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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS


Historiographie gréco-romaine

 

Denys d'Halicarnasse (Ier s. a. C.)

 

Textes rassemblés et présentés par Jean-Marie HANNICK

Professeur émérite de l'Université de Louvain


L'auteur

La vie de Denys d'Halicarnasse est aussi mal connue que celle de son quasi-contemporain, Diodore de Sicile. Il se présente (T 2) comme le fils d'un certain Alexandre, dont on ne sait rien ; quant à sa date de naissance, elle ne peut être établie que par conjecture et de façon très approximative, vers 60 a.C. En revanche, l'auteur indique assez précisément l'année de son arrivée à Rome, « quand César Auguste mit fin à la guerre civile, au milieu de la 127ème olympiade », soit en 30 ou 29 a.C. Il poursuit en notant que vingt-deux ans se sont depuis lors écoulés, qu'il a appris la langue et étudié la littérature latine et qu'il a consacré cette longue période à la rédaction de son œuvre historique (A.R., I, 7, 2). Cet emploi du temps doit cependant être complété. Denys omet de dire qu'à Rome, il a enseigné la rhétorique grecque et qu'en plus de ses Antiquités, il a composé un ouvrage de chronologie (T 6), aujourd'hui perdu et de petits traités sur des questions de philologie et de littérature grecques, les Opuscules rhétoriques. Ces Opuscules nous font connaître quelques personnes avec lesquelles Denys était entré en relation durant ses années romaines. Ce cercle d'amis compte un personnage éminent, Q. Aelius Tubero, juriste et historien pour lequel notre auteur rédige son étude sur Thucydide et qu'il présente dans les Antiquités comme un « homme habile et expert à rassembler les données historiques » (I, 80, 1). Un autre écrivain important ‒ bien que son œuvre ait pratiquement disparu ‒ est cité par Denys comme un « très cher » ami, le rhéteur sicilien Caecilius de Calactè (Lettre à Pompée Géminos, 3, 20). Pompée Géminos, encore un ami de l'historien, mais dont on ne sait rien, pas plus que d'un certain Ammée, destinataire de deux autres lettres de Denys. Au total, la vie de Denys reste donc pleine de mystère.

La date et le lieu de sa mort ne sont pas connus avec précision. On pense que Denys a terminé sa vie à Rome, après l'an 7 a.C., dernière date où on le trouve au travail, occupé à rédiger la préface aux Antiquités, alors que l'œuvre n'est pas encore entièrement publiée.

 

L'œuvre

Historien et rhéteur, Denys d'Halicarnasse a publié dans ces deux domaines.

1. Les Antiquité romaines ‒ Cet ouvrage, intitulé en grec Ῥωμαϊκὴ Ἀρχαιολογία, comptait à l'origine vingt livres et couvrait une période allant des lointaines origines de Rome, bien avant la guerre de Troie, et s'étendant jusqu'aux prodromes de la première guerre Punique, en 265 a.C. Les dix premiers livres ont survécu intégralement ; le onzième est conservé en grande partie : cela nous mène jusqu'en 440 a.C., soit quelques années après la chute des Décemvirs. A partir du livre douze, ne subsistent que des fragments. Le terminus ad quem retenu par Denys montre bien son intention de se situer par rapport à Polybe qui avait choisi, lui, la première guerre Punique comme point de départ. Les Antiquités complètent donc les Histoires, mais par le haut (T 6).

Les Antiquités romaines sont un ouvrage à thèse, Denys ne s'en cache pas (T 8). Il veut combattre l'opinion, trop répandue chez les Grecs, selon laquelle Rome aurait été peuplée à l'origine par des vagabonds, des fugitifs, voire des esclaves, Romulus ayant fait de la ville nouvelle un asylum ouvert à tous. Pour lui, la naissance de Rome est bien antérieure à Romulus et la cité plonge ses racines en Grèce : les vagues successives d'immigrants venaient de Thessalie et surtout du Péloponnèse (I, 60, 3)

Denys pense que son œuvre pourra toucher un triple public (T 2) : d'abord les orateurs qui trouveront des les Antiquités une masse de discours susceptibles de servir de modèles, puis les philosophes qui y puiseront de quoi alimenter leurs réflexions, enfin des lecteurs plus ordinaires en quête, simplement, de divertissement. On se souviendra que cette troisième catégorie était explicitement laissée de côté par Thucydide (T 6) et par Polybe (T 10) qui entendaient instruire le lecteur, non pas le distraire.

2. Les Opuscules rhétoriques ‒ Ces petits traités ne se limitent pas à des sujets relevant de l'art oratoire. Les grands orateurs, certes, sont au centre des préoccupations de Denys : Démosthène, Dinarque, Isocrate... Mais les historiens ne sont pas négligés : Hérodote, Thucydide, Xénophon, Théopompe... Denys analyse leur style (T 23), les compare quant au choix du sujet, à la manière d'agencer les matériaux (T 24). Thucydide ne sort pas toujours de cet examen à son avantage, même si Denys lui reconnaît un grand souci de la vérité (T 22) ; c'est plutôt Théopompe qui recevrait ici le premier prix (T 25). Quoi qu'il en soit, les remarques de Denys à propos de ses prédécesseurs sont un source non négligeable pour définir sa conception de l'historien idéal.

 

Méthode historique

Denys d'Halicarnasse consacre une longue préface (I, 1-7) à justifier son projet et à évoquer les sources qu'il a utilisées. Ce sont là, dit-il, les deux tâches essentielles qui incombent à l'historien : choisir un bon sujet et s'appliquer à trouver les moyens de le traiter (T 1). Le sujet ? Il faut se consacrer à de grands événements et dont la connaissance soit utile au lecteur. C'est le cas, pense-t-il, de l'histoire de Rome, plus brillante que celle des Assyriens, des Mèdes, des Perses et des Macédoniens (I, 2), plus remarquable que celle des Grecs, Athéniens et Lacédémoniens, par l'étendue et la longévité de l'empire qu'elle a édifié (I, 3). Denys justifie aussi le choix de la période retenue, la préhistoire de la cité, apparemment sans intérêt. Erreur d'appréciation, corrige-t-il, provenant de l'ignorance des Grecs : contrairement à ce qu'ils pensent, Rome n'a pas été fondée par des vauriens de tout acabit et ses succès ne sont pas dus au hasard ou à l'action de la Fortune. Rome est d'origine grecque et ses fondateurs l'emportaient par leurs vertus : piété, justice,  tempérance, valeur guerrière (I, 4-5). Cette période se recommande aussi à l'historien pour une autre raison : elle a été jusque là fort négligée, aussi bien par les auteurs grecs que romains (I, 6). Ce que Denys ne dit pas dans sa préface mais qui apparaît à d'autres endroits, c'est qu'il croit percevoir une certaine décadence dans les mœurs des Romains par rapport aux temps anciens  leur piété, leur simplicité, leur sens civique ne sont plus ce qu'ils étaient autrefois (T 9, 10).

