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Traduction Nisard du Livre I de Tite-Live

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Avant-Propos - Ante Vrbem conditam - Romulus - Interrègne et Numa - Tullus Hostilius - Ancus Marcius - Tarquin l'Ancien - Servius Tullius - Tarquin l'Outrancier


TITE-LIVE

Histoire de Rome depuis sa fondation

Livre I

Traduction nouvelle de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2001

 Tarquin l'Outrancier (XLIX - LX)

[XLIX] [L] [LI] [LII] [LIII] [LIV] [LV] [LVI] [LVII] [LVIII] [LIX] [LX]


                   Un pouvoir tyrannique et sans partage

XLIX. 1. Alors débuta le règne de Lucius Tarquin, qui pour ses agissements fut surnommé l'Outrancier. Gendre de Seruius Tullius, il refusa d'accorder une sépulture à son beau-père en répétant sans cesse que "Romulus, lui non plus, n'avait pas été enterré après sa mort". 2. Il fit aussi exécuter des sénateurs de premier plan qui, selon lui, étaient entrés dans les vues de Seruius. Ensuite, conscient du précédent que son usurpation du pouvoir royal pouvait constituer en sa défaveur, il s'entoura de gardes du corps en armes.

3. Il ne devait son pouvoir qu'à la violence, lui qui régnait sans les suffrages du peuple ni l'aval du sénat. 4. Dépourvu aussi de toute illusion sur l'attachement de ses concitoyens, il n'eut plus qu'à protéger son trône par la crainte. Pour inspirer celle-ci au plus grand nombre, il instruisait tout seul les causes capitales sans s'entourer de conseillers. 5. Cette disposition lui permettait de tuer, de bannir, de priver de leurs biens, non seulement des suspects ou des ennemis personnels, mais aussi tous ceux dont il n'attendait rien d'autre que de les dépouiller.

6. Malgré la réduction du nombre de sénateurs, Tarquin décida de ne pas en recruter de nouveaux. En rendant cette institution insignifiante par son manque même d'effectifs, il en subissait d'autant moins l'indignation. Plus rien ne se faisait en passant par elle 7. car Tarquin fut le premier des rois à mettre fin à la tradition ancestrale de soumettre tous les problèmes à l'avis du sénat. Il dirigea l'État en décidant de tout sans sortir de chez lui. Guerre, paix, traités, alliances, il les fit et les défit lui-même, de sa propre initiative, avec des personnes de son choix, sans se soucier de l'assentiment du peuple ni de celui du sénat.

Rapprochement avec les Latins

Un mariage politique

8. Lucius Tarquin se rapprochait surtout des Latins car avec l'appui de forces extérieures il se sentait davantage en sécurité parmi ses concitoyens. Il ne nouait pas que des liens d'hospitalité mais aussi de parenté avec les notables. 9. Octavius Mamilius Tusculanus était, à en croire la tradition, de loin le plus représentatif des Latins et descendait d'Ulysse et de la déesse Circé. Le roi lui donna sa fille en mariage et s'attira ainsi les sympathies de nombreux parents et amis de son gendre.

L'assemblée de Férentina
Désinvolure de Tarquin

L. 1. Tarquin jouissait déjà d'un grand prestige au sein de l'élite des Latins, lorsqu'il leur fixa une date pour se réunir dans le bois sacré de Férentina. "Il y avait, disait-il, des problèmes d'intérêt commun dont il voulait discuter". 2. Dès l'aube, ils se rassemblèrent au grand complet. Tarquin, quant à lui, n'avait certainement pas oublié cette date, mais ne se présenta que peu avant le coucher du soleil. L'assemblée avait débattu de nombreuses questions au cours de diverses discussions.

Hostilité de Turnus Herdonius

3. Or Turnus Herdonius d'Aricie s'était déchaîné en propos agressifs contre l'absent : "Pas étonnant, disait-il, qu'à Rome le surnom d'Outrancier lui colle à la peau !" (En effet, on ne murmurait ce surnom qu'en cachette, mais on le lui donnait couramment). "Quoi de plus outrancier, poursuivit Herdonius, que de ridiculiser tout le peuple latin ? 4. Tous les chefs avaient dû se déplacer loin de chez eux, mais Tarquin, qui avait fixé la date de cette réunion, lui n'était pas là ! Tout ce qu'il voulait c'était éprouver leur patience pour les soumettre et les écraser s'ils acceptaient son joug. Comment donc ne pas voir que Tarquin ne cherchait qu'à exercer son hégémonie sur les Latins ?

