Jean d'Outremeuse, Myreur des histors, II, p. 79b-95bN
Édition : A. Borgnet (1869) ‒ Présentation nouvelle, traduction et notes de A.-M. Boxus et de J. Poucet (2021)
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DosSIER DE LECTURE 11
L'histoire de saint servais évêque de Tongres - deuxième partie (Myreur, II, p. 89-94)
Époque de gratien - Ans 383/4 de l'Incarnation
1. L'annonce de la catastrophe et la décision de se rendre à Rome
3. Le séjour à Rome et la vision céleste
5. Le retour et la rencontre avec les Barbares (avant Jean d'Outremeuse)
6. Le retour et la rencontre avec les Barbares (chez Jean d'Outremeuse)
7. Le départ de Tongres pour Maastricht où meurt saint Servais
Dans son Myreur, Jean a consacré plusieurs sections séparées à l'histoire de saint Servais. La première se trouvait dans le fichier précédent II, p. 51-70 et a fait l'objet d'un dossier de lecture particulier (D06). C'est la deuxième section (II, p. 89-94) qui va maintenant retenir notre attention. Elle concerne le voyage aller-retour que saint Servais entreprend à Rome. Informé de l'imminence des attaques des Huns, il espère pouvoir obtenir, en priant sur la tombe de saint Pierre, que Dieu, dans sa miséricorde, épargne la destruction de la Gaule et en particulier celle de Tongres. Mais son espoir se révélera vain. Ses prières ne changeront pas les décisions divines. Il revient dans son pays et y annonce la catastrophe. Il a aussi appris à Rome qu'il devra quitter Tongres et se rendre à Maastricht pour préparer sa mort. Les pages qui suivent ne traiteront pas seulement du voyage aller-retour Tongres-Rome, mais également du dernier voyage de Servais, celui de Tongres à Maastricht, qui se fera dans une très grande tristesse.
Ici encore, en présentant ce que Jean d'Outremeuse pouvait trouver dans les textes antérieurs et en analysant leurs différents motifs constitutifs, nous tenterons de replacer le chroniqueur dans l'évolution de la tradition. Voyons d'abord ce qui concerne l'annonce de la catastrophe, la décision prise et les détails du voyage.
Mais avant cela, rappelons rapidement les références des textes les plus importants pour notre sujet : Grégoire, Histoire des Francs, II, 5 - Hériger, Gesta, I, ch. 20-25 (p. 172-175, éd. R. Köpke) - Jocundus, Vita, p. 136-213 (éd. P. Boeren) - Gilles, Gesta, I, ch. 23-28 (p. 19-24, éd. J. Heller)
1. L'annonce de la catastrophe et la décision de se rendre à Rome
Grégoire de Tours n'explique pas où et comment saint Servais a reçu des informations sur l'avenir des Gaules et de Tongres. Le saint évêque connaissait toutefois le danger. D'après Grégoire, il était rempli d'inquiétude et priait Dieu d'écarter le désastre, mais au fond de lui-même (ou inspiré par le Saint-Esprit ?), il savait bien que, compte tenu des péchés de son peuple, Dieu ne lui ferait pas miséricorde. Grégoire n'est pas prodigue de détails. Il n'est pas question chez lui d'étape intermédiaire entre Tongres et Rome. Le voyage est direct, ce qui ne sera plus le cas dans la suite de la tradition.
Hériger, si son texte est plus long et plus explicite, va dans le même sens que Grégoire, mais il prévoit une étape à Metz. Servais est décrit à Tongres, de plus en plus préoccupé par la situation géopolitique générale. Bien sûr, il veille, jeûne, prie, pour que Dieu écarte le malheur, mais il finit par comprendre clairement qu'il doit tenter quelque chose de tout à fait différent, à savoir se rendre à Rome sur la tombe de saint Pierre. Hériger fait explicitement mention du Saint-Esprit (sentiens per Spiritum sanctum), mais n'envisage pas une véritable révélation céleste, comme ce sera le cas dans la suite de la tradition. Quant à l'étape prévue, qui est Metz, Servais s'y rend pour prendre l'avis de l'évêque du lieu, Auctor. C'est que Metz, comme Tongres, est menacée.
Avec Jocundus, le récit se modifie profondément, sur plusieurs plans. Comme Jocundus intègre le motif d'un Servais quittant Tongres pour fuir l'hostilité de la population et se réfugier à Maastricht, c'est à Maastricht et non plus à Tongres que l'évêque reçoit une véritable révélation céleste dans des circonstances bien précises. Il est chez lui, entouré de quelques personnes de confiance, lorsque brusquement se présente dans l'assemblée un ange qui avait pris la forme humaine. Il tient un discours un peu confus à nos yeux mais que Servais comprend parfaitement : il sait désormais quel sort va être réservé au monde (quod mundo futurum erat universo, profecto agnovit). Des nouvelles de plus en plus alarmantes se répandent dans la ville et dans le voisinage. Toutefois, toujours selon Jocundus, ce n'est pas encore à ce moment-là et à Maastricht que se décide le voyage à Rome. En fait, on demande à Servais d'aller in Franciam exposer la situation à Troyes, qui semble être la capitale. C'est là, à Troyes, qu'est prise la décision d'envoyer une délégation à Rome en la personne d'Exupère, évêque de Toulouse, mais ce dernier se désiste et propose le nom de saint Servais, qui accepte. C'est donc Servais qui ira trouver saint Pierre à Rome, implorer miséricorde, pour Tongres bien sûr mais aussi pour Metz et Troyes.
Le récit de Jocundus, on le voit, est plus développé et assez différent de celui d'Hériger. Il diffère aussi des textes antérieurs, en ce que Servais ne part pas immédiatement pour Rome. Avant son départ, il doit régler une affaire urgente. L'évêque de Cologne, nommé Euphratas, étant passé à l'hérésie, Servais se rend dans cette ville pour veiller à sa déposition et à son remplacement par Séverin. Cela fait, il retourne à Maastricht et de là part pour Rome, en passant par Metz, où il rencontre l'évêque Auctor, comme chez Hériger. Mais Jocundus, qui aime bien les miracles, en attribue un à Servais lors de son passage à Metz : l'évêque de Tongres répare miraculeusement une pierre d'autel dans l'église Saint-Étienne (un épisode repris avec quelque modification à Paul Diacre, Gesta episcoporum Mettensium, M.G.H, SS, II, p. 263).
Gilles d'Orval suit dans l'ensemble Jocundus. Les choses se passent à Maastricht, un ange apparaît à l'assemblée (dans la basilique Saint-Pierre, construite par Materne) et délivre un message qui éclaire Servais sur les événements à venir (cuncta precognovit que superventura erant in seculo, precipueque excidium Tungris et Galliarum). L'évêque se rend in Franciam ad urbem Trecassinam, où il accepte d'aller à Rome. Gilles ne mentionne pas l'évêque Exupère. Comme Jocundus, Gilles intègre l'épisode de l'évêque Euphratas de Cologne, passé à l'hérésie, mais il accorde à cette affaire une importance très grande, presque démesurée, introduisant d'ailleurs dans son récit, d'une matière fort abrupte, les actes d'un Concilium Agripinense, qui viennent d'une autre source et dont nous ne parlerons pas ici. C'est seulement après avoir réglé l'affaire de Cologne que Servais part pour Rome après une halte à Metz, chez l'évêque Auctor, qui demande à Servais de prier aussi pour sa ville. Gilles fait également mention de la réparation miraculeuse de la pierre d'autel.
