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Ménandre : Traduction : jusqu'au vers 426 - vers 427-969


Ménandre - Le Grincheux (Introduction et Plan)

Traduction nouvelle annotée de Marie-Paule Loicq-Berger (juin 2005)

Chef de travaux honoraire de l'Université de Liège

Adresse : avenue Nandrin, 24 B-4130 Esneux

<loicq-berger@skynet.be>


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L'auteur (342/1 - 291/0) et son œuvre

L'Athénien Ménandre, représentant majeur de la Comédie Nouvelle (la Nea), appartient, d'une part, au milieu cultivé qui suivait les enseignements de Théophraste (Diogène Laërce, V, 36) et, d'autre part, au cercle politique de Démétrios de Phalère, régent d'Athènes entre 317 et 307, qui avait été lui-même disciple de Théophraste et dont le poète fut l'ami (Diogène Laërce, V, 75 et 79).

Les débuts de Ménandre à la scène se situent vers 322/1 et Le Grincheux date de 317/6, ce qui fait de cette comédie de jeunesse un texte un contemporain des Caractères de Théophraste, composés en 319.

Auteur d'une centaine de pièces, semble-t-il, dont une demi-douzaine seulement sont assez bien conservées et une dizaine n'émergent que sous forme fragmentaire - sans parler des centaines de fragments et citations provenant de pièces non identifiées -, Ménandre a retrouvé vie et jeunesse grâce à la découverte, au milieu du XXe siècle, d'une pièce quasiment intacte : le Dyscolos.

La comédie grecque ancienne, dont Aristophane, au tournant des Ve-IVe siècles, demeure le seul poète vraiment représentatif, est médiocrement connue dans sa phase moyenne, et l'évolution d'un genre appelé à nourrir les grands comiques latins, Plaute et Térence, s'est dès lors trouvée heureusement éclairée.

Quant à la spécificité du contenu, la Nea, à la différence de la Comédie ancienne, ne roule plus sur des problèmes politiques mais sur les conflits personnels qui surgissent au sein des milieux divers de la société : société hellénistique, où les archétypes éthiques et esthétiques tendent à s'effacer devant la prodigieuse découverte de l'individu, où commencent à fleurir les notions de cosmopolitisme et d'humanité, où la philosophie plus que la religion s'efforce d'éclairer la relation homme-Destin. Les rôles types génèrent les convergences et les divergences indispensables à l'action comique, mais le regard de Ménandre pénètre au-delà des masques, à l'intérieur, et ses personnages deviennent peu à peu personnes.

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Le Grincheux

Date de la pièce

Le texte de la pièce est précédé de trois notes liminaires, fournissant respectivement l'argument, la liste des personnages et, entre les deux, une copie de la didascalie originelle ; cette dernière précisait, selon l'usage, la date de la première représentation du Grincheux, en l'occurrence l'archontat de Démogénès, soit l'année 317/316.

Argument, découpage, style et forme métrique

Argument. Le script est résumé dans un Argument (Hypothesis) dont on n'est toutefois pas sûr qu'il remonte au grand Aristophane de Byzance.

Dans un bourg aux confins de l'Attique, un vieil homme de caractère insociable, Cnémon, vit dans la seule compagnie de sa fille (non nommée) et de sa servante, Simikè ; rebutée par l'humeur du bonhomme, sa femme, une dévote, l'a quitté pour se réfugier chez un fils né d'un précédent mariage, Gorgias. Un jeune chasseur de passage, l'élégant mais timide Sostrate, remarque la jeune fille, s'en éprend follement et souhaite obtenir sa main ; il se confie à ses proches, son commensal Chéréas et son esclave Pyrrhias, puis au demi-frère de la demoiselle, Gorgias. Mais le père est inabordable, malgré les tentatives de l'amoureux, qui joue vainement au paysan laborieux pour amadouer Cnémon. Il faudra que ce dernier soit victime d'un accident, une chute dans son propre puits, pour qu'il ait enfin besoin des autres et pour que, sauvé par eux, son humeur s'adoucisse. Tout finira bien, par des réconciliations et un double mariage : celui de Sostrate avec la fille du Grincheux, celui de l'obligeant Gorgias avec la sœur de Sostrate.