Ce que la préface nous dit des sources utilisées est très maigre (I, 7). L'auteur se contente de signaler qu'il a obtenu des renseignements en conversant avec des Romains très cultivés qu'il fréquentait et qu'il a lu les annalistes Valerius Antias, Licinius Macer etc. Il est heureusement plus prolixe dans le cours de son récit. A parcourir les Antiquités, on s'aperçoit en effet très vite que les lectures de Denys sont beaucoup plus étendues que ne le laisseraient croire les quelques noms d'annalistes qu'il vient de donner. Sa « bibliographie » comporte bien entendu les classiques, Hérodote, Thucydide, Timée, Polybe, Varron... mais aussi une masse d'auteurs qui ne nous sont parvenus qu'à l'état fragmentaire ou qui sont même aujourd'hui de parfaits inconnus : Ménécrate de Xanthos (I, 48, 3), Hégésippos de Mécyberne, Ariaithos de Tégée (I, 49, 1). On observera que Denys ne s'intéresse pas qu'aux historiens ou aux annalistes. Il s'informe aussi auprès des poètes, Homère (I, 53, 5), Sophocle (I, 12,2 ; 25, 4 ; 48, 2) et chez d'autres, plus obscurs, comme Euxeinos (I, 34, 4)  ou Agathyllos d'Arcadie (I, 49, 2 ; 72, 1). Il lui arrive d'invoquer des sources orales. Ce sont des indigènes, par exemple, qui ont raconté à Denys l'histoire de la source miraculeuse qui a jailli à Laurente pour étancher la soif d'Énée et de ses compagnons (I, 55, 1).

Denys exploite aussi très largement les sources non écrites. Des objets, des rites, des bâtiments subsistant à Faléries et à Fescennium confirment à ses yeux l'origine grecque des Pélasges (T 3). Inversement, l'absence de tombeau et de libations en l'honneur d'un prétendu Pallas infirme l'étymologie proposée par Polybe pour « Pallantion », la fondation d'Évandre sur la colline qui s'appellera plus tard le Palatin ( T 4). Quant à l'alliance entre Rome et les Latins voulue par Tullus Hostilius, Denys croit en avoir retrouvé la trace sur une colonne dans le temple de Diane sur l'Aventin (T 15).

Denys ne parle pas de la critique des sources dans sa préface. Il se borne à dire que celles-ci doivent être recherchées μετὰ πολλῆς ἐπιμελείας τε καὶ φιλοπονίας (I, 1, 2 : T 1). Et il semble avoir respecté la consigne. Les auteurs qu'il cite sont généralement présentés come les plus fiables : Porcius Caton, « qui a rassemblé avec le plus grand soin les origines des cités d'Italie » (I, 11, 1) ; Phérécyde d'Athènes, « qui ne le cède à personne comme généalogiste » (I, 13, 1) ; Xanthos le Lydien, « qui est un spécialiste, s'il en fut, en histoire ancienne  » (I, 28, 2). Mais Denys n'en reste pas là, il confronte souvent les témoignages qu'il a recueillis. Tantôt, ils se confirment mutuellement : Caton et G. Sempronius, par exemple, à propos de l'origine grecque des Aborigènes (I, 11, 1) ou Sophocle et Antiochus de Syracuse à propos des Œnôtres (I, 12, 2-3). Mais il n'est pas rare qu'ils se contredisent. C'est la cas de Calpurnius Pison et de Fabius Pictor qui ne s'entendent pas sur la trahison et la mort de Tarpeia : ici, Denys trouve des raisons de préférer la version de Pison, tout en laissant le lecteur libre de son choix (II, 40). Il en va de même à propos de la fuite d'Énée après la prise de Troie. Hellanicos donne le récit le plus fiable, qui ne coïncide pas avec celui de Sophocle et de Ménécratès de Xanthos : que chacun adopte la version qu'il préfère (I, 40) ! L'affaire de Réa Silvia se présente un peu différemment. Deux versions de sa fin coexistent et chacune, note Denys, pourrait être vraie ; il est donc normal que l'historien ne se prononce pas (I, 79, 3). Un historien qui se montre d'ailleurs tout aussi hésitant devant les récits de la disparition de Romulus (II, 56). Cependant, Denys fait parfois preuve d'un esprit critique plus aiguisé, comme le montrent les deux exemples suivants. Le premier concerne Numa dont beaucoup d'auteurs disent qu'il a été disciple de Pythagore à Crotone (T 12). Thèse insoutenable selon Denys, pour des raisons de chronologie. D'une part, Pythagore est bien postérieur à Numa : quatre générations les séparent ; et Crotone n'a été fondée que quatre ans après le début du règne de Numa ! La mort de Tullus Hostilius aussi inspire à Denys des remarques intéressantes (T 14). Selon les uns, la roi aurait péri dans l'incendie de sa maison, victime de la vengeance divine ; selon d'autres, il aurait succombé à un complot ourdi par Ancus Marcius, qui allait lui succéder, thèse irrecevable selon notre historien, pour trois raisons : le complot, avec de nombreux complices, n'aurait pas pu être tenu secret ; en second lieu, le peuple n'aurait pas accepté pour roi un personnage coupable du meurtre de son prédécesseur et les dieux, en tout cas, s'y seraient opposés. Ces objections poussent donc Denys à admettre une intervention divine dans la fin de Tullus Hostilius, ce qui ne heurte pas les convictions de cet homme apparemment fort pieux (voir T 9, T.13) mais qui incite à s'interroger sur ce qu'il pense, en général, des causes des événements.

Pour Denys, il est évident que l'historien ne peut pas se contenter  de noter des faits à l'état brut ; il doit entrer dans les détails, situer les événements dans leur contexte et surtout en analyser les causes. C'est à cette condition que l'histoire devient instructive (T 17). Comme Polybe, Denys pense que les institutions jouent un rôle capital dans le déroulement des affaires humaines. Si Rome a grandi d'une manière aussi prodigieuse, c'est en raison de ses lois, très généreuses, en matière de citoyenneté, de ses règles sur l'affranchissement des esclaves, en un mot, de son excellente organisation politique, ὑπὲρ ταῦτα δὲ πάντα κόσμῳ τοῦ πολιτεύματος (I, 9, 4 ; voir aussi T 10). Mais l'action des grands hommes est tout aussi importante. Une institution comme la dictature, par exemple, a pu se maintenir et fonctionner correctement pendant quatre cents ans : il a suffi d'un individu, Sylla, pour rendre cette magistrature insupportable aux Romains (T 18). Il faut insister aussi sur le fait qu'aux yeux de Denys, l'influence des hommes politique s'exerce surtout par leur talent oratoire ; ils agissent sur les événements par leurs discours (T 15, 19). On ne s'étonnera donc pas de voir ces morceaux d'éloquence apparaître si souvent dans les Antiquités romaines : on a calculé qu'à partir du livre III, les discours occupent environ un tiers du texte de Denys (E. Gabba, Dionysius and The History of Archaic Rome, p. 68).

