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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Historiographie du XIXe siècle
George GROTE (1794-1871)
Texte :
-- Histoire de la Grèce depuis les temps les plus reculés jusqu'à la fin de la génération contemporaine d'Alexandre le Grand, trad. A.- L. de SADOUS, 19 vol., Paris, 1864-1867.
-- A History of Greece from the Time of Solon to 403 B.C. Condensed and edited by J.M. Mitchell & M.O.B. Caspari, Londres, 1907. With a New Introduction by P. Cartledge, Londres, 2001.
Études :
-- CALDER III, W.M. (éd.), George Grote Reconsidered. A 200th Birthday Celebration with a First Edition of his Essay « Of the Athenian Government", Hildesheim, 1996.
-- DEMETRIOU K.N., George Grote on Plato and Athenian Democracy, Francfort s/Main, 1999 (Koinon, Bd.2).
-- MOMIGLIANO A., Georges Grote et l'étude de l'histoire grecque, dans Problèmes d'historiographie ancienne et moderne, p.361-382.
Insuffisance des sourcesExposer l'histoire d'un peuple qui le premier a éveillé les facultés intellectuelles encore sommeillantes de notre nature, présenter les phénomènes helléniques comme servant à expliquer l'esprit et le caractère helléniques : telle est la tâche que je me propose dans le présent ouvrage ; non sans songer avec peine combien le résultat est au-dessous de l'intention, et non sans avoir la conviction plus pénible encore de l'impossibilité d'obtenir un plein succès, à cause d'un obstacle qu'aucun talent humain ne peut actuellement lever : l'insuffisance de témoignages originaux ; car, malgré les précieux travaux de tant d'habiles commentateurs, la somme des documents que nous avons sur le monde ancien reste encore à un point déplorable au-dessous des exigences d'une curiosité éclairée. Nous possédons seulement les épaves qui ont échappé au naufrage d'un navire échoué ; et, bien qu'il y ait parmi ces débris quelques-uns des plus précieux articles d'une cargaison jadis si riche, si cependant on veut jeter les yeux sur les citations contenues dans Diogène de Laërte, dans Athénée ou dans Plutarque, ou sur la liste des noms que donne Vossius [1577-1649] dans son livre de Historicis Graecis, on verra avec douleur et surprise combien plus considérable est la partie engloutie sans retour, par suite de l'esclavage des Grecs eux-mêmes, de la décadence de l'empire romain, du changement de religion, et de l'invasion des conquérants barbares. Nous sommes par là réduits à porter un jugement sur l'ensemble du monde hellénique, dans son infinie variété, d'après un petit nombre de compositions, excellentes, il est vrai, en elles-mêmes, mais portant trop exclusivement l'empreinte d'Athènes. On ne peut, en effet, trop exalter Thucydide et Aristote, à la fois comme investigateurs dans l'ordre des faits positifs, et comme esprits libres de sentiment local étroit ; mais, par malheur, on n'a pas conservé l'ouvrage de ce dernier écrivain, Recueil et comparaison des Constitutions de cent cinquante villes différentes, qui eût été pour nous la source la plus abondante de documents sur la vie politique des Grecs. D'autre part, Thucydide, dans sa concision, ne nous donne souvent qu'un seul mot là où une phrase n'eût pas été de trop, et des phrases que nous serions heureux de voir développées en paragraphes (Histoire de la Grèce, Préface, p. IV-V).
Jugement sur l'époque hellénistique
Après la génération d'Alexandre, l'action politique de la Grèce se resserre et s'avilit, n'ayant plus d'intérêt pour le lecteur, ni d'influence sur les destinées du monde à venir. Nous pouvons, en effet, citer un ou deux incidents, en particulier les révolutions d'Agis et de Kléoménês, à Sparte, qui sont à la fois instructives et touchantes ; mais dans son ensemble, la période qui s'étend entre l'an 300 avant J.-C. et l'absorption de la Grèce par les Romains ne présente en elle-même aucun intérêt, et n'a de prix qu'en ce qu'elle nous aide à comprendre les siècles précédents. Désormais les Grecs n'ont de valeur et de dignité qu'à titre individuel, comme philosophes, maîtres, astronomes et mathématiciens, littérateurs et critiques, médecins praticiens, etc. Dans toutes ces facultés respectives, particulièrement dans les grandes écoles philosophiques, ils sont encore le flambeau du monde romain. Toutefois, comme communautés, ils ont perdu leur propre orbite, et sont devenus les satellites de voisins plus puissants (Histoire de la Grèce, Préface, p. XI).
