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Traduction Nisard du Livre I de Tite-Live

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TITE-LIVE

Histoire de Rome depuis sa fondation

Livre I

Traduction nouvelle de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2001

Romulus (VI 3 - XVI  8)

[VII] [VIII] [IX] [X][XI] [XII] [XIII] [XIV] [XV] [XVI]


Antiquas fratrum discordias et insociabile regnum (Tac. Ann. XIII 17, 2)

VI. 3. Quant à Romulus et Rémus, le désir les prit de fonder une ville sur les lieux mêmes où ils avaient été abandonnés, puis éduqués. Albains et Latins étaient en surnombre et des bergers étaient venus les rejoindre, ce qui laissait facilement deviner qu'Albe, tout comme Lavinium, serait bien petite en comparaison de la ville qu'on allait fonder. 4. Mais ce projet fut entaché d'un mal atavique, la passion du pouvoir royal. Ainsi une rivalité funeste naquit de cette initiative plutôt pacifique.

L'âge ne pouvait être pris considération pour faire la différence entre des jumeaux. Alors, ils s'en remirent aux présages des dieux protecteurs de ces lieux, pour désigner celui dont la nouvelle ville porterait le nom. Romulus choisit le Palatin, et Rémus l'Aventin comme observatoires pour prendre les auspices. VII. 1. C'est à Rémus le premier que, dit-on, se présenta le présage de six vautours en vol ; à peine était-il annoncé qu'un nombre double de vautours se montra à Romulus. Chacun des deux groupes alors de saluer son propre meneur comme roi. Pour les uns, la priorité entrait seule en ligne de compte. Mais les autres revendiquaient le titre de roi à cause du nombre d'oiseaux.

2. Au cours de la discussion la colère monta, ils en vinrent aux mains et la bagarre tourna au massacre. Dans la mêlée, Rémus fut mortellement blessé. On s'en tient plus souvent à une autre version : pour narguer son frère, Rémus avait sauté par dessus les remparts en construction. Romulus, en colère, l'injuria et le tua, en ajoutant : "Voilà le sort de quiconque voudra sauter au-dessus de mon rempart !"

Institutions religieuses et politiques des débuts de Rome (1)

3. Ainsi, Romulus détint seul le pouvoir et donna son nom à la ville qu'il avait fondée. Il édifia d'abord une citadelle sur le Palatin, lieu où lui-même avait grandi. Il offrit des sacrifices aux dieux en observant le rituel albain tandis que pour Hercule il s'en tint au rituel grec établi par Évandre.

Digression : Évandre et le culte d'Hercule
Hercule et Cacus

4. On rapporte qu' Hercule arriva à cet endroit avec des vaches d'une exceptionnelle beauté prises à Géryon, qu'il avait tué. Il traversa le Tibre à la nage tout en poussant ce troupeau devant lui, et s'allongea au bord de l'eau dans une prairie, pour mettre les bêtes au repos dans ce riche pâturage. Cette pérégrination l'avait harassé, lui aussi. 5. Alourdi par un repas arrosé de vin, il ne résista pas au sommeil. Alors, Cacus, un berger de l'endroit, que sa force physique rendait agressif, se laissa captiver par la beauté des vaches et voulut s'en emparer. Il se dit que, s'il poussait devant lui tout le troupeau jusqu'à l'intérieur de sa grotte, les traces, par elles-mêmes, y mèneraient le propriétaire. Aussi saisit-il par la queue les plus belles vaches et les entraîna à reculons vers son repaire.

6. Hercule s'éveilla au premières lueurs de l'aurore. Il parcourut du regard son troupeau et se rendit compte qu'il en manquait une partie. Il gagna la grotte toute proche pour voir si leurs traces l'y conduisaient. Voyant qu'elles menaient toutes vers l'extérieur et non pas vers l'intérieur, il se laissa gagner par le trouble et, ne sachant plus à quoi s'en tenir, décida de quitter avec son troupeau cet endroit hostile. 7. Certaines alors parmi les vaches qu'il poussait devant lui de mugir - cela arrive - comme pour pleurer celles qu'elles quittaient. Les vaches enfermées se firent entendre depuis la grotte. Hercule se retourna et s'y dirigea. De toute ses forces, Cacus tenta de lui barrer l'accès. Il appela en vain d'autres bergers à l'aide. Assommé d'un coup de massue, il s'écroula raide mort.