L'histoire de Denys ‒ c'est le dernier trait qu'on voudrait souligner ‒ est une histoire totale, ou globale. L'auteur n'entend pas se limiter à raconter les conquêtes et les péripéties de la politique intérieure de Rome. Ces sujets, bien entendu, ne sont pas négligés mais l'auteur s'intéresse à bien d'autres choses : les régimes politiques, la législation, les coutumes et rites religieux, la géographie (I, 37 : description de l'Italie), la linguistique (I, 29 ; 90)... Son objectif est de faire revivre toute la Rome archaïque,  συλλήβδην ὅλον ἐπιδείκνυμι τὸν ἀρχαῖον βίον τῆς πόλεως (I, 8, 2 ; cf. T 2) ‒, ce qui lui vaudra les félicitations de L. Bodin (cf. ci-dessous).

 

Réception

Denys d'Halicarnasse ne semble pas avoir connu un grand succès auprès de ses contemporains, ni auprès des générations suivantes. Tout le monde paraît l'ignorer, sauf Plutarque qui le cite, et le corrige, dans sa vie de Romulus (16, 7), qui l'a sûrement utilisé dans les vies de Numa, Publicola et Camille, et surtout dans celle de Coriolan.  Il est un autre lecteur de Denys, mais qui se situe dans un contexte bien différent : on trouve en effet chez Eusèbe de Césarée quelques longs extraits des Antiquités mis au service de l'apologétique chrétienne (Préparation évangélique, II, 8 : à propos de la mythologie grecque ; IV, 16, 15-18 : à propos des sacrifices humains).

L'histoire de Denys, du moins les onze premiers livres, réapparaît à la fin du XVe siècle, dans une traduction latine du Milanais L. Biragus ; puis vient l'édition du texte grec par R. Estienne et dès lors, éditions et traductions vont se multiplier. L'œuvre est fort appréciée par les humanistes, en particulier L. Bodin qui, dans sa Méthode de l'histoire (1566), le dit meilleur historien que Salluste, Fabius Pictor ou Caton (p. 32 ; trad. P. Mesnard). Un peu plus loin (p. 47-48), c'est un éloge plus détaillé : « Il nous faut commencer par Denys d'Halicarnasse, qui brille non seulement par la pureté attique de son style, mais par le soin avec lequel il décrit les origines de Rome depuis la fondation de la Ville, si bien qu'il semble surpasser tous les Grecs et tous les Latins. Car les Latins ont négligé de rapporter bien des traits comme trop connus ‒ à savoir les sacrifices, les jeux, les triomphes, les insignes des magistrats, voire la tradition constante des Romains dans le gouvernement de la chose publique, le cens, les auspices, les comices, et cette répartition si complexe des citoyens en classes et en tribus, enfin l'avis du sénat, les décrets de la plèbe, l'autorité des magistrats et la souveraineté du peuple ‒ autant de points dont il semble avoir été le seul à nous conserver la tradition la plus authentique. Et pour qu'on les comprenne plus aisément, il compare les lois et les rites des Grecs avec les institutions romaines. »

Au XVIIIe siècle, les opinions sur Denys ont évolué. Si Montesquieu s'en inspire, sans le citer, de Beaufort, pour sa part, se montre très réservé : son exactitude et sa sincérité ne sont qu'apparence ; les arguments qu'il fournit ne résistent pas à l'examen. C'est, pourrait-on dire, le début d'une sorte de campagne de dénigrement où l'on retrouve les noms les plus prestigieux, Mommsen, Wilamowitz, E. Schwartz. E. Pais, un disciple de Mommsen, souligne sa partialité : « il n'a qu'une préoccupation : encenser les vainqueurs » ; dénonce « son manque absolu de sens historique » (Histoire romaine, I. Des origines à l'achèvement de la conquête, éd. J. Bayet, Paris, 1926, p. 15-16). Dans son Essai sur Tite-Live (1856), H. Taine suit le mouvement :  « Comme on méprise Denys quand on a lu Tite-Live », pour conclure : « O pauvre grammairien ! retournez bien vite à vos périodes, et laissez là l'histoire pour retoucher votre livre sur l'arrangement des mots ! » (p. 75) Aujourd'hui, les avis sont heureusement plus nuancés. Denys, dont personne ne nie les faiblesses, a retrouvé un rang plus équitable parmi ses collègues historiens grecs et latins (cf. A. Delcourt, Lecture des Antiquités romaines de Denys d'Halicarnasse, p. 11-12).

 

 

Bibliographie

 

Texte et/ou traduction

Les antiquités romaines, Livres I et II (Les origines de Rome), trad. et comm. V. Fromentin - J. Schnäbele, Paris, 1990 (La roue à livres).

Antiquités romaines. Tome I : Introduction générale et Livre I, éd. trad. V. Fromentin, Paris, 1998 (C.U.F.).

Les antiquités romaines. Livre III, éd. trad. J.-H. Sautel, Paris, 1999 (C.U.F.).

Les Antiquités romaines de Denys d'Halicarnasse traduites en françois par M*** [F. Bellanger], 2 vol., Paris, 1723.

Storia di Roma arcaica (Le Antichità romane), trad. F. Cantarelli, Milan, 1984 (I Classici di Storia, IX).

The Roman Antiquities of Dionysius of Halicarnassus with an English Translation by E. Cary, 7 vol., Cambridge (Mass.) - Londres, 1937-1950 (Lœb Classical Library).

Rome et la conquête de l'Italie aux IVe et IIIe s. avant J.-C., textes [édités] traduits et commentés s. dir. S. Pittia, Paris, 2002 [fragments des livres 14-20].

Opuscules rhétoriques, éd., trad. G. Aujac - M. Lebel, 5 vol., Paris, 1978-1992 (C.U.F.).

 

Études

‒ Delcourt A., Lecture des Antiquités romaines de Denys d'Halicarnasse. Un historien entre deux mondes, Bruxelles, 2005 (Académie royale de Belgique. Mémoires de la Classe des Lettres, t. XXXIV). [Texte de la thèse (2003) accessible intégralement sur DIAL]

‒ Fromentin V., L'attitude critique de Denys d'Halicarnasse face aux mythes, dans Bull. de l'Assoc. G. Budé, 1988, p. 318-326.

‒ Gabba E., Dionysius and The History of Archaic Rome, Berkeley - Los Angeles, 1991.

‒ Martin P., Le dessein de Denys d'Halicarnasse dans les Antiquités romaines et sa conception de l'histoire à travers sa préface du livre I, dans Caesarodunum, 4, 1969, p. 197-206.

‒ Id., Denys d'Halicarnasse source de Montesquieu, dans R. Chevallier (éd.), L'antiquité gréco-romaine vue par le siècle des Lumières, Tours, 1987, p. 301-336 (Caesarodunum, 22 bis).

‒ Martin P.-M. (éd.), Denys d'Halicarnasse, historien des origines de Rome. Actes du Colloque organisé à l'Université Paul-Valéry (Montpellier III) les 20-21 mars 1992, Pallas, 39, 1993.

