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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Historiographie gréco-romaine
THUCYDIDE (c.460 - c.395)
Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK
Professeur émérite de l'Université de Louvain
De la peste, de la guerre et de la mort devait sortir l'œuvre d'incorruptible durée
(A. Thibaudet)
L'auteur
Nous disposons de deux biographies anciennes consacrées à Thucydide, auxquelles s'ajoute une brève notice de la Souda (une quinzaine de lignes dans l'édition de A. Adler). Une de ces biographies est due à un certain Marcellinos, érudit qui daterait du Ve siècle de notre ère, l'autre est anonyme : on trouvera ces deux textes en tête de l'édition de Thucydide par Jones et Powell dans la Bibliotheca Oxoniensis mais on les lit sans grand profit ; les renseignements sérieux concernant notre auteur se trouvent presque tous dans son œuvre elle-même, et ils ne sont pas très abondants.
Thucydide est né dans une bonne famille. Son père, Oloros (T 11), portait le même nom qu'un prince thrace dont la fille, Hégésipylè, avait épousé Miltiade, le vainqueur de Marathon (Plutarque, Cimon, IV, 1-2). L'historien avait manifestement des accointances avec cette région du nord de la mer Égée ; il signale lui-même qu'il possédait des mines d'or en Thrace (IV, 105, 1). Sa date de naissance est inconnue. Par déduction, on la situe vers 460 : il est en effet stratège en 424 et il fallait au moins trente ans pour occuper ce poste. On ne sait rien non plus de l'éducation qu'il a reçue mais, à le lire, il paraît évident qu'il a fréquenté et subi l'influence des sophistes, très présents dans l'Athènes de Périclès. Quand éclate la guerre, en 431, Thucydide juge l'affaire si importante qu'il se met aussitôt au travail (T 1), sous une forme qu'il ne précise pas ; sans doute se contente-t-il, dans un premier temps, de prendre des notes. Puis la peste éclate à Athènes (a. 430) ; notre auteur est atteint mais en réchappe (T 9). En 424, élu stratège, il prend le commandement d'une petite flotte et se rend à Thasos ; il est appelé au secours d'Amphipolis, ville alliée d'Athènes menacée par Brasidas, mais échoue, ce qui lui vaut d'être frappé d'exil (T 11, 13 ; sur cet exil, voir l'opinion discordante de Canfora dans DHA, 6, 1980, thèse reprise dans Histoire de la littérature grecque d'Homère à Aristote, Paris, 1994, p.341-342). On ne sait rien de certain sur les vingt années que l'auteur a passées hors d'Athènes, sinon qu'il s'est occupé de son œuvre (T 13). Il est rentré dans sa patrie après la fin de la guerre, rappelé aux termes d'un décret proposé par un certain Oinobios, selon Pausanias (I, 23, 9). Il y meurt à une date inconnue, après 396 selon Pouilloux-Salviat (RPhil, 59, 1985), et de mort violente, disent Plutarque (Cimon, IV, 2) et Pausanias (I, 23, 9).
L'œuvre
Quoique fort proche, chronologiquement des Histoires d'Hérodote, l'œuvre de Thucydide se distingue fondamentalement de celle de son prédécesseur. Alors que ce dernier consacre quasi la moitié de son ouvrage à l'histoire ancienne des Lydiens, des Égyptiens, des Mèdes et des Perses, Thucydide ne fait que de l'histoire contemporaine, pour ne pas dire de l'histoire immédiate ; ses seuls retours en arrière se situent dans le premier livre (les quelques chapitres de l'« Archéologie » et l'histoire de la Pentékontaétie) et au sixième qui commence par un rapide survol des origines de la Sicile (T 15). Aux yeux de Thucydide, les temps anciens (τὰ παλαιά) ne méritent guère d'attention : ils n'ont laissé que des traces invérifiables, ont donné lieu à des récits qui se transmettent sans contrôle et qui cherchent davantage à plaire qu'à dire la vérité (T 4, 5). Notre auteur se distingue aussi d'Hérodote par l'austérité de son texte, qui se limite strictement aux événements politiques et militaires : dans la Guerre du Péloponnèse, plus d'anecdotes, de digressions ; le merveilleux (τὸ μυθῶδες) est banni et si cela prive l'œuvre d'un certain charme, cela augmente son utilité (T 6). Soulignons encore une différence, qui n'est peut-être pas qu'un simple détail, entre nos deux auteurs : le mot ἱστορίη, qu'Hérodote utilise à plusieurs reprises (I, 1 ; II, 99; 11!, 119 ; VII, 96), n'apparaît nulle part dans les huit livres de la Guerre du Péloponnèse.
Plan – La division de l'œuvre en huit livres ne remonte pas à Thucydide mais probablement à l'un ou l'autre copiste alexandrin. On ne sait pas comment l'auteur avait découpé son récit ; ce qui apparaît dans le texte, c'est une division par année : douze fois, on trouve une formule du genre « ainsi prenait fin la deuxième, troisième... année de cette guerre racontée par Thucydide » (II, 70, 5 ; 103, 2 ; III, 25, 2 ; 88, 4 etc). Peut-être à l'origine l'ouvrage comportait-il une introduction (livre I), puis vingt et une sections correspondant chacune à une année de guerre (cf. B. Hemmerdinger, La division en livres de l'œuvre de Thucydide, dans R.E.G., 61, 1948, p.104-117).