Mythes et méthode historique
Voilà les différentes manières dont les anciens mythes furent considérés, pendant la vie littéraire de la Grèce, par les quatre classes nommées plus haut, poëtes, biographes, historiens et philosophes. La manière littérale dont on les acceptait, cette foi inconsciente, absolue, qu'ils obtenaient des auditeurs primitifs auxquels ils étaient adressés, ils ne les trouvaient plus désormais que dans la multitude, qui conservait également le sentiment traditionnel et craignait de critiquer les actes des dieux. Mais, pour des hommes instruits, ils devinrent les sujets d'une analyse respectueuse et curieuse, tous convenant que le Mot tel qu'il leur était proposé était inadmissible, tous cependant étant également convaincus qu'il renfermait un sens important qui, bien que caché, pouvait toutefois être découvert. La force de l'intelligence grecque fut appliquée dans une très-grande mesure à la recherche de cette base inconnue, au moyen de conjectures, où l'on employa parfois le procédé de l'explication semi-historique, parfois celui de l'explication allégorique, sans aucun témoignage indirect dans l'un ou dans l'autre cas, et sans possibilité de vérification. De ce double emploi il résulta, d'une part, une suite de phénomènes réels allégorisés, de l'autre, une longue série de ce qui semblait être des événements historiques et des personnes chronologiques, tirés également des mythes transformés et ne sortant d'aucune autre source.
Le plus que nous puissions faire en employant la théorie semi-historique même dans ses applications les plus heureuses, c'est, après avoir laissé de côté tout ce qui, dans le récit mythique, est miraculeux, haut en couleur ou extravagant, d'arriver à une suite d'incidents croyables, qui, peut-être, sont arrivés réellement, et contre lesquels ne peut s'élever aucune présomption intrinsèque. C'est là exactement le caractère d'un roman moderne bien écrit (comme, par exemple, dans plusieurs des compositions de Defoe), dont toute l'histoire est telle qu'elle peut bien avoir eu lieu dans la vie réelle ; c'est une fiction plausible, et rien de plus. Pour élever une fiction plausible à la dignité supérieure de la vérité, on doit montrer quelque témoignage positif ou quelque base positive de preuves ; une probabilité intrinsèque, même dans la plus grande mesure, n'est pas suffisante seule. Un homme qui nous dirait que le jour de la bataille de Platée il plut sur l'emplacement où s'élève aujourd'hui la ville de New York ne mériterait ni n'obtiendrait créance, parce qu'il n'a pu avoir aucun moyen de parvenir à une connaissance positive, bien que l'assertion ne soit pas improbable le moins du monde. D'autre part, des assertions très-improbables en elles-mêmes peuvent bien mériter créance, pourvu qu'elles soient appuyées de preuves positives suffisantes. Ainsi le canal ouvert par ordre de Xerxès à travers le promontoire du mont Athos, et la navigation de la flotte des Perses dans ce canal sont des faits que je crois, parce qu'ils sont bien attestés, nonobstant leur extrême improbabilité, qui trompa Juvénal [Sat., X, 174] au point de l'amener à signaler le récit comme un exemple frappant du penchant des Grecs pour le mensonge. De plus, un grand nombre de critiques ont fait observer que le récit général de la guerre de Troie (à l'exception de quelques actes surhumains) n'est pas plus improbable que celui des croisades, que tout le monde admet comme un fait historique. Mais (même si nous accordons ce principe, qui n'est vrai que dans une faible mesure), il ne suffit pas de montrer une analogie entre les deux cas sous le rapport seulement de présomptions négatives ; on devrait prouver aussi que l'analogie existe entre eux sous le rapport des attestations positives. Les croisades sont un curieux phénomène dans l'histoire ; néanmoins, nous les acceptons comme un fait incontestable, parce que l'improbabilité antérieure cède devant des témoignages contemporains suffisants. Si, pour établir la réalité historique de la guerre de Troie, on produisait des preuves pareilles, et en quantité et en qualité, nous n'hésiterions pas à mettre les deux événements au même niveau (Histoire de la Grèce, vol. II, p.154-157).