‒ Mora F., Il pensiero storico-religioso antico. Autori greci e Roma. I : Dionigi d'Alicarnasso, Rome, 1995.

‒ Pittia S. (éd.), Fragments d'historiens grecs. Autour de Denys d'Halicarnasse, Rome, 2002 (Coll. de l'École française de Rome, 298).

‒ Sacks K.S., Historiography in the Rhetorical Works of Dionysius of Halicarnasus, dans Athenaeum, 61, 1983, p. 65-87.

‒ Verdin H., La fonction de l'histoire chez Denys d'Halicarnasse, dans Ancient Society, 5, 1974, p. 289-307.

 

Textes choisis

 

T 1 - Antiquités romaines, I, 1 (trad. Fromentin - Schnäbele)  Bien que je ne veuille pas le moins du monde donner les explications qui sont d'usage dans les prologues des Histoires, je suis néanmoins obligé de parler d'abord de moi-même : ce n'est pas dans le but de me répandre en ces louanges personnelles qui, je le sais, paraissent insupportables aux lecteurs, ni dans l'intention de critiquer tous les autres historiens comme l'ont fait Anaxilaos et Théopompe dans les prologues de leurs Histoires, mais pour exposer les raisons qui m'ont incité à entreprendre cet ouvrage et pour rendre compte des sources d'où j'ai tiré la connaissance des faits que je vais relater. Je suis en effet convaincu que les hommes qui se proposent de laisser à la postérité des monuments de leur esprit qui ne disparaîtront pas avec leur corps par l'effet du temps, et en particulier ceux qui écrivent des Histoires ‒ ouvrages que nous considérons comme le siège même de la vérité, qui est principe de raison et de sagesse ‒ doivent avant tout choisir des sujets qui soient beaux et nobles et qui présentent une grande utilité pour leurs futurs lecteurs ; ils doivent ensuite rechercher les sources nécessaires à la rédaction du sujet avec beaucoup de soin et de persévérance. En effet ceux qui se lancent dans des ouvrages historiques consacrés à des faits obscurs, moralement condamnables ou indignes de tout intérêt, soit qu'ils n'aspirent qu'à la notoriété et à se faire un nom, peu importe lequel, soit qu'ils veuillent montrer la supériorité de leur éloquence, sont loin d'être enviés par la postérité pour cette notoriété ou admirés pour cette éloquence car ils donnent l'impression à ceux qui lisent leurs Histoires que les vies qu'ils ont eux-mêmes menées furent semblables aux écrits qu'ils ont publiés. En effet on s'accorde généralement, et à juste titre, à voir dans les propos d'un homme le reflet de son âme. Quant à ceux qui choisissent des sujets excellents mais les composent au petit bonheur et avec négligence d'après les premiers racontars venus, ils ne s'attirent aucun éloge pour ce choix, car il ne faut pas, pensons-nous, que l'improvisation et la négligence président à la rédaction des Histoires des cités célèbres et des hommes qui ont exercé le pouvoir. Pensant que ce sont là les premiers et nécessaires principes de tout historien, et fort soucieux de les suivre tous les deux, je n'ai voulu ni les passer sous silence, ni les placer ailleurs que dans le prologue de mon ouvrage.

T 2 - I, 8  Je commence donc mon Histoire avec les légendes les plus anciennes qu'ont laissées de côté les auteurs qui m'ont précédé, car il est difficile de les trouver sans de longues recherches, et je poursuis le récit jusqu'au début de la première Guerre Punique qui a eu lieu la troisième année de la cent vingt-huitième olympiade [265 a.C.]. Je raconte en détail aussi bien les guerres étrangères qu'a menées la cité pendant cette période que toutes les dissensions internes qui l'ont agitée, en montrant quelles causes les déclenchèrent, quels moyens et quels arguments y mirent fin. Je passe en revue tous les types de régime politique qu'a connus cette cité, que ce soit sous la monarchie ou après la chute des rois et quelle était l'organisation respective de chacun d'eux. J'en décris les meilleures coutumes et les lois les plus remarquables : en un mot, je fais revivre toute la Rome archaïque. Quant à la forme que je donne à mon ouvrage, elle n'est pas celle qu'ont adoptée les historiens militaires ou ceux qui ont décrit les régimes politiques en eux-mêmes et pour eux-mêmes ; elle ne ressemble pas non plus à celle des chroniques publiées par les auteurs des Atthides, car ces dernières sont monotones et fatiguent vite le lecteur. Il s'agit au contraire d'un mélange de toutes les formes d'éloquence publique et de toutes les formes de réflexion spéculative, afin que les hommes qui se consacrent à l'éloquence politique aussi bien que ceux qui se livrent à la contemplation philosophique, et ceux, s'il en est, qui ne recherchent dans la lecture d'ouvrages historiques qu'un paisible divertissement, y trouvent tous leur compte. Voilà donc la matière que traitera mon Histoire et la forme qu'elle prendra. Quant à l'auteur, c'est moi, Denys d'Halicarnasse, fils d'Alexandre. A présent, je commence.

T 3 - I, 21, 1-2  Faléries et Fescennium, encore à mon époque habitées par des Romains, conservent quelques petits vestiges de la race pélasgique, elles qui avaient été auparavant sous la domination des Sikèles. Dans ces villes se sont perpétuées bon nombre des antiques pratiques jadis en usage chez les Grecs à une époque très reculée : par exemple la forme des armes de guerre (boucliers et lances de type argien), ainsi que le rite qui voulait que, chaque fois que l'on avait l'initiative d'une guerre ou que l'on se défendait contre des envahisseurs, on fît marcher à la tête de l'armée que l'on envoyait hors des frontières des hommes consacrés, sans armes, et porteurs de propositions de paix. Il y avait aussi l'architecture des sanctuaires, les statues des dieux, les purifications et les sacrifices, etc... Mais la preuve la plus éclatante de l'origine argienne de ces hommes qui chassèrent les Sikèles, c'est le temple d'Héra construit à Faléries sur le modèle de celui d'Argos : le rituel des cérémonies ici et là-bas était voisin, des femmes consacrées étaient au service du sanctuaire, une enfant appelée canéphore, pure de toute union, accomplissait les cérémonies préliminaires aux sacrifices et des chœurs de jeunes filles célébraient la déesse par des chants ancestraux.

T 4 - I, 31, 1  Peu de temps après, une autre expédition grecque aborde dans ces régions d'Italie, soixante ans environ avant la guerre de Troie selon les Romains eux-mêmes, venant de la cité arcadienne de Pallantion, la colonie ayant à sa tête Evandre, que l'on dit fils d'Hermès et d'une nymphe locale d'Arcadie... 3  Les Arcadiens, suivant les prophéties de Thémis, choisissent une colline située non loin du Tibre, qui se trouve aujourd'hui à peu près au milieu de la ville de Rome, et y établissent un petit village suffisamment grand pour contenir les passagers des deux navires qui les avaient amenés de Grèce. C'est à ce village que le destin allait avec le temps donner une grandeur que ne connut aucune cité ni grecque ni barbare, à la fois par les dimensions de son établissement, par l'estime où l'on tient sa puissance et par sa prospérité dans tous les domaines, et par une notoriété bien supérieure à celle de toutes les autres cités, pour aussi longtemps que durera le temps humain. 4  A cette bourgade ils donnent le nom de Pallantion, d'après celui de leur métropole d'Arcadie. Cependant elle est aujourd'hui appelée Palatium par les Romains car avec le temps le mot a été déformé, ce qui donne lieu à beaucoup d'étymologies aberrantes.