Jean d'Outremeuse reste dans la ligne d'une révélation céleste tout en veillant à dater l'événement (en 383, sous l'empereur Gratien) et en innovant quelque peu dans la présentation des réactions (II, p. 89-90). Il dit clairement que saint Servais priait dans l’église Saint-Pierre de Maastricht « que Materne avait précédemment fondée », lorsqu’une voix descendant du ciel lui révéla que la cité de Tongres serait prochainement détruite par les Huns, lesquels dévasteraient aussi beaucoup de régions de Gaule et d’Allemagne. Cette nouvelle trouble le cœur du saint. Il rassemble tout le clergé de Tongres pour faire passer l'information. « Quand les clercs et les bourgeois entendirent cela, ils prièrent saint Servais de bien vouloir aller à Rome supplier le glorieux corps de saint Pierre, le souverain des apôtres, d’accepter d’implorer Dieu pour que celui-ci veuille bien les défendre, eux et leur ville, de pareille destruction. » C'est après le départ de Maastricht, comme première étape du voyage, que Jean place l'épisode de Cologne, à savoir la déposition de l'évêque hérétique Euphratas et son remplacement par Séverin. La seconde étape est celle de Metz. Le nom d'Auctor n'apparaît pas, mais Servais y répare miraculeusement dans l'église Saint-Étienne la pierre d'autel qui avait été brisée.
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2. Le voyage aller vers Rome
Sur le voyage même de saint Servais, la tradition livre peu d'informations, sinon quelques indications géographiques et quelques remarques générales. Comme cette formule très soignée de Hériger qui en résume bien les difficultés : tum in vastissima Alpium progressione, tum in fluminum transmeatione, tunc etiam ex latrocinantium infestatione (p. 174).
Jocundus évoque en quelques phrases la rapidité du voyage et mentionne les miracles accomplis le long de l'itinéraire : ingreditur Italiam, intrat oppida, intrat castella, sanat infirmos, liberat a diabolo oppressos. In omnia (sic) via reliquit opera mira (ch. 39). Un détail mérite qu'on s'y arrête un instant : à son arrivée à Rome, Servais est accueilli dans la ville avec des chants d'allégresse comme un véritable « ange de Dieu ». C'est, explique Jocundus, que précédemment un certain nombre de Romains, dans leurs rêves (in somnis), avaient vu apparaître, sur la route par laquelle entrait Servais, « comme une étoile très lumineuse, éclairant de son intense lumière, la cité Léonine [= un quartier de Rome que le pape Léon IV avait fait entourer de remparts pour défendre la basilique Saint-Pierre] et le palais du prince des apôtres ».
Gilles d'Orval suit d'assez près Jocundus, en apportant toutefois sa touche personnelle. Il mentionne Bâle et les Alpes, ce qui est un simple détail, mais il transforme aussi quelque peu le motif de l'étoile lumineuse utilisée par Jocundus. Chez Gilles, il ne s'agit plus de rêves ; les spectateurs qui accueillent Servais voient arriver quasi stella divini fulgoris. Le visage de l'évêque brille comme une étoile, il rayonne de la lumière divine, une formule qui se rencontrera assez souvent dans la biographie du saint. Gilles ajoute aussi un détail nouveau : à l'arrivée de Servais, toutes les cloches de Rome sonnent.
Ces deux motifs se retrouvent chez Jean d'Outremeuse, mais le premier est transformé pour ressembler à l'étoile-guide des Mages : « Dès que saint Servais quitta Metz, apparut devant lui, dans le ciel, une étoile qui brilla tout le temps, de jour comme de nuit, et qui le guida sur le bon chemin, de Metz à Rome. Quand il entra dans Rome, l’étoile disparut. Mais toutes les cloches de Rome se mirent aussitôt à sonner toutes seules pour saluer la venue de saint Servais. Les Romains furent très étonnés, ignorant la cause du phénomène. »
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3. Le séjour à Rome et la vision céleste
C'est un épisode important que Grégoire de Tours présentait dans les termes suivants :
S'approchant du tombeau du bienheureux apôtre, il implora le secours de sa
bonté en s‘épuisant dans une grande abstinence avec une diète si complète qu’il
demeurait deux ou trois jours sans prendre aucune nourriture ni boisson et pas
un instant il ne cessait de prier. Et tandis qu’il demeurait là depuis bien des
jours plongé dans cette grande affliction, on rapporte qu’il reçut du
bienheureux apôtre cette réponse : « Pourquoi, très saint homme, m’importunes-tu
? Car voici qu’il a été définitivement arrêté dans une délibération du Seigneur
que les Huns devront pénétrer dans les Gaules et les dévaster à la façon d’un
très grand ouragan. Prends donc maintenant cette décision, fais vite diligence,
mets de l’ordre dans ta demeure, prépare ta sépulture, cherche un linceul propre
; car voici que tu vas quitter ton corps et tes yeux ne verront pas les maux que
les Huns feront dans les Gaules ainsi que l’a prédit le Seigneur notre Dieu ».
Sur cette réponse du saint apôtre, le pontife hâte son voyage et regagne
précipitamment les Gaules (trad. R.
Latouche, I, p. 85-86).
Ce texte livre l'essentiel. Mais à cet essentiel la tradition
ultérieure ajoutera nombre de choses. Nous avons parlé plus haut de l'étape de
Metz. Il n'est donc pas étonnant
que, dans leur récit de la vision qui
va s'offrir à saint
Servais arrivé à Rome, Hériger, Jocundus, Gilles d'Orval et Jean accordent une place importante au protomartyr Étienne, patron de l'église
de Metz. Bien sûr, chaque auteur se sentira libre de personnaliser son récit
en fonction des éléments qu'il retient ou qu'il ajoute. Sur le plan du contenu,
Jean d'Outremeuse par exemple sera particulièrement précis dans les annonces
qu'il met dans la bouche de Pierre (sur les fondations d'églises, par exemple,
en II, 92). On pourrait certes comparer soigneusement les quatre récits, mais ce
serait fastidieux et vain.
Il n'y aurait d'ailleurs pas que les différences de contenu à relever. Il faudrait également
prendre en compte les très nombreuses variations d'ordre littéraire qui apparaissent dans le rendu des événements. C'est à qui
introduira le plus de références scripturaires dans le récit, le plus de précisions
dans les descriptions, le plus de rhétorique et
de sentiment dans les dialogues, le plus de larmes et de pathos aussi dans les
attitudes. Et en la matière, Jean d'Outremeuse se défend fort bien.
Ainsi, pendant trois jours, Servais fait ses dévotions dans les églises
romaines, surtout dans l'église Saint-Pierre, sur la tombe du prince des
apôtres. Il prie pour que Metz et Tongres soient épargnées et ses démonstrations
de tristesse et de piété, particulièrement spectaculaires, frappent beaucoup les
assistants. Voici par
exemple
comment le chroniqueur décrit Servais priant sur la tombe de saint Pierre :
Il priait avec une telle dévotion que son cœur fut bien près de se briser de tristesse. Il pleurait avec une telle angoisse qu’à l’endroit où il gisait, jambes et bras étendus, la terre qui se trouvait sous son visage était toute arrosée de l’eau qui lui coulait des yeux. Dans sa poitrine, son cœur battait si fort qu’on pouvait l’entendre d’un côté de l’église à l’autre. Les Romains [II, p. 91] qui l’entendaient et le voyaient en étaient émerveillés et disaient que ce saint homme éprouvait dans son coeur une extraordinaire douleur.