A propos des réformes de Clisthène
Kleistenès avait à protéger la constitution démocratique contre cette chance d'assaillants intérieurs ; ‒ d'abord en mettant des obstacles sur leur chemin et en leur rendant difficile de se procurer l'appui nécessaire, ensuite en les éliminant avant que des projets violents fussent assez mûrs pour être mis à exécution. Pour faire l'un ou l'autre, il était nécessaire de donner une constitution telle que non-seulement elle se conciliât le bon vouloir, mais encore qu'elle allumât l'attachement passionné de la masse des citoyens, au point que même une minorité considérable ne fût pas disposée et prête à la changer par la force. Il était nécessaire de créer dans la multitude, et par elle d'imposer aux ambitieux les plus puissants, ce sentiment rare et difficile que nous pouvons appeler moralité constitutionnelle, ‒ respect dominant pour les formes de la constitution, imposant l'obéissance aux autorités qui agissent en vertu de ces formes et dans leurs limites, combiné cependant avec l'habitude d'une parole libre, d'une action soumise seulement à un contrôle légal déterminé, et avec une critique illimitée de ces mêmes autorités quant à tous leurs actes publics, ‒ combiné aussi avec une confiance absolue qu'a tout citoyen, assuré qu'il est qu'au milieu de l'acharnement des luttes de parti les formes de la constitution ne seront pas moins sacrées aux yeux de ses adversaires qu'aux siens propres. Cette coexistence de liberté et de contrainte qu'on s'impose à soi-même, ‒ d'obéissance à l'autorité avec une censure sans réserve des personnes qui l'exercent, ‒ peuvent se trouver dans l'aristocratie anglaise (depuis 1688 environ), aussi bien que dans la démocratie des États-Unis d'Amérique ; et parce que nous sommes familiers avec elle, nous sommes disposés à la croire un sentiment naturel, bien qu'il semble qu'il y ait peu de sentiments plus difficiles à établir et à répandre dans une communauté, si l'on en juge par l'expérience de l'histoire. Nous pouvons voir combien ce sentiment est imparfait au jour actuel dans les cantons suisses, tandis que les nombreuses violences de la première Révolution française expliquent, entre autres diverses leçons, les effets fatals résultant de son absence, même chez un peuple haut placé sur l'échelle de l'intelligence. Cependant la diffusion de cette moralité constitutionnelle, non-seulement dans la majorité de la communauté, mais dans tout l'ensemble, est la condition indispensable d'un gouvernement à la fois libre et paisible, puisque même une minorité puissante et obstinée peut rendre impraticable le jeu d'institutions libres, sans être assez forte pour conquérir l'ascendant pour elle-même.. Il n'y a que l'unanimité, ou une majorité assez écrasante pour équivaloir à l'unanimité, sur le point principal du respect des formes constitutionnelles, même de la part de ceux qui ne les approuvent pas complètement, qui puisse rendre l'excitation de la passion politique pure de sang, et cependant exposer les autorités de l'État à la pleine licence d'une critique pacifique.