Dans sa forme actuelle, la Guerre du Péloponnèse s'ouvre sur une sorte d'introduction qui occupe tout le livre I. Thucydide, qui a affirmé d'emblée (T 1) que la guerre entre Sparte et Athènes était la plus importante de toute l'histoire grecque, entreprend de démontrer cette thèse en passant en revue les conflits du passé : c'est l'objet des chapitres 2 à 19 auxquels on a donné le nom d'« Archéologie ». L'auteur passe ensuite à l'étude des causes du présent conflit en distinguant la cause la plus vraie (τὴν ἀλεθεστάτην προφάσιν) mais la moins visible, la crainte des Spartiates face à l'impérialisme athénien, et les motifs ou les prétextes ouvertement invoqués par les deux camps. Il commence par présenter ces raisons « officielles » l'affaire de Corcyre (ch. 24-55) et l'affaire de Potidée (ch. 56-66), puis il passe aux joutes oratoires qui se sont déroulées à Sparte à la suite de ces incidents. Vient alors, pour expliquer l'inquiétude que Sparte éprouve devant la volonté de puissance de sa rivale, l'histoire de la Pentékontaétie, ces cinquante années (480/430) au cours desquelles Athènes a étendu sa domination à une grande partie du bassin égéen (ch. 89-118). Le livre I se termine par le récit d'ultimes discussions et tractations entre les principaux protagonistes.
L'histoire de la guerre elle-même commence au livre II, avec l'intrusion à Platées, alliée d'Athènes, d'une troupe d'environ trois cents guerriers thébains , événement que Thucydide date avec une extrême précision : « quand Chrysis était prêtresse à Argos depuis quarante-huit ans, Aenésias éphore à Sparte, et Pythodore archonte à Athènes pour encore quatre mois, dans le sixième mois après la bataille de Potidée, et avec le début du printemps » (II, 2, 1). A partir de là, le récit se déroule année par année, et au rythme des saisons, jusqu'au livre V, chapitre 24, c'est-à-dire à l'été de la onzième année (= 421), peu après la conclusion de la paix de Nicias qui marquait la fin de la « Guerre de Dix ans », dite aussi « Guerre d'Archidamos ».
Une nouvelle et importante préface ouvre la seconde partie de l'œuvre qui devait aller jusqu'à la fin du conflit (T 13). On y distingue trois parties 1. la fin du livre V (ch. 25-116) consacrée à la période de trêve qui suit la paix de Nicias ; 2. les livres VI et VII qui racontent la désastreuse expédition de Sicile ; 3. le livre VIII qui aborde les années 413 et suivantes mais qui s'arrête brutalement à l'été 411. Sans doute Thucydide est-il mort avant de pouvoir achever son ouvrage.
Contenu et méthode – On a dit ci-dessus que Thucydide se bornait à rapporter des événements politiques et militaires. Il faut maintenant préciser cette affirmation. L'auteur lui-même indique que son œuvre se compose de deux éléments, des discours et des faits (λόγοι ‒ ἔργα) et les discours sont cités en premier lieu : ils sont de fait très nombreux, généralement assez longs et souvent antithétiques (cf. J. de Romilly, Histoire et raison, p.180-239). Ce ne sont nullement des pièces d'apparat. Ces textes analysent les événements, montrent comment les décisions ont été prises ; sans doute ne sont-ils pas d'une authenticité indiscutable mais ils contribuent grandement à l'intelligibilité des ἔργα. Quels sont ces faits ? D'abord des expéditions militaires, terrestres ou navales, des batailles, des prises de villes que Thucydide décrit avec beaucoup de précision, un très grand souci du détail, ce qui, note-t-il, n'est pas toujours chose aisée (T 14, 18 ; cf. aussi III, 113, 6 ; V, 68, 2). Mais les intérêts de l'auteur ne se limitent pas aux aspects strictement militaires de la guerre : quoi qu'on en dise parfois, il est attentif à ses aspects économiques (T 10 cf. aussi II, 13, 3-5 ; VII, 28, 4). La politique intérieure des cités, leurs institutions ne le laissent pas indifférent (T 20 ; cf. II, 37 ; VI, 39) ; la religion et ses manifestations, en revanche, ne le préoccupent guère. Mérite aussi d'être signalée la présence, dans la Guerre du Péloponnèse, de beaux portraits des principaux protagonistes : Périclès (II, 65, 5-9), Brasidas (IV, 81), Cléon (IV, 6, 1-3), Alcibiade (VI, 15, 2-3), Antiphon (T 20).
Thucydide consacre à sa méthode un texte célèbre et abondamment commenté, le chapitre 22 de son premier livre (T 6). Il commence par la question de l'authenticité des discours qui parsèment son récit. Il était difficile de les reproduire avec exactitude, dans tous les cas, que Thucydide les ait lui-même entendus ou qu'un auditeur les lui ait rapportés. Il a donc fallu, dans une certaine mesure, les reconstituer, mais en suivant deux règles : tenir compte de ce que l'orateur aurait pu dire, compte tenu de la situation et, pour les idées générales, rester autant que possible fidèle à ce qui s'est réellement dit à la tribune. L'historien passe ensuite aux événements (τὰ δ' ἔργα) et à ses sources d'information. Il n'a pas enregistré les simples opinions qui couraient à propos de ce qui s'était passé, même pas les siennes : ou bien il a assisté personnellement aux faits rapportés ou il a mené une enquête rigoureuse à leur sujet. Plus loin (T 13), il ajoutera que son exil a facilité ses recherches, en particulier du côté de l'ennemi, que cet éloignement lui a permis, pourrait-on dire, de voir les choses de plus haut. Voilà pour les principes généraux de la méthode.