5. Si les siens avaient bien fait de lui confier le pouvoir ou si ce pouvoir avait été confié et non confisqué par un parricide, les Latins aussi devraient le lui confier, quand bien même on n'agissait pas ainsi avec un étranger. 6. Si, au contraire, les siens n'étaient pas satisfaits de Tarquin et voyaient les assassinats se succéder, s'ils partaient en exil, s'ils perdaient leurs biens, les Latins auraient-ils quelque chose de mieux à espérer ? S'ils suivaient son conseil, ils retourneraient tous chez eux et n'accorderaient pas davantage d'importance à la date de cette réunion que celui même qui l'avait fixée"...

7. L'entreprenant factieux, dont le comportement attirait l'appui des siens, développait ces arguments et d'autres dans le même sens, quand Tarquin survint, 8. ce qui mit fin à la harangue. Tous se détournèrent  pour saluer Tarquin. Le silence se fit. Sur le conseil de ses proches, le roi justifia son arrivée tardive : "Il avait, disait-il, été pris comme arbitre dans une affaire opposant un père et un fils, et son souci de rétablir entre eux la bonne entente l'avait retardé. Puisque la journée entière y avait passé, il remettrait ses projets au lendemain". 9. Mais il ne réussit même pas, dit-on, à faire taire Turnus.

"Rien n'était moins long à connaître, répliqua ce dernier, qu'une affaire entre père et fils et on pouvait la trancher en deux mots : S'il n'obéit pas à son père, cela se retournera contre lui". LI. 1. Tout en pestant contre le roi de Rome, l'Aricien quitta la réunion.

Vengeance de LuciusTarquin

Tarquin prit l'incident bien plus mal qu'il ne le laissa deviner. Il ourdit l'assassinat de Turnus pour inspirer aux Latins la même terreur qui paralysait à Rome ses concitoyens. 2. Il n'avait pas le pouvoir de faire officiellement exécuter Turnus, mais il s'acharna sur cet innocent en montant de toute pièce une accusation contre lui. Avec l'appui de certains Ariciens du parti opposé, il corrompit avec de l'or un esclave de Turnus pour qu'il rendît possible de déposer en secret un grand nombre de glaives dans le gîte de son maître. 3. La nuit suffit pour mener à bien cette machination.

Peu avant l'aube Tarquin fit appeler auprès de lui tous les chefs des Latins. Il était comme sous le coup d'une nouvelle inattendue. "Son retard de la veille, leur dit-il, était comme dû à la prévoyance des dieux, car il avait permis de le sauver tout comme eux d'ailleurs. 4. Turnus, lui disait-on, se préparait à les massacrer, lui et l'élite de leur peuple pour détenir seul le pouvoir sur les Latins ; il aurait dû porter l'attaque la veille, mais il l'avait retardée à cause de l'absence de celui qui avait pris l'initiative de la réunion et qui était le premier visé. 5. Ainsi s'expliquaient ses invectives contre un absent dont le retard avait déçu ses espoirs. Il ne doutait pas, si on lui rapportait la vérité, que, lorsqu'ils se rendraient à l'aube à la réunion, Turnus arriverait flanqué d'un groupe de conspirateurs en armes. 6. On lui disait qu'un nombre énorme de glaives  avaient été amenés auprès de Turnus. N'était-ce qu'un faux bruit ? Ils allaient le savoir immédiatement ! Il les priait de se rendre avec lui auprès de Turnus." 7. La suspicion s'installa à cause de l'acharnement de Turnus dans sa harangue de la veille. Le retard de Tarquin semblait aussi avoir pu différer le massacre.

Ils se mirent donc en route. Ils étaient enclins à croire Tarquin, sans exclure cependant que, si on ne découvrait pas d'armes, tout le reste était sans fondement. 8. Leur arrivée éveilla Turnus que des gardes entourèrent. Prêts à résister par attachement pour leur maître, ses esclaves furent neutralisés. On retira des glaives de toutes les cachettes du gîte. Le doute n'était plus permis et Turnus fut enchaîné. Sans plus attendre, les Latins tinrent leur assemblée. 9. La vue des glaives placés sous leurs yeux leur fit éprouver une haine si implacable que Turnus, sans même pouvoir plaider sa cause, subit une exécution insolite : couvert d'une claie, il fut précipité près de la source de Férentina, et noyé sous une grêle de pierres.