32, 1-2  C'est ainsi que selon certains historiens, dont Polybe de Mégalopolis, cette bourgade devrait son nom à Pallas, un jeune garçon mort à cet endroit. On le dit fils d'Héraclès et de Launa, la file d'Evandre. Son grand-père maternel lui aurait élevé un tombeau sur cette colline et baptisé l'endroit Pallantion du nom du jeune homme. Pour ma part cependant, je n'ai ni vu le tombeau de Pallas ni entendu parler de libations versées en son honneur, ni pu apprendre quoi que ce fût d'autre de ce genre...

T 5 - I, 54, 1  Et s'il en est que trouble le fait que l'on dise exister et que l'on montre ici et là des tombeaux d'Enée, alors qu'il est inconcevable que le même homme soit enterré en plusieurs endroits, qu'ils veuillent bien considérer que cette difficulté précisément est commune à de nombreux personnages et particulièrement à ceux qui ont connu des destins illustres et ont mené des vies errantes ; et qu'ils sachent que si un seul endroit est dépositaire de leur corps, en revanche des monuments leur ont été érigés chez de nombreux peuples désireux de leur témoigner leur reconnaissance pour les bienfaits qu'ils avaient reçus d'eux, surtout si leur race y est encore représentée, s'ils y ont fondé quelque cité ou s'ils y ont fait des séjours durables et bénéfiques  l'humanité. Or ce sont précisément de semblables circonstances que la légende, nous le savons, rapporte au sujet de ce héros.

T 6 - I, 74, 1-4  En revanche en ce qui concerne la dernière colonisation de Rome, ou fondation, ou quel que soit le nom qu'il faille lui donner, Timée de Sicile, en se fondant sur je ne sais quelle chronologie déclare qu'elle eut lieu en même temps que la fondation de Carthage, soit la trente-huitième année avant la première olympiade [a.813]. Mais Lucius Cincius [Alimentus], un membre du Sénat, parle de la quatrième année de la douzième olympîade [728 a.C.], Quintus Fabius [Pictor] de la première année de la huitième olympiade [747 a.C.]. Porcius Caton, bien qu'il ne divise pas le temps à la manière grecque, se montre un compilateur très précis, s'il en fut, de l'histoire des origines et la situe quatre cent trente-deux ans après la guerre de Troie. Cette date, mesurée d'après les Chronographies d'Eratosthène, tombe dans la première année de la septième olympiade [751 a.C.]. La valeur de la méthode utilisée par Eratosthène et le moyen qui permet d'harmoniser temps romain et temps grec ont été exposés par moi dans un autre livre. J'ai jugé en effet qu'il ne fallait pas, comme Polybe de Mégalopolis, dire seulement : « Je suis convaincu que Rome a été fondée dans la deuxième année de la septième olympiade » et laisser cette conviction sans autre preuve qu'une seule et unique tablette conservée chez les Grands Prêtres, mais exposer au contraire les calculs auxquels je me suis personnellement livré, pour que le contrôle qui voudra. Le détail en est donné dans le livre en question, mais l'essentiel sera repris aussi par le présent ouvrage.

T 7 - I, 77, 3  Quelle opinion faut-il avoir des récits de ce genre [le viol de Rea Silvia par le dieu Mars] ? Faut-il les mépriser parce qu'ils imputent aux dieux des actions inconsidérées qui sont le propre des hommes, alors qu'un dieu ne consentirait lui-même à aucune manifestation indigne de sa nature incorruptible et bienheureuse, ou bien faut-il recevoir quand même ces histoires, parce que la substance totale de l'univers est mêlée et qu'entre la race divine et la race mortelle il se trouve une troisième nature représentée par la catégorie des démons, laquelle se mêle tantôt aux hommes tantôt aux dieux pour donner, dit-on, la race fabuleuse des héros ? Mais ce n'est pas le moment maintenant d'examiner cette question, et les philosophes en ont dit assez à ce propos.

T 8 - I, 89, 1-3  Tels sont donc les faits que, au prix d'un gros travail, j'ai pu découvrir en lisant les nombreux écrits grecs et romains relatifs à l'origine des Romains. De sorte que c'est désormais avec beaucoup d'assurance qu'il faut renvoyer tous ceux qui font de Rome un refuge de Barbares, d'évadés et de vagabonds, pour affirmer qu'elle est une cité grecque, la plus accueillante et la plus humaine de toutes, en gardant présent à l'esprit que [1] les Aborigènes étaient une tribu œnôtre, c'est-à-dire arcadienne, et en se souvenant [2] des Pélasges qui ont fusionné avec eux près avoir quitté la Thessalie, eux qui étaient d'origine argienne, pour venir en Italie ; en se souvenant aussi de l'arrivée [3] d'Evandre et des Arcadiens qui s'installèrent autour du Palatin, région qu'ils avaient reçue des Aborigènes, [4] des Péloponnésiens venus avec Héraclès, qui s'établirent sur la colline de Saturne [le Capitole], et enfin des réfugiés de Troade qui se mêlèrent au précédents. On ne saurait en effet trouver de nation plus ancienne ni plus grecque que celles-là. Les mélanges avc les Barbares, à cause desquels la cité désapprit bon nombre de ses anciennes habitudes, ne se produisirent que par la suite.

T 9 - II, 6, 4 (trad. Fromentin - Schnäbele)  C'est par la faute de tels hommes [impies] que tant d'armées romaines ont essuyé sur terre un désastre complet, que tant de flottes ont été englouties avec toutes leurs troupes et que Rome a connu, dans ses guerres à l'extérieur comme au cours de ses troubles civils, des revers considérables et terribles. La catastrophe la plus célèbre et la plus importante s'est d'ailleurs produite de mon temps à l'époque où Licinius Crassus ‒ un homme qui l'emportait sur tous les généraux du moment ‒ faisait marcher ses troupes contre la nation parthe [a.53 : désastre de Carrhes], malgré l'opposition des dieux et au mépris des innombrables présages qui le détournaient de cette expédition. Mais si je voulais parler de l'indifférence que certains manifestent de nos jours à l'égard de la divinité, ce serait une lourde tâche.

