduction nouvelle du Livre V (= « Les épigrammes érotiques ») et du Livre XII (= « La Muse garçonnière »), œuvres qu'il a pris soin de présenter dans deux articles : Anthologie Palatine. Deux mille ans d'Anthologie Grecque, mais un chantier toujours ouvert (FEC 8 - 2004) et La Muse garçonnière, bible de l'amour grec (FEC 10 - 2005).
Le même Philippe Renault est également l'auteur d'une anthologie de textes d'Aristophane empruntés aux différentes comédies et traduits en français par ses soins. Cette anthologie se compose de deux parties, qu'on trouvera sur le site de Philippe Remacle : Des Acharniens aux Oiseaux, et de Lysistrata à Ploutos.
Brèves considérations sur l'origine de la comédie
Il semble que la poésie comique soit l'héritière plus ou moins lointaine de fêtes à tendances bachiques qui avaient lieu au moment des moissons et dont la fantaisie débridée (à l'image de notre carnaval actuel), les allusions obscènes, l'agressivité parfois, invitaient les hommes à conjurer le mauvais sort. À cet effet, tous les moyens étaient bons pour satisfaire Dionysos, le divin destinataire de ces cérémonies, lui qui, selon les esprits du temps, appréciait hautement ces débordements d'allégresse et de furie.
Quant à l'expression proprement comique, qui signifie la dérision des aspects les plus laids de la nature humaine, on peut la faire remonter en Grèce au VIIe siècle, à une époque qui voit la création de l'iambe par Archiloque de Paros. S'agissant de la scène comique (mais aussi de sa consœur tragique), elle se développa de manière extraordinaire dès la fin des guerres médiques avec l'essor à Athènes du régime démocratique : de délire verbal sans véritable consistance dont le but essentiel était de frapper les hommes de « stupeur divine », on la vit se transformer peu à peu en une farce satirique, bafouant à la fois les modes, les préjugés, le ridicule de certaines situations et ne se privant pas de s'en prendre ouvertement à des particuliers, notamment à des hommes politiques en vue. En outre, les représentations des comédies étaient un moment privilégié où le peuple rassemblé venait s'informer et se faire une opinion sur les derniers événements politiques de la cité.
La carrière d'Aristophane
Aristophane ne fut pas le premier à écrire des comédies : il eut des devanciers qui ont pour nom Cratès ou Phérécratès, dont il ne nous reste que quelques bribes de vers. Heureusement nous avons la chance de posséder de lui onze pièces intégrales sur les quarante-quatre qu'il composa. Né vers 445 à Athènes, dans le dème de Cydathénaeum, de la tribu Pandionis, on a longtemps prétendu qu'il était issu d'une famille étrangère établie récemment à Athènes. On fit de lui un Rhodien, voire même un Égyptien, rumeurs propagées selon toute vraisemblance par ses ennemis. On sait que son père Philippos, très riche, possédait des domaines dans l'île d'Égine. Il commença à composer très jeune, sans doute dès l'âge de 18 ans. Sa première pièce, Les Banqueteurs, remportèrent le second prix en 427. Dans cette première œuvre, Aristophane apparaissait tel qu'en lui-même : il y mettait aux prises deux jeunes garçons, l'un débauché, adepte des tendances philosophiques de son temps, l'autre vertueux, fidèle aux valeurs morales traditionnelles. Force est de constater que la trame des Nuées y était déjà nettement esquissée. Les Acharniens, sa troisième pièce et la première en date que nous avons, fut son premier succès : elle fut représentée en 425. Cette œuvre qui prônait le retour à la paix dans une Athènes alors en conflit ouvert avec Sparte fut un succès immédiat et le véritable début de sa carrière comique. L'année suivante, il représentait Les Chevaliers, satire féroce visant l'homme politique du jour, Cléon, habile orateur et favori du parti populaire. En 423, en composant ses Nuées, Aristophane s'attaqua aux prétendus ravages de l'éducation