Découpage. La pièce s'organise en cinq actes, système inconnu de la Comédie ancienne mais qui deviendra classique chez les Comiques latins. En guise d'entractes, quatre interventions du chœur, dont les prestations textuelles ne sont pas conservées, mais qui désormais ne joue plus de rôle dans le déroulement de l'action. Celle-ci s'inscrit dans une unité de temps et de lieu : tout se passe en une seule journée, dans le coin du village où se trouvent, auprès de la grotte de Pan et des Nymphes, les maisons de Cnémon et de Gorgias. Sans doute Ménandre applique-t-il librement à la comédie certains conseils aristotéliciens, transmis par Théophraste.

Le style se trouve si naturellement adapté à la diversité des caractères qu'il parvient à conserver une harmonieuse homogénéité au sein même de la variété. Dans un opuscule qui nous est parvenu comme le résumé d'un ouvrage perdu mais sûrement authentique, Plutarque met Ménandre très au-dessus d'Aristophane dont il réprouve la grossièreté ; moraliste et homme de goût, Plutarque trouve aux comédies de Ménandre un charme comparable à « une prairie fleurie, ombragée et parcourue par les brises » et relève qu'elles « sont les seules à contenir autant de mots d'esprit savoureux et réjouissants, comme s'ils provenaient du sel de la mer dont Aphrodite est née ».

La forme métrique la plus utilisée par Ménandre est le trimètre iambique, où sont effectivement rédigés les trois premiers actes et la moitié environ des deux suivants. Afin de souligner le revirement de l'action, les trois dernières scènes de l'acte 4 (708-783) sont en tétramètres trochaïques catalectiques, et la finale en forme de ballet burlesque qui s'élargit dans les trois dernières scènes de l'acte 5 (880-958) est en tétramètres iambiques catalectiques.

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Caractère littéraire, intérêt psychologique

Indépendamment de son découpage en 5 actes, la pièce comporte trois parties de ton bien différent. En guise d'ouverture, un Prologue bonhomme d'une cinquantaine de vers, monologué par le dieu Pan, morceau à la fois descriptif (paysage et lieux) et narratif (situation des personnages en cause) ; viennent ensuite les dialogues et monologues qui assurent le déroulement de l'action, jusqu'à la conclusion des affaires « sérieuses » (50-849) ; enfin une longue finale (850-970) où la comédie bourgeoise vire au divertissement burlesque à la manière d'Aristophane, avec des pitreries et des danses qui rassemblent héros, figurants, musiciens avant une brève et joyeuse prise de congé.

Le Grincheux est assurément une comédie de bon ton : ni situations scabreuses, ni verdeur d'expression. « Comédie vertueuse », a-t-on dit, qui transcrit une éthique de sagesse et de juste milieu. Ensemble sans fadeur néanmoins, car les rudesses du Grincheux, les malices des esclaves et du cuisinier bavard pimentent heureusement les propos honnêtes et volontiers moralisateurs des jeunes héros.

La pièce est adroitement construite, sur un canevas simple, et révèle un art efficace du suspens. L'attention des spectateurs se trouve en éveil pour l'entrée en scène et le premier monologue de Cnémon, très attendus après le récit de l'esclave terrifié (acte I, scène 3) ; ou pour la rencontre de Sostrate et de l'héroïne (acte I, scène 4), que Pan a annoncé avoir manigancée (Prologue) ; bien préparé aussi l'accident décisif de Cnémon, que pouvait faire prévoir une première gaffe de Simikè (acte III, scène 6 et acte IV, scène 1).