Évandre institue le culte d'Hercule

8. À cette époque, Évandre, chassé du Péloponnèse, était devenu  maître de ces lieux grâce à son ascendant et sans avoir véritablement reçu de pouvoir. Cet homme forçait le respect par sa maîtrise de l'écriture, fait sans précédent dans une société d'hommes incultes. Ceux-ci le respectaient davantage encore pour le caractère divin qu'on prêtait à Carmenta, sa mère, dont les prophéties avaient frappé d'admiration ces populations, avant l'arrivée de la Sibylle en Italie.

9. Or notre Évandre eut l'attention attirée par le rassemblement des bergers qui s'agitaient autour de l'étranger pris en flagrant délit de meurtre. Il s'informa du forfait et de sa cause et, tout en contemplant l'allure et le physique pour le moins impressionnant et auguste de cet être surhumain, il le pressa de questions pour savoir quelle sorte d'homme il était. 10. Quand Évandre eut découvert son nom et son père et aussi sa patrie, il déclara : "Fils de Jupiter ! Hercule ! Bienvenue parmi nous ! C'est donc de toi que parlait ma mère, fiable interprète des dieux. Tu compteras, a-t-elle prédit, au nombre des hôtes du ciel. Ici on te consacrera un autel et le peuple, qui sera un jour le plus puissant au monde, l'appellera Autel Maxime et y célèbrera ton culte." 11. Hercule lui tendit la main en disant qu'il acceptait le présage et qu'il réaliserait cette prédiction si on lui élevait et consacrait un autel. 12. Alors on choisit dans le troupeau une vache particulièrement belle pour offrir, pour la première fois à cet endroit, un sacrifice à Hercule.

On invita à la cérémonie les Potitii et les Pinarii, les deux plus grandes familles de la région. 13. Le hasard voulut que les Potitii fussent là à temps et qu'on leur servît les entrailles. Mais les Pinarii arrivèrent quand les entrailles étaient déjà mangées et ne partagèrent que la suite du repas. De là, l'interdit, qui dura tant qu'il y eut des Pinarii, de ne pas leur servir les entrailles consacrées. 14. Évandre forma les Potitii à la célébration de ce sacrifice. Ils y furent préposés pendant bien des générations, jusqu'au jour où ce ministère héréditaire fut assumé par des esclaves publics après l'extinction complète du nom des Potitii .

Institutions religieuses et politiques des débuts de Rome (2)

Les licteurs

15.Ce fut la seule pratique religieuse étrangère parmi toutes celles que Romulus adopta, lui qui, à ce moment-là déjà, croyait que le mérite rendait immortel, comme le voulait son propre destin. VIII. 1. Après avoir accompli dans les formes les rites divins, il convoqua ses hommes en assemblée. À cette masse qui, sans un cadre légal, n'aurait pas pu former un peuple unifié, il imposa des règles de vie commune. 2. Il avait compris que celles-ci ne seraient sacrées pour des hommes mal dégrossis que si des symboles du pouvoir renforçaient le respect que lui-même inspirerait. Ainsi  rendit-il toute son apparence plus solennelle et s'accorda surtout douze licteurs. 3. Certains pensent que c'est par référence au nombre des oiseaux dont le présage avait annoncé son règne que Romulus s'en tint à ce nombre. Je préfère, pour ma part, me rallier à ceux qui considèrent que l'institution de tels appariteurs fut empruntée aux voisins étrusques, au même titre que la chaise curule ou la toge prétexte. On admet aussi que le nombre des appariteurs s'expliquait par la coutume étrusque de faire élire leur roi commun par les douze peuples, dont chacun lui octroyait un licteur.

Une structure d'accueil

4. Entre-temps la ville s'étendait et annexait sans cesse de nouveaux espaces à l'intérieur de ses remparts, qu'on édifiait bien plus dans la perspective d'une population à venir qu'en fonction du nombre d'habitants qui l'occupaient à ce moment-là. 5. Ensuite, pour ne pas laisser vide une ville de cette taille et en accroître la population, Romulus recourut au vieux stratagème des fondateurs de villes, qui en attirant sur leur territoire des masses anonymes de basse extraction prétendaient mensongèrement que la terre avait pour eux engendré une race : il ouvrit alors comme asile l'endroit qui forme maintenant un enclos sur la pente entre les deux bois sacrés. 6. De peuples voisins afflua une masse de gens, désireux avant tout de changer de vie et dont on ne s'inquièta pas de savoir s'ils étaient libres ou esclaves. Tel fut le noyau de la puissance annonçant notre grandeur naissante.

