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Traduction Nisard du Livre I de Tite-Live

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Avant-Propos - Ante Vrbem conditam - Romulus - Interrègne et Numa - Tullus Hostilius - Ancus Marcius - Tarquin l'Ancien - Servius Tullius - Tarquin l'Outrancier


TITE-LIVE

Histoire de Rome depuis sa fondation

Livre I

Traduction nouvelle de Danielle De Clercq, Bruxelles, 2001

 Servius Tullius (XLI 6b - XLVIII 9)

[XLI] [XLII] [XLIII] [XLIV] [XLV] [XLVI] [XLVII] [XLVIII]


               Renforcement de l'autorité royale

XLI. 6b. Servius se faisait bien encadrer par ses gardes du corps. Il était le premier à s'imposer comme roi au peuple avec la seule approbation du sénat. 7. Quant aux fils d'Ancus, ils avaient compris, avec l'arrestation de leurs tueurs à gages, que Tarquin vivait encore et que Servius était en position de force. Ils préférèrent s'exiler à Suessa Pométia. XLII. 1. Servius recourut à des mesures officielles certes, mais prit surtout des initiatives familiales, pour  renforcer sa position. Conscient de l'hostilité des fils d'Ancus envers Tarquin, il ne voulut pas qu'il en fût de même à son égard avec ceux de Tarquin et donna en mariage ses deux filles aux deux jeunes princes royaux, Lucius et Arruns Tarquin. 2. Néanmoins il ne put, par des décisions humaines, briser l'engrenage du destin ni éviter que la jalousie suscitée par son exercice du pouvoir royal ne répandît partout la méfiance et l'hostilité jusqu'au coeur même de sa famille.

Succès guerriers

Fort heureusement sa tranquillité fut assurée en ces moments-là car, avec la fin de la trêve, la guerre reprit contre Véies et d'autres États étrusques. 3. Au cours de ce conflit, Tullius brilla par sa valeur personnelle et fut favorisé par la chance. Il mit en déroute une énorme armée ennemie et c'est en roi incontesté, que l'on sondât l'état d'esprit du sénat ou de la plèbe, qu'il regagna Rome.

Mesures sur les plans civil et militaire

Instauration du cens

4. Il se lança alors dans la réforme pacifique de loin la plus importante. On sait que Numa fut l'initiateur du droit religieux. De même, la postérité a fait de Servius celui qui officialisa dans l'État toutes les différences entre classes sociales en codifiant les distinctions entre les degrés de dignité et de fortune. 5. En effet, il institua le cens, une mesure très propice pour un si vaste empire à venir. Grâce à cette initiative, les charges de la guerre et de la paix n'étaient plus réparties par tête comme auparavant, mais évaluées en fonction de la fortune. En créant à partir du cens les classes et les centuries, Servius établit une hiérarchie aussi bien adaptée à la paix qu'à la guerre.

XLIII. 1. Ceux qui possédaient cent mille as ou un cens supérieur formèrent quatre-vingt centuries, dont quarante étaient composées des hommes les plus âgés et les autres des plus jeunes. 2. Tous furent appelés citoyens de la première classe. Les plus âgés devaient assurer la défense de la ville, tandis que les jeunes gens partaient en guerre à l'extérieur. On leur imposa comme armes défensives un casque, un bouclier rond, des jambières, une cuirasse, le tout en bronze et, pour attaquer l'ennemi, une lance et un glaive. 3. Cette classe s'accrut de deux centuries d'artisans, soldats sans armes qui avaient pour charge de transporter les machines de guerre.

4. La deuxième classe engloba les citoyens dont le cens variait de cent mille à soixante-quinze mille as. Vingt centuries regroupant les hommes les plus âgés et les jeunes gens y furent inscrites. Les armes exigées étaient le bouclier long au lieu du rond et toutes les autres de la première classe, sauf la cuirasse. 5. La troisième classe se vit fixer un cens minimum de cinquante mille as et compta le même nombre de centuries, constituées toujours selon le même critère des âges. On lui  imposa les mêmes armes, mais pas de jambières.

6. À la quatrième classe échut un cens d'au moins vingt-cinq mille as et toujours le même nombre de centuries. Par contre, son armement était tout à fait différent et se réduisait à une lance et un javelot. 7. Avec ses trente centuries, la cinquième classe l'emportait en nombre. Les hommes portaient des frondes et des pierres comme projectiles. Les deux centuries que formaient les sonneurs de cors et de trompettes furent rattachées à cette classe, dont la limite inférieure du cens était d'onze mille as. 8. Le reste de la population avait un cens encore inférieur et ne forma qu'une seule centurie exempte du service militaire.