A l'époque de Kleisthenès, qui par une remarquable coïncidence est la même que celle du bannissement des rois à Rome, cette moralité constitutionnelle, si elle existait quelque part ailleurs, n'avait certainement pas place à Athènes ; et sa première création dans une société particulière quelconque doit être considérée comme un fait historique intéressant. Par l'esprit de ses réformes, ‒ égales, populaires, compréhensives, dépassant de beaucoup l'expérience antérieure des Athéniens, ‒ il s'assura l'attachement sincère du corps des citoyens. Mais la première génération d'hommes puissants, sous la démocratie naissante, et avec les précédents qu'elle avait à contempler derrière elle, ne pouvait laisser espérer qu'elle imposerait elle-même des limites à son ambition. Conséquemment, Kleisthenès eut à trouver le moyen d'éliminer à l'avance quiconque serait prêt de transgresser ces limites, de manière à échapper à la nécessité de la réprimer après, avec toute l'effusion de sang et la réaction, au milieu desquelles le libre jeu de la constitution serait au moins suspendu, sinon irrévocablement anéanti (Histoire de la Grèce, vol. V, p.332-334).
Réhabilitation des sophistes
Bien qu'il y eût beaucoup d'Athéniens qui combinassent, dans des proportions diverses, l'étude spéculative avec la pratique, toutefois, généralement parlant, les deux veines de mouvement intellectuel, ‒ l'une dirigée vers les affaires publiques actives, l'autre vers un développement d'opinions et une aptitude plus grande pour la vérité spéculative, avec ses preuves, ‒ continuèrent à être simultanées et séparées. Il exista entre elles une controverse polémique constante et un esprit de dénigrement mutuel. Si Platon méprisait les sophistes et les rhéteurs, Isokrate ne se croyait pas moins autorisé à ravaler ceux qui employaient leur temps à discuter sur l'unité ou la pluralité de la vertu. Même entre des maîtres différents, dans la même voie intellectuelle, il n'existait aussi que trop souvent un sentiment acrimonieux de rivalité personnelle, qui les exposait tous d'autant plus aux attaques de l'ennemi commun de tout progrès intellectuel, ‒ sentiment de jalouse espérance, stationnaire ou vivement rétrospectif, très-fort à Athènes, comme dans toute autre société, et naturellement confondu à Athènes avec le sentiment démocratique indigène. Ce dernier sentiment d'antipathie à l'égard d'idées nouvelles, et de nouveaux talents intellectuels, avait gagné une importance factice due au génie comique d'Aristophane, ‒ dont les auteurs modernes ont trop souvent accepté le point de vue, laissant ainsi quelques-uns des plus mauvais sentiments de l'antiquité grecque influencer leur manière de concevoir les faits. De plus, ils ont rarement fait une part à cette force d'antipathie littéraire et philosophique, qui n'était pas moins réelle et constante à Athènes que l'antipathie politique, et qui rendit les différentes classes littéraires ou les individus perpétuellement injustes les uns à l'égard des autres. C'a été le bonheur et la gloire d'Athènes que tout homme pût exprimer ses sentiments et ses critiques avec une liberté sans exemple dans le monde ancien et à peine sans pendant même dans le moderne, où un vaste corps de dissidents est et a toujours été condamné à un silence absolu. Mais cette latitude, bien connue, de censure, aurait dû imposer aux auteurs modernes une nécessité péremptoire de ne pas accepter aveuglément la critique de qui que ce soit, là où la partie inculpée n'avait pas laissé de défense ; tout au moins d'expliquer la critique rigoureusement, et de faire la part du point de vue dont elle procède. Par suite de négligence à l'égard de cette nécessité, presque toutes les choses et les personnes de l'histoire grecque nous sont présentées du mauvais côté : les diffamations d'Aristophane, les sarcasmes de Platon et de Xénophon, même les généralités intéressées d'un défendeur ou d'un demandeur devant le dikasterion, ‒ sont reçus sans examen contradictoire et approfondi comme matériaux authentiques propres à être employés pour l'histoire.
Si jamais il fut nécessaire d'invoquer ce rare sentiment d'impartialité, c'est quand nous en arrivons à discuter l'histoire des personnages appelés sophistes, qui paraissent actuellement pour la première fois comme personnages marquants ; les maîtres pratiques d'Athènes et de la Grèce, mal compris aussi bien que mésestimés (Histoire de la Grèce, vol.XII, p.165-167).