Création du sénat

7. Désormais confiant dans ses forces, Romulus conçut alors une structure pour les gérer. Il nomma cent sénateurs. Jugeait-il ce nombre suffisant ou n'y avait-il que cent hommes susceptibles de porter le titre de pères (patres)  ? Car c'est ainsi qu'on appella ceux-ci, en raison de leur honorabilité, et patriciens leurs descendants.

Rapt des filles à marier des peuples voisins...

Pas de femmes pour les Romains

IX. 1. L'entité romaine était désormais assez solide pour soutenir une guerre avec n'importe quel autre cité voisine. Mais, vu le manque de femmes, la grandeur de la ville n'allait guère durer plus d'une génération, car on ne pouvait compter sur des naissances à Rome ni contracter de mariages dans les territoires voisins. 2. Romulus recueillit l'avis du sénat et envoya des émissaires auprès des cités voisines pour proposer au nom du nouveau peuple des alliances sanctionnées par des mariages : 3. "Les villes, elles aussi, disaient-ils, comme tout ce qui existe, naissent pratiquement de rien. Ensuite, celles qui peuvent compter sur leur propre valeur et sur l'aide des dieux, deviennent très puissantes et grand est leur renom. 4. Tout le monde sait que les dieux ont favorisé la naissance de Rome et que la valeur ne lui fera pas défaut. Dès lors, vous qui êtes des hommes, ne rechignez pas à créer avec d'autres hommes des liens de sang et de famille !"

5. Ces propos n'éveillèrent nulle part de sympathie. Les autres peuples n'avaient que mépris pour les Romains. En même temps ils redoutaient pour eux-mêmes et leurs descendants cette entité si grande qui croissait à leur côté. Cela valut la plupart du temps aux ambassadeurs une fin de non-recevoir, toujours accompagnée de cette question : "Mais pourquoi n'avez-vous pas aussi ouvert un asile pour l'autre sexe ? C'est vraiment comme ça que vous ferez des couples bien assortis !" 6. Les jeunes de Rome le prirent très mal et se mirent à envisager ouvertement le recours à la force. Encore fallait-il trouver une occasion favorable.
 

Organisation de jeux

Romulus fit taire sa rancoeur et, à dessein,  prépara en l'honneur de Neptune Équestre des jeux solennels qu'il appela Consualia. 7. Officiellement avertis de ce spectacle, dont on fit la publicité avec tous les moyens possibles et imaginables à l'époque, les peuples voisins s'attendirent à un événement marquant. 8. Cela attira beaucoup de monde, mais l'envie de voir la nouvelle ville y était aussi pour quelque chose. On vit sutout, parmi les plus proches voisins, ceux de Cénina, de Crustumérie et d'Antemnes. 9. Les Sabins, eux, vinrent au grand complet avec femmes et enfants. Des particuliers offrirent l'hospitalité dans leurs foyers. En découvrant la position de la ville, ses murailles et la densité de son habitat, ces hôtes se demandaient avec étonnement comment l'entité romaine s'était développée en si peu de temps.

L'enlèvement

10. Vint le moment du spectacle, qui mobilisa leur attention et captiva leurs regards. Comme convenu, l'attaque se déclencha et, au signal donné, les jeunes Romains surgirent de partout pour s'emparer des filles. 11. Celles-ci furent en majorité enlevées au hasard par le premier qui leur était tombé dessus. Certaines, particulièrement belles, étaient réservées aux sénateurs les plus importants et des gens de la plèbe, à qui incombait cette tâche, les leur remettaient à domicile ! 12. Selon la tradition, les hommes de main d'un certain Thalassius emportait une fille, encore bien plus attirante et ravissante que les autres. "Elle est pour qui ?" leur demandait-on tout le temps et eux, pour que personne ne lui fît violence, n'arrêtaient pas de crier : "Thalassio !" ("Pour Thalassius !"). De là vient ce cri qui accompagne nos jeunes mariés.