Au fil des pages, on peut glaner des informations plus concrètes sur ce sujet, et d'abord sur les sources de Thucydide. On sait que, pour les temps anciens, il n'apprécie guère les témoignages des logographes et des poètes (T 5), ce qui ne l'empêche pas, à l'occasion, de les utiliser. Thucydide invoque la poésie homérique, par exemple, pour démontrer la division politique de la Grèce archaïque (T 2) et, plus loin (III, 104, 4-6), pour soutenir la thèse selon laquelle Délos, dans les temps anciens, était déjà un lieu de réunion des Ioniens et qu'ils y organisaient des concours gymniques et musicaux. Sur l'époque, plus proche, de la Pentékontaétie, Thucydide dit avoir consulté Hellanikos, sans grand profit (T 7). Il a recueilli aussi bon nombre de documents officiels. De la correspondance : lettre de Pausanias à Xerxès (I, 128, 7) et réponse de celui-ci (I, 129, 3) ; lettre de Thémistocle à Artaxerxès (I, 137, 4). Des textes diplomatiques : paix de Nicias (V, 18-19) et traité d'alliance Sparte-Athènes qui suit immédiatement (V, 23-24), alliance Athènes-Argos-Mantinée-Élis de 420 (V, 47) puis, après le renversement des alliances, paix Sparte-Argos (V, 77) et traité d'alliance entre les deux cités (V, 79). Il a vu, sur l'Acropole, une stèle d'exécration de la tyrannie et la cite pour prouver qu'Hippias était bien le fils aîné de Pisistrate (T 17), contrairement à ce que pensaient beaucoup d'Athéniens (I, 20, 2). La récolte est finalement bien maigre : la méthode utilisée par Thucydide pour rassembler la masse d'informations contenue dans son œuvre reste très mystérieuse.
Il ne dit pas grand-chose non plus sur la façon dont il a contrôlé ces informations, si ce n'est quelques généralités : se méfier des témoins, même de ceux qui parlent de leur propre pays (T 4) ; tenir compte de leur partialité, de leurs éventuelles défaillances de mémoire (T 6). En revanche, il a des exigences précises quant à la chronologie ; il y faut de la rigueur, qu'il ne trouve pas chez un Hellanikos (T 7), et qu'il espère atteindre, lui, en divisant son récit, non par années – c'est trop long –, mais par saisons, étés, hivers, procédé que n'approuvera pas Denys d'Halicarnasse (Thucydide, 9, 4-10)
Soucieux de chronologie, Thucydide est également fort attentif aux liens de causalité : il faut établir pourquoi a éclaté cette guerre entre Sparte et Athènes, pourquoi telle expédition a réussi et telle autre, échoué, en distinguant bien la cause réelle, souvent masquée, des simple prétextes (T 16). Ces causes, il les trouve dans la psychologie collective, la peur de Sparte devant l'impérialisme athénien (I, 88) ; dans la volonté de puissance cachée sous le prétexte de venir au secours d'alliés (T 16) ; dans l'action des grands personnages, Périclès (I, 65, 2), Cléon et Brasidas (V, 16, 1), Nicias et Alcibiade (VI, 19). Thucydide insiste aussi sur la caractère opposé des Doriens et des Ioniens (T 21, voir aussi I, 70, 2-9), sur l'influence que peut avoir l'âge dans la prise de décision (T 8).
Avec beaucoup de lucidité, Thucydide a vu la cohérence des événements qu'il relate. Il n'est pas un simple chroniqueur. S'il rapporte les faits saison par saison, il montre que ceux-ci s'inscrivent dans une évolution où l'on peut distinguer quelques grandes phases. Les années 480-430 (la Pentékontaétie) sont fondamentales c'est là que se trouve la cause profonde du conflit qui va éclater (T 7). Puis viennent les vingt-sept années de guerre et il faut en voir l'unité, en dépit de la trêve (421-414) qui pourrait faire croire le contraire (T 13). Un autre élément distingue notre historien du simple chroniqueur, ou du logographe, comme on disait à l'époque. Thucydide ne veut pas distraire le lecteur, lui procurer du plaisir, mais l'instruire. C'est par là qu'il termine son « chapitre de la méthode » (T 6) : le récit doit permettre de voir clair dans ce qui s'est passé, mais aussi de mieux réagir si des événements du même genre survenaient à l'avenir. Une application concrète de ce principe se présente bien vite, avec la peste des années 430 : Thucydide la décrit longuement (II, 48-54) pour qu'on puisse mieux se prémunir en cas de récidive (T 9). L'Histoire de la guerre du Pélοponnèse se veut un κτῆμα ἐς ἀεί.
Survie
S'il n'a pu achever son œuvre, Thucydide a eu des continuateurs, des imitateurs et des admirateurs. Il faut d'abord mentionner Xénophon qui, dans ses Helléniques, reprend le récit des événements de 411 à l'endroit si précis où Thucydide l'avait laissé qu'il commence par une simple formule de liaison, μετὰ δὲ ταῦτα οὐ πολλαῖς ἡμέραις ὕστερον... Plus tard, Théopompe de Chios compose aussi des Helléniques qui se raccrochent à Thucydide mais l'œuvre est quasiment perdue, à moins qu'on ne considère Théopompe comme l'auteur des Helléniques d'Oxyrhynche, récit fragmentaire, anonyme, conservé sur papyrus et couvrant quelques années de la fin du Ve siècle et du début du IVe ; il s'agit donc probablement aussi d'une continuation de Thucydide. Très vite également, Thucydide a trouvé un émule en la personne de Philistos de Syracuse, auteur de Sikelika en 13 livres où il se montre, selon Quintilien, très inférieur à son maître par la force, mais plus clair : « Philistos... imitator Thucydidis et ut multo infirmior ita aliquatenus lucidior » (Inst.orat., X, 1, 75). Denys d'Halicarnasse est encore plus sévère : Philistos « a imité de cet auteur [Thucydide] le désordre dans l'économie du récit et il a rendu son ouvrage difficile à suivre par la confusion qui règne dans les développements » (L'imitation, 3, 6). Denys note d'ailleurs que Thucydide n'a guère été imité par les historiens et que, parmi les orateurs, il n'y a que Démosthène qui ait voulu rivaliser avec lui (Thucydide, 52-53).