La troisième nuit, écrasé de douleur sur la tombe de saint Pierre, Servais reçoit du ciel une vision très précise : un trône sur lequel sont assis le Christ et la Vierge ; devant ce trône, saint Pierre et saint Paul qui intercèdent en sa faveur ; devant le Christ, saint Étienne, le patron de Metz, qui s'entretient avec saint Pierre et saint Paul ; et, pour terminer, saint Pierre venant communiquer à Servais les décisions divines.
Celui-ci apprend ainsi que ses demandes sont rejetées. Tongres, la Germanie et la Gaule seront dévastées, Tongres surtout pour s'être opposée à son évêque et l'avoir tourné en ridicule. Maastricht sera épargnée. C'est dans cette ville que Servais devra se retirer et mettre à l'abri les choses précieuses qu'il souhaite garder. Il ne verra toutefois pas les malheurs qui frapperont ses gens et son pays car il mourra avant. Quant à Metz, elle aussi sera détruite, à l'exception de son église, qui devra son sauvetage aux prières de saint Étienne.
Suivent d'autres annonces, qu'on appellerait plus techniques. D'une part, Servais sera enterré dans l'église de Maastricht fondée jadis par saint Materne en l'honneur de saint Pierre et de saint Barthélemy ; d'autre part, on assistera à des changements de patrons dans plusieurs églises de Liège et de Maastricht. Et effectivement, après la fondation de Liège (qui n'existe pas encore), Barthélemy deviendra le patron d’une église liégeoise élevée en l’honneur de saint Servais et saint Servais recevra le patronage de l’église de Maastricht (cfr II, p. 92 et p. 284-285).
Mais surtout il y aura l'épisode de la clé, un cadeau offert à Servais par saint Pierre, et qui jouera un très grand rôle dans la suite de la légende. Ce motif mérite qu'on s'y arrête un peu plus longuement, qu'on en donne le sens et qu'on le replace dans l'évolution de la tradition, car Jean ne l'a pas inventé. Il a été introduit par Jocundus dans la tradition hagiographique de saint Servais.
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4. Le don de la clé
La légende de Materne aussi, on s'en souviendra (cfr I, p. 452-453), contient un épisode où il est question d'un cadeau offert par l'apôtre Pierre en personne ‒ il vivait encore à ce moment-là ‒ à Euchère et Valère, les compagnons de Materne. Ce dernier étant mort en Alsace, Euchère et Valère étaient revenus à Rome faire rapport de l'événement à Pierre qui leur avait donné, outre des instructions précises sur leur mission future, son propre bâton pontifical (baculus pontificalis), cadeau symbolique s'il en est, avec lequel d'ailleurs ils ressusciteront Materne et qui servira à ce dernier de témoignage indiscutable de l'apostolicité des églises qu'il fondera dans la suite en Gaule et en Germanie.
La légende de saint Servais aussi contient une histoire de cadeau offert par l'apôtre Pierre, en l'occurrence une clé, objet également symbolique dans l'univers catholique. Le contexte est très différent bien sûr de celui dans laquelle évoluaient les compagnons de Materne. Nous sommes au IVe siècle, saint Pierre est mort depuis longtemps et c'est lors d'une vision que le prince des apôtres est censé offrir cette clé à saint Servais en voyage à Rome. Mais il existe entre les deux événements une différence beaucoup plus importante.
Servais est venu demander à saint Pierre d'intervenir auprès de Dieu pour que la Gaule et ses villes soient épargnées. En guise de réponse, saint Pierre lui fait savoir que Dieu refuse sa demande, et que lui, Servais, doit retourner à Maastricht et se préparer à mourir. Bien sûr, Servais suivra scrupuleusement les directives que lui transmet saint Pierre. Mais pourquoi cette clé ? Quel rapport a-t-elle avec la demande de Servais qui a été rejetée ?
On peut d'autant plus se poser cette question que ce motif de la clé n'apparaît qu'à un certain moment dans l'évolution de la tradition. Il n'est pas présent chez Grégoire de Tours, mais ce dernier n'aborde que l'essentiel, sans beaucoup de détails, à savoir l'objet de la visite de Servais et la réponse de l'apôtre. L'absence de la clé chez Hériger est plus curieuse car l'abbé de Lobbes consacre à la biographie de Servais six longs chapitres (Gesta, ch. 20-25). Il faut attendre Jocundus et sa Vita sancti Servatii, pour voir apparaître le motif pour la première fois dans la tradition et d'une manière d'ailleurs qui peut surprendre.
Jocondus consacre un très long passage (Vita,
42-54) à la rencontre romaine entre Servais et Pierre, mais curieusement ce
texte ne contient aucune mention
explicite de la remise d'une clé. Il y est dit textuellement que Servais,
par la grâce de Dieu, reçut « ce qu'il n'avait ni demandé ni prévu, à savoir le
pouvoir de donner à ceux qui crieraient vers lui non seulement les consolations
de la vie présente mais aussi celles de la vie future » (accepit etiam quod
non quesivit, quod non previdit, potestatem scilicet donandi ad se clamantibus
non solum vite presentis, sed et future solatia). Mais cette phrase de Jocundus n'est pas claire. Même un lecteur
qui verrait là une allusion à une clé pourrait à la limite comprendre que cette
clé ouvre les portes du ciel mais ne comprendrait pas très bien qu'elle permette à saint Servais de donner les vite presentis solatia à ceux qui se tournent vers lui.
La première apparition du mot clavis
dans la Vita de Jocundus est beaucoup plus tardive (Vita, 73) et son contexte est tout à
fait différent. Servais est rentré à Tongres et prépare le déménagement vers
Maastricht de tous les sacra de Tongres. Au peuple inquiet de ce projet,
Servais montre « la clé d'argent et d'autres objets non moins
précieux que l'apôtre Pierre a rassemblés pour lui afin de garantir la véracité
du message qu'il leur transmet », un geste qui suffit, semble-t-il, à les calmer (quievit).
Mais quelle que soit la manière dont on la comprenne ou qu'on la traduise, cette
phrase de Jocundus autorise au minimum une conclusion du genre : dans le trésor
de Tongres qu'on déménageait à Maastricht, se trouvait une clé d'argent (clavem
argenteam) liée à saint Pierre.
Dans le récit de l'apparition de
Pierre à Servais, Gilles d'Orval s'inspire successivement de Hériger et de
Jocundus. Il recopie d'abord textuellement le long ch. 23 d'Hériger. Puis, comme
celui-ci ne faisait pas état, nous l'avons dit, d'une remise de clé, il le complète en
s'inspirant de Jocundus. C'est alors qu'il introduit explicitement le motif de la remise
de la clé (ce que ne faisait pas Jocundus), et qu'il précise clairement la portée
du cadeau (ce que ne faisait pas non plus Jocundus) :
Toutefois pour que le pieux pontife, qui venait de voir le Christ, ne retourne pas chez lui sans un cadeau, il reçut le pouvoir de sauver l'âme de tous les Tongriens, qui accepteraient encore de se convertir et de faire pénitence. Et, chose admirable à dire, il reçut la clé d'argent de fabrication divine que tenait en main le portier céleste et qui permettait de fermer et d'ouvrir le ciel (Gilles, Gesta, I, 26, p. 22).