Réactions des parents et des captives

13. La panique avait compromis le déroulement des jeux. Consternés, les parents des filles fuyaient. Tous s'en prenaient à la violation des lois de l'hospitalité. Ils invoquaient le dieu : c'était pour sa fête, pour ses jeux qu'ils étaient venus et la religion n'avait été qu'un prétexte pour abuser de leur confiance. 14. Les captives, elles, n'étaient guère plus rassurées sur leur sort et ne décoléraient pas. Mais Romulus se rendait en personne auprès de chacune d'elles et disait pour les convaincre : "Tout cela arrive à cause de l'outrecuidance de vos pères, qui  nous ont refusé le droit au mariage, à nous, leurs voisins. De toute façon, vous allez devenir nos épouses et vous aurez en partage tous nos biens, notre ville et, ce qu'il y a de plus cher pour le genre humain, des enfants. 15. Calmez votre colère et donnez votre coeur à l'homme à qui le hasard a donné votre corps. Souvent une femme en vient à s'attacher à celui qui a touché à son honneur.Vous vivrez avec les meilleurs des époux car chacun d'eux, une fois rempli son propre devoir, fera tout pour vous consoler de l'absence de vos parents et de votre patrie." 16. De plus, leurs maris, pleins de tendresse, mettaient le rapt sur le compte de l'emportement où les avaient mis la passion amoureuse, ce qui est très efficace quand on veut toucher le coeur féminin. 

...et les guerres qui s'ensuivirent

Ripostes de Cénina, de Crustumérie et d' Antemnes
Victoire de Romulus sur Cénina

X. 1. Les filles enlevées étaient déjà complètement amadouées. Mais, juste au même moment, leurs parents, en grand deuil, excitaient les autres peuples par leurs pleurs et leurs plaintes. Non contents de clamer leur indignation chez eux, ils affluaient de partout auprès du roi sabin Titus Tatius. C'est autour de lui que se retrouvaient les délégations car il était dans ces régions l'homme le plus en vue. 2. Les Céniniens et les Crustuminiens, mais aussi les Antemnates, comptaient parmi ceux que le scandale concernait et ils étaient d'avis que Tatius et ses Sabins réagissaient bien lentement. Ainsi  se préparèrent-ils entre eux à entrer en guerre à trois de concert. 3. Et encore, Crustumium et Antemnes ne se mettaient pas assez activement en branle pour répondre à la brûlante colère de Cénina, qui attaqua  seule, en son propre nom, le territoire romain 4. Ses troupes le dévastèrent un peu partout, mais Romulus vint à leur devant et, tout en ne livrant qu'un petit combat, il démontra qu'on a tort de se fâcher sans disposer de forces suffisantes. Il dispersa et mit en fuite ses adversaires, les poursuivit dans leur débandade ; il se battit avec le roi, le tua et le dépouilla. Après la mort du chef, Romulus emporta au premier assaut la ville ennemie 5. et ramena son armée victorieuse.

Temple de Jupiter Férétrien et dépouilles opimes

Si Romulus en imposait par ses exploits, il était tout aussi porté à en faire étalage : il suspendit à un brancard, spécialement fabriqué à cet effet, les dépouilles du chef ennemi qu'il avait tué et les porta au sommet du Capitole. Là, il les déposa au pied d'un chêne vénéré par les bergers. Tout en faisant cette offrande, il délimita l'emplacement d'un temple à Jupiter et invoqua le dieu sous cette nouvelle appellation : 6. "Jupiter Férétrien, c'est moi Romulus, le roi vainqueur, qui t'apporte les armes d'un roi et, sur l'aire qu'en esprit, je viens de mesurer, je te consacre un temple pour y accueillir les dépouilles opimes de rois et chefs ennemis tués qu'à mon exemple, mes descendants t'apporteront."

7. Telle est donc l'origine de ce temple, le premier à Rome de tous ceux qui y furent consacrés. Par la suite, il parut bon aux dieux que le fondateur du temple n'eût pas annoncé pas en vain que ses descendants y apporteraient des dépouilles. Toutefois  ils ne voulurent pas que cet honneur fût rendu banal par le grand nombre de ceux qui pouvaient y prétendre. Ce ne fut qu'à deux reprises, au cours de tant d'années, de tant de guerres, que des dépouilles opimes furent remportées tant la chance se montra avare d'un tel honneur.

Défaite d'Antemne

XI. 1. Pendant que les Romains s'occupaient de cette célébration, les soldats d'Antemnes, profitant de l'occasion que leur offrait une zone déserte, attaquèrent le  territoire romain. Immédiatement Rome lança contre eux son armée, qui leur tomba dessus alors qu'ils s'étaient dispersés dans les campagnes. 2. D'où la déroute des ennemis au début même de l'attaque, au premier cri de guerre, et la prise de leur place-forte.