Thucydide semble connaître une sérieuse éclipse à l'époque hellénistique mais on recommence à parler de lui à la fin de l'époque républicaine : se crée même autour de son nom une sorte d'école, si l'on en croit Cicéron (L'orateur, § 30), les « Thucydidéens ». Il a en tout cas des admirateurs avérés comme l'annaliste Q. Aelius Tubero et surtout Salluste (cf. P. Perrochat, Les modèles grecs de Salluste, Paris, 1949 : Ch. I - Salluste et Thucydide). Cicéron (ibid.), pour sa part, est plus réticent. Il admire, certes, le vieux maître, tout en observant qu'on ne peut rien tirer de son œuvre qui soit utile à la pratique du forum, que même ses discours ne peuvent servir de modèles, tant ils sont obscurs, « ce qui est bien dans un discours politique le plus grand défaut » (cf. aussi Brutus, § 287).
Thucydide conserve des partisans à l'époque impériale, par exemple le Crepereius Calpurnianus cité par Lucien (Comment on écrit l'histoire, § 15) qui commençait ainsi son histoire de la guerre parthique de Verus : « Crepereius Calpurnianus, habitant de Pompéiopolis, a écrit la guerre des Parthes et des Romains et raconté les incidents de la lutte, en commençant dès les premières hostilités. » Arrien, Dion Cassius, Dexippe passent aussi pour avoir subi l'influence de Thucydide. « But this influence was of superficial kind ; it concerned style and phraseology ; it was generally a mere mechanical imitation », note J.B. Bury, The Ancient Greek Historians, p.145).
Il faut sauter plusieurs siècles avant de voir réapparaître l'œuvre de Thucydide. Ce n'est en effet qu'en 1513 que Lorenzo Valla en donne une traduction latine, suivie un peu plus tard (1527) d'une traduction française de Claude de Seyssel. L'Histoire de la guerre du Péloponnèse a-t-elle connu dès lors un grand succès ? Il est difficile de le dire. Momigliano souligne l'importance de Polybe à cette époque (Les fondations du savoir historique, p.56). Mais Thucydide peut se réclamer de Jean Bodin qui, dans sa Méthode de l'histoire (1566 trad.fr. P. Mesnard, 1941), en parle en termes fort élogieux (p.41-42). De même, à la fin du siècle, La Popelinière dans son Histoire des histoires (éd. Ph. Desan, p.143) : « Il est sans controverse dict le Prince de l'Histoire : pour la beauté du langage et vérité du narré. » En Angleterre, Thucydide suscite l'admiration de Th. Hobbes qui traduit son œuvre et la publie en 1629, avec une longue introduction où il souligne la véracité de l'historien et la qualité de son style. Pour D. Hume, notre auteur est le véritable Père de l'histoire : « La première page de Thucydide est, à mon avis, le commencement de l'histoire réelle. Tous les récits antérieurs sont si intimement mêlés à l'affabulation que les philosophes feraient mieux de les abandonner, dans une large mesure, aux embellissements des poètes et des orateurs » (Discours politiques, trad. F. Grandjean, Mauvezin, 1993, p.154). On mentionnera, dans un autre sens, une étude de Th.B. Macaulay sur les orateurs athéniens (1824 ; texte repris dans Essais littéraires, trad. G. Guizot, Paris, 1888). L'auteur y fait des remarques très pertinentes sur les discours de Thucydide, insistant d'abord sur leur uniformité : « Le grave roi de Sparte ou le forcené démagogue d'Athènes, le général encourageant son armée ou le captif demandant la vie, paraissent tous comme des orateurs employant le même style » (p.49) ; et puis, ce qui est peut-être plus original, sur leur inadaptation au public censé les écouter « Il est presque inutile de dire que tous ses discours n'eussent jamais pu être prononcés. C'est peut-être ce qu'il y a de plus difficile en grec, et l'auditeur athénien les aurait probablement trouvés à peine plus intelligibles que le lecteur moderne » (p.50). Quatre ans plus tard, Macaulay revient sur le sujet dans un essai intitulé « De l'histoire ». Cette fois, le critique va plus loin dans l'analyse. « Nous craignons, dit-il, que cette opinion ne paraisse bien hétérodoxe », mais il se pourrait que Thucydide, quant à sa philosophie politique, ne mérite pas toujours sa réputation de profondeur (Essais d'histoire et de littérature, trad. G. Guizot, Paris, 1882, p.342-343). G. Grote fait un autre reproche à notre historien : il aurait gravement manqué d'objectivité dans sa présentation du démagogue Cléon (Histoire de la Grèce, trad. A.-L. de Sadous, t. IX, Paris, 1866, p.235-237). Reproche somme toute fort ponctuel et sur lequel on ne s'arrêterait pas s'il n'avait donné lieu à une querelle qui fit quelque bruit : un éminent professeur de Cambridge, R. Shilleto, ne put admettre qu'un amateur comme Grote (banquier et homme politique) ternisse ainsi la gloire de Thucydide et répliqua par un pamphlet au titre vengeur, Thucydides or Grote ? auquel l'intéressé n'y répondit pas (cf. Ch. Stray, " Thucydide or Grote " Classical Disputes and Disputed Classics in Nineteenth-Century Cambridge, dans Trans. of the Amer. Phil. Assoc., 127, 1997, p.363-371).