Éloge de Socrate
Ainsi périt le « parens philosophiae », ‒ le premier des philosophes moraux ; homme qui fournit à la science, et un nouveau sujet, à la fois abondant et précieux, ‒ et une nouvelle méthode, mémorable non moins par son originalité et sa puissance que par la profonde base philosophique sur laquelle elle s'appuie. Bien que la Grèce ait produit des poëtes, des orateurs, des philosophes spéculatifs, des historiens, etc., de premier ordre, cependant d'autres pays, qui avaient l'avantage d'avoir la littérature grecque pour modèle, l'ont presque égalée dans toutes ces branches et l'ont surpassée dans quelques-unes. Mais où pourrons-nous trouver un pendant pour Sokratès, soit dans le monde grec, soit au dehors ? L'Elenchos par questions contradictoires, que, non seulement il inventa le premier, mais qu'il mania avec un effet sans pareil et dans des vues si nobles, a toujours été muet depuis sa dernière conversation dans la prison ; car, même son grand successeur, Platon, fut un écrivain et un maître qui enseigna en public, et non un dialecticien employant le dialogue. Jamais on n'a trouvé un homme assez fort pour bander son arc, encore bien moins assez sûr pour en user comme il le faisait. Sa vie reste comme le seul témoignage, mais un témoignage très-satisfaisant, de ce que l'on peut faire par cette sorte d'interrogation intelligente, de l'intérêt puissant qu'elle peut inspirer, ‒ du stimulant énergique qu'elle peut appliquer pour éveiller la raison assoupie et créer une nouvelle faculté intellectuelle (Histoire de la Grèce, vol.XII, p.337-338).
Alexandre et Napoléon
Bien qu'elle soit réellement un plan formé par l'ambition macédonienne et pour l'agrandissement macédonien, l'expédition contre l'Asie devient ainsi mêlée à la série des événements grecs, sous le prétexte panhellénique de représailles pour les insultes déjà bien anciennes de Xerxès. Je l'appelle un prétexte, parce qu'elle avait cessé d'être un sentiment hellénique réel, et qu'elle servait maintenant deux desseins différents ; d'abord elle ennoblissait l'entreprise aux yeux d'Alexandre lui-même, dont l'esprit était très-accessible au sentiment religieux et légendaire, et qui s'identifiait volontiers avec Agamemnon ou Achille, immortalisés comme exécuteurs de la vengeance de la Grèce pour une insulte asiatique ; ‒ ensuite elle aidait à maintenir les Grecs tranquilles pendant son absence. Il savait lui-même que les sympathies réelles des Grecs étaient plutôt contraires que favorables à ses succès.
A part cet ensemble de sentiments éteints, rallumés avec faste pour les desseins d'Alexandre, la position des Grecs par rapport à ses campagnes en Asie était tout à fait la même que celle des contingents allemands, en particulier de ceux de la Confédération du Rhin, qui servaient dans la grande armée avec laquelle l'empereur Napoléon envahit la Russie en 1812. Ils n'avaient aucun intérêt public dans la victoire de l'envahisseur, qui ne pouvait avoir d'autre fin que de les réduire à un abaissement plus grand. Il était vraisemblable qu'ils resteraient attachés à leur chef aussi longtemps que sa puissance resterait intacte, mais pas plus longtemps. Cependant Napoléon crut avoir droit de compter sur eux comme s'ils avaient été des Français, et de dénoncer les Allemands au service de la Russie comme des traîtres qui avaient manqué à la fidélité qu'ils lui devaient. Nous le voyons établir entre les Russes et les Allemands faits prisonniers la même distinction marquée, que faisait Alexandre entre des prisonniers asiatiques et grecs. Ces prisonniers grecs, le prince macédonien leur reprochait d'être coupables de trahison contre le statut proclamé de la Grèce collective, par lequel il avait été déclaré général et le roi de Perse ennemi public (Histoire de la Grèce, vol. XVIII, p.60-61).