Et, comme Jocundus, son modèle, Gilles d'Orval mentionne la clé
(Gesta, I, 27, p. 23) lorsque Servais,
à son retour de Rome, transmet à ses fidèles le message de Pierre, « en leur montrant la clé d'argent qu'il avait reçue de l'apôtre ».
Gilles ici met beaucoup plus nettement l'accent sur la clé que Jocundus, lequel
mentionnait aussi une série d'autres sacra qu'on déménageait. Gilles met
également dans la bouche de Servais un commentaire très explicite et très clair : « Par ce cadeau qui m'a été donné
par le portier du ciel, vous saurez que j'ouvre le ciel à ceux d'entre vous qui
se corrigeront, et que je le ferme à ceux qui ne se corrigeront pas ». Au
fond, Gilles d'Orval complète Hériger en introduisant dans son récit les
éléments nouveaux qu'il trouvait chez Jocundus. Il n'hésite même pas à les
rendre plus clairs, en les changeant éventuellement de place.
Jean d'Outremeuse, pour sa part, va dans le même sens que
Gilles. Il met « à sa juste place » le récit de la remise de la clé en
insistant clairement sur son pouvoir d'ouvrir ou de fermer le ciel : « Très saint homme, Dieu
t’envoie cette clé, d’œuvre divine, qui fera dorénavant de toi un portier du
ciel. Tu pourras ouvrir le paradis à tous ceux qu’il te plaira d’y faire entrer,
et le fermer à tous ceux que tu voudras priver de paradis. Ainsi, grâce à tes
prières, seront sauvées toutes les âmes de ceux qui, dans ton pays, seront tués
par les Huns, lors de cette destruction qui va venir prochainement » (II, p.
92)
On voit désormais très clairement le sens du cadeau. Dieu
n'est pas revenu sur sa décision : le pays de saint Servais sera dévasté par les
Huns et ses paroissiens mourront, mais l'évêque, s'il ne peut pas sauver leurs
vies, pourra sauver leurs âmes, du moins celles de ceux qui se convertiront. On
peut dire sans crainte de se tromper que, dans l'évolution de la tradition,
c'est Jocundus qui introduit le motif de la clé qui ouvre et qui ferme le
ciel. Servais sait désormais qu'il pourra sauver ses paroissiens qui se
convertiront.
Nous avons précédemment parlé de cette clé
(cfr D06 et, pour une image,
Wikipédia).
C'est celle qui a été conservée et qui se trouve aujourd'hui à Maastricht dans le Trésor de la
Basilique Saint-Servais. Comme elle joue un grand rôle dans la légende de saint Servais, il nous a paru
utile de reprendre le sujet ici et de le situer dans un contexte plus large.
*
Dans l'interprétation traditionnelle de l'Église
catholique, les
« Clés de Saint-Pierre » qui figurent sur les armoiries du
Saint-Siège symbolisent le pouvoir spirituel qui lui a été conféré par Jésus.
Elles renvoient à l'épisode de l'Évangile selon Matthieu (XVI, 18-19)
où Jésus remet à Pierre les clés du royaume des cieux. Les
« Clés de Saint-Pierre » représentent en quelque sorte la
Papauté et l'autorité pontificale.
On connaît par ailleurs le motif des
« Chaînes de Saint-Pierre ». L'Apôtre,
condamné par Hérode Agrippa, attend la mort en 43 dans son cachot, enchaîné
et surveillé de très près. La nuit avant l'exécution, Pierre dort paisiblement
au milieu de ses gardes. Brusquement, la prison est éclairée d'une lumière
céleste, un Ange apparaît, le réveille et lui dit de se lever, de prendre ses
vêtements et de le suivre. Aussitôt les chaînes lui tombèrent des mains
(Actes, XII, 1-11). La
Tradition raconte qu'elles furent recueillies et conservées précieusement par les fidèles. On les vénère aujourd'hui à Rome dans la basilique Saint-Pierre-aux-Liens
(San
Pietro in Vincoli), construite spécialement pour elles au Ve siècle (Photo).
Il n'était pas rare au Moyen Âge que des papes offrent à des personnalités,
ecclésiastiques ou royales, des fragments plus ou moins importants de cette
précieuse relique, parfois simplement de la limaille d'ailleurs, voire des
morceaux de bandes de linge les ayant touchées. Il n'était pas rare non
plus qu'ils placent leurs cadeaux à l'intérieur d'un objet, souvent une clé
précisément, en métal
précieux. Le pape Grégoire le Grand surtout (590-604) recourut à ce genre de
don. Comme l'atteste le Registre de ses lettres (M.G.H., Epistolae),
il envoya ainsi des clés à Childéric, roi de France (VI, 6), et une clé à
Récarède, roi des Wisigoths d'Espagne (IX, 228), en spécifiant bien dans les
deux cas qu'elles contenaient des fragments des chaînes de saint Pierre (in
qua inest ferrum de catenis eius inclausum). On trouvera une liste
plus détaillée d'exemples aux pages 5-6 de la Préface que J.-P. Delville,
l'évêque de Liège, a donnée au livre très approfondi que
Ph. Georges a consacré à la clé-reliquaire de Saint-Hubert, conservée
au Trésor de Liège (La Clé-reliquaire de saint Hubert,
LTO, 2019, 80 p.). Cette dernière clé précisément contient un fragment de
métal censé provenir des Chaînes de Saint-Pierre, ce qui n'est pas le cas,
croyons-nous,
de la clé de Saint-Servais, visible à Maastricht. Ces deux pièces,
on s'en souviendra, ont déjà été évoquées
plus haut (D06).
On ne connaît pas les circonstances précises dans lesquelles
elles
sont arrivées en terre mosane. La datation de la clé de Saint-Hubert est complexe.
La pièce « a été modifiée au cours des
siècles et est constituée de trois parties nettement différenciées par la nature
des alliages et par l'histoire de l'art ». La poignée en tout cas, qui
contient la relique, « serait iconographiquement et stylistiquement
du milieu du XIIe siècle ». En tout cas, sa première apparition dans les
textes historiques remonte aux Gesta de Gilles d'Orval écrits vers 1250
(II, 21, p. 43, éd. J. Heller) [cfr Ph. George, Clé-reliquaire, 2019, p. 14].
La datation de la clé de saint Servais, qui nous
intéresse davantage ici, a été fort discutée, car elle porte des traces de
restauration ou de transformation. Ph. Georges (Reliques et arts précieux en
pays mosan, Liège, 2002, p. 36)
songerait au début du IXe siècle. En tout cas, sa première apparition dans les textes
(avec Jocundus) remonte aux environs de l'année 1070. Selon J.-P. Delville
(op.cit., p. 6), « elle pourrait avoir été donnée par
Léon III à Charlemagne en 796 ».