nouvelle ainsi qu'à l'essor de la rhétorique, mettant en scène celui qui, d'après lui, en était l'éblouissant symbole, à savoir Socrate, l'ennemi philosophique du poète, en quelque sorte le pendant de Cléon qui était son ennemi politique. Les Guêpes, jouées en 422, sont une charge virulente contre les pouvoirs excessifs des tribunaux populaires, responsables, de l'avis d'Aristophane, de la manie procédurière des Athéniens. La Paix (421), une œuvre pour une fois dénuée de toute férocité verbale, est peut-être la pièce la plus poétique de son auteur, où abondent tirades lyriques, chants rustiques et bonne humeur. Les Oiseaux sont son chef-d'œuvre par son sens de l'absurde poussé à l'extrême. La pièce marque indéniablement un tournant dans la carrière d'Aristophane, par son militantisme plus discret, par la moindre importance des propos à caractère démonstratif qui pullulent dans les pièces précédentes où, il est vrai, la plume du poète se laisse souvent dépasser par la hargne de l'opposant politique ; désormais les tirades sont beaucoup plus allusives, quoique tout aussi percutantes. Bref, le style d'Aristophane a mûri, tendance confirmée par les pièces suivantes, Lysistrata, nouveau plaidoyer pour la paix, alors que la guerre s'est rallumée contre Sparte (411), et Les Thesmophories (409), diatribe contre le théâtre d'Euripide. Aristophane y est au meilleur de sa forme dans des pièces d'une verve confondante, aux situations toutes plus cocasses les unes que les autres, et regorgeant de tirades effrontées, d'une verdeur incroyable, les sociétés antiques n'ayant pas, précisons-le, la même vision de la pudeur et de l'impudeur que les nôtres. Les Grenouilles (405) sont encore une charge contre Euripide qui venait de mourir, une sorte de contre-hommage à sa personne et à son art : Aristophane y expose de façon détaillée ses propres conceptions poétiques à travers le personnage d'Eschyle, le plus grand des poètes, selon l'auteur, celui qui vient défendre l'intégrité de la tragédie mise à mal par son successeur Euripide. Les deux dernières pièces que nous possédons du poète sont datées de 392 et 388, L'Assemblée des femmes et Ploutos, et sont typiques des changements qui s'opèrent dans l'art comique : le lyrisme y est réduit à sa plus simple expression et l'intrigue ne consiste plus guère en âpres satires. Dans L'Assemblée des femmes, évocation des théories relatives à la mise en communauté des biens (qu'Aristophane ridiculise), la critique proprement politique est remplacée par une critique sociale. Même chose dans Ploutos, qui se veut une réflexion sur l'inégale - mais inévitable aux dires d'Aristophane ! - répartition des richesses. Aux interrogations politiques du moment succèdent des considérations beaucoup plus générales sur des idées philosophiques. La Comédie ancienne a donc laissé la place à la Comédie moyenne.
Une originalité saisissante
Ce qui frappe d'emblée dans les pièces de notre comique, c'est la conduite générale de l'action et sa vivacité : nulle rupture de rythme ne vient la déparer ; les scènes sont en général assez courtes et l'essentiel est dit ; peu de longues tirades, des répliques cinglantes dans la mesure du possible. En un mot, rien ne doit traîner. Ce style quasi vaudevillesque était une nouveauté et contrastait par exemple avec la structure plus molle des pièces du rival du poète, Cratinos, qui encombrait ses comédies de propos explicatifs.
Aristophane était doté en outre d'un esprit hors du commun : c'était un satirique violent et médisant, voire venimeux. Son théâtre est d'une grande liberté de ton, « flirtant » avec le mauvais goût mais compensé par un lyrisme indéniable, en particulier dans les scènes de chœur, telles celles de La Paix, où Aristophane nous gratifie de chansons agrestes et suaves qui ne sont pas sans rappeler dans leur belle simplicité la poésie hésiodique.