T 10 - II, 11, 2-3  Les règlements établis par Romulus firent ainsi naître entre les Romains une entente si solide que durant six cent trente ans, ils n'en vinrent jamais à verser leur sang ni à s'assassiner les uns les autres, malgré le nombre et l'importance des conflits qui éclatèrent entre le peuple et les magistrats pour la direction de l'Etat, comme il arrive d'ordinaire dans les cités, qu'elles soient grandes ou petites. Les Romains, eux, usant de la persuasion, se donnant mutuellement des conseils, cédaient sur un point mais obtenaient gain de cause sur un autre ‒ les adversaires cédant chacun à leur tour ‒ et liquidaient leurs griefs comme il convient à des concitoyens. Mais depuis le jour ou Gaius Gracchus a accédé au tribunat et détruit l'harmonie du corps social, ils n'ont jamais cessé de s'entretuer et de s'exiler les uns les autres de la cité, ne reculant pas même devant des actes irréparables pour avoir le dessus. Mais il sera plus indiqué de traiter de ces événements en une autre occasion.

T 11 - II, 23, 4-5  Si Romulus est digne d'éloges, ce n'est pas seulement pour la sagesse dont il fit preuve en adoptant cet usage [syssities, repas en commun], mais aussi pour la modestie des sacrifices qu'il fit instituer en l'honneur des dieux, et dont la plupart ‒ pas tous, il est vrai  ‒ ont conservé jusqu'à nos jours la simplicité du rite primitif. J'ai en tout cas vu de mes propres yeux, dans des édifices sacrés, des repas disposés pour les dieux sur d'antiques tables de bois, dans des corbeilles et de petites assiettes d'argile ; c'était du pain et des galettes d'orge, des gâteaux d'épeautre, les prémices de certains fruits et d'autres mets semblables, tous simples, peu coûteux et étrangers à toute ostentation. J'ai également vu mélanger le vin des libations, non pas dans des vases d'or ou d'argent, mais dans de petites coupes, des aiguières en terre cuite, et je me suis émerveillé devant ces hommes qui conservent intactes les coutumes de leurs ancêtres, sans rien y changer et sans y introduire une vaine somptuosité.

T 12 - II, 59, 1-3  Jusque là, je n'ai rien à objecter à ceux qui ont publié l'histoire de cet homme. Mais pour la suite, je ne sais ce qu'il faut en dire. En effet, nombreux sont ceux qui ont écrit que Numa était le disciple de Pythagore et qu'au moment où il fut désigné roi de Rome, il s'occupait de philosophie à Crotone. Mais l'époque où vécut Pythagore est en contradiction avec cette affirmation. Pythagore était postérieur à Numa non pas de quelques années, mais bien de quatre générations entières, comme nous le savons par l'histoire universelle. C'est au milieu de la seizième olympiade que Numa accéda à la charge royale à Rome [713 a.C.], alors que Pythagore ne séjourna en Italie qu'après la cinquantième olympiade [après 580/79]. Et je peux produire un autre argument, qui prouve de façon plus convaincante encore que la chronologie ne s'accorde pas avec la tradition historique concernant Numa : c'est qu'à l'époque où les Romains l'appelèrent à la charge royale, la ville de Crotone n'existait pas encore. Myskélos ne la fonda que quatre années entières après le début du règne de Numa, la troisième année de la dix-septième olympiade. Numa ne pouvait donc ni avoir étudié la philosophie avec Pythagore de Samos, qui fut dans sa maturité quatre générations après lui, ni avoir séjourné à Crotone, qui n'existait pas encore au moment où les Romains l'appelèrent à la charge royale.

T 13 - II, 68, 1-2  Je crois aussi très important de rapporter de quelle façon la déesse [Hestia] s'est manifestée pour innocenter des vierges qu'on avait inculpées à tort. Les Romains croient fermement à ces manifestations, aussi invraisemblables qu'elles soient, et leurs historiens ont longuement traité de cette question. Bien évidemment, tous ceux qui font profession d'athéisme philosophique ‒ si l'on peut appeler cela de la philosophie ‒ mettent en  pièces toutes les manifestations divines, qu'elle aient eu lieu chez les Grecs ou chez les Barbares, et tournent en dérision les récits de ce genre, qu'ils attribuent à un charlatanisme bien humain sous prétexte que jamais un dieu ne se mêle des affaires des hommes. Mais il y a tous ceux qui n'absolvent pas les dieux du devoir de s'occuper des hommes et que la fréquentation des récits historiques a convaincus que la divinité est bienveillante aux bons et hostile aux méchants : ceux-là ne considéreront pas ces apparitions comme indignes d'être crues.

T 14 - III, 35, 2 (trad. J.-H. Sautel)  Les uns disent que sa maison [de Tullus Hostilius] fut consumée par des éclats de foudre, car le dieu était irrité du mépris dans lequel étaient tenus certains rites sacrés ‒ on rapporte en effet qu'on avait abandonné, sous son règne, certains sacrifices ancestraux, tandis que d'autres avaient été introduits, qui n'étaient pas coutumiers chez les Romains ‒ mais la plupart expliquent que c'est à la suite d'un complot humain que le malheur était survenu et ils attribuent l'action à [Ancus] Marcius, qui après lui gouverna la cité...

35, 5-6  Pour ma part, je n'accepte pas cette version, que je n'estime ni vraie, ni probable, mais en me ralliant plutôt à la précédente, j'estime que c'est selon la volonté divine que l'homme a connu cette fin. En effet, il n'était ni vraisemblable qu'ait été tenue secrète une action préparée par un grand nombre de personnes, ni assuré pour celui qui l'aurait préparée que les Romains le désignent roi de leur cité après la mort d'Hostilius, ni que si l'approbation des hommes était fidèle et assurée à cet homme, celle des dieux dût se conformer aux ignorances humaines. Car il fallait, après le vote qui serait émis par les tribus, que les dieux lui confirment la royauté par des présages favorables.

T 15 - IV, 26, 2-6 (trad. F. Bellanger revue)  Après ce discours, il [Tullius Hostilius] leur prouva que les Latins avaient droit de commander aux peuples voisins ; qu'étant originairement Grecs c'était à eux à donner la loi aux barbares ; mais qu'il appartenait aux Romains de commander à toute la nation des Latins, comme étant au-dessus des autres non seulement par la grandeur de leur ville et par l'éclat de leurs belles actions, mais encore par les marques de la faveur des dieux qui ne les avaient élevés au comble de la gloire que parce qu'ils les en jugeaient plus dignes que les autres.