Démosthène
D'un bout à l'autre de la carrière de Démosthène comme conseiller public, jusqu'à la bataille de Chæroneia, nous retrouvons la même combinaison d'ardent patriotisme avec une politique sage et prévoyante. Pendant la guerre de trois années, qui aboutit à la bataille de Chæroneia, les Athéniens en général suivirent ses conseils ; et quelque désastreux qu'aient été les derniers résultats militaires de la guerre, dont Démosthène ne pouvait être responsable, ‒ ses périodes antérieures furent honorables et heureuses, son plan général fut le meilleur que le cas admît, et sa direction diplomatique universellement triomphante. Mais ce qui donne aux desseins et à la politique de Démosthène une grandeur particulière, c'est qu'ils ne furent pas seulement athéniens, mais qu'ils furent aussi panhelléniques à un haut degré. Ce ne fut pas Athènes seule qu'il chercha à défendre contre Philippe, ce fut tout le monde hellénique. Sous ce rapport, il s'élève au-dessus des plus grands de ses prédécesseurs pendant un demi-siècle avant sa naissance, ‒ Periklès, Archidamos, Agésilas, Épaminondas, dont la politique fut athénienne, spartiate, thébaine plutôt qu'hellénique. Il nous ramène au temps de l'invasion de Xerxès et de la génération qui la suivit immédiatement, alors que les luttes des Athéniens contre les Perses et leurs souffrances étaient ennoblies par une identité complète d'intérêt avec la Grèce collective. Les sentiments auxquels Démosthène fait appel d'un bout à l'autre de ses nombreux discours sont ceux du plus noble et du plus large patriotisme, qui essayait d'allumer l'ancien sentiment grec d'un monde hellénique autonome, comme indispensable condition d'une existence digne et désirable, ‒ mais qui inculquait en même temps que ces avantages ne pouvaient être conservés que par les fatigues, le sacrifice de soi-même et de sa fortune, et la disposition à braver un service personnel dur et prolongé (Histoire de la Grèce, vol. XIX, p.64-65).
La Grèce de Polybe
Quant à ce regain ou à ce demi-retour à la vie [Spartiates, Ætoliens, Achéens], je ne m'en occuperai pas. Il forme le sujet de l'histoire de la Grèce par Polybe ; cet auteur regarde ce pays, avec raison, selon moi, comme n'ayant pas d'histoire particulière, mais comme une dépendance attachée à quelque centre étranger et tenant le premier rang entre les États voisins, ‒ la Macédoine, l'Égypte, la Syrie, Rome. Chacun de ses voisins influa sur les destinées de la Grèce plus puissamment que les Grecs eux-mêmes. Les Grecs auxquels ces volumes ont été consacrés, ‒ ceux d'Homère, d'Archiloque, de Solôn, d'Æschyle, d'Hérodote, de Thucydide, de Xénophon et de Démosthène, ‒ présentent comme leur trait caractéristique le plus marqué une agrégation peu serrée des tribus ou communautés autonomes, agissant et réagissant librement entre elles-mêmes, avec peu ou point de pression de la part d'étrangers. Le principal intérêt du récit a consisté dans le groupement spontané des différentes fractions helléniques, ‒ dans les coopérations et les conflits spontanés, ‒ dans les tentatives avortées faites pour créer quelque chose qui ressemblât à une organisation fédérale réelle, ou pour maintenir deux confédérations rivales permanentes, ‒ dans l'ambition énergique et l'héroïque patience d'hommes pour lesquels la Hellas était le monde politique entier. La liberté de la Hellas, vie et âme de cette histoire depuis son début, disparut complètement pendant les premières années du règne d'Alexandre. Après avoir suivi jusque dans sa tombe la génération des Grecs ses contemporains, hommes tels que Démosthène et Phokiôn, nés dans un état de liberté, ‒ j'ai continué l'histoire jusque dans cet abîme de nullité grecque qui marque le siècle suivant, en présentant les tristes preuves de la servilité dégradante et de l'humble culte rendu à des rois, dans lesquels les compatriotes d'Aristeidès et de Periklès avaient été jetés par leur faiblesse, dont ils avaient conscience, sous la pression écrasante du dehors (Histoire de la Grèce, vol. XIX, p.138-139).
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