Ce poète est donc totalement maître d'un langage d'une richesse et d'une cocasserie que les Athéniens d'alors devaient apprécier avec une certaine jubilation. Mais nous avons du mal à apprécier dans sa juste mesure (ou sa démesure !) cette fantaisie, car bien des éléments nous échappent complètement. En effet, les plaisanteries qui fusent de partout dans les pièces d'Aristophane nous laissent le plus souvent sur notre faim car nous n'en comprenons pas le sens, lié à des circonstances bien précises, propres à l'Athènes du Ve siècle. Les metteurs en scène contemporains sont d'ailleurs contraints de pratiquer des coupes franches dans ses pièces s'ils veulent que celles-ci restent compréhensibles pour le public. Il n'empêche, quand cela était entendu par la foule des spectateurs antiques, la chose devait avoir un effet prodigieux.
Autre caractéristique, Aristophane puisa tous ses sujets dans l'actualité du jour et non dans les mythes. Tous les événements immédiats étaient alors passés au crible de son intraitable et féroce génie de pourfendeur. Les hommes du jour étaient vertement critiqués, voire attaqués, insultés (Cléon fit d'ailleurs les frais de la haine de notre terrible poète). La distance qui existait entre le Tragique et son public n'avait pas cours chez le poète comique qui se permettait de multiplier les clins d'œil aux spectateurs. À la manière de nos chansonniers contemporains, Aristophane se moquait de tout et de tous avec un excès et une bouffonnerie qui se voulaient profitables. Car le poète croyait en son rôle d'éducateur des foules.
Truculence et surréalisme
Peintre acerbe de la vie quotidienne à Athènes, Aristophane sut aussi avec génie en restituer la gouaille et les odeurs. Toutes ses pièces nous peignent un quotidien émaillé de scènes de rue pittoresques, de marchés et surtout de festins. Car les hommes d'Aristophane, d'une santé prodigieusement éclatante, sont des êtres prosaïques dont la paillardise anticipe déjà les personnages de Rabelais : ils n'aiment rien moins que trousser les femmes, manger jusqu'à se rassasier et boire du vin à profusion. Ce sont aussi des « rouspéteurs » foncièrement hostiles à leurs dirigeants, de perpétuels contestataires pour lesquels l'auteur prend radicalement fait et cause. Car en dépit de leur manque de distinction et leur lourdeur apparente, ses personnages possèdent en fait un gros bon sens hors du commun qui leur permet à ce titre d'être des juges sans concession de leur époque. Et c'est alors que l'intrigue bascule dans un terrifiant jeu de massacre où pour le plus grande joie du public, les célébrités du jour « en prennent pour leur grade » dans des plaisanteries faciles et grasses mais dont la profusion surréaliste avant la lettre fait toute l'originalité de ce théâtre.
Aristophane fut aussi un fantaisiste totalement débridé qui n'hésita pas à agrémenter ses pièces des situations les plus absurdes. Il suffit de relire Les Oiseaux et ses passages les plus hilarants pour s'en convaincre. Car l'auteur avait le goût du « non-sens » avant la lettre dans les situations mais aussi dans des répliques gorgées de néologismes, le résultat final étant de déclencher un rire que l'on qualifierait d'« hénaurme », un rire dont il faut rappeler qu'il était avant tout considéré sous un angle religieux puisque placé sous les auspices de Dionysos. Le poète ne reculait jamais devant aucune obscénité, ce qui, par ailleurs, a pu faire frémir certains esprits pudibonds du XIXe siècle qui le censurèrent en partie.
En vérité, le théâtre aristophanien est convié à une gigantesque farce où tout semble possible, même la réalisation des projets les plus farfelus : cité idéale élaborée au sein des nuées dans Les Oiseaux, la pièce la plus folle de son répertoire, grève des ventres féminins dans Lysistrata, prise du pouvoir par les femmes dans L'Assemblée des femmes, etc. Peu soucieux de réalisme, Aristophane fait communiquer entre eux les hommes, les dieux mais aussi des allégories comme la Richesse et la Pauvreté dans Ploutos. On ressuscite les morts afin que leur témoignage puisse être entendu dans des procès, tel Eschyle dans Les Grenouilles dont la présence permet d'accabler le malheureux Euripide.