Réconciliation avec les vaincus

Romulus fut ovationné pour sa double victoire. Alors, Hersilia, son épouse, harcelée par les prières des filles enlevées, de le supplier : "Accorde donc ton pardon à nos parents et fais-en tes concitoyens ! Ainsi Rome pourrait se développer dans la concorde." Elle obtint sans peine gain de cause ! 3. Romulus marcha alors contre Crustumérie qui était entrée en guerre. Mais ces ennemis étaient démoralisés par les défaites de leurs alliés et l'engagement fut d'autant plus bref. 4. Des colons furent échangés de part et d'autre. Assez nombreux furent ceux qui, attirés par la fertilité de la région, posèrent leur candidature pour Crustumérie. Mais Rome vit aussi une immigration massive, principalement des parents et des proches des filles enlevées.

Guerre des Sabins contre les Romains.
Les Sabins occupent la citadelle du Capitole

5. Les Sabins déclenchèrent la dernière guerre, sans conteste la plus marquante. Sans se laisser guider ni par la colère ni la  passion, ils ne manifestèrent pas l'envie de faire la guerre avant d'y entrer. 6. Ils étaient réfléchis et non sans ruse. Spurius Tarpeius commandait la citadelle de Rome. Il avait une fille non mariée queTatius, pour avoir accès à la citadelle, soudoya avec de l'or au moment où elle allait chercher, à l'extérieur du rempart, de l'eau pour une cérémonie religieuse. 7. Introduits dans l'enceinte, ils la massacrèrent en l'écrasant sous leurs armes. Voulaient-ils faire croire que la citadelle avait plutôt été prise par la force ou bien prouver que jamais un traître ne mérite aucune confiance ? 8. La légende ajoute que, voyant les Sabins porter, à leur habitude, de lourds bracelets d'or au bras gauche et de grosses bagues serties de pierres précieuses, elle avait mis cette condition : "Je veux ce que portent vos mains gauches." Alors ils la couvrirent de leurs boucliers au lieu de l'or de leurs bijoux. 9. D'autres prétendent qu'en stipulant de lui remettre ce qu'il avaient dans la main gauche, elle leur avait carrément demandé leurs armes; mais on devina sa ruse et la récompense qu'elle réclamait fut l'instrument de sa propre mise à mort. XII. 1. Quoi qu'il en fût, la citadelle passa aux mains des Sabins.

Jupiter Stator évite de peu une défaite aux Romains

Or, le lendemain, l'armée romaine en formation de combat occupait l'étendue qui sépare le Palatin et le Capitole. Mais les Sabins ne se risquèrent pas en terrain plat avant de voir monter à l'attaque les Romains, pleins de colère, qui voulaient à tout prix reprendre leur citadelle. 2. Les chefs lançaient leurs troupes dans le combat : d'un côté, le Sabin Mettius Curius et, de l'autre, Hostius Hostilius, dont la fougue et l'audace qu'il déployait devant les enseignes soutenaient les Romains dans leur position défavorable. 3. Hostius tomba. Le front romain fut aussitôt enfoncé et l'armée mise en déroute.

Devant l'ancienne porte du Palatin, Romulus entraîné malgré lui par la foule des fuyards, brandit ses armes vers le ciel : 4. "Jupiter, dit-il, j'ai obéi à tes oiseaux quand ici, sur le Palatin, j'ai posé les premières fondations de notre ville. Maintenant les Sabins occupent sa citadelle qu'un crime leur a livrée. De là , ils ont traversé la vallée et foncent sur nous. 5. Mais toi, père des dieux, notre père, repousse nos ennemis au moins d'ici. Délivre les Romains de leur frayeur et stoppe cette ignoble débandade. 6. Moi, je m'engage à  te consacrer un temple, à toi, Jupiter Stator pour rappeler à nos descendants que c'est grâce à ton intervention d'aujourd'hui que notre ville a été sauvée." 7. Tout se passa alors comme si la prière avait été entendue : "Halte, Romains, dit Romulus, reprenez d'ici le combat ! C'est Jupiter très bon et très grand qui le veut !". Les Romains s'arrêtèrent. On aurait dit qu'ils avaient reçu l'ordre du ciel. Romulus, lui, s'élança au premier rang.