Laissant là l'Angleterre, on terminera par une manifestation inattendue de la survie de Thucydide . Partant pour le front en 1914, A. Thibaudet avait emporté l'Histoire de la guerre du Péloponnèse dans sa besace, avec un Virgile et un Montaigne. Profitant de quelques moments de répit, il lut et relut notre historien, la plume à la main. Après l'armistice, Thibaudet reprit ses notes, en fit un livre, publié en 1922, La campagne avec Thucydide.
Bibliographie
Éditions - traductions
- La guerre du Péloponnèse, éd., trad. J. de Romilly - R. Weil - L. Bodin, 5 vol., Paris, 1955-1972 (C.U.F).
- Guerre du Péloponnèse, éd., trad. J. de Romilly - R. Weil - L. Bodin, introd. et notes par Cl. Mossé, 3 vol., Paris, 2009 (Classiques en poche).
- Historiens grecs, I. Hérodote - Thucydide, trad. A. Barguet [Hérodote] - D. Roussel [Thucydide], Paris, 1964 (Bibliothèque de la Pléiade).
- Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide, trad. E.-A. Bétant, 2e éd., Paris, 1869.
- Thucydides History II, éd., trad. comm. P.J. Rhodes, Warminster, 1988; Thucydides History III, 1994.
- Thucydides. The Peloponnesian War Book II, ed. comm. J.S. Rusten, Cambridge, 1989 (Cambridge Greek and Latin Classics).
- Tucidide. La guerra del Peloponneso. Libro II, ed., trad., comm. U. Fantasia, Pise, 2003 (Studi e testi di storia antica, 14).
Commentaires
- Gomme A.W. - Andrewes A. - Dover K.J., A Historical Commentary on Thucydides, 5 vol., Oxford, 1945-1981.
- Hornblower S., A Commentary on Thucydides, 3 vol., Oxford, 1991-2008.
Études
- Aron R., Dimensions de la conscience historique, 2e éd., Paris, 1964 : ch. V Thucydide et le récit historique.
- Canfora L., L'historien Thucydide n'a jamais été exilé, dans Dialogues d'histoire ancienne, 6, 1980, p.287-289.
- Connor W.R., A Post Modernist Thucydides ? dans Classical Journal, 72, 1977, p.289-298.
- Finley M.I., Aspects of Antiquity. Discoveries and Controverses, Penguin Books, 1972 : ch.4 Thucydides the Moralist.
- Fromentin V. - Gotteland S. - Payen P. (éds), Ombres de Thucydide. La réception de l'historien depuis l'Antiquité jusqu'au début du XXe siècle, Bordeaux, 2010.
- Momigliano A., Les traditions hérodotéenne et thucydidéenne, dans Les fondations du savoir historique, p.33-60.
- Pouilloux J. - Salviat F., Thucydide après l'exil et la composition de l'œuvre, dans Revue de philologie, de littérature et d'histoire anciennes, 59, 1985, p.13-20.
- Rengakos A. - Tsakmakis A. (eds), Brill's Companion to Thucydides, Leyde, 2006. BMCR 2007.09.55.
- de Romilly, J., Histoire et raison chez Thucydide, Paris, 1956 (Collection d'études anciennes). Cf. L. Gernet, Le Thucydide de Mme de Romilly, dans Annales. Économies. Sociétés. Civilisations, 20, 1965, p. 570-575.
- Id., L'invention de l'histoire politique chez Thucydide, Paris, 2005 (Études de littérature ancienne, 15) : recueil d'articles.
- Shanske D., Thucydides and the Philosophical Origins of History, Cambridge, 2007.
- Stahl H.-P., Thucydides. Man's Place in History, Swansea, 2003.
Textes choisis (trad. J. de Romilly - R. Weil - L. Bodin)
T 1 - I, 1 Thucydide d'Athènes a raconté comment se déroula la guerre entre les Péloponnésiens et les Athéniens. Il s'était mis au travail dès les premiers symptômes de cette guerre ; et il avait prévu qu'elle prendrait de grandes proportions et une portée passant celle des précédentes. Il pouvait le conjecturer parce que les deux groupes étaient, en l'abordant, dans le plein épanouissement de toutes leurs forces ; et, d'autre part, il voyait le reste du monde grec se joindre à chaque camp, aussitôt ou en projet.
T 2 - I, 3, 1-3 Je trouve encore un autre signe de la faiblesse qui marquait les temps anciens, et il n'est pas à négliger ; c'est qu'avant la guerre de Troie, on ne voit rien que l'Hellade ait, jusque là, accompli en commun. Ce nom même, me semble-t-il, ne s'employait pas encore pour la désigner dans son ensemble... Ce qui le prouve le mieux, c'est Homère : lui qui vécut à une époque encore bien postérieure à la guerre de Troie, il n'a nulle part appliqué le nom à l'ensemble ; il ne l'applique qu'aux compagnons d'Achille, venus de Phthiotide, qui furent, précisément, les premiers Hellènes ; et il emploie dans ses poèmes les termes de Danaens, d'Argiens, d'Achéens. Il n'a, du reste, pas davantage employé le mot de barbares, cela parce qu'à mon avis les Grecs n'étaient pas encore groupés, de leur côté, sous un terme unique qui pût s'y opposer.
T 3 - I, 5,3 - 6,2 Ils pratiquaient aussi le pillage sur terre ; et, jusqu'à nos jours, une grande partie de la Grèce vit à la manière ancienne, du côté des Locriens Ozoles, de l'Étolie, de l'Acarnanie et des pays continentaux situés dans la région. L'usage de porter les armes qu'ont ces peuples continentaux est une survivance des anciennes habitudes de pillage. Car toute la Grèce portait les armes, faute d'habitations protégées et de communications sûres : vivre sous les armes était une habitude constante, comme chez les barbares; et ces parties de la Grèce, où l'on vit encore ainsi, nous renseignent sur les pratiques qui jadis s'étendaient à tous indistinctement.