Ayant apporté toutes ces raisons, Tullius leur conseilla de faire bâtir à Rome à frais communs, un asile sacré où les Latins s'assembleraient tous les ans dans le temps dont on conviendrait, pour y tenir une foire, exercer le commerce et offrir des sacrifices tant publics que particuliers, afin que si une ville avait quelque contestation avec les autres, on pût la terminer à l'amiable au tribunal de toute la nation. Enfin par toutes ces remontrances et autres semblables il leur fit si bien comprendre l'avantage qu'ils trouveraient à établir à Rome un tribunal commun, que tous les députés se rangèrent de son avis. Ensuite on ramassa de l'argent dans toutes les villes, et Tullius fit bâtir le temple de Diane qui est sur le mont Aventin, dans l'endroit de Rome le plus élevé. Il dressa lui-même les articles de l'alliance que tous les Latins venaient de conclure. Il fit des lois pour régler le commerce de la foire et les cérémonies de la solennité. Et afin que le temps ne les effaçât jamais, il érigea une colonne, sur laquelle il fit graver les conventions faites dans l'assemblée et. les noms des villes qui y avaient eu part. Cette colonne a subsisté jusqu'à notre siècle ; elle est dans le temple de Diane. On y voit les décrets de l'assemblée écrits en caractères anciens dont la Grèce se servait autrefois, ce qui prouve assez que les fondateurs de Rome n'étaient pas des barbares ; car s'ils l'avaient été, ils ne se seraient pas servis de caractères grecs. Voila ce que l'histoire nous apprend des actions les plus mémorables de Tullius dans le domaine politique, sans parler de plusieurs autres choses moins importantes qu'on n'est pas curieux de savoir. Passons maintenant aux exploits qu'il fit dans la guerre contre les Tyrrhéniens, les seuls avec lesquels il se brouilla.

T 16 - V, 48, 1 (trad. F. Bellanger)  Sous ce même consulat [P. Postumius - Menenius Agrippa : 503 a.C.], Publius Valerius, surnommé Poplicola, mourut de maladie. C'était le plus brave de tous les Romains et le plus homme de bien de son siècle. Mais il n'est pas besoin de parler ici de ses actions admirables, j'en ai rapporté la plus grande partie au commencement de ce livre. Je ne saurais cependant me résoudre à omettre une des principales louanges que je n'ai point encore touchée, persuadé que rien ne convient mieux à ceux qui écrivent l'histoire, que de rapporter non seulement les glorieux exploits des grands capitaines, et les sages et salutaires règlements qu'ils ont établis dans la république, mais encore de faire mention de leur manière de vivre, de leur modération, de leur désintéressement, de leur tempérance et de leur exactitude à observer en toute rencontre les lois et les coutumes de leur pays.

T 17 - V, 56, 1  D'autres se contenteraient peut-être de dire ici en peu de mots, que [le consul] Sulpicius prit les complices de la conjuration et qu'il les fit punir de mort ; comme si ce point d'histoire ne demandait pas un plus long détail. Pour moi, je crois que les voies dont il le servit pour les faire prendre, méritent bien d'être connues ; et je ne puis me résoudre à les passer sous silence : persuadé que ceux qui lisent l'histoire, n'en retirent pas assez d'utilité si on ne leur apprend qu'en gros les divers événements ; que tous les lecteurs demandent qu'on leur en explique aussi les causes, les moyens dont on s'est servi, le dessein de ceux qui ont formé une entreprise, le succès qu'elle a eu, avec toutes les circonstances qui accompagnent ordinairement une action ; et que la connaissance de ces choses est entièrement nécessaire à ceux qui gouvernent, pour leur fournir des exemples qu'ils puissent suivre dans l'occasion.

T 18 - V, 77, 4-6  Du temps de nos pères, quatre cents ans environ après la dictature de Titus Largius [498 a.C.], cette dignité devint odieuse à tout le monde dans la personne de Lucius Cornélius Sylla, car. il fut le premier qui en abusa pour exercer mille cruautés, et il est le seul qui ait changé cette magistrature respectable en une tyrannie ouverte. Les Romains reconnurent alors ce qu'ils avaient ignoré pendant plusieurs siècles, que la dictature était une véritable tyrannie. En effet Sylla composa un sénat des premiers venus, il resserra l'autorité des tribuns du. peuple dans des bornes très étroites,  il désola des villes entières et il détruisit des royaumes,  il en établit d'autres,  enfin il s'emporta à mille excès qu'il serait trop long de rapporter ici. Outre une infinité de citoyens qui périrent dans les combats, il en fit mourir au moins quatre mille qui s'étaient rendus à lui, dont il y en eut même quelques-uns qu'il fit mettre ignominieusement  à la torture avant de leur ôter la vie. Il n'est pas temps présentement d'examiner s'il usa de rigueur par nécessité ou pour l'utilité de la république. J'ai voulu seulement faire voir que ces excès rendirent la dictature odieuse et insupportable. Au reste,  c'est le sort ordinaire des puissances et des dignités,  comme de toutes les autres choses qui sont un objet d'envie et d'admiration. Elles paraissent belles d'abord,  et on en sent l'utilité, tant qu'elles sont en bonnes mains,  dès qu'on commence à en abuser, on s'en dégoûte, on les déteste, et elles deviennent préjudiciables. Il faut s'en prendre à la nature,  qui a attaché aux plus grands biens quelque chose de fatal. Mais ce n'est pas ici le lieu d'en dire davantage sur cette matière ; nous en parlerons plus au long, dans une autre occasion.

T 19 - VII, 66, 1-3 (trad. F. Bellanger)  Tels furent les commencements, les causes et la fin de la première sédition qui s'excita chez les Romains après l'expulsion des rois. Si j'ai été un peu long sur cette matière, c'est afin de prévenir les lecteurs qui auraient eu de la peine à se persuader que les patriciens eussent pu se résoudre à donner tant de pouvoir au peuple, lequel n'a ni tué ni exilé aucun des grands de l'état comme il est arrivé dans plusieurs autres villes. Quand il s'agit de quelque événement extraordinaire, chacun en veut savoir les causes, et on n'y ajoute foi qu'après les avoir connues. Sur ce principe, j'ai fait réflexion que mes paroles ne trouveraient que très peu de créance dans l'esprit des lecteurs, et que peut-être même on n'y ajouterait point de foi, si je me contentais de dire simplement que les patriciens abandonnèrent au peuple leur propre autorité, et que pouvant maintenir l'aristocratie sur l'ancien pied, ils rendirent les plébéiens maitres des affaires les plus importantes, tandis que je négligerais d'ajouter à ma narration les motifs qui les portèrent à céder au peuple de si beaux privilèges. C'est ce qui m'a engagé à descendre dans le détail de toute ces raisons, et parce que les patriciens et les plébéiens sans avoir recours à la violence et aux armes n'employèrent que la voie de la parole et des remontrances pour parvenir à mettre les affaires du gouvernement sur le pied que nous avons dit, j'ai cru qu'il était nécessaire de présenter aux yeux du lecteur les harangues que firent alors les principaux chefs et orateurs des deux factions. Pour moi je suis surpris du procédé de certains historiens, qui se piquent d'exactitude à raconter les exploits de guerre. Ont-ils à parler d'un combat, ils emploient un temps infini à en faire le détail, à décrire la situation des lieux, les armes des combattants, l'ordre de la bataille, et à rapporter les harangues des généraux avec toutes les circonstances qui ont servi à procurer la victoire à l'une des deux armées : lorsqu'il s'agit des séditions populaires et des révolutions qui sont arrivées dans les républiques les plus célèbres, ils ne croient pas qu'il soit besoin de conserver à la postérité les discours qui ont produit des effets si surprenants et si dignes d'admiration.