Le pourfendeur des idées nouvelles et l'ami de la paix
Avant tout Aristophane se considérait comme le défenseur des vieilles traditions et le porte-parole d'un certain « bon peuple », dont il se fait une idée très personnelle, un peuple, dis-je, seul maître du bon sens commun. Il n'avait que faire des nouvelles idées philosophiques en cours dont il dénonça - avec excès - la propagation à Athènes. Il tira ainsi « à boulets rouges » sur les nouveaux penseurs et dénonça aveuglément l'enseignement de Socrate, l'accusant de pervertir la jeunesse athénienne et de lui inculquer une fausse morale, le qualifiant (grosse erreur de sa part) de sophiste (Les Nuées). De même, il condamna les orateurs dont les discours lui paraissaient démagogiques et auxquels il reprocha de tromper le peuple. Cléon fut l'une de ses victimes les plus notables dans Les Chevaliers. En réalité, ce n'était pas la démagogie du personnage qui le préoccupait, mais bien plutôt le fait qu'il était son adversaire idéologique, puisque Cléon se trouvait à la tête du parti populaire et qu'il cherchait à promouvoir les bases du régime démocratique tout en poursuivant la politique impérialiste d'Athènes. Autre « tête de Turc » d'Aristophane, Euripide, coupable selon lui de montrer sur la scène des exemples d'immoralité (Les Thesmophories) et taxant son théâtre de pornographie (ce qui est un comble !). Dans Les Grenouilles, il le mit en scène et le confronta à Eschyle dans une compétition où, sous le regard de Dionysos, il était vaincu par son aîné, celui qui possédait, au vu des critères d'Aristophane, toutes les vertus dramatiques et patriotiques qui lui faisaient tant défaut...
Dans les dernières pièces, la critique fut plus débonnaire, nous l'avons vu, mais toujours incisive et farouchement antiphilosophique. Dans L'Assemblée des femmes, il ridiculisa certaines idées communautaires qui avaient cours dans les milieux intellectuels, idées dont les sophistes se faisaient les théoriciens à la même époque. Là encore, la subversion (à la fois politique et sexuelle, les femmes dans la pièce prenant le pouvoir et instaurant une sorte de communauté des biens et des gens) se devait, selon Aristophane, d'être récusée au nom de l'ordre ancien dont il n'avait jamais cessé, répétons-le inlassablement, de vanter les mérites.
À mettre à l'actif du poète, son combat pour la paix durant l'interminable Guerre du Péloponnèse, notamment dans La Paix où il évoquait, non sans poésie, la libération de la malheureuse allégorie par Trygée et un groupe de paysans. En cela il partageait probablement les sentiments d'une grande partie de la population athénienne, lassée par un conflit qui semblait sans issue. Quelques années plus tard, l'amertume du poète désappointé par l'installation durable de la guerre en Grèce lui inspira sa comédie la plus originale et peut-être la plus poignante, Les Oiseaux, dans laquelle il montrait deux « déçus » d'Athènes et de sa politique, contraint d'abandonner leur cité (où plus rien de bon n'était à espérer) pour émigrer au pays des Oiseaux et y reconstituer une sorte de « paradis perdu ».