Comme l'écrit J.-P. Delville dans cette même Préface, ce type de clé « est non seulement un symbole du lien de l'Église
locale avec la papauté, mais aussi un gage de puissance miraculeuse et
thaumaturgique » (p. 6). Comme toute relique,
pareil cadeau offert par le Souverain Pontife était
susceptible de produire des effets très divers. Ainsi la clé envoyée par
Grégoire le Grand à Childéric était censée, suspendue au cou du roi, le
protéger de tout mal (de malis vos omnibus tueatur), celle envoyée par le
même pape à Récarède, était censée, s'il la suspendait également à son cou, le libérer de tous ses péchés (ab omnibus peccatis solvat). Pareilles
clés pouvaient également guérir, et pas seulement des
malades. Pour ne pas quitter la Clé de Saint-Hubert, mais en sautant au-dessus
des siècles, on évoquera au XVIIIe siècle l'usage, populaire mais strictement contrôlé
par l'Église, des « Cornets de fer, nommés ordinairement
Clefs de Saint-Hubert », censés protéger les
animaux de la rage (cfr Ph. George, Clé-reliquaire, p. 25, avec la
photographie d'un document détaillant les règles de leur utilisation ; la chose
est bien connue dans l'histoire de la médecine vétérinaire, cfr
la Toile avec texte et photo). Le rapport avec la clé-reliquaire est
évidemment très lointain, mais les instructions officielles sur l'utilisation de
ces objets précisent bien qu'ils sont « bénis par des prières particulières », et
qu'ils ont ensuite « touché l'Étole de ce grand Saint ».
Le lecteur comprendra mieux pourquoi nous signalons ces
utilisations très spéciales quand il constatera
plus loin (en D13) quelle était l'efficacité de la
Clé de saint Servais en matière de protection des champs. Revenons maintenant aux détails de la
biographie de saint Servais, que nous avions laissé à Rome ébranlé par la vision céleste
dont il avait été gratifié et par le triste message qu'il doit aller annoncer à
son peuple.
[Plan]
5. Le retour et la rencontre avec les Barbares
(avant
Jean d'Outremeuse)
Le voyage aller, qu'il comporte ou non des étapes, s'était
déroulé sans gros problèmes. Bien sûr les dangers planaient et certains auteurs
ne manquaient pas de les rappeler : la longueur de la route, les difficultés de
traverser les fleuves et les montagnes, les mauvaises rencontres toujours
possibles, ainsi que l'insécurité générale que représentait la menace des
Barbares. Mais dans l'ensemble, le voyage aller de saint Servais
s'était bien passé. Une partie de la tradition fera état d'un
retour moins tranquille.
Ce ne sera pas encore le cas chez Grégoire et chez Hériger qui ne trouvent rien de
particulier à signaler. Hériger par exemple présente en quelques mots le retour de Servais,
passage par Metz compris :
reversionem accelerat, Galliasque quam citissime. Mais les choses vont changer
avec Jocundus, qui mentionne davantage d'étapes et qui, surtout,
semble plus intéressé que les autres par les miracles du saint. On se
souviendra que ce Jocundus a
consacré un traité entier à ce sujet (Miracula sancti Servatii).
Quoi qu'il en soit, c'est dans la Vita du saint (§§ 55-60) que figure
l'épisode de la capture de Servius par les troupes d'Attila. Sur la route du
retour, en Italie même, Servais tombe sur l'armée d'Attila qui ravage le pays. Il est
arrêté et jeté en prison.
Comme on est dans la légende, l'important est de décrire de beaux
miracles. Et le récit de Jocundus va en proposer plusieurs, qui conduiront à la
libération de saint Servais.
La nuit, ses gardiens, surpris et intrigués, le voient
entouré d'une grande lumière et réconforté par des gens
ressemblant à des anges. Le lendemain il est amené devant la troupe, les chefs
et Attila lui-même. Et de nouveau la lumière se manifeste : « C'est comme
si l'éclat du soleil resplendissait sur son visage » (solis ut claritas
resplenduit eius facies). On se souviendra chez Jocundus de la lumière entourant son
visage à son arrivée à Rome et chez Gilles du motif de l'étoile lumineuse qui
l'avait guidé sur la route (supra).
L'assistance est partagée sur le sort à réserver au prisonnier. Mais la
majorité penche pour sa mise à mort. On reporte toutefois la décision, parce que
c'est l'heure du repas. Servais est alors confié à un gardien et conduit hors du camp
dans un endroit à l'écart, en plein soleil, où il s'endort (extra castra
ducitur, remotus somno premitur). Et là ‒ nouveau miracle ‒ un grand aigle
vient s'installer à côté de lui, étendant l'une de ses ailes pour lui faire de
l'ombre, et agitant l'autre pour lui donner de la fraîcheur. Les soldats,
prévenus par le gardien, se précipitent pour voir le spectacle. On pressent une
intervention divine. On lui demande quel est son dieu. Il répond que c'est le
roi des cieux et son auditoire admet que ce roi des cieux doit être le dieu des
dieux. L'atmosphère change alors complètement. Les soldats lui demandent sa bénédiction et Attila,
leur roi, après s'être entretenu en secret avec lui, reçoit même de lui le
baptême. Servais est évidemment libéré et peut continuer sa route.
*
L'origine du récit de l'aigle qui protège
L'anecdote de l'aigle qui, chez Jocundus, vient ainsi
protéger saint Servais mérite qu'on s'y
arrête un instant, car son origine est connue. Jocundus l'a empruntée à la biographie légendaire de Marcien, proclamé
empereur en 450 après la mort de Théodose II, grâce notamment à des manoeuvres
de Pulcheria, la soeur du défunt. Cette manière d'agir explique que Marcien ait
bénéficié de divers récits
montrant qu'il était destiné à l'empire et dont le but bien évidemment
était de le légitimer a posteriori.
Des prophéties ex eventu de ce type ne sont
pas rares dans la littérature byzantine et concernent plusieurs empereurs. R.-J. Lilie,
qui en a fait une étude d'ensemble, les appelle des « inventions classiques de
l'historiographie impériale » (cfr Reality and Invention : Reflections on Byzantine
Historiography, dans
Dumbarton Oaks Papers, t. 68, 2014, p. 157-210. L'article est accessible
en ligne et l'anecdote de l'aigle se
trouve à la page 193).
Il existe plusieurs récits
censés annoncer le brillant avenir de Marcien.
On trouvera ci-dessous celui de Procope, l'historien byzantin du VIe siècle. Il met en scène le futur empereur romain Marcien,
prisonnier de Genséric (Gizéric), roi des Vandales, et ‒ ce qui nous intéresse
ici
‒
un aigle,
symbole s'il en est des armes et des armées romaines, qui manifestement veut
attirer, en le protégeant, l'attention sur lui. L'extrait est tiré de la Guerre contre les Vandales, I, 4 :
1. Voilà donc comment les Vandales
dépouillèrent les Romains de la Libye et s'emparèrent de ce pays. Quant à leurs
ennemis, chaque fois qu'ils les capturaient vivants, ils les réduisaient en
esclavage et les mettaient sous bonne garde. 2. Parmi ces esclaves figura, entre
autres, Marcien, qui ultérieurement, après la mort de Théodose, accéda à
l'Empire. 3 Or en ces circonstances Gizéric ordonna d'amener les prisonniers à
la Cour du roi pour pouvoir, après examen, attribuer chacun d'eux à un maître
sans que les prisonniers connussent un sort indigne d'eux. 4. Une fois
rassemblés, ces derniers restèrent en plein air, et comme c'était l'été et le
milieu de la journée, ils s'assirent par terre, tant ils souffraient de la
chaleur ; parmi eux il y avait Marcien, qui dormait quelque part sans qu'on se
souciât le moins du monde de lui. 5. Sur ce, on vit un aigle aux ailes largement
déployées, dit-on, le survoler et rester constamment, dans l'air, au même
endroit pour ne procurer de l'ombre qu'à sa seule personne. 6. D'une galerie
située à l'étage Gizéric avait vu ce spectacle et, comme il était très
perspicace, il soupçonna qu'il y avait là une manifestation divine. Il fit donc
venir l'homme et demanda qui il était. 7. Marcien lui répondit qu'il partageait
les secrets du [général byzantin] Aspar (dans leur langue, les Romains qualifient un tel personnage
de domesticus [aide-de-camp]). 8. À cette nouvelle, Gizéric, qui gardait
à l'esprit le manège de l'oiseau et songeait à la puissance considérable dont
Aspar disposait à Byzance, comprit clairement que Marcien allait parvenir à
l'Empire. 9. Il jugea donc peu opportun de le mettre à mort [...] (trad. D. Roques, dans Procope de Césarée. La Guerre
contre les Vandales, Paris, Les Belles Lettres, 2019, p. 53-54).
