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MOTEUR DE RECHERCHE DANS LA BCS
Professeur émérite de l'Université de Louvain
L'historiographie latine débute tardivement, et modestement. Ce n'est qu'à l'époque de la guerre d'Hannibal, soit environ cinq siècles après la fondation de Rome, qu'apparaissent les premières uvres retraçant l'histoire de la Ville, ce qu'elles font, semble-t-il, de manière assez sommaire : on note année après année, les événements considérés comme importants et dont on a conservé le souvenir, événements politiques et militaires mais aussi religieux, météorologiques, économiques. Ces annales, selon Cicéron (De Orat., II, 53), n'avaient par ailleurs aucune prétention littéraire. Ajoutons que l'uvre de ces premiers « historiens » ne nous est parvenue qu'en lambeaux, sous forme, parfois, de citations authentiques (T 5), le plus souvent, dans des adaptations plus ou moins fidèles du texte original par des écrivains postérieurs (cf. J. Poucet, Les origines de Rome. Tradition et histoire, Bruxelles, 1985, p.247-248).
Les auteurs
Les annalistes sont relativement nombreux : une bonne vingtaine, s'égrenant de la fin du IIIe siècle au milieu du Ier siècle a.C. La plupart sont des grands personnages, magistrats, sénateurs ayant parfois joué un rôle politique notable dans la vie publique: Fabius Pictor, par exemple, est envoyé à Delphes après la bataille de Cannes pour consulter l'oracle sur les mesures à prendre dans une situation militaire quasi désespérée ; Postumius Albinus, consul en 151, est membre, peut-être président, de la commission qui doit fixer le statut de la Grèce après la prise de Corinthe en 146 ; Calpurnius Pison, consul en 133, commande les troupes chargées de mater les esclaves révoltés de Sicile ; Sempronius Tuditanus appartient, comme Postumius Albinus à la commission sénatoriale envoyée en Grèce en 146. Il s'agit donc de témoins bien informés sur les événements récents et qui, de par leur appartenance aux grandes familles, jouissent de facilités pour enquêter sur les faits plus lointains. Inversement, et Tite-Live l'a déjà observé, on peut craindre de ces personnages de haute volée qu'ils ne soient parfois tentés de reconstituer le passé dans un sens exagérément favorable à leurs ancêtres.
On distingue habituellement plusieurs couches parmi ces auteurs, deux selon certains, trois selon d'autres (annalistique ancienne, moyenne, récente). A vrai dire, le nombre de fragments conservés et, souvent, l'indigence de leur contenu ne permettent guère de définir avec précision ces deux ou trois étapes de l'évolution. La différence la plus nette que l'on constate est d'ordre formel : les plus anciens, Fabius Pictor, Cincius Alimentus, Postumius Albinus, C. Acilius écrivent en grec ; les suivants utilisent le latin.
Les uvres
Les Annales couvrent d'habitude une période très longue, des origines de Rome à l'époque contemporaine : Fabius Pictor, par exemple, remontait jusqu'à l'arrivée d'Hercule en Italie et s'arrêtait, semble-t-il, à la bataille de Trasimène. Se pose donc d'emblée la question des sources dont disposaient ces auteurs pour les périodes les plus reculées, question qu'on ne va pas traiter ici de manière approfondie : quelques éléments de réponse suffiront.
Existaient à Rome, selon Cicéron, les Annales Maximi : « le grand pontife, depuis les premiers temps de Rome jusqu'au pontificat de P. Mucius, mettait par écrit tous les faits de chaque année, les portant sur une table blanchie qu'il affichait dans sa demeure, afin que le peuple pût venir en prendre connaissance » (De orat., II, 52). Quoi qu'il en soit de l'origine réelle de cette pratique - ab initio ? -, du contenu des Annales - res omnis singulorum annorum ? - et de la forme qu'aurait prise la publication des tables blanchies en 133 a.C. par P. Mucius Scaevola, il y avait peut-être là, pour nos annalistes, une source intéressante.
On peut supposer aussi que les grandes familles conservaient certains souvenirs des temps anciens, documents écrits ou récits qui se transmettaient de génération en génération. Il y avait enfin d'éventuelles sources grecques. Plutarque (Romulus, 2, 8) cite « un certain Promathion, auteur d'une Histoire de l'Italie » et, quelques lignes plus bas (Romulus, 3, 1), Dioclès de Péparéthos « que Fabius Pictor suit dans ses grandes lignes » à propos de l'enfance de Romulus et Rémus.
Ceci nous amène à une autre question : pourquoi les premiers annalistes écrivent-ils en grec ? Le latin, disent certains, était une langue encore trop imparfaite. D'autres soulignent le fait qu'à l'époque où l'annalistique romaine débute, le grec était devenu une sorte de langue universelle et qu'en l'utilisant, Fabius et ses successeurs pouvaient assurer à leurs uvres une audience plus large. Sur ce sujet, comme sur bien d'autres dans le domaine de l'annalistique, il faut se satisfaire d'hypothèses.