Il faut bien le reconnaître, la mentalité du poète était celle d'un homme commun aux idées étriquées (on dirait aujourd'hui « petites-bourgeoises ») mais que la puissance de son style sublimait. Il s'est trompé sur des hommes comme Socrate et Euripide ; il s'est souvent contredit et lancé dans des divagations haineuses à la limite de la paranoïa et n'a rien compris (ou n'a délibérément pas cherché à comprendre) les grandes mutations intellectuelles de son temps. Les œuvres comiques de ses contemporains n'ayant pas malheureusement survécu, il est difficile d'affirmer si toutes les comédies tournaient la vie politique en dérision avec une telle avalanche de dénigrements et d'injures. D'après nos maigres témoignages, il semblerait que les pièces d'Eupolis avaient contenu, outre des scènes pleines de verve, des réflexions politiques bien plus aiguisées et surtout beaucoup moins démagogiques que celles d'Aristophane qui utilisa jusqu'aux limites extrêmes la liberté d'opinion instaurée par la démocratie athénienne pour mieux en pourfendre les principes. Car, conservateur d'instinct, et, n'ayons pas peur des mots, réactionnaire viscéral, attaché au parti aristocratique, dissimulant à peine son admiration pour le régime politique de Sparte, cet auteur se raccrocha à la nostalgie du « bon vieux temps » en accumulant les préjugés les plus éculés et en usant avec force de l'arme de l'indignation pour dénoncer les nouveautés sous toutes leurs formes. On sait que cette vision contestable du monde était vouée à un avenir brillant. Aristophane est l'inventeur du théâtre politique à vocation de propagande. Quant à sa pensée sociale, elle était somme toute d'une grande frilosité : son Ploutos dénonce toute volonté de contrôler les richesses et de les répartir équitablement entre les citoyens, la richesse étant aveugle par définition... Le riche propriétaire foncier qu'était Aristophane s'accommodait fort mal sans doute des théories égalitaristes qui avaient cours dans certains cénacles philosophiques.
Ce que révèle ce théâtre
On a pu dire que cette volonté de critiquer à tout prix et par n'importe quel moyen correspondait à la loi du genre ; c'était le métier du comique que de « gratter là où cela démangeait ». C'est vrai, tout était bon pour provoquer le rire des spectateurs, d'autant que la liberté d'expression était une chose désormais acquise dans l'Athènes démocratique. Aussi ne faut-il ne pas prendre tout à fait au pied de la lettre tous les délires verbaux et les conclusions pour le moins hâtives et excessives de ce satiriste intégral qu'était Aristophane. Son but était de divertir la foule sur la réalité politique et sociale de la cité à travers le miroir efficace quoique déformé de la comédie. Pourtant, derrière ces bouffonneries conventionnelles, le message politique sous-jacent était incontestable et l'homme Aristophane exprimait sa propre idéologie par l'intermédiaire de sa Muse si délurée.
Avouons-le, l'œuvre du comique est symptomatique des craintes, voire des névroses engendrées par les bouleversements politiques, culturels et moraux qui ont secoué Athènes et plus largement toute la Grèce au cours du Ve siècle. Il est vrai qu'entre le début et la fin de ce siècle nous assistons à une véritable révolution des esprits, marquée par l'essor d'une réflexion structurée et par les balbutiements du rationalisme, des caractéristiques dont Aristophane, par son génie, est paradoxalement le produit, lui qui pourtant se veut le restaurateur farouche des idées d'antan. Mais cet homme hautement cultivé, qui s'exprimait dans un langage attique d'une richesse et d'une souplesse remarquables, qui, à son corps défendant, empruntait à son irréductible ennemi Euripide bien des éléments stylistiques, était finalement bien de son époque !
Aristophane incarne donc par ses réactions violentes et son indignation outrée la schizophrénie de la société athénienne, partagée entre le regret d'un passé glorifié, idéalisé, et la réalité ambiante, où tout semble submergé par un déluge culturel. Soit dit en passant, le rapprochement est séduisant entre cette période de l'Antiquité et notre Entre-deux-guerres, qui connut une analogue confrontation frontale entre des idéaux à vocation progressiste et des mouvements radicaux à caractère traditionaliste.