Renouvellement du traité de Tullus Hostilius

LII. 1. Les Latins furent à nouveau appelés à se réunir. Tarquin les félicita d'avoir infligé au séditieux Turnus le juste châtiment d'un crime manifeste. Il ajouta : 2. "Il aurait certes pu se prévaloir d'un droit ancien, du fait que, tous les Latins étant originaires d'Albe, ils étaient soumis au traité qui, depuis Tullus, avait fait passer tout le territoire albain et ses colonies sous le pouvoir romain. 3. Mais, pour mieux répondre à l'intérêt de tous, il était d'avis de renouveler ce traité pour que les Latins fussent partie prenante et jouissent de la bonne fortune du peuple romain plutôt que de toujours redouter et subir des destructions de villes et le pillage de leurs campagnes, que, sous le règne d'Ancus, puis... de son propre père, ils avaient subis."

4. Les Latins se laissèrent convaincre sans peine, bien que ce traité impliquât la domination de Rome  : les chefs de l'entité latine adoptaient clairement le point de vue du roi et Turnus venait de donner l'exemple du danger que courait chacun en marquant son opposition. 5. Ainsi le traité fut renouvelé. En vertu de celui-ci, les jeunes Latins reçurent l'ordre de se présenter, à une certaine date, armés et en grand nombre près du bois sacré de Férentina . 6. Lorsque, conformément à la proclamation du roi de Rome, ils se rassemblèrent venant de tous les peuples, Tarquin mélangea les manipules des Latins et des Romains, de telle sorte qu'il en constituait un seul à partir de deux et deux à partir d'un seul. Alors il confia à des centurions le commandement de ces manipules reconstitués.

Conquêtes de LuciusTarquin.

 Suessa Pométia

LIII. 1. Tout en étant un roi injuste en temps de paix, Tarquin ne fut pas un exécrable chef de guerre. Bien plus, il aurait dans cette pratique égalé les rois précédents, si son indignité dans d'autres domaines n'avait pas occulté jusqu'à ce mérite. 2. Il fut le premier à déclencher contre les Volsques une guerre qui dura plus de deux siècles après son règne et s'empara dans leur territoire de Suessa Pométia. 3. Comme la vente au détail du butin avait rapporté quarante talents d'argent, Tarquin envisagea pour le temple de Jupiter des proportions qui fussent dignes du roi des dieux et des hommes, du peuple romain aussi, et enfin de la majesté du lieu lui-même. Il réserva l'argent du butin pour construire ce temple.

Prise de Gabies par la ruse de Lucius et Sextus Tarquin.
Pitié pour le fils d'un père indigne !

4.  Il entama ensuite une guerre plus longue qu'il ne l'aurait cru contre Gabies, une ville proche. L'assaut  fut vain. Repoussé des remparts, le roi perdit l'espoir d'assiéger la cité. Recourant finalement à un expédient très peu romain, il l'attaqua par la tromperie et la ruse. 5. En effet, comme si la guerre avait pris fin, Tarquin feignit de ne plus s'intéresser qu'aux fondations de son temple et à d'autres aménagements de Rome. Mais, de connivence avec lui, Sextus, le plus jeune de ses trois fils, se réfugia à Gabies et s'y plaignit de son père et de l'insupportable méchanceté de celui-ci à son égard :

6. "Maintenant ce n'était plus à des étrangers, mais aux siens que Tarquin infligeait ses outrages, dégoûté qu'il était de son grand nombre d'enfants. Ainsi créait-il dans son foyer le même vide que naguère dans la curie, afin de ne laisser aucune descendance, aucun héritier du trône royal. 7. Lui, Sextus, avait réussi à s'échapper malgré les lances et les poignards dont son père le menaçait et ne s'était senti en sécurité qu'auprès des ennemis de  Lucius Tarquin. En effet, pour leur éviter de se tromper, il leur confirmait que la guerre que Tarquin feignait de considérer comme finie, continuait et qu'à l'occasion, ils seraient envahis à l'improviste. 8. S'ils ne voulaient pas accueillir des suppliants, il parcourrait tout le Latium et il irait alors chez les Volsques et les Èques et les Herniques jusqu'à ce qu'il rencontrât un peuple qui fût à même de préserver des enfants de supplices cruels et sacrilèges infligés par leurs pères. 9. Peut-être y trouverait-il aussi assez d'enthousiasme pour prendre les armes et partir en guerre contre le plus outrancier des rois et le plus acharné des peuples."

10. Comme il donnait aux Gabiens l'impression, s'ils ne le retenaient pas, de déchaîner contre eux sa colère et de vouloir partir ailleurs, il reçut un accueil bienveillant. Ses hôtes ne voyaient rien d'étonnant à ce que "Lucius Tarquin se montrât avec ses enfants tel qu'il s'était montré envers ses concitoyens, tel qu'il s'était montré envers ses alliés. 11. Ce serait contre lui-même qu'il se déchaînerait, s'il n'avait plus d'autres occasions d'exercer sa méchanceté. Ils étaient enchantés de la venue de Sextus et croyaient que bientôt, avec son aide, la guerre passerait des portes de Gabies au pied des remparts de Rome."