Jocundus a évidemment adapté les choses. Dans le récit initial, l'aigle a un
rôle très précis : il désigne le futur chef des armées romaines. Ce ne
sera plus le cas chez Jocundus et chez Jean d'Outremeuse. Mais l'emprunt est
indiscutable.
*
Après cet intermède, le narrateur Jocundus reprend son récit et
l'accélère. Servais traverse les Alpes, passe en Gaule, atteint les villes
du Rhin pour s'arrêter, mourant de soif, dans la région de Worms, sur un
terrain appartenant à un prince local. D'autres personnes, assoiffées elles aussi, sont
là, mais on ne trouve dans les environs ni puits ni rivière. Traçant un signe de
croix sur le sol, saint Servais fera surgir une source, qui non seulement
apaisera la soif mais guérira des maladies. Le propriétaire du champ en fera
cadeau au saint, et d'autres donateurs afflueront. Peu importe ici pour nous que
Jocundus veuille dans ce texte expliquer l'origine des biens étendus que le
chapitre de Saint-Servais de Maastricht possédait dans la région au Xe siècle
(Güls-sur-Moselle, près de Coblence).
Le voyage continue. Servais va saluer l'évêque de
Worms, Amandus, chez qui se trouvait par hasard Auctor, évêque de Metz. Servais communique
à ce dernier les informations reçues à Rome
et promet de passer le voir plus tard. Puis il se rend à Cologne
visiter Séverin qui avait remplacé l'hérétique Euphratas. C'est dans cette ville
que, sous les yeux de l'évêque, se produit encore un miracle : une
sorte de colonne de feu sort de la chambre de saint Servais et monte jusqu'au ciel.
Une église en l'honneur du saint, appelée la Porte du Ciel, y sera construite plus tard.
L'étape suivante est Trèves où saint Servait
annonce à Maximin, l'évêque du lieu, ce qui allait se passer. Puis c'est Metz,
où son arrivée est attendue par « toute la noblesse, tous les dignitaires du
royaume des Francs » (omnis nobilitas, omnis dignitas regni Francorum)
et où un dernier miracle est enregistré : pendant que Servais célèbre la messe, tous les assistants peuvent voir « son visage brillant d'un
éclat tout à fait particulier, comme celui de la flamme d'un feu ». Moïse aussi
était descendu de la montagne quasi cornutus et flammans. Toujours la
même image « solaire » du saint !
Gilles d'Orval retiendra l'essentiel du récit, en le modifiant
toutefois quelque peu et surtout en le résumant. Ainsi dans l'épisode de sa libération après les manifestations
miraculeuses, saint Servais donnera bien sa bénédiction aux Huns, mais il ne baptisera pas leur roi.
Et surtout Gilles abrégera assez nettement tous les épisodes : la source miraculeuse, les
dons de terres, la visite chez l'évêque de Worms et la rencontre avec l'évêque
de Metz, la promesse faite à ce dernier de passer le voir, le séjour à Cologne
avec le miracle de la colonne de feu et la Porte du Ciel, le passage à
Trèves et les événements de Metz, illumination du visage comprise.
Indiscutablement Gilles a suivi Jocundus. Et qu'en est-il de Jean
d'Outremeuse ?
[Plan]
6. Le retour et la rencontre avec les Barbares
(chez Jean d'Outremeuse)
Dans le récit du voyage de retour, le chroniqueur
envisage un itinéraire légèrement différent : il n'est pas question de
Worms mais de Cologne et surtout de Metz « où toute la noblesse du pays attendait son retour
pour écouter de bonnes nouvelles (por oiir bonnes novelles) ». Ces
pauvres Messois seront bien déçus : après avoir célébré la messe, saint
Servais leur annonce que « leur cité sera entièrement détruite, sauf l’oratoire Saint-Étienne,
et qu’il sait tout cela grâce à une révélation divine. » Sur ces différents
points, Jean n'entre pas dans les détails.
Même sur la capture du saint par les barbares,
Jean n'est pas très disert.
Nous parlons ici de barbares et non de Huns, parce qu'à la différence de Jocundus et
de Gilles, Jean ne fait pas intervenir les Huns d'Attila, mais les Goths
d'Alaric. « Servais, écrit-il, fut capturé et jeté en
prison par les gens du roi Alaric qui régnait sur les Goths en Espagne. Ce
roi avait entendu dire que les Huns dévasteraient l’empire romain et il avait
quitté son pays pour les aider dans leur entreprise » (II, p. 92).
Cette modification s'explique vraisemblablement par des raisons de cohérence
interne. Pour Jean, les Huns n'interviendront dans
l'empire romain que plus tard dans le récit (cfr
II, p. 103),
à une époque où les Goths d'Alaric étaient déjà installés en Espagne.
Mais ce n'est pas le seul point à faire observer. Sur la libération miraculeuse
du saint,
Jean ne livre pratiquement aucun détail. Il s'en explique d'ailleurs, et ce
qu'il écrit
ne manque pas d'intérêt : « Que celui qui veut en savoir plus sur
saint Servais
se rapporte à ce qu'on lit sur lui dans la Sainte-Église ; il y trouvera
beaucoup de choses belles à entendre. » Il est clair que
dans certains offices religieux, on lisait des passages de l'histoire de saint
Servais. Apparemment beaucoup de détails devaient être connus des lecteurs.
Sur cet épisode précisément de la capture et la libération de Servais,
Jean a toutefois conservé des détails qui diffèrent de la version de Jocundus. Mais
pour les retrouver, il faut aller beaucoup plus loin dans le Myreur (II,
p. 284-285). Ils apparaissent dans un contexte particulier, que voici, raconté par Jean.