T 4 - I, 20, 1 Voilà donc ce que furent, d'après mes recherches, les temps anciens. En ce domaine, il est bien difficile de croire tous les indices comme ils viennent. Car les gens, s'agît-il même de leur pays, n'en acceptent pas moins sans examen les traditions que l'on se transmet sur le passé.
T 5 - I, 21, 1 Cependant, on ne saurait se tromper en se fondant sur les indices ci-dessus et en jugeant, en somme, de cette façon les faits que j'ai passés en revue : on croira moins volontiers les poètes, qui ont célébré ces faits en leur prêtant des beautés qui les grandissent, ou les logographes, qui les ont rapportés en cherchant l'agrément de l'auditeur plus que le vrai – car il s'agit de faits incontrôlables, et auxquels leur ancienneté a valu de prendre un caractère mythique excluant la créance ; et l'on tiendra que, d'après les signes les plus nets, ils sont, pour des faits anciens, suffisamment établis.
T 6 - I, 22, 1-4 J'ajoute qu'en ce qui concerne les discours prononcés par les uns et les autres, soit juste avant, soit pendant la guerre, il était bien difficile d'en reproduire la teneur même avec exactitude, autant pour moi, quand je les avais personnellement entendus, que pour quiconque me les rapportait de telle ou telle provenance : j'ai exprimé ce qu'à mon avis ils auraient pu dire qui répondît le mieux à la situation, en me tenant, pour la pensée générale, le plus près possible des paroles réellement prononcées : tel est le contenu des discours. D'autre part, en ce qui concerne les actes qui prirent place au cours de la guerre, je n'ai pas cru devoir, pour les raconter, me fier aux informations du premier venu, non plus qu'à mon avis personnel ; ou bien j'y ai assisté moi-même, ou bien j'ai enquêté sur chacun d'eux auprès d'autrui avec toute l'exactitude possible. J'avais d'ailleurs de la peine à les établir, car les témoins de chaque fait en présentaient des versions qui variaient, selon leur sympathie à l'égard des uns ou des autres, et selon leur mémoire. – À l'audition, l'absence de merveilleux dans les faits rapportés paraîtra sans doute en diminuer le charme ; mais, si l'on veut voir clair dans les événements passés et dans ceux qui, à l'avenir, en vertu du caractère humain qui est le leur, présenteront des similitudes ou des analogies, qu'alors, on les juge utiles, et cela suffira : ils constituent un trésor pour toujours, plutôt qu'une production d'apparat pour un auditoire du moment.
T 7 - I, 97 Cependant, les Athéniens, dont l'hégémonie, au début, s'exerçait sur des alliés autonomes, et invités à délibérer dans des réunions communes, devaient, entre les guerres médiques et cette guerre-ci, marquer toute une série de progrès dans l'ordre militaire et politique ; ces luttes les opposèrent non seulement au Barbare, mais à leurs propres alliés, lorsque ceux-ci se montraient rebelles, et aux éléments péloponnésiens mêlés dans chaque affaire. J'ai consacré une digression à en faire le récit, car mes devanciers avaient tous négligé cette matière, pour traiter, soit de la Grèce avant les guerres médiques, soit des guerres médiques elles-mêmes ; un seul l'a abordée, dans son Histoire de l'Attique, c'est Hellanikos, et il n'a donné que de brèves mentions, sans exactitude chronologique. En même temps, un tel exposé permet de voir comment fut instituée la domination athénienne.
T 8 - II, 8, 1 Bref, il n'était rien, dans leurs projets aux uns et aux autres, où ils ne vissent grand : ils abordaient la guerre avec énergie – ce qui n'a rien d'étonnant. Au début, en effet, on s'y donne toujours plus vivement ; et en outre il y avait, à ce moment-là, tant dans le Péloponnèse qu'à Athènes, une jeunesse nombreuse ; et celle-ci, faute d'en avoir l'expérience, s'attachait à la guerre sans se faire prier. Quant au reste de la Grèce, il était suspendu à cette rencontre des principales cités.
T 9 - II, 48, 3 Je laisse à chacun – médecin ou profane – le soin de dire son opinion sur la maladie, en indiquant d'où elle pouvait vraisemblablement provenir, et les causes qui, à ses yeux, expliquent de façon satisfaisante ce bouleversement, comme ayant été capables d'exercer une telle action. Pour moi je dirai comment cette maladie se présentait ; les signes à observer pour pouvoir le mieux, si jamais elle se reproduisait, profiter d'un savoir préalable et n'être pas devant l'inconnu : voilà ce que j'exposerai – après avoir, en personne, souffert du mal, et avoir vu, en personne, d'autres gens atteints.
T 10 - III, 17 Au temps de ces opérations navales [a. 428], leurs vaisseaux en service tant dans cette région [Lesbos] qu'ailleurs atteignirent un nombre des plus élevés, mais il était comparable et même supérieur au début de la guerre. L'Attique, l'Eubée et Salamine étaient gardées <alors> par cent navires, cent autres étaient autour du Péloponnèse ; il s'y ajoutait ceux de la région de Potidée et des autres places, de sorte que le total général atteignait, pour un seul été, deux cent cinquante. Ce fut l'effort le plus épuisant pour le trésor, avec l'affaire de Potidée. Les hoplites en position devant Potidée touchaient une solde de deux drachmes (une drachme par jour chacun et une pour son valet), avec un effectif initial de trois mille, qui ne fut pas réduit jusqu'au terme du siège, et un renfort de seize cents hommes amenés par Phormion, qui partirent avant la fin ; l'ensemble des vaisseaux touchaient la même solde. Le trésor commença donc à s'épuiser ainsi, et ce fut là le nombre le plus élevé des navires équipés.