Plongeon de Mettius Curtius

8. En première ligne du côté sabin, Mettius Curtius avait dévalé des hauteurs de la citadelle et avait repoussé sur toute l'étendue du forum les Romains en pleine débâcle. Tout près de la porte du Palatin, il ne cessait de crier : "On les a eus ces hôtes qui nous ont piégés ! On les a eus ces ennemis qui ne savent pas se battre ! Ils savent maintenant que se battre avec des mâles c'est tout autre chose qu'enlever des filles !" 9. Il plastronnait encore quand Romulus fonça sur lui avec une masse de jeunes pleins d'audace. Or, Mettius se battait à cheval. Il fut repoussé d'autant plus facilement. Il recula. Les Romains le poursuivirent. Enflammée par la hardiesse de son roi, toute l'armée romaine mit les Sabins en déroute. 10. Le vacarme des poursuivants effraya le cheval de Mettius qui plongea dans un marais. Le danger que courait ce si grand personnage avait même détourné l'attention des Sabins. Les hommes de Mettius lui firent des signes et crièrent son nom. Leur empressement ranima le courage de Mettius qui sortit de l'eau.

Reprise du combat et intervention décisive des épouses Sabines

Romains et  Sabins reprirent le combat dans l'étroite vallée qui sépare les deux hauteurs ; mais la situation était plus favorable aux Romains. XIII. 1. Alors les épouses sabines, dont l'honneur perdu avait déclenché la guerre, arrivèrent, échevelées et les vêtements déchirés. Elles surmontèrent leur frayeur de femmes devant ce malheur et osèrent, au milieu des traits qui volaient, se lancer au beau milieu des fronts ennemis pour séparer et apaiser ces combattants en colère. 2. Elles  priaient tour à tour pères et  maris : "Ne commets pas de crime en versant le sang, toi, de ton beau-père, ni toi, de ton gendre, ne souille pas d'un parricide mes enfants. Ce sont tes petits-fils, ce sont tes fils". 3. Et encore : "Si vous ne supportez ni vos belles-familles ni nos mariages, tournez contre nous votre colère : c'est à cause de nous qu'il y a la guerre, c'est à cause de nous que, vous, nos maris et nos pères, vous êtes blessés ou massacrés. Nous mourrons plutôt que de vivre, veuves ou orphelines, sans l'un ou l'autre d'entre vous."

4. Les armées se laissèrent attendrir, les chefs aussi. Le silence se fit et soudain tout s'arrêta. Alors, les chefs s'avancèrent pour négocier.

Rome, capitale d'une entité romano-sabine

Nouvelle organisation politique

Leurs pourparlers n'aboutirent pas seulement à la paix, mais aussi à la constitution d'un seul État à partir des deux entités. La royauté fut mise en commun et Rome devint le siège exclusif du pouvoir, 5. ce qui doubla son importance. Pour accorder quand même quelque chose aux Sabins, on fit dériver du nom de la ville de Cures la dénomination de Quirites. En souvenir du dernier combat, on appela lac Curtius le marais profond d'où le cheval de Curtius émergea pour faire accéder son maître au gué .

6. Après une guerre si lamentable, la paix fit éclater la joie. Les Sabines n'en devinrent que plus chères à leurs maris et à leurs familles d'origine et, plus encore, à Romulus lui-même. Aussi, quand il répartit la population en trente curies, donna-t-il les noms de ces femmes aux curies. 7. La tradition ne dit pas si, du fait qu'il y avait évidemment bien plus de femmes que de curies, les noms furent choisis en fonction de l'âge ou des propres mérites de ces dames ou de ceux de leurs maris, ou s'ils furent simplement tirés au sort. 8. En même temps furent créées trois centuries de chevaliers : les Ramnenses d'après le nom de Romulus, les Titienses d'après celui de Titus Tatius. On ne peut rien affirmer quant au nom et à l'origine des Luceres. Ainsi les deux rois régnèrent non seulement en même temps, mais aussi en parfait accord.