  T 20 - VIII, 60 (trad. F. Bellanger) Telle fut la triste fin de Marcius [Coriolan : 488 a.C.]. C'était le plus brave guerrier de son siècle. Maitre des passions et des plaisirs qui dominent les jeunes gens, il observait exactement les règles de la justice en toutes choses, non par la nécessité qu'imposent les lois, ou par la crainte des châtiments, mais par un heureux penchant, et par la bonté de son naturel, persuadé que ce n'est pas une vraie vertu que d'éviter simplement l'injustice si on ne le fait par de bons motifs. Non seulement il était lui-même éloigné de tout vice, il en éloignait aussi les autres par toutes sortes de moyens. Généreux dans toutes ses actions, magnifique envers ses amis, libéral, et prompt à les soulager, jamais il ne les laissa manquer dans leurs besoins lorsqu'ils lui étaient connus. Il ne cédait à aucun des grands de son siècle en activité et en capacité dans le métier de la guerre, et si les séditieux n'avaient pas mis des obstacles invincibles à ses prudents conseils et à ses grandes vues, l'empire romain eût reçu de merveilleux accroissements sous ses auspices. Mais il fut homme ; il n'était donc pas possible que toutes les vertus se trouvassent rassemblées dans lui, et jamais on ne verra de mortel né selon les voies ordinaires, qui soit accompli en toutes choses.

T 21 - VIII, 62, 1  Si notre âme, de quelque nature qu'elle soit, périt avec le corps et cesse entièrement d'être, je ne vois pas comment ceux-là peuvent être heureux, qui sans avoir joui en cette vie des fruits de leur vertu, périssent à cause de leur vertu même. Mais si nos âmes sont immortelles, comme c'est le sentiment de quelques-uns, ou si elles vivent quelque moment après la dissolution du corps, celles des bons pour plusieurs années, et celles des méchants très peu de temps, on peut dire que ceux qui ont pratiqué la vertu, quoiqu'ils aient eu la fortune contraire, sont néanmoins suffisamment récompensés par la bonne réputation qu'ils se sont acquise dans l'esprit des vivants, puisqu'ils ont consacré pour longtemps leur mémoire à la postérité. C'est ce qui est arrivé à cet illustre personnage [Coriolan] dont nous parlons.

T 22 - Thucydide, 8 (Opuscules rhétoriques, t. IV; trad. G. Aujac)  Comme en témoignent pratiquement tous les philosophes et les orateurs, ou sinon, la plupart d'entre eux, Thucydide s'est essentiellement préoccupé aussi de la vérité, dont nous souhaitons que l'histoire soit la prêtresse ; il n'ajoute ni ne retranche rien aux faits qui ne soit légitime ; il ne se permet aucune liberté dans la rédaction, reste impeccablement fidèle à ses choix littéraires, se gardant de toute haine et de toute complaisance, et spécialement dans ses jugements sur les grands hommes. Parlant de Thémistocle par exemple, dans le livre I, il passe généreusement en revue ses qualités ; traitant des mesures politiques prises par Périclès, dans le livre II, il fait de l'homme un éloge digne de la renommée qui le célébrait en tous lieux ; quand il avait à parler de Démosthène le stratège, de Nicias fils de Nicératos, d'Alcibiade fils de Clinias, ou de tant d'autres, généraux ou orateurs, il donnait pour chacun toutes les indications convenables. Nul besoin de fournir des exemples à l'appui de tous ces points à des lecteurs qui ont parcouru d'un bout à l'autre ses Histoires.

Voilà donc ce qui, pour le fond, est réussi chez l'historien, ce que l'on pourrait qualifier de beau et de digne d'imitation.

T 23 - Thucydide, 49, 1  Même si l'on trouve dans cette harangue [d'Hermocrate : Thucydide, VI, 76-80] bien d'autres passages critiquables, inutile d'y insister davantage ; il me suffit pour ma part d'avoir illustré, par les exemples qui précèdent, ma proposition de départ, que le style de Thucydide est excellent quand il ne sort de l'ordinaire que modérément et qu'il conserve les qualités premières et nécessaires, assez mauvais quand il s'écarte trop longtemps du vocabulaire et des tournures ordinaires pour en adopter d'étranges, de forcées, d'incorrectes, ce qui empêche toutes les autres qualités de montrer leur valeur.

T 24 - Lettre à Pompée Géminos, 3, 11-12 (Opuscules rhétoriques, t. V; trad. G. Aujac)  La troisième tâche d'un historien, c'est de sélectionner les événements à retenir pour la rédaction, ou à éliminer. Sur ce point aussi, Thucydide me paraît inférieur. Hérodote en effet était conscient que toute narration de longueur appréciable ne pouvait toucher agréablement l'esprit des auditeurs que si elle offrait des temps de repos, tandis que, si elle en restait toujours à décrire les mêmes actions, elle aurait beau être parfaitement réussie, elle blesserait l'oreille jusqu'au dégoût ; aussi cherchait-il à introduire  de la variété dans son œuvre, en bon imitateur d'Homère ; c'est pourquoi quand nous prenons son livre, nous sommes sous le charme jusqu'à la dernière syllabe et nous en demandons toujours davantage. Thucydide, qui s'est borné à une seule guerre, la parcourt d'un bout à l'autre sans reprendre haleine, accumulant bataille sur bataille, préparatifs sur préparatifs, discours sur discours, ce qui émousse l'attention des auditeurs.

T 25 - Lettre à Pompée Géminos, 6, 1-4  Théopompe de Chios fut le plus remarquable de tous les disciples d'Isocrate ; il composa de nombreux panégyriques, beaucoup de discours délibératifs, des lettres intitulées Lettres de Chios, et d'autres traités importants ; il composa aussi des livres d'histoire qui méritent de grands éloges, aussi bien pour le sujet de ces histoires (deux beaux sujets, portant l'un sur la fin de la guerre du Péloponnèse, l'autre sur la carrière de Philippe), que pour la mise en ordre (les deux ouvrages sont faciles à suivre et clairs), mais surtout pour la conscience et l'ardeur au travail qui se révèlent dans son œuvre historique ; il est patent, même s'il n'en a rien dit, qu'il s'est minutieusement préparé pour cette tâche et mis en grands frais pour la collecte des renseignements. Sans compter qu'il fut le témoin oculaire de bien des événements, et que, dans l'intérêt de son œuvre, il a rencontré beaucoup de personnages importants d'alors, stratèges, politiques, philosophes. Il n'a pas, comme certains, considéré la rédaction de son histoire comme accessoire dans sa vie, mais comme sa mission la plus nécessaire. On peut d'ailleurs mesurer, à la diversité des thèmes abordés, la quantité de travail fourni : il a évoqué l'installation des peuples, passé en revue les fondations des villes, décrit la vie des rois, les particularités des mœurs ; tout ce que contient de remarquable ou d'insolite chaque pays et chaque mer, il l'a inclus dans son ouvrage.


Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick.

[ 20 août 2012]


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