Ainsi que le montrent certains fragments, la Comédie Ancienne déjà avait mis en scène un type de vieillard solitaire et bougon, suggéré par le personnage historique (ou plus exactement historico-légendaire) de Timon d'Athènes, célèbre misanthrope contemporain d'Aristophane et qui inspirera plus tard un dialogue à Lucien -- et un drame à Shakespeare. Ce type, d'abord qualifié de monotrope (littéralement « caractère tout d'une pièce », c'est-à-dire original, solitaire), sera repris par la Comédie Moyenne puis par Ménandre sous le nom de dyscole (« grincheux ») ou de misanthrope : c'est ce dernier terme, précisément qui fournit le « Titre de rechange » indiqué par la didascalie en tête de la pièce de Ménandre.

Aristote, en moraliste et en psychologue, avait bien repéré les traits de caractère du grincheux et Théophraste, sans lui avoir consacré, pour autant que nous le sachions, un portrait à proprement parler, devait nourrir de ce genre d'observations son enseignement de « sciences humaines ».

Le personnage de Ménandre, toutefois, est plus qu'un type conventionnel. La sensibilité du poète lui a conféré les nuances et les incohérences qui sont celles de la vie même. Les raideurs du Grincheux s'assouplissent lorsqu'un accident le confronte à la solidarité et à la sympathie de son entourage, il admet son erreur (v. 713) et consent même à expliquer ses rejets : ce sont les vilenies et la cupidité des hommes qui l'ont détourné de l'humanité (v. 355-356 ; 719-720 ; 743-745). Cnémon cesse alors d'être un grognon « tout d'une pièce » (monotrope) pour devenir un individu assez malheureux dont nous commençons à nous sentir proches ; on est sur la voie qui trouvera son aboutissement dans le Misanthrope de Molière.

Quant aux autres personnages, il en va de même pour les figures majeures, qui sont davantage que des marionnettes : Sostrate, tour à tour « blouson doré » (v. 39-41 ; 257 ; 356 ; 365) et soupirant timide (v. 266-268) ; Gorgias, paysan plutôt rude que nourrit une sorte d'idéalisme philosophique (v. 271-298 ; 767-771). Le cuisinier Sicon, ce mageiros gonflé de l'importance de sa fonction (v. 644-646) qui deviendra un type dans l'histoire ultérieure du genre, ne pourrait-il être, en partie en tout cas, le reflet d'un individu de l'époque, un certain Moschion, le propre cuisinier de Démétrios de Phalère ?

En revanche, conformément aux paramètres culturels du temps, les figures féminines restent floues, de même qu'on le constate dans la galerie des portraits dressés par Théophraste. La mère de Sostrate, la dévote dont les hommes raillent les manies, ne fait qu'une brève apparition sur scène (v. 430-441), tandis que Myrrhinè, l'ex-épouse de Cnémon, n'intervient que dans un rôle muet (acte IV, scène 5). La jeune première, « la jeune fille », au charme libre et rustique (v. 201-202), n'est même pas dénommée ; nulle esquisse de Plangon, la sœur de Sostrate, qu'un parfait happy end va marier à Gorgias : l'une et l'autre ne sont que des enjeux passifs de l'action. La seule qui trouve ici très concrètement sa place est Simikè, la servante fidèle et houspillée du Grincheux : c'est que, par ses involontaires maladresses, la vieille femme devient, quant à elle, un véritable rouage de l'action.

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Transmission du texte et quelques éditions modernes

Le réalisme du théâtre de Ménandre et la mesure de son influence sur la comédie latine ont été des questions longtemps débattues. En 1957 encore, déplorant l'insuffisance des textes parvenus jusqu'à nous, les hellénistes se résignaient à constater que ce théâtre ne peut être regardé comme le reflet de la société athénienne du temps. Aussi l'émotion fut-elle vive lorsqu'en 1959 parut l'editio princeps du Dyscolos. Une découverte papyrologique d'un intérêt exceptionnel venait en effet révéler la première pièce de Ménandre intégralement conservée, dans un état textuel des plus satisfaisants. Identifiée par Victor Martin dans un papyrus Bodmer daté du IIIe siècle p. C. et très rapidement publiée par lui, cette pièce fera l'objet, quatre ans plus tard, de l'édition désormais classique établie par J.-M. Jacques pour la collection des Universités de France (Paris, « Les Belles Lettres », 1963) ; c'est celle qui a été suivie pour la présente traduction. Les passages lacunaires ou de lecture douteuse ont été signalés par (...).