On est en l'an 604 de l'Incarnation,
sous le pontificat de Boniface III, et les chanoines de l'église de
Maastricht qui abrite le corps de saint Servais demandent à l’évêque du moment,
Jean Lagneau, de pouvoir disposer d’un emblème (ensengne) pour leur
église, qui était d'ailleurs l’église cathédrale de l’évêché de Tongres. Les
chanoines sont partagés. Les uns songent à une clé qui rappellerait celle
que saint Pierre avait donnée à saint Servais ; les autres, à un aigle en or, en
souvenir du miracle de l'aigle qui avait permis à saint Servais en route vers
Rome d’être délivré des barbares. L'évêque choisit la seconde formule : al
dessus del comble de vostre engliese, en droit signe vos mettereis une aigle
d’or. Mais l'intérêt pour nous est de constater que ce que raconte l'évêque (en II, p. 285) pour justifier son choix
ne correspond pas exactement à la version de Jocundus que nous avons résumée
plus haut. Voici ce que Jean présente comme étant le texte de la décision
épiscopale. C'est donc l'évêque Jean Lagneau qui est censé parler et qui
raconte l'événement :
[II, p. 285] [...] « C'est ce qui
convient, étant donné ce qui se passa lorsque saint
Servais revint de Rome. Il fut pris par les Goths qui le mirent dans une prison,
où la nuit, par la volonté de Dieu, on vit une telle clarté et une telle
fête d'anges et d'archanges, chantant et faisant tellement de bruit que les
barbares s'en émerveillèrent. Le lendemain, au plus chaud de la journée, ils
firent conduire Servais sur une haute montagne où ils l'étendirent en plein
soleil pour le tourmenter. Sous ce soleil, il faisait une telle chaleur que
Servais fut bien près de mourir. Il tomba endormi et transpirait tellement
qu'on aurait dit que de l'eau sortait de lui comme d'une fontaine. Dieu envoya
alors un de ses anges, sous la forme d'un grand aigle. Il était au-dessus de
saint Servais, le protégeant du soleil en étendant ses ailes. Avec
l'une d'elles, il lui faisait de l'ombre, tandis que de l'autre il éventait le saint et
le refroidissait. En voyant ce miracle, un des gardiens courut avertir
l'armée des barbares. Les soldats vinrent voir et constatèrent la véracité du
rapport. Ils eurent fort peur de l'aigle qui était tellement grand. Mais
celui-ci s'en alla et saint Servais s'éveilla. Les barbares dirent qu'il était
un dieu, supérieur à tous les autres. Ils lui demandèrent sa bénédiction et le
laissèrent aller. »
« Et parce que l'aigle s'était placé au-dessus de saint Servais, vous devez le
mettre au-dessus de votre église où gît saint Servais. Il sera au-dessus de lui
et montrera ainsi que c'est l'église-mère, aussi longtemps que cet évêché aura
cité et église cathédrale, comme ce sera le cas, conformément à la prophétie de
saint Monulphe, jadis son évêque, mon prédécesseur. C'est pourquoi je veux que
l'église cathédrale porte l'aigle. » C'est ainsi que fut donné son emblème à
l’église de Maastricht.
[Plan]
7. Le départ de Tongres
pour Maastricht où meurt saint Servais
Après l'épisode de la capture et de la libération du saint,
voyons la suite du récit : d'abord l'accueil réservé au saint à
Tongres et les manifestations qui s'y déroulent, ensuite le cortège du clergé et
du peuple qui accompagne Servais vers Maastricht ; enfin ce qui se passe dans cette
dernière ville où meurt le saint. On assistera à un certain nombre de miracles.
Cette fois encore, Grégoire de Tours avait donné au récit sa structure
générale. En voici une traduction adaptée de celle de R. Latouche (I,
p. 86) :
Dès son arrivée à Tongres, le pontife apprête ce qui était
nécessaire à sa sépulture. Puis, disant adieu aux membres du clergé et aux habitants
de la ville, il leur annonce avec des pleurs et des
lamentations qu’ils ne verront plus longtemps son visage ; et ceux-ci le suivant
avec des larmes et des gémissements, le suppliaient humblement en disant : « Ne
nous abandonnez pas, saint père ! ne nous oubliez pas, bon pasteur ! » Mais
comme leurs pleurs ne pouvaient le retenir, ils s’en retournèrent après avoir
reçu sa bénédiction et ses baisers. Lui donc, une fois arrivé à Maastricht, fut
attaqué d’une légère fièvre, et son âme abandonna son corps ; et, ayant été lavé
par les fidèles, il fut enterré auprès du rempart public.
Ce texte, on l'aura remarqué, ne prend en compte que la mort annoncée de l'évêque et la
tristesse qu'elle provoque dans la population. On a l'impression que c'est la
seule information qui ait été donnée aux gens de Tongres. Pas un mot sur la
destruction de leur ville, que Servais savait pourtant inéluctable puisque l'apôtre Pierre
la lui avait annoncée. On a l'impression, en lisant Grégoire, que les
Tongrois ne semblent même pas avoir été informés par leur évêque du tragique
destin qui attend leur ville. Et pourtant, toujours selon Grégoire, c'était pour
écarter ce malheur que saint Servais s'était rendu à Rome.
Dans la suite de la tradition, dès Hériger,
le sort de la ville et de ses habitants fait partie intégrante du récit.
L'évêque lui même, après s'être muré dans le silence pendant trois jours, en informe très
clairement les habitants réunis dans l'église, en leur rapportant les paroles
exactes de l'apôtre Pierre : Huic enim urbi aeternus instat interitus, vestra
quoque perimmanis perditio, nisi ex toto corde morum praecedat conversio. Il
ajoute qu'il doit aller à Maastricht où il mourra et que, vu leurs péchés, il
n'a rien pu faire pour sauver leurs corps, mais qu'il pourra, une fois mort, intervenir pour le salut de leurs âmes. Les habitants réagissent très fort et
c'est avec des cris, des supplications, des gémissements et des larmes qu'ils
assistent au départ de saint Servais et se mettent à l'accompagner. Mais celui-ci,
après les avoir bénis, embrassés et réconfortés, les force à rentrer à Tongres.
Quant à lui, épuisé, il meurt rapidement d'une fièvre bénigne. Il
bénéficie d'une cérémonie publique sur laquelle Hériger ne donne aucun détail et
il est enterré par les siens, près du rempart
de la ville (iuxta aggerem publicum), le troisième jour des ides de mai,
une date absente chez Grégoire et qui est le jour de la fête du saint.
Cette partie, déjà bien développée chez Hériger, donne lieu chez
Jocundus à
des débordements narratifs et oratoires de tout
genre et de longueur très variable, des développements qui, aux yeux d'un lecteur moderne, peuvent
parfois paraître excessifs. L'épisode prend chez lui
les allures d'une procession accompagnant le saint sur toute la longueur
du trajet entre Tongres et Maastricht. Et on ne transporte pas seulement
le nécessaire pour les funérailles de Servais (quae
sepulturae suae erant necessaria), mais aussi nombre d'objets sacrés et
précieux, qui doivent être mis à l'abri, comme la fameuse clé d'argent, offerte
à saint Servais, ainsi que les corps de ceux qui ont précédé Servais sur le
trône épiscopal de Tongres (la liste en
est donnée).
S'ajoutent à cela quelques
miracles de nature très différente. On laissera de côté les guérisons multiples
et les choeurs célestes
qui accompagnent tout le trajet (voces in celo psallentium), pour
épingler un élément moins courant. Imaginez qu'au détour de la route
apparaît une zone spacieuse,
herbeuse et très agréable, vers laquelle saint Servais se dirige pour permettre
aux infirmes et aux gens fatigués de se reposer. Il s'y assied avec les
autres. Et voilà que la terre se réjouit (gaudet terra) et que le sol
se soulève (se in altum levat), fournissant à l'évêque une sorte de
tribune, d'où il adresse aux siens un discours bien senti sur la résurrection
générale des corps. Ce site, continue Jocundus, est encore visible aujourd'hui.
L'éditeur moderne (P. Boeren,
Jocundus, p. 174) précisera dans une note qu'il se trouve dans le village de
Millen (Limbourg belge). Nous ajouterons que le blason de l'actuelle commune
belge de Riemst, qui a intégré Millen, porte une clé de Saint-Servais inversée,
en argent (cfr
Wikipédia).