Sextus incite les Gabiens à reprendre la guerre

LIV. 1. Alors Sextus fut invité à prendre part aux assemblées du peuple. Il y marquait sur les autres questions son accord avec les anciens de Gabies, "qui en savaient plus sur ces sujets", disait-il. Mais lui-même, sans relâche, poussait à la guerre tout en se faisant passer pour particulièrement expert dans ce domaine ."Il connaissait, disait-il, les forces des deux peuples et savait que, sans aucun doute, les citoyens haïssaient les outrances d'un roi que même ses enfants n'avaient pu endurer." 2. Ainsi, insensiblement, il poussait les notables de Gabies à repartir en guerre et demandait "à aller lui-même avec les plus déterminés des jeunes gens piller et faire des opérations". Tous ses propos et agissements ne visaient qu'à tromper les Gabiens et à accroître leur confiance mal placée. Sextus se vit enfin confier la direction de la guerre. 3. La population ne savait pas ce qui était en jeu à ce moment-là.

Les silences du roi

Entre Rome et Gabies des escarmouches eurent lieu, dont la plupart du temps les Gabiens sortirent vainqueurs. Alors ceux-ci, du plus grand au plus humble, de se mettre, à qui mieux mieux, à voir en Sextus Tarquin un chef de guerre envoyé en cadeau par les dieux. 4. En affrontant dangers et fatigues tout comme les soldats, en leur accordant avec largesse du butin, il se fit  aimer de ceux-ci, au point que Tarquin, son père, n'était pas plus puissant à Rome que lui, son fils, à Gabies.

5. C'est pourquoi, constatant qu'il avait rassemblé assez de forces pour réussir toutes ses entreprises, Sextus envoya à Rome l'un des siens demander à son père "ce qu'il voulait qu'il fît, puisque les dieux lui avaient accordé à lui seul le pouvoir de décider de tout à Gabies." 6. Ce messager, je crois, n'inspirait pas toute confiance au roi . Celui-ci ne fit entendre aucune réponse et, comme pour s'accorder un temps de réflexion, il descendit dans le jardin du palais. Le messager de son fils l'y suivit. Lucius Tarquin se promenait en silence en frappant, dit-on, de sa canne des têtes de pavots.

7. Lassé de l'interroger et d'attendre, le messager croyant sa mission  manquée, rentra à Gabies. Il rapporta ses propres paroles et ce qu'il avait vu  : "La colère ou bien la haine, ou encore son insolence naturelle, avait rendu Tarquin complètement muet." 8. Mais Sextus saisit parfaitement ce que son père voulait exprimer par son silence énigmatique, et ce qu'il lui enjoignait de faire.

La Terreur

Alors, il fit mettre à mort les notables de la cité, les uns, en les accusant devant le peuple, les autres parce que leur propre impopularité les y exposait. Beaucoup furent exécutés en public ; certains contre lesquels l'accusation se serait révélée moins évidente furent supprimés discrètement. 9. Quelques-uns, à leur demande, purent fuir, tandis que d'autres étaient frappés d'exil.

 Tel un fruit mûr...

Les biens des absents, ceux des tués aussi, firent l'objet de partages. 10. Ainsi, les uns bénéficièrent de largesses et d'autres s'enrichirent de ces dépouilles. L'attrait du profit personnel émoussa la conscience du marasme généralisé tant et si bien que, laissée à la dérive et isolée, Gabies céda sans combattre à l'emprise du roi de Rome. LV. 1. Après s'être octroyé Gabies, Lucius Tarquin fit la paix avec le peuple des Èques et renouvela le traité avec les Étrusques.