Dernière campagne de Romulus
Meurtre de Tatius à Lauinium

XIV. 1. Quelques années plus tard, des proches du roi Tatius malmènent une délégation des Laurentes, qui portèrent plainte au nom du droit des gens. Or, pour Tatius, son attachement pour les siens et leur prières avaient plus de poids. 2. Il attira ainsi sur lui le châtiment qu'eux-mêmes méritaient. Lors d'un sacrifice solennel à Lavinium, il fut massacré au cours d'une échauffourée. 3. Romulus aurait été moins affecté par cette nouvelle qu'il ne l'eût fallu. Se méfiait-il du partage du pouvoir royal ou jugeait-il qu'on n'avait pas eu tort d'abattre Tatius ? Il préféra ne pas partir en guerre. Mais pour expier l'affront subi par l'ambassadeet le meurtre du roi, le traité entre Rome et Lavinium fut renouvelé. 4. Ainsi, contre toute attente, la paix s'instaura avec les Laurentes.

Guerre contre Fidènes

Mais, une autre guerre éclata  bien plus près, quasiment à nos portes. Les Fidénates jugeaient excessive notre puissance, qui s'affirmait sous leur yeux. Aussi, sans laisser à Rome le temps de prendre toute la force qu'elle devait logiquement avoir un jour, ils prirent l'initiative des hostilités. Ils armèrent les jeunes et les lancèrent dans l'aventure. Tout le territoire entre notre ville et Fidènes fut ravagé. 5. Ensuite, ils dirigèrent  leur progression vers la rive gauche du Tibre, car la droite ne leur était pas accessible. Ils pillèrent tout, au grand désarroi des paysans, qui affluèrent soudain en désordre des campagnes vers la ville, annonçant ainsi le désastre.

6. Romulus était sur le qui-vive : il savait qu'il fallait aussitôt riposter à une attaque venue de si près. Il sortit avec l'armée et établit son camp à mille pas de Fidènes. 7. Il y laissa un petit poste de garde et partit avec toutes ses troupes. Il plaça une partie des soldats en embuscade dans des points obscurs, envahis de broussailles épaisses. Il reprit la route avec la plus grande partie de l'armée et toute la cavalerie. En faisant porter par celle-ci, pratiquement aux portes de Fidènes, une attaque désorganisée mais inquiétante, il attira l'ennemi hors de la ville, ce qu'il escomptait. Il lui fallait aussi feindre une retraite, que ce même combat équestre rendit plausible.

8. Alors que la cavalerie semblait ne pas savoir s'il fallait fuir ou se battre, l'infanterie romaine aussi recula. Les portes soudain s'emplirent d'ennemis qui déferlaient. Le front romain fut enfoncé. Les ennemis en voulant serrer de près nos hommes et les poursuivre, se laissèrent entraîner du côté de l'embuscade. 9. Tout à coup des Romains surgirent pour assaillir l'armée ennemie de côté. Les soldats du poste de garde sortirent du camp et accrurent la panique. Ainsi les Fidénates, surpris de partout, cèdèrent au désarroi et, sans même que Romulus et ceux qui s'étaient dispersés avec lui, pussent tourner bride, ils prirent la fuite.

10. Alors qu'un peu auparavant ils poursuivaient nos hommes qui feignaient de fuir, les Fidénates déguerpissaient vraiment et dans quel désordre, pour regagner leur place-forte. 11. Mais ils ne s'en tirèrent pas : l'armée romaine les traqua et, sans qu'on puisse lui fermer les portes, comme un seul homme, fit irruption dans la ville.

Guerre contre Véies

XV. 1. Pour les Véiens, cette guerre que menaient leurs frères de sang, était un exemple contagieux car, comme eux, les Fidénates faisaient partie des Étrusques. La proximité même du théâtre des opérations, au cas où Rome s'attaquerait à tous ses voisins, les préoccupait au point qu'il effectuèrent un raid dans le territoire romain, pour le dévaster surtout et non dans le cadre d'une guerre légitime. 2. Aussi, c'est sans établir de camp ni attendre de riposte de l'armée ennemie, qu'ils regagnèrent Véies, chargés de butin pris dans les campagnes.

Les Romains, par contre, faute d'avoir rencontré l'ennemi sur leurs terres, étaient prêts et résolus à livrer un combat décisif. Ils traversèrent le Tibre. 3. Les Véiens apprirent qu'ils avaient établi un camp et qu'ils voulaient s'approcher de leur ville. Alors, ils sortirent à leur rencontre, car ils préféraient en découdre en ligne de bataille que rester enfermés chez eux et lutter du haut des remparts. 4. Là, avec ses seules forces, sans recourir à aucun artifice et en ne s'appuyant que sur l'endurance de ses vétérans, le roi romain l'emporta. Il poursuivit jusqu'aux remparts les ennemis  en déroute, mais renonça à prendre cette ville aux fortes murailles et défendue par sa situation même.