L'entrée dans Maastricht est, elle aussi, digne de mention. Servais
est accueilli comme un ange (suscipitur ut angelus), et son entrée est
accompagnée par des choeurs célestes (ymnisque
honoratur celestibus) ; ses vertus font que son visage rayonne d'une lumière
éclatante (encore la lumière autour de son visage !) ; une foule en liesse (replentur gaudio) est partout (ruunt
in plateas omnis sexus et etas). Le saint pénètre [dans l'église
Saint-Pierre, construite par Materne], prononce
une homélie et désigne l'endroit où construire le plus rapidement possible (citissime)
une crypte pour accueillir le trésor des églises de Tongres et les corps des
saints évêques de Tongres. C'est là aussi que sera érigé son tombeau. Plus tard,
précise Jocundus, l'évêque Monulphe déplacera le corps de saint Servais ailleurs
(dans l'église Saint-Servais, d'après une note de P. Boeren).
Jocundus mentionne aussi que le départ de Servais vide presque
complètement la ville de Tongres.
La majorité des habitants suit son évêque à Maastricht lui demandant de pouvoir passer auprès de
lui le temps qui leur restait à vivre. Jocundus ne précise pas la durée de la
période que saint Servais passera à Maastricht, se
bornant à noter qu'aussi longtemps qu'il y vécut (quandiu vixit), il
enseigna et guida toujours ses habitants. Un manuscrit isolé ajoute, au cas où
ses lecteurs n'auraient pas compris, « afin qu'ils soient toujours prêts à
accueillir le jugement final ». Par contre, ce dont Jocundus traite longuement,
c'est de la mort de saint Servais (§ 89-§ 100), qui survient après une courte
fièvre de trois jours et s'accompagne elle aussi de cérémonies, de prières, de
lamentations et de miracles (guérisons, lumière, parfum), dont nous épargnerons
le détail à nos lecteurs. On dit même, note Jocundus, que des anges, sous les
yeux des assistants, vinrent recouvrir le corps d'une pièce de soie (sericum).
Ses obsèques, auxquelles assistent plusieurs
milliers de personnes, durent sept jours et, le huitième, son corps est transporté
dans la basilique Saint-Pierre située près du rempart de la ville (in Publico
Aggere). Il meurt, plenus dierum, plenus operum bonorum, le
troisième jour des ides de mai (III idus Maias.
Gilles d'Orval s'inspire beaucoup d'Hériger mais il a aussi subi l'influence de Jocundus, tout en étant beaucoup plus sobre que ce dernier. Il
reprend toutefois le motif des voces de celo ymnizantium et de la terre
qui se gonfle (tellus intumuisse) sous les pieds de saint Servais comme
pour donner une tribune à l'orateur (instar pulvinaris). C'est après ce
miracle et ce discours que Servais arrive aux portes de Maastricht et qu'il est
censé, comme chez Hériger, renvoyer à Tongres ceux qui l'avaient accompagné
(coegit redire).
Gilles d'Orval suit ensuite Jocundus. Servais arrive in basilica iuxta
aggerem publicum a beato Materno quondam ibi constructa, où il fait
installer une crypte pour accueillir le trésor de Tongres et son sarcophage.
L'auteur ne précise pas la durée de son séjour à Maastricht, dit simplement
qu'il est mort en trois jours d'une fièvre, qu'un ange lui avait communiqué la
date de sa mort, que sa mort avait été accompagnée de miracles (il cite
notamment la lumière et l'épisode du voile de soie) et qu'il fut enterré in
prefata ecclesia iuxta aggerem publicum. La durée des obsèques, les
modalités des cérémonies, le jour de la mort (tercio Idus Maii) sont les
mêmes que chez Jocondus. Une glose marginale précise la date : an 388 de
l'Incarnation, douzième année du pontificat (= épiscopat du bienheureux Martin
de Tours).
Et Jean d'Outremeuse ? Le récit qu'il donne du retour de saint Servais à Tongres
est relativement bref et en tout cas très clair. L'évêque rassemble les membres de son clergé
et leur délivre le message qu'il a reçu à Rome : Tongres, à cause des péchés de
ses habitants, sera détruite ; Maastricht sera épargnée ;
lui-même doit se rendre sans délai dans cette ville, où il va mourir et sera
enterré, avant la destruction de Tongres qu'il ne verra donc pas. Ceux qui
l’accompagneront à Maastricht seront protégés de la destruction et des Huns. Ce ne sera pas le cas des autres. Il leur montre aussi la clé d’argent
reçue de saint Pierre : elle lui donne le pouvoir d'ouvrir et de fermer les portes du Ciel.
Après cela, il s'occupe de sauver tout ce que Tongres a de plus sacré : les saintes reliques, les objets
précieux, les corps de ses prédécesseurs évêques, les livres et les textes de chroniques,
les histoires, les vies et les règnes des saints évêques, les registres et
les documents concernant les rentes et les biens des églises. Tout
cela est conduit à Maastricht, par le clergé, dans une procession solennelle. Quand celle-ci
est éloignée de Tongres
d’un quart de lieue, saint Servais se retourne, regarde la ville avec beaucoup de
tristesse et la bénit trois fois. L'effet est
immédiat : les lépreux de la ville sont guéris, les aveugles voient
à nouveau, les bossus se
redressent et tous les autres malades retrouvent la santé.
Quand la procession arrive à la porte de Maastricht, il est près
de minuit. La porte, qui était fermée, s’ouvre toute seule. Et quand saint Servais
l'a franchie, il se retourne vers ceux qui l'avaient accompagné en faisant sur eux le signe de
la croix. Il dit alors à chacun de s’en aller là où il veut. Alors tout le monde, spécialement les
clercs, se met à pleurer avec beaucoup d'émotion disant en substance : « Saint pasteur, qu'allons-nous
faire et devenir sans toi ? ». Saint Servais leur donne
alors la bénédiction en pleurant lui aussi, puis il se détourne, les laissant
mener leur deuil qui était très grand. Ensuite il se rend dans l’église
Saint-Pierre, entre dans la crypte ‒ déjà construite apparemment
‒ et y dépose le trésor qu’il
avait apporté de Tongres.
Il vivra encore trois ans, une mention qui semble
propre au chroniqueur liégeois, car elle n'apparaît pas dans la tradition
antérieure. En II, p. 94, le chroniqueur liégeois ne précise pas le lieu exact
de son habitation, mais, un peu plus loin (en II, p. 96),
il dit clairement que Servais « fut enseveli dans la crypte de l’église où il
avait vécu trois ans ». Il s'agit donc bien de l'église Saint-Pierre, fondée
jadis par Materne, dont avait parlé saint Pierre lors de son apparition à Rome.
Dans le même passage (II, p. 96), Jean signale encore que « plus tard, le corps de
saint Servais [ainsi que le trésor dont la clé] sera transporté de là dans la crypte de l’église que saint Monulphe, évêque, fonda à
Maastricht même en l’honneur de saint Barthélemy. » Il annonce ainsi une
translation sur laquelle il reviendra en II, p. 252, sous l'épiscopat de
Monulphe, onzième successeur de Servais, au VIe siècle.
Jean termine la seconde partie de sa biographie de saint Servais en présentant
son personnage comme « vrai confesseur et dixième évêque de Tongres », et, comme
Gilles, il donne la date de sa mort (mai 388). Cela se passait donc sous
l'empereur Gratien.
La suite de l'histoire du saint se trouve en
II, p. 96-99
et sera discutée dans le troisième et dernier dossier qui lui est consacré (D13).
[Plan]
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