Dans le même temps, la comédie ancienne est le reflet d'une réalité politique où, par l'intermédiaire de ses porte-parole (et Aristophane était loin d'être le seul à transmettre les doléances populaires), l'opinion publique - une nouveauté - se sent pleinement intégrée dans le débat démocratique. Malgré le trouble qui peut naître, on le comprend, du message réactionnaire d'Aristophane, force est de constater qu'il n'aurait jamais pu être délivré dans les sociétés archaïques et dans les temps de tyrannie. Pour la première fois dans l'Histoire, on se prend à respecter la voix populaire, même si celle-ci n'est pas forcément conforme à la voix des élites philosophiques du temps et semble même en décalage avec celles-ci. On ne cherche pas à étouffer cette voix, mais plutôt à la canaliser et surtout à l'orienter. La démocratie athénienne, bien que contestable sous certaines pratiques (notamment dans tout ce qui a trait à la suicidaire politique impérialiste) aura eu le mérite non seulement de donner la parole au « démos », mais encore d'avoir été à son écoute. Le régime doit en quelque sorte compter avec des « gardes fous » permanents qui se permettent soit d'amender ses décisions soit de les critiquer avec virulence à l'instar des comiques. Le théâtre était alors une tribune politique considérable où les idées véhiculées par les auteurs prêtaient le flanc à des discussions entre les citoyens. Et l'on sait que le petit peuple athénien, doué de plus de bon sens qu'on ne le croit, ne se gênait pas pour discuter et ne pas prendre pour argent comptant les digressions de leur comique préféré, comme nous le rappellent certains prologues assez amers de ses pièces où l'auteur répond directement aux critiques populaires en essayant de se justifier. Ses injonctions calomnieuses n'étaient pas toujours payantes, loin s'en faut, et sa position pro-aristocratique, quoique dissimulée derrière les oripeaux de sa verve « populacière » indisposèrent parfois les spectateurs qui ne plébiscitèrent pas certaines comédies, comme Les Nuées ou Ploutos, une pièce dont il dut réécrire le texte, mal perçu par les Athéniens.
Fin de la comédie ancienne, fin d'une époque
Cependant, dès la fin du Ve siècle, avec la paix qui se rétablit tant bien que mal en Grèce, après les conflits du Péloponnèse, on assiste à un retour relatif aux valeurs traditionnelles même si, officiellement, la démocratie est restaurée à Athènes en 403 par Thrasybule, après l'épisode furtif des Trente Tyrans. La liberté du théâtre, déjà fortement entamée durant la tyrannie, n'est pas pour autant rétablie par la démocratie. La tragédie ne s'en relèvera pas. La scène comique est soumise à la censure : en particulier, il devient illégal de mentionner ouvertement les noms des personnages politiques. L'ancienne comédie, extrêmement liée à l'actualité, évolue dès lors vers une satire plus spécifiquement philosophique que l'on se plaira à dénommer « comédie moyenne ». Des idées comme le communisme, nous l'avons vu, sont alors tournées en dérision par un Aristophane qui, notons-le, ne retrouvera plus tout à fait la verve de ses premières pièces.
Paradoxalement, notre comique n'aura lutté que pour la propre décadence du genre dont il aura assuré la gloire, à savoir l'ancienne comédie. Écrivant désormais sous le regard de la censure, son inspiration aurait dû se sentir quelque peu étouffée. Mais peut-être n'était-il pas aussi frustré qu'on a pu le prétendre, le régime politique conservateur désormais en place (celui qui mit à mort Socrate !) correspondant mieux, semble-t-il, à ses aspirations profondes. Et nous pouvons penser qu'il n'y avait plus matière, selon lui, à jeter son venin à la face d'une société qui lui semblait apaisée, tout au moins en apparence.
Cette capitulation littéraire, si l'on peut s'exprimer ainsi, annonce elle-même la capitulation des citoyens athéniens qui peu à peu perdront leur appréciation sur les événements qui l'intéressaient. Cinquante ans plus tard, la conquête macédonienne anéantira définitivement tout espoir de retour à cette parole. Un autre Aristophane ou un autre Eupolis seront devenus totalement superflus.
Le destin d'une œuvre
Dès sa mort, Aristophane ne fut plus joué sur les scènes athéniennes. Beaucoup trop marquées par l'actualité, ses pièces ne suscitaient plus guère l'intérêt des spectateurs du IVe siècle. Après 320, la gloire de Ménandre mit un point final à sa popularité et les textes du comique ne durent leur survie que par la grâce des éditions faites par les philologues d'Alexandrie, en particulier Euphronios et Aristophane de Byzance. C'est ce dernier, en particulier, qui se chargea d'épurer le texte qu'il avait à sa disposition.