Politique urbanistique

Temple de Jupiter Capitolin

Ensuite il ne s'intéressa plus qu'à l'aménagement de Rome. Sa première préoccupation était d'associer le temple de Jupiter sur la colline Tarpéienne au souvenir de son règne et de son nom : "Des deux Tarquins, disait-il, le père avait fait des voeux, le fils les avait réalisés. 2. Pour débarrasser cette esplanade des autres cultes et la consacrer toute entière à Jupiter et au futur temple, Lucius Tarquin fit désacraliser les temples et les petits sanctuaires, assez nombreux à cet endroit, que le roi Tatius avait d'abord promis au moment décisif de la bataille contre Romulus, et ensuite consacrés et inaugurés. 3. Tandis qu'on jetait les premières fondations de cette construction, les dieux, dit-on, manifestèrent leur puissance pour révéler l'importance d'un si grand empire : en effet les oiseaux avalisèrent la désacralisation de tous les petits sanctuaires mais désavouèrent celle du temple de Terminus. 4. On interpréta ce présage augural de telle façon que Terminus ne changea pas de place. Lui, le seul dieu qu'on n'avait pas pu attirer hors de son enclos sacré, prédisait durée et stabilité en toute chose. 5. Ce présage de pérennité fut suivi d'un autre prodige qui prédisait la majesté de l'empire : les ouvriers qui creusaient les fondations du temple découvrirent, dit-on, une tête humaine au visage intact. 6. Cette vision annonçait sans détour que ce lieu serait le sommet de l'empire et la tête du monde. C'est ce que prédirent les devins qui se trouvaient dans la ville. Ceux qu'on avait fait venir d'Étrurie pour analyser le prodige en firent tout autant.

Évaluation des coûts

7. Le roi se laissait de plus en plus porter à la dépense. C'est ainsi que le butin de Pométium, destiné à financer la construction complète du bâtiment, suffit à peine à couvrir le coût des fondations. 8. C'est pourquoi, outre le fait qu'il soit le plus ancien, je me fierais  à Fabius, qui estimait la somme à quarante talents seulement, davantage qu'à Pison. 9. Selon ce dernier, un budget de quarante mille livres d'argent fut alloué à cette entreprise. Or cette somme ne pouvait provenir du butin d'une seule ville de l'époque et dépasserait même le coût des fondations de toute grandiose construction contemporaine.

Recours à la main d'oeuvre de la plèbe

LVI. 1. Tarquin ne pensait plus qu'à achever le temple pour lequel il avait fait venir des artisans  de partout en Étrurie. Aussi ne puisa-t-il pas seulement dans les finances publiques, mais il mobilisa aussi les plébeiens comme ouvriers. Cet effort non négligeable venait s'ajouter au service militaire. Cependant, les plébeiens rechignaient moins à édifier de leurs propres mains les temples des dieux que 2. de devoir passer à des réalisations moins spectaculaires qui réclamaient des efforts encore plus grands : la mise en place des gradins dans le cirque et la construction souterraine d'un très grand égout (cloacamque maximam) pour collecter toutes les immondices de la ville.  Nos performances actuelles en matière de construction ont à peine pu égaler ces deux ouvrages. 3. La plèbe était encore absorbée par ces travaux et, déjà, Tarquin jugeait que, quand on ne pouvait l'utiliser, une population nombreuse était une charge pour la ville. Or il voulait aussi étendre le territoire de son empire par l'envoi de colons. Il en implanta à Signia et à Circei, dans l'idée d'en faire pour Rome des bastions du côté de la terre et de la mer

Voyage à Delphes

Un présage inquiétant

4. Tarquin s'activait à tout cela, quand il assista à un prodige terrifiant : au palais, un serpent sortit d'une colonne en bois, ce qui sema la terreur et fit fuir tout le monde. Cette vision frappa le coeur du roi lui-même d'une peur soudaine, mais surtout l'emplit de tourments angoissants. 5. Jusqu'alors il n'avait fait appel pour les prodiges publics qu'aux devins étrusques,  mais épouvanté à l'idée que cette vision concernait sa maisonnée, il décida d'envoyer une délégation à Delphes, le plus célèbre oracle du monde. 6. N'osant confier les réponses des devins à personne d'autre, il envoya en Grèce ses deux fils. Ceux-ci devaient traverser des territoires inexplorés et des mers encore moins connues. 7. Titus et Arruns prirent la route.

Ambiguïté de Lucius Junius Brutus

Lucius Junius Brutus faisait partie du voyage. Ce jeune homme, fils de Tarquinia, soeur du roi, avait une personnalité bien différente de celle qu'il simulait. En apprenant que l'élite de l'État, dont son frère faisait partie, avait été massacrée par son oncle, il décida de ne plus rien faire qui pût apeurer le roi et renonça à tout bien qui pût inspirer l'envie. Il trouva la sécurité dans le mépris qu'il inspirait, puisque le bon droit n'offrait guère de protection. 8. Ainsi  passa-t-il  pour idiot à force de le contrefaire. Laissant le roi disposer de sa personne et de ses biens, il se laissa même surnommer Brutus. Sous le couvert de ce sobriquet, le grand libérateur du peuple romain dissimulait son tempérament et  attendait son moment.