Sur la route du retour, il dévasta  les campagnes davantage pour assouvir son désir de vengeance que pour piller. 5. Plus encore que leur défaite, ce désastre impressionna les Véiens qui envoyèrent à Rome des porte-parole pour demander la paix. Ils durent en représailles céder une partie de leur territoire tandis qu'une trève de cent ans leur était accordée.

Bilan du règne de Romulus

6. Voilà à peu près tous les événements qui, en temps de paix comme de guerre, marquèrent le règne de Romulus. Aucun d'eux n'infirma la croyance, qui s'établit après la mort du roi, en sa filiation et sa nature divines : ni sa détermination à rétablir son grand-père sur le trône, ni son dessein de fonder notre ville, ni celui de la raffermir dans la guerre et dans la paix. 7. C'est en effet grâce à lui que Rome fut à même de préserver une paix sans faille pendant les quarante années qui suivirent. 8. Il fut cependant plus aimé par le peuple que par les sénateurs. Il était aussi, plus que quiconque, populaire auprès des soldats. Il en maintint trois cents, qu'il appela celeres, comme gardes du corps, pas seulement à la guerre, mais aussi en période de paix.

Romulus accède à l'immortalité et annonce la domination de Rome sur l'univers

XVI. 1. Après ces immortels exploits, Romulus avait un jour, pour passer les troupes en revue, réuni l'assemblée dans la plaine près du marais de la Chèvre. Soudain, dans un grand fracas de coups de tonnerre, un orage éclata qui enveloppa le roi d'une nuée si épaisse que la foule ne le vit plus, et Romulus disparut à jamais de cette terre. 2. La frayeur des jeunes Romains ne s'apaisa que lorsqu'à ce ciel si perturbé succéda le calme d'une lumière sereine. Ils virent alors le trône vide. Quand les sénateurs, qui étaient installés auprès de Romulus, leur dirent qu'il avait été attiré dans les airs par la tourmente, ils voulurent bien les croire, mais, comme frappés par la peur d'être orphelins, ils se confinèrent assez longtemps dans un silence attristé. 3. Puis, quelques-uns et ensuite tous à la fois de s'écrier : "Salut à toi, Romulus, dieu né d'un dieu, roi et  père de Rome !" Leurs prières réclamaient instamment son assistance : "Sois bienveillant et favorable, et protège  toujours ta descendance !"

4. Il y en eut alors, je crois, quelques-uns pour dénoncer sous le manteau  le fait que le roi aurait été mis en pièces par les mains des sénateurs. Cette autre version des faits s'est répandue aussi, mais de manière occulte. Quant à la première, elle fut popularisée par l'admiration pour Romulus et l'effroi qui régnait. 5. Il a suffi, dit-on, d' un seul homme avisé pour rendre crédible cette interprétation des faits. C'était Iulius Proculus.

Dans la ville inquiète, qui pleurait Romulus et s'en prenait aux sénateurs, ce personnage de poids engagea sa crédibilité en affirmant devant l'assemblée ce fait inouï : 6. "Romulus, - oui, Quirites ! -, le père de notre ville, aujourd'hui, au lever du jour, est tout à coup descendu du ciel pour venir à ma rencontre. Je ne revenais pas de ma stupéfaction et je suis resté cloué sur place, plein de respect. Je l'ai supplié alors de pouvoir le regarder en face et il m'a dit : 7. 'Va, annonce aux Romains la volonté des dieux : ma chère Rome doit être la capitale du monde. Qu'ils s'adonnent dès lors à l'art militaire et fassent savoir à leurs descendants qu'aucune puissance humaine ne résistera aux armes romaines.' À ces mots, il a disparu dans les airs".

8. Il est surprenant de voir la confiance que l'on accorda aux paroles de Iulius Proculus et de constater combien s'atténua le regret de Romulus auprès de la plèbe et de l'armée, maintenant que la croyance à son immortalité s'était ancrée dans les esprits.


Avant-Propos - Ante Vrbem conditam - Romulus - Interrègne et Numa - Tullus Hostilius - Ancus Marcius - Tarquin l'Ancien - Servius Tullius - Tarquin l'Outrancier


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Traduction Nisard du Livre I de Tite-Live


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