Au début de notre ère, les Romains le redécouvrirent et admirèrent son style. Au IIe siècle, Lucien fut l'un de ses admirateurs les plus fervents, et il s'efforça, souvent avec succès, de retrouver sa verve dans la composition de certains dialogues, en particulier dans La Traversée pour les Enfers ou le Tyran et dans les savoureux Philosophes à vendre. Le IIe siècle fut aussi l'époque où fleurirent les écoles de sophistique et de rhétorique. On étudiait alors les grands orateurs attiques et les historiens mais aussi les Tragiques et les Comiques grecs. Pour cela, on commença à éditer non plus leurs œuvres complètes (trop lourdes et fastidieuses) mais des morceaux choisis. Pour Aristophane, un choix de comédies, parmi les plus compréhensibles et les plus représentatives de leur auteur, s'effectua : ce travail fut l'œuvre en grande partie de l'érudit Symmaque vers 100 apr. J.-C., qui se basa sur un texte de tradition alexandrine. C'est grâce à ce choix, recopié au IVe siècle sur un codex de parchemin, qu'ont été sauvegardées les onze pièces qui nous restent d'Aristophane.
Au Moyen Age, les moines Byzantins retranscrirent sur codex ce choix d'œuvres en assez grand nombre, lui épargnant ainsi l'amer destin qui fut celui des œuvres de Ménandre, pourtant bien plus populaire, mais paradoxalement beaucoup moins recopié. À la Renaissance, Ronsard et surtout Rabelais, puis au XVIIe siècle, les Burlesques comme Scarron l'apprécièrent et l'imitèrent parfois. Mais à partir du Grand Siècle, et jusqu'à une période somme toute assez récente, l'œuvre d'Aristophane jugée obscène (« politiquement incorrecte », dirions-nous aujourd'hui) connut une relative éclipse et fut bannie des écoles pour cette raison. Les traductions du XVIIIe et du XIXe siècles s'employèrent à gommer toutes les allusions grivoises qu'elle renfermait. Des critiques littéraires s'insurgèrent contre la diffusion même limitée de ces textes qui sentaient le soufre. Ainsi Jules Lemaître. Choqué par la lecture de Lysistrata (effectivement l’œuvre la plus crue d’Aristophane), il en profita pour dénoncer l’immoralité de l'ensemble de la société grecque en même temps que les tolérances inqualifiables du régime démocratique. Avec le recul, ces jugements littéraires, non dénués d'intentions politiques par ailleurs, nous font quelque peu sourire.
C'est au cours du XXe siècle, les mœurs ayant évolué, que l'on recommença à mettre en scène Aristophane : Sacha Guitry, Charles Dullin - qui monta une mémorable mise en scène de La Paix, à la veille de la Seconde guerre mondiale - et Jean Vilar firent représenter des adaptations tout à fait remarquables de ses pièces, et ce avec un réel succès.
Le théâtre d'Aristophane reste d'une originalité criante, en particulier par le style. Car ce comique était un artiste qui savourait chaque mot avec frénésie (bien plus que les idées somme toute fort contestables, voire pernicieuses) et dont le lyrisme incontrôlable s'est voulu par moment surhumain ; d'ailleurs, se sentant limité dans sa propre langue et ne pouvant exprimer tout ce qu'il avait en tête, il n'eut de cesse que d'inventer des mots nouveaux et tout un exquis charabia (il faut lire ou relire Les Oiseaux pour s'en convaincre) qui n'appartiennent qu'à lui et qui donnent à ses pièces une patine très personnelle. Preuve s'il en est qu'il demeure un maître du langage hors pair, ce qui lui a permis de manipuler les foules avec tant d'aisance, véritable Satyre écrivain doué en outre d'une imagination diabolique.