T 11 - IV, 104, 2-5 On dit même que, si Brasidas avait voulu, au lieu de se livrer au pillage avec son armée, marcher aussitôt contre la ville [Amphipolis], il l'aurait, semble-t-il, prise. Mais, une fois son armée installée, ayant fait des incursions sur les territoires hors les murs sans rien voir venir de l'intérieur qui répondît à son attente, il se tenait tranquille ; et les adversaires de ceux qui devaient lui livrer la ville, assez supérieurs en nombre pour empêcher l'ouverture immédiate des portes, s'entendent pendant ce temps avec le stratège Euclès, qui était là, envoyé par Athènes pour veiller sur le pays, et dépêchent un messager à l'autre stratège pour la région qui borde la Thrace, Thucydide, fils d'Oloros, l'auteur de cette histoire [ὃς τάδε ξυνέγραψεν], alors près de Thasos (cette île est une colonie de Paros, située, en gros, à une demi-journée de route d'Amphipolis) : on lui demandait du secours. Lui, au reçu du message, se mit rapidement en route avec sept navires qui se trouvaient là ; il voulait arriver assez tôt pour occuper à temps, soit, bien sûr, Amphipolis, avant qu'elle ne vînt à céder, soit, au moins, Éion.
T 12 - V, 20 Ce traité [paix de Nicias] fut conclu vers la fin de l'hiver, avec le printemps [a. 421], tout de suite après les Dionysies urbaines : il s'était écoulé juste dix ans, plus quelques jours de différence, depuis le début de cette guerre, amenant la première invasion de l'Attique. On doit compter d'après les époques de l'année : on ne doit pas se reporter, comme étant plus sûr, à un calcul fondé sur les noms de ceux qui, en chaque endroit, comme magistrats ou comme dignitaires quelconques, servent à désigner les événements passés : ce procédé n'est, en effet, pas rigoureux, puisque c'est aussi bien au début de leur temps, ou au milieu, ou n'importe quand qu'un événement est survenu. Tandis qu'en comptant par étés et par hivers, comme dans mon récit, on trouvera, chacun entrant par moitié avec l'autre dans la composition d'une année, qu'il y a eu, pour cette première guerre, dix étés et autant d'hivers.
T 13 - V, 26 Thucydide d'Athènes a écrit le récit de ces faits comme de ceux qui précédaient, en rapportant dans l'ordre, par étés et par hivers, le détail des événements, jusqu'au moment où les Lacédémoniens et leurs alliés mirent fin à la domination athénienne et s'emparèrent des Longs Murs ainsi que du Pirée. La durée totale de la guerre jusqu'à ce moment fut de vingt-sept ans. Pour la période de trêve qui se place dans l'entre-temps, quiconque se refusera à l'inclure dans la guerre commettra une erreur d'appréciation. Que l'on observe dans la pratique ses caractères distinctifs et l'on s'apercevra qu'il n'est pas légitime d'y voir une période de paix : les deux cités, en effet, ne procédèrent ni à toutes les restitutions ni à tous les recouvrements convenus ; en dehors de cela, elles furent l'une et l'autre en faute dans la guerre de Mantinée et d'Épidaure et dans d'autres occasions ; avec les alliés de la côte thrace régnait le même effet d'hostilité qu'avant, et les Béotiens n'observaient qu'un armistice à renouveler tous les dix jours. Si bien qu'avec la première guerre, qui dura dix ans, la trêve pleine de réserves qui suivit et la guerre qui en sortit ensuite, on trouvera, si l'on calcule d'après les époques de l'année, le nombre d'années indiqué, plus quelques jours de différence ; pour ceux qui se fondent sur les oracles, on trouvera le seul cas sûr les confirmant. En effet, j'ai le souvenir personnel que toujours – dès le début de la guerre et jusqu'à la fin – beaucoup affirmaient qu'elle devait durer trois fois neuf ans. Je l'ai vécue d'un bout à l'autre, étant d'un âge à me rendre bien compte et m'occupant attentivement d'obtenir des renseignements exacts. Il m'est, en plus, arrivé de me trouver exilé pendant vingt ans, après mon commandement d'Amphipolis, et d'assister aux affaires dans les deux camps – surtout du côté péloponnésien, grâce à mon exil – ce qui m'a donné tout loisir de me rendre un peu mieux compte des choses. Je rapporterai donc la période qui suivit les dix ans, avec ses différends et ce qui devait mener au renversement des traités, puis la période d'hostilités qui suivit.
T 14 - V, 68, 1-2 Telles étant, de part et d'autre, l'ordonnance et les dispositions prises [a. 418 : bataille de Mantinée], on put constater que l'armée lacédémonienne était plus grande ; quant aux chiffres, soit des contingents divers de chaque côté, soit de l'ensemble, je n'aurais pas été en mesure de les donner avec exactitude : le nombre des Lacédémoniens restait inconnu à cause du secret qui marque leur régime, celui des autres était suspect à cause de la vantardise que montrent les hommes pour ce qui est à eux.