9. Il se laissa emmener par les Tarquins à Delphes. Il faisait partie du voyage surtout pour divertir ses compagnons à ses dépens. Il avait, dit-on, emporté, pour l'offrir à Apollon, un bâton en or caché à l'intérieur d'un bâton en cornouiller creusé à cet effet. C'était une représentation énigmatique de sa nature profonde.

Qui exercera le pouvoir après Lucius Tarquin  ?

10. Dès leur arrivée, les jeunes princes remplirent la mission confiée par leur père. Alors l'envie les prit de demander lequel d'entre eux serait l'héritier du royaume romain. Le fond de la grotte leur renvoya, dit-on, ces paroles :

             "Pouvoir suprême à Rome, jeunes gens, détiendra
                 qui de vous le premier sa mère embrassera."

11. Sextus était resté  à Rome. Pour le maintenir dans l'ignorance de l'oracle et le priver du pouvoir, les Tarquins firent soigneusement garder le secret. Eux-mêmes s'en remirent au destin pour la question de savoir lequel des deux, à son retour à Rome, embrasserait leur mère le premier. 12. Brutus comprit qu'il fallait interpréter autrement les paroles de la Pythie. Feignant de glisser, il se laissa tomber et posa un baiser sur la terre, qui est évidemment la mère commune à tous les mortels.

Viol de Lucrétia

Siège d'Ardée et inactivité forcée

13. Au retour du voyage, les préparatifs de la guerre contre les Rutules mobilisaient les énergies. LVII. 1. Établis à Ardée, les Rutules étaient, au vu de la région et de l'époque, un peuple dont la prépondérance s'appuyait sur sa richesse. Celle-ci fut la cause même de la guerre, car le roi de Rome visait d'abord à s'enrichir lui-même après s'être ruiné dans de grandioses travaux publics. Mais Lucius Tarquin comptait aussi sur du butin pour calmer la rancoeur de la population. 2. Sans oublier ses autres outrances, les gens exprimaent aussi leur hostilité à la royauté, révoltés qu'ils étaient d'avoir été  si longtemps astreints par le roi à  travailler comme des ouvriers et des esclaves.

3. LuciusTarquin fit une tentative pour voir si Ardée pouvait être prise au premier assaut. Comme le résultat s'avérait assez peu concluant, il se mit à faire pression sur l'ennemi en l'assiégeant et en creusant des tranchées. 4. Dans cette guerre de positions, les déplacements étaient assez libres, comme il se doit au cours d'hostilités plus longues qu'acharnées.

Lucrétia, la meilleure des épouses

Ces permissions concernaient l'état-major bien plus que les simples soldats. 5. Les princes royaux tuaient donc parfois des moments d'inactivité en festins et autres parties de plaisir. 6. Le hasard voulut qu'au cours d'une beuverie chez Sextus Tarquin, où un fils d'Égérius, Tarquin Collatin, dînait aussi, les convives se missent à parler de leurs épouses. 7. Le ton de la discussion monta et Collatin affirma que rien ne servait de parler, mais qu'il leur suffirait de quelques heures pour se rendre compte de combien sa Lucrétia chérie l'emportait sur toutes les autres épouses. "Mais, ajouta-t-il, nous sommes, n'est-ce-pas, des jeunes gens pleins de force ! Pourquoi ne sautons-nous pas sur nos chevaux pour contrôler sur place ce que nos femmes ont dans la tête ? Ce que nous, les maris, nous verrons de nos yeux en débarquant à l'improviste, sera pour chacun de nous la meilleure preuve".

8. Échauffés par le vin, ils crièrent tous "On y va!" Ils galopèrent vers Rome ventre à terre. À leur arrivée, l'obscurité commençait à tomber. 9. Ils se rendirent alors à Collatia. Là, contrairement aux belles-filles du roi qu'ils avaient vues bien occupées à partager un fastueux festin avec des convives de leur âge, ils découvrirent Lucrétia assise au centre de sa maison. Entourée de ses servantes, elle travaillait la laine à la lueur d'une lampe à cette heure avancée de la nuit. 10. L'unanimité se fit sur Lucrétia, mettant fin à cette discussion sur les mérites des épouses.

Perversité de Sextus Tarquin

En voyant arriver son mari, Lucrétia l'accueillit de tout son coeur ainsi que les Tarquins, et l'époux vainqueur invita courtoisement les princes royaux. Alors, le désir pervers de souiller Lucrétia de force s'empara de Sextus Tarquin, qu'excitaient sa beauté et tout autant sa pureté exemplaire.