Pour une lecture rapide en langue française du théâtre de Ménandre, une traduction annotée a été procurée par Alain Blanchard, Ménandre. Théâtre, « Le livre de poche classique », 1990.

En langue anglaise, plusieurs éditions critiques avec traduction et commentaires : E. W. Handley, The Dyskolos of Menander, Londres, 1965; W. E. Blake, Menander's Dyscolus, New York, 1966 ; A. W. Gomme et F. H. Sandbach, Menander. A Commentary, Oxford Univ. Press, 1973 ; W. G. Arnott, Menander, « The Loeb classical Library », 1979.

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Plan de la pièce

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Notes

Didascalie : Ce terme, qui signifie littéralement « enseignement », désigne la fiche « technique » de renseignement insérée avant le texte même de la pièce ; cette didascalie remonte très probablement à Aristophane de Byzance, dont l'information a dû être puisée dans le fichier aristotélicien sur le sujet. On trouvera la traduction du texte plus loin. [Retour]

Démogénès : Bien que le texte du papyrus soit altéré à cet endroit, la lecture de ce nom est généralement admise. L'archonte Démogénès était en charge en 317/6. [Retour]

Aristophane le grammairien : Il n'est pas sûr que le présent Argument (Hypothesis) puisse être attribué au « grand » Aristophane de Byzance (IIIe/IIe s. a.C.), directeur de la bibliothèque d'Alexandrie après Ératosthène, et célèbre pour sa vaste érudition. On sait cependant que cet éditeur de textes (Homère, Hésiode, poètes lyriques, Euripide et Aristophane le Comique) s'intéressait à Ménandre. [Retour]

conseils aristotéliciens : On sait que la Poétique, d'une part, n'a pas conservé l'exposé relatif à la comédie, et qu'il faut, d'autre part, se garder d'exagérer le prétendu dogmatisme aristotélicien concernant les trois règles, de temps, d'action, et de lieu ; les deux premières seules sont simplement esquissées, pour la tragédie (Poétique, 1449 b 12-13 et 1451 a 30-35). [Retour]

Opuscule : Plutarque, Comparaison d'Aristophane et de Ménandre, §§ 2-4 (= Moralia, 853 E-F ; 854 C). [Retour]

Aristote : Aristote, Ethique à Nicomaque, II, 1108 a 26-30 ; IV, 1126 b 14-16 ; 1127 a 10-11 ; VIII, 1158 a 1-3. [Retour]

Théophraste : Dans sa maussaderie marquée envers ses voisins, Cnémon rappelle le Mufle des Caractères, 1, 1 ; dans son refus de rien prêter (Grincheux, v. 505-507 ; 642), il rencontre le Pingre des Caractères, 10, 13. -- La bigoterie de la mère de Sostrate, évoque les manies du Superstitieux des Caractères, 16, 6 et 11. [Retour]

Moschion : À Athènes, à l'époque de Ménandre, précisément, l'ami du poète, Démétrios de Phalère, qui menait grand train, s'était offert un « chef » de prestige, nommé Moschion, lequel tira tant de profit de son service qu'il devint en deux ans un propriétaire riche et brutalement arrogant (Athénée, XI, 542 F). Cfr plus loin. [Retour]

1957 : Cl. Préaux, Ménandre et la société athénienne, dans Chronique d'Egypte, 63 (1957). [Retour]

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[ Traduction : jusqu'au vers 426 - vers 427-969 ]


[6 juin 2005]

Bibliotheca Classica Selecta - UCL (FLTR)