Les fragments conservés, si pauvres soient-ils, permettent malgré tout de se livrer à quelques observations sur le travail des annalistes. On leur a reproché, de leur temps déjà, de se contenter d'une sèche énumération de faits, dans l'ordre chronologique (T 7, 8). Mais certains auteurs se montrent capables, à l'occasion, d'aller plus loin et de se préoccuper des causes des événements. Ainsi Fabius Pictor qui s'inquiète des origines de la seconde guerre punique : il n'y avait pas, à ses yeux, que l'affaire de Sagonte, mais aussi l'ambition d'Hasdrubal (T 3 ; cf. P. Pédech, La méthode historique de Polybe, Paris, 1964, p.180-181). Le même Fabius peut souligner les conséquences morales d'un succès romain (T 2), s'intéresser aux sentiments personnels des héros d'autrefois et rapporter leurs plaintes (T 1), tout comme Calpurnius Pison nous fait admirer la sagesse de Romulus (T 5). Il peut donc y avoir plus, dans les Annales, qu'une liste de faits à l'état brut. Un autre trait mérite d'être relevé. Nos auteurs paraissent très soucieux de fournir au lecteur des informations précises à propos des guerres menées ou subies par Rome : nombre de combattants, de tués, de prisonniers, inventaire du butin (T 4, 9). Sans doute gonflent-ils parfois les chiffres mais le merveilleux y gagne, comme lorsque Atilius Régulus doit déployer toute son armée pour vaincre un serpent long de plus de trente-cinq mètres (T 10), comme lorsque l'armée de Scipion fait tomber les oiseaux du ciel (T 6). N'est-il pas permis de prendre certaines libertés avec la vérité historique quand il s'agit de la grandeur du passé romain ?
Notons enfin que si, par commodité, on qualifie d' « annales » toute la littérature historique romaine antérieure à Salluste et César, il existe une certaine diversité parmi ces uvres. Le récit de Coelius Antipater, que certains anciens désignent sous le nom d' « Histoire », que d'autres appellent « Annales », mérite plutôt le titre que lui donne Cicéron (Bellum Punicum) : c'était une monographie consacrée à la guerre d'Hannibal. Sempronius Asellio, pour sa part, distingue nettement les annalistes des historiens et se range dans la seconde catégorie (T 7, 8) : il prétend indiquer le but des actions, décrire la manière dont ils se sont déroulés ; son récit semble d'ailleurs traiter surtout d'histoire contemporaine.
Bibliographie
Textes
- Chassignet M. (éd., trad.), L'annalistique romaine, I. Les annales des pontifes et l'annalistique ancienne, Paris, 1996 ; II. L'annalistique moyenne (Framents), 1999 ; III. L'annalistique récente. L'autobiographie politique, 2004 (C.U.F.)
- Beck H. - Walter U. (éd., trad., comm.), Die frühen römischen Historiker, I. Von Fabius Pictor bis Cn. Gellius, Darmstadt, 2001 ; II. Von Coelius Antipater bis Pomponius Atticus, 2004.
Études
- Badian E., The Early Historians, dans T.A. Dorey (ed.), Latin Historians, Londres, 1966, p.1-38.
- Drews R., Pontiffs, Prodigies, and the Disappearance of the Annales Maximi, dans Classical Philology, 83, 1988, p.289-299.
- Forsythe G., The Roman Historians of the Second Century B.C., dans Ch. Bruun (ed.), The Roman Middle Republic. Politics, Religion, and Historiography c.400-133 B.C., Rome 2000, p.1-11.
- Laistner M.LW., Historical Writing in Rome to the Death of Caesar, dans The Greater Roman Historians, p.23-44.
- Mellor R., Origins of Roman Historiography, dans The Roman Historians, p.6-29.
- Momigliano A., Fabius Pictor et les origines de l'histoire nationale, dans Les fondations du savoir historique, p.93-126.
- Rawson E., The First Latin Annalists, dans Roman Culture and Society. Collected Papers, Oxford, 1991, p.245-271 [= Latomus, 35, 1976, p.689-717].
- Wiseman T.P., Annals and History, dans Clio's Cosmetics. Three Studies in Graeco-roman Literature, Leicester, 1979, p.9-26.
- Wiseman T.P., The Origins of Roman Historiography, dans Historiography and Imagination. Eight Essays on Roman Culture, Exeter, 1994, p.1-22.
Textes choisis (trad. M. Chassignet)
T 1 - Fabius Pictor, F.21 (= Tite-Live, II, 40, 10-11) Selon Fabius, qui est de loin le plus ancien de nos historiens [longe antiquissimum auctorem], Coriolan vécut jusqu'à un âge avancé ; il rapporte en tout cas qu'à la fin de sa vie, ce dernier disait souvent ces mots : « L'exil est bien plus dur pour un vieillard ».