11. Après s'être amusés comme des jeunes toute la nuit, les princes regagnèrent le camp. LVIII. 1. Sextus Tarquin laissa passer quelques jours, puis, à l'insu de Collatin, se rendit à Collatia escorté d'un seul homme. 2. Dans l'ignorance de son dessein, on lui fit un accueil cordial. Après le repas il fut conduit dans la chambre réservée aux hôtes.

Il brûlait d'amour et, quand il crut qu'il ne risquait rien et que toute la maisonnée dormait, il dégaina son glaive et vint auprès de Lucrétia endormie.

Chantage au déshonneur

De sa main gauche il pressa le sein de la femme: "Silence, Lucrétia, dit-il, c'est moi, Sextus Tarquin ! J'ai un glaive en main. Tu mourras, si tu cries." 3. La femme s'était éveillée, paralysée de frayeur et ne voyait aucun moyen d'échapper à la mort qui la menaçait. Alors Tarquin de lui avouer son amour, de la supplier, de mêler menaces et prières, tiraillant  ce coeur de femme dans tous les sens.

4. Mais il la voyait toute décidée à se refuser. Même la peur de la mort ne la faisait pas céder. Alors il ajouta à cette peur la menace du déshonneur. "Quand elle serait morte, dit-il, il mettrait à côté d'elle le corps nu d'un esclave égorgé, pour qu'on dît d'elle qu'elle avait été tuée en flagrant délit d'un adultère de bas étage ."

5. Il avait réussi à ébranler Lucrétia et, comme si sa passion triomphait, il vint à bout de la pudeur qu'elle s'obstinait à préserver. Il s'en alla tout fier d'avoir pris l'honneur d'une femme assiégée.

Mourir pour l'honneur perdu

Abattue par un si grand malheur, Lucrétia envoie le même messager à Rome à son père et à Ardée à son mari. Elle leur demandait "de venir chacun avec un ami sûr. Ils devaient le faire tout de suite. Quelque chose d'affreux était arrivé." 6. Spurius Lucrétius arriva avec Publius Valérius, fils de Volésus, et Collatin avec Junius Brutus, avec lequel il regagnait justement Rome et avait croisé le messager de son épouse.

Ils trouvèrent Lucrétia assise dans sa chambre. Affligée, 7. elle fondit en larmes à l'arrivée des siens. Son mari lui demanda : "Qu'est-ce qui ne va pas ?" - "Plus rien ne va, répondit-elle. Que reste-t-il à une femme, quand elle a perdu son honneur ? Il y a la trace, Collatin, ici dans ton lit, d'un autre homme que toi. Seul mon corps a été violé. Mon coeur est pur. Ma mort en témoignera. Mais joignez vos mains droites et jurez que mon suborneur sera puni. 8. C'est Sextus, le fils de Tarquin, qui est venu en hôte hostile. Il était armé cette nuit quand il a, par la force, arraché d'ici une jouissance funeste pour moi. Pour lui aussi, si vous êtes des hommes !" 9. Tous s'engagèrent tour à tour. Ils consolèrent la femme affligée en attribuant à l'auteur du délit la faute à laquelle elle avait été contrainte. "C'est l'esprit qui fait le mal, disaient-ils, non le corps, et là où il n'y a pas d'intention, il n'y a pas de culpabilité."

10. "Puissiez-vous voir, dit-elle, ce qui lui est dû. Mais moi, tout en m'absolvant de la faute, je ne me soustrais pas au châtiment. Pas une seule femme impudique ne vivra en se réclamant de Lucrétia."

11. Sous ses habits se dissimulait un couteau. Lucrétia s'en frappa en plein coeur. Elle s'affaissa sur sa blessure et tomba mourante, 12. au milieu des cris de son mari et de son père.

Brutus appelle à l'insurrection contre la famille royale

Le serment

LIX. 1. Brutus, les laissant à leur détresse, retira le couteau de la blessure de Lucrèce et le brandit dégoulinant de sang, "Par ce sang si pur avant l'outrage royal,dit-il, je jure et vous, les dieux, je vous en fais témoins, que moi, je chasserai d'ici Lucius Tarquin l'Outrancier, son épouse criminelle et toute leur progéniture, par le fer, le feu et tous les moyens en mon pouvoir et que je ne laisserai plus personne régner à Rome." 2. Il tendit alors le couteau à Collatin, puis à Lucrétius et à Valérius, qui ébahis par le prodige, se demandaient d'où venait dans le coeur de Brutus ce caractère qu'ils ne lui connaissaient pas. Passant du chagrin à la colère, tous prêtèrent serment dans les mêmes termes. Brutus les appela alors à renverser la royauté. Ils le suivirent comme leur chef.