T 15 - VI, 2, 1-2 Les plus anciens que la tradition connaisse comme ayant habité une partie du pays sont les Cyclopes et les Lestrygons ; je ne puis, pour moi, dire ni leur race ni de quel pays ils venaient ou dans quelle direction ils se retirèrent. On s'en tiendra sur leur compte aux récits des poètes et aux opinions que, de manière ou d'autre, chacun s'est faites. Il est constant que les premiers après eux à avoir fondé des établissements dans l'île sont les Sicanes ‒ après eux, et même avant, si on les en croit, puisqu'ils seraient autochtones ; mais on peut établir qu'il s'agissait, à la vérité, d'Ibères, délogés par les Ligures des rives du Sicanos en Ibérie. C'est de ces Sicanes que l'île, appelée auparavant Trinacrie, tira lors son nom de Sicanie. Ils habitent encore aujourd'hui la partie occidentale de la Sicile.
T 16 - VI, 6, 1-2 Tels sont, au juste les peuples, grecs et barbares, qui habitaient la Sicile ; et c'est contre une île de cette importance que les Athéniens brûlaient de faire campagne. Leur plus véritable motif était le désir qu'ils avaient de se la soumettre tout entière ; mais ils voulaient en même temps, par un prétexte spécieux, porter secours à leurs frères de race et aux alliés qu'ils s'étaient acquis. Rien cependant ne les détermina davantage que la présence à Athènes d'envoyés d'Égeste qui invoquaient instamment leur aide.
T 17 - VI, 55, 1-2 Que ce soit Hippias qui, en sa qualité d'aîné, ait exercé le pouvoir, je suis par tradition orale déjà mieux renseigné que d'autres pour le soutenir, mais on s'en convaincrait encore à considérer ce qui suit. Il est constant que, seul entre ses frères légitimes, il eut des enfants. On le sait, non seulement par l'autel, mais aussi par la stèle qui fut érigée à Athènes, sur l'Acropole, pour commémorer l'iniquité des tyrans : aucun fils de Thessalos, non plus que d'Hipparque, n'y figure, alors qu'on y en voit cinq, qu'Hippias avait eus de Myrrhina, fille de Callias, fils lui-même d'Hyperochidès ; il était normal, en effet, que l'aîné se fût marié le premier. De plus, sur cette même stèle, son nom est le premier inscrit après celui de son père, et cela non moins normalement, puisqu'il était le plus ancien après lui, et qu'il avait exercé la tyrannie.
T 18 - VII, 44, 1 Dès ce moment, le désordre et l'embarras allaient régnant du côté athénien, si bien qu'il était même assez difficile par la suite de savoir en détail, et cela d'aucun des deux partis, comment les choses s'étaient passées. De jour, bien qu'elles soient plus claires, c'est tout au plus si ceux qui y sont mêlés savent de l'ensemble autre chose que ce qui les concerne chacun individuellement ; comment, dans un combat de nuit – et celui-ci fut le seul, au cours de cette guerre, qui mit aux prises de grandes armées – aurait-on pu avoir une connaissance sûre de quoi que ce fût ?
T 19 - VII, 87, 5-6 Il se trouva que ce fut là l'événement le plus considérable de cette guerre, et même, à mon avis, des événements grecs dont on a gardé le souvenir, exploit sans égal pour les vainqueurs, chef-d'œuvre d'infortune pour les vaincus. Battus partout et de toutes les manières, éprouvés du malheur sans ménagement aucun sous aucun rapport, c'était, comme on dit, le désastre à son comble : infanterie, navires, rien qui n'eût péri ! et sur tant d'hommes partis, bien peu revinrent au foyer. Ainsi en avait-il été des événements de Sicile.
T 20 - VIII, 67, 3 - 68, 1 Dès lors il n'y eut plus de mystère ; on proposa de mettre fin au pouvoir de tous les magistrats de l'ordre existant, de supprimer les indemnités, de choisir cinq présidents qui choisiraient à leur tour cent citoyens, lesquels s'en adjoindraient chacun trois autres ; ces Quatre-cents se rendraient dans la salle du Conseil et auraient pleins pouvoirs pour gouverner selon ce qu'ils jugeraient le meilleur ; quant aux Cinq mille, ils les convoqueraient quand ils le trouveraient bon. L'auteur de cette proposition était Pisandre, qui à tous égards fut ouvertement l'adversaire le plus ardent de la démocratie. Mais celui qui avait monté toute l'affaire de façon à la conduire à cette fin, et qui entre tous s'en était occupé de longue main, c'était Antiphon, un homme qui, parmi les Athéniens de son temps, ne le cédait à personne en valeur et excellait tant à concevoir qu'à exprimer ses idées ; sans doute il ne parlait pas devant le peuple ni dans aucun autre débat s'il n'y était forcé, et il était suspect à la foule à cause de sa réputation d'éloquence ; toutefois, il n'avait pas son pareil pour aider, dans les débats des tribunaux aussi bien que de l'assemblée, quiconque venait lui demander conseil.
T 21 - VIII, 96, 5 Mais ce ne fut pas la seule circonstance où la plus grande chance des Athéniens fut d'avoir pour adversaires les Lacédémoniens ; il y en eut bien d'autres exemples ; car, vu la différence radicale de leurs caractères – vivacité ici, lenteur là ; esprit d'entreprise ici, timidité là –, les Lacédémoniens leur rendirent des services éminents, d'autant plus qu'il s'agissait d'un empire maritime. Les Syracusains le prouvèrent bien : eux, dont le caractère fut le plus semblable à celui des Athéniens, leur firent aussi le mieux la guerre.
T 22 - VIII, 97, 2 Et c'est alors que, pour la première fois, de mon temps du moins, Athènes eut, à ce qu'il apparaît, un gouvernement tout à fait bon [régime des Cinq mille] ; il s'était établi en effet un équilibre raisonnable entre les aristocrates et la masse, ce qui fut le premier facteur qui contribua à tirer la cité d'une situation devenue mauvaise.
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[15 décembre 2010]
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