Bibliographie
Aristophane et les autres comiques athéniens
Austin G., Poetae Comici Graeci, six volumes, Berlin-New-York, 1983.
Austin G., Comicorum Graecorum Fragmenta in papyris reperta, Berlin-New-York, 1973.
Blaydes, Comicorum Graecorum Fragmenta, Oxford, 1880-1893.
Edmonds J.M., The Fragments of Attic Comedy, Leyde, 1961.
Éditions
Bergk Th., Aristophanes, Teubner, Leipzig, 1867-1872, 2 vol.
Bodin et Masson, Extraits d'Aristophane et de Ménandre, Paris, Hachette, 1963.
Coulon V. et Van Daele H., Œuvres complètes d'Aristophane, Paris, Les Belles Lettres, 1923-1930.
Debidour V.H., Œuvres d'Aristophane, Paris, Folio.
Études
Bowie A.M., Aristophanes, Myth, Ritual and Comedy, Cambridge, 1993.
Couat, Aristophane et l'ancienne comédie attique, Paris, 1889.
Croiset M. Aristophane et les partis à Athènes, Paris, 1906.
Debidour V.H., Aristophane, Paris, collection « Écrivains de toujours », Paris, 1962.
Dover K. Aristophanic Comedy, Londres, 1972.
Ehrenberg V. L., The People of Aristophanes, Londres, 1951.
Harriot, R., Aristophanes, poet and dramatist, Londres, 1986.
Kassies W., Aristophanes' traditionalisme, Amsterdam, 1963.
Keller G., Die Kömedien des Aristophanes und die Athenische Volksreligion seiner Zeit, Zürich, 1931.
MacLeish, The Theatre of Aristophanes, Londres, 1980.
Mazon P., Essai sur la composition des comédies d'Aristophane, Paris, 1904.
Mastromarco G., Introduzione a Aristofane, Bari, 1994.
Murray G., Aristophanes, a study, Oxford, 1933.
Oliveira F. de et Sousa e Silva F., O teatro de Aristofanes, Coimbra, 1991.
Russo C., Aristofane, aurore di teatro, Florence, 1962.
Solomos A., Aristophane vivant, Paris, 1972.
Strauss L., Socrate et Aristophane, L'Eclat, 1993.
Taillardat J., Les images d'Aristophane, Paris, 1965.
Thiercy P., Aristophane, fiction et dramaturgie, Paris, 1986.
Thiercy P., Aristophane et l'ancienne comédie, PUF, QSJ, 1999.
Zimmermann, Untersuchungen zur Form und dramatischen Technik der Aristophanischen Kömedie, 3 vol., Königstein, 1984-1987.
[Retour au plan
]
Aristophane en ligne
Philippe Renault est lui-même l'auteur d'une anthologie de textes d'Aristophane empruntés aux différentes comédies et traduits en français par ses soins. Cette anthologie, qui se compose de deux parties, se trouve sur le site de Philippe Remacle : Des Acharniens aux Oiseaux, et de Lysistrata à Ploutos.
Œuvres
Gallica
Philippe Remacle
Hodoi electronikai
Ploutos, Comédie en vers librement inspirée du Ploutos d’Aristophane, par Constantin Maschas.
Encyclopédie de l'Agora
Les Guêpes, un extrait dans la traduction de Hilaire Van Daele, Les Belles Lettres, 1924.
Études
Encyclopédie de l'Agora
Aristophane, une biographie à partir du livre de Jacques Duquesne, La démocratie athénienne, miroir de la nôtre, La Bibliothèque de L'Agora, 1994.
Philippe Remacle
Études sur Aristophane, par Émile Deschanel, 1867, Hachette, texte intégral.
Hodoi electronikai
Séquence sur le registre comique dans la comédie : Les Nuées, par Véronique Mestre Gibaud
Site R de Réel
Aristophane, conservateur, féministe et utopiste, par Laetitia Bianchi et Raphaël Meltz.
Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 12 (juillet-décembre 2006)