Marche sur Rome

3. Ils sortirent de la maison avec le corps de Lucrétia et le portèrent sur la place. Cet événement exceptionnel suscita l'indignation et attira les gens. Chacun pour sa part déplorait le crime royal et sa violence, 4. bouleversé par la douleur de ce père. Alors, Brutus s'en prit aux larmes et aux plaintes vaines et les poussa "à agir comme il convenait à des hommes, oui à des Romains, à prendre les armes contre ceux qui avaient osé se comporter en ennemis."

5. Se portant volontaires, les plus combatifs parmi les jeunes s'armèrent. Tous les autres les suivirent. Un détachement fut laissé sur place aux ordres du père de Lucrétia. On plaça des sentinelles pour empêcher quiconque d'annoncer l'insurrection à la famille royale. Tous les autres partirent pour Rome emmenés par Brutus.

6. Dès son entrée en ville, la foule en armes sema sur son passage épouvante et désarroi. En revanche, lorsqu'on vit l'élite des citoyens la précéder, on comprit que ce n'était pas sans raison, quel que fût l'événement. 7. Une nouvelle aussi affreuse ne souleva pas moins d'émotion à Rome qu'à Collatia. De tous les coins de la ville on accourut  au forum. Une fois la foule rassemblée, un crieur invita le peuple à se réunir devant le tribun des Célères. Or c'était la fonction que Brutus exerçait justement à ce moment-là.

À bas Tarquin et les siens !

8. Alors, Brutus prononça un discours qui n'avait rien à voir avec le tempérament et le caractère qu'il avait simulés jusqu'à ce jour : il parlait de Sextus Tarquin, violent et débauché, de la souillure infamante qu'avait subie Lucrétia et de son suicide déplorable, de Tricipitinus et de la solitude d'un père, pour qui, plus encore que la mort de sa fille, la cause même de cette mort était indigne et déplorable. 9. Il décrivait aussi les outrages du roi lui-même et les épreuves de la plèbe plongée dans des fossés pour curer des égouts : "De ces gens de Rome, de ces vainqueurs de tous les peuples aux alentours, de ces guerriers, il avait fait des ouvriers juste bons à casser des pierres !" 10. Il rappela aussi le meurtre révoltant de Servius Tullius, leur roi, et sa fille impie qui avait écrasé avec sa voiture le corps de son père, et invoqua les dieux vengeurs des parents.

11. Avec ces souvenirs et d'autres plus horribles, que l'indignation du moment lui inspirait et que les historiens sont impuissants à restituer, Brutus poussa la foule enflammée à destituer le roi et à condamner Lucius Tarquin à l'exil avec sa femme et ses enfants. 12. Il choisit et arma des jeunes volontaires, et partit avec eux au camp d'Ardée pour y soulever l'armée contre le roi. Il confia le commandement de Rome à Lucrétius, qui avait été déjà nommé préfet de la ville par le roi.

Fin de règne

13. Au milieu du désordre, Tullia s'échappa du palais. Partout sur son passage, hommes et femmes jetaient des malédictions et invoquaient les furies vengeresses des parents. LX. 1. Ces nouvelles arrivèrent au camp. Alarmé par la révolte, le roi fonça à Rome pour mater le soulèvement. Brutus changea alors de route car il se doutait de son arrivée et préférait ne pas le rencontrer. C'est donc presqu'au même moment et en suivant des itinéraires différents que Brutus arriva à Ardée et Tarquin à Rome. 2. Celui-ci trouva les portes closes et reçut une sentence d'exil.

Le camp accueillit dans la joie le libérateur de Rome. Les fils du roi en furent expulsés. Deux suivirent leur père dans son exil à Caere en Étrurie. Sextus Tarquin se rendit à Gabies où il se croyait dans son propre royaume, mais il y fut massacré par ceux dont la haine attendait de venger ses meurtres et ses pillages.

3. Lucius Tarquin l'Outrancier avait régné pendant vingt-cinq ans.

 

Vive la république !

Après deux cent quarante-quatre ans de régime royal depuis sa fondation, Rome était libérée. 4. Suivant les instructions laissées par Servius Tullius, deux consuls furent alors nommés par le préfet de la ville au cours des comices centuriates. C'était Lucius Junius Brutus et Lucius Tarquin Collatin.


Avant-Propos - Ante Vrbem conditam - Romulus - Interrègne et Numa - Tullus Hostilius - Ancus Marcius - Tarquin l'Ancien - Servius Tullius - Tarquin l'Outrancier


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Traduction Nisard du Livre I de Tite-Live


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