T 2 - Id., F.26 (= Strabon, V, 3,1) L'historien Fabius dit que les Romains comprirent pour la première fois les avantages de la richesse lorsqu'ils se furent rendus maîtres de cette nation [les Sabins].
T 3 - Id., F.31 (= Polybe, III, 8, 1-8) L'historien romain Fabius affirme que, outre la faute commise envers les Sagontins, la guerre d'Hannibal eut pour cause l'ambition d'Hasdrubal et sa soif de pouvoir
T 4 - Acilius, F.6 (= Tite-Live, XXV, 11-17) C'est ainsi qu'en une nuit et un jour [a.211], deux camps ennemis (d'Hasdrubal et de Magon] furent attaqués sous la conduite de L. Marcius [Septimus]. A peu près trente-sept mille ennemis furent tués selon Claudius [Quadrigarius ?] qui a traduit les Annales d'Acilius du grec en latin ; il dit aussi qu'on fit environ mille huit cent trente prisonniers et qu'on prit un énorme butin qui comportait, entre autres, un bouclier en argent pesant cent trente-sept livres avec le portrait d'Hasdrubal Barca Chez tous ces auteurs, le renom du chef Marcius est grand ; et à sa gloire réelle on ajoute encore des prodiges : alors qu'il haranguait l'armée, une flamme jaillit de sa tête sans qu'il s'en rendît compte, causant une grande frayeur chez les soldats qui l'entouraient.
T 5 - L. Calpurnius Piso Frugi, F.10 (= Aulu-Gelle, XI, 14, 1-2) C'est avec une délicieuse simplicité de pensée et de style que L. Pison Frugi, dans son premier livre des Annales, a parlé de la vie et des murs du roi Romulus. Le passage suivant est extrait de cet ouvrage: "Le même Romulus, dit-on, invité à un dîner, n'y avait pas beaucoup bu parce que le lendemain il avait à faire. On lui dit: "Romulus, si tout le monde faisait comme toi, le vin serait meilleur marché". Il leur répondit: "Bien au contraire, il serait cher si chacun buvait autant qu'il le veut; car pour ma part, j'ai bu autant que je voulais".
T 6 - Coelius Antipater, F.46 (= Tite-Live, XXIX, 25, 1-4) Sur le nombre des soldats transportés en Afrique [par Scipion, en 204 a.C.], il y a des différences d'évaluation non négligeables entre les auteurs Coelius, s'il s'abstient de donner un chiffre, augmente à l'infini l'aspect de cette foule: il dit que les cris des soldats firent tomber les oiseaux sur le sol et qu'une telle foule s'embarqua qu'il semblait ne rester aucun mortel en Sicile ou en Italie.
T 7 - Sempronius Asellio, F.1 (= Aulu-Gelle, V, 18, 7-8) Mais entre ceux qui ont voulu laisser des annales et ceux qui se sont efforcés de raconter en détail les hauts faits du peuple romain, la différence essentielle était la suivante: les livres d'Annales se contentaient de montrer ce qui s'était passé chaque année, à la manière de ceux qui écrivent un journal, ce que les Grecs appellent un éphéméride. Pour nous, j'estime qu'il ne suffit pas de porter à la connaissance du public ce qui s'est passé mais qu'il faut également montrer dans quel but et de quelle manière ces actions ont été accomplies.
T 8 - Sempronius Asellio, F.2 (= Aulu-Gelle, V, 18, 9) De fait, les livres d'Annales ne peuvent en rien rendre quelqu'un plus empressé à défendre la République ni moins prompt à faire le mal. Ecrire sous quel consul une guerre a commencé, sous lequel elle s'est terminée, qui est rentré avec un triomphe, et, dans ce livre, ne pas mentionner ce qui a été accompli au cours de la guerre, ce que le Sénat a décrété ou quelle loi a été proposée ou votée, et ne pas répéter dans quel but ces actions ont été accomplies: c'est raconter des histoires aux enfants et non écrire l'histoire
T 9 - Valerius Antias, F.33 (= Tite-Live, XXXIII, 10, 8-9) Si l'on en croit Valerius, qui enfle démesurément tous les chiffres, ce jour-là [a.197 a.C., bataille de Cynoscéphales], quarante mille ennemis furent tués, cinq mille sept cents hommes (là le mensonge est moins gros) et deux cent quarante-neuf enseignes pris.
T 10 - Q. Aelius Tubero, F.9 (= Aulu-Gelle, VII, 3) Tubéro a laissé dans les Histoires un texte selon lequel, lors de la première guerre punique, le consul Atilius Régulus qui avait établi son camp en Afrique près du fleuve Bagrada, livra un grand et violent combat contre un seul serpent, d'une taille extraordinaire, qui vivait là; qu'il l'attaqua longtemps en luttant avec toute son armée à l'aide de balistes et de catapultes et qu'après l'avoir tué, il envoya à Rome sa peau longue de cent vingt pieds [plus de 35 mètres].
Les commentaires éventuels peuvent être envoyés à Jean-Marie Hannick
[ 28 septembre 2009 ]
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