C'est ainsi que furent équipés et répartis les bataillons d'infanterie. Par ailleurs, Servius recruta douze centuries de cavaliers parmi les citoyens du plus haut rang. 9. Il créa de même six autres centuries, au lieu des trois remontant à Romulus, mais avec les mêmes noms sous lesquels les auspices les avaient consacrées. Dix mille as furent prélevés sur le Trésor pour l'achat des chevaux ; pour nourrir ceux-ci, on imposa aux veuves une taxe annuelle de deux mille as.

Réforme du droit de vote

Toutes ces charges n'incombaient plus aux pauvres, mais aux riches. 10. Elles s'assortirent dès lors d'un honneur car, à l'inverse de la tradition romuléenne, observée par les rois précédents, la même valeur et les mêmes droits ne furent plus accordés indistinctement à tous les votes individuels. Des degrés furent établis, qui permettaient que tout le pouvoir de décision revînt aux citoyens de haut rang sans que quiconque parût exclu du droit de vote. 11. Les cavaliers étaient appelés à voter les premiers, ensuite venait le tour des quatre-vingt centuries de la première classe. Si un désaccord intervenait - chose rare ! - , le vote de la deuxième classe était alors sollicité. On n'en arriva quasiment jamais à recourir aux suffrages des classes inférieures.

Division en tribus

12. Faut-il s'étonner de ce que notre organisation actuelle de trente-cinq tribus, nombre qui a été doublé par l'ajout de centuries de jeunes gens et d'hommes plus âgés, ne corresponde plus au total fixé par Servius Tullius ? 13. En effet, il partagea la ville, en fonction de l'habitat des quartiers et des collines, en quatre parties qu'il dénomma tribus en raison, je pense, du tribut à payer : car l'initiative de fixer celui-ci équitablement en fonction du cens vient aussi de Servius. Ces tribus n'avaient donc rien à voir avec la division en centuries ni avec le nombre de celles-ci.

Rituel de clôture du recensement

XLIV. 1. Pour hâter la mise en application du cens, Seruius promulgua, pour intimider ceux qui ne s'étaient pas inscrits, une loi qui les rendaient passibles d'emprisonnement et de la peine capitale. Après quoi, il ordonna le rassemblement à l'aube, au Champ de Mars, de tous les citoyens formant la cavalerie et l'infanterie, chacun dans sa propre centurie. 2. Il fit mettre toute l'armée en rangs et, pour la purifier (lustrare), procéda au sacrifice d'un porc, d'un mouton et d'un taureau. Cette cérémonie fut appelée sacrifice (lustrum) de clôture, parce qu'elle marquait la fin du recensement. On affirme qu'on recensa quatre-vingts mille citoyens. D'autre part, Fabius Pictor, notre tout premier historien, précise qu'il s'agissait du nombre de citoyens mobilisables.

Initiatives urbanistiques

Extension du pomérium

3. Etant donné l'importance de la population, Seruius jugea opportun d'étendre le territoire urbain et y annexa les deux collines du Quirinal et du Viminal. Sans plus attendre, il agrandit les Esquilies et y élit domicile lui-même pour assurer une bonne réputation à ce quartier. Il entoura la ville d'un retranchement, d'un fossé et d'une muraille, faisant reculer ainsi le pomérium.

4. Si on ne considère que la composition (post-moerium) de ce mot, on lui accorde le sens de territoire à l'intérieur de l'enceinte. Il s'agit plutôt d'une ceinture (circamoerium). Quand les Étrusques autrefois fondaient une ville, ils sacralisaient l'endroit où ils allaient édifier l'enceinte et en fixaient tout autour les limites approuvées par les auspices. C'est pourquoi, à l'intérieur, aucune construction ne s'adossait à l'enceinte, ce qui est de nos jours pratique courante, tandis qu'à l'extérieur une bande de terre demeurait libre de toute activité humaine. 5. Cet espace que la loi divine interdisait d'occuper et de labourer, reçut des Romains le nom de pomérium, à la fois parce qu'il se situait lui-même derrière l'enceinte et celle-ci derrière lui. À chaque extension du tissu urbain, allait correspondre, en fonction du nouveau périmètre de l'enceinte, un recul de cette zone  consacrée.

XLV. 1. L'étendue de la ville témoignait de l'importance croissante de l'État, dont l'organisation régissait toute la vie civile et militaire. Or Servius ne voulut plus accroître son emprise par le seul prestige des armes, mais tenta de mieux asseoir son pouvoir en usant d'habileté pour mener à bien un nouveau projet d'embellissement pour la ville.

Le sanctuaire de Diane
L'exemple d'Éphèse

2. À cette époque le sanctuaire de Diane à Éphèse était déjà célèbre et on savait qu'il représentait une réalisation commune aux États d'Asie. Cette entente politique et cette association de cultes inspiraient à Servius des éloges particuliers au cours de rencontres avec des notables latins. Il avait noué avec ceux-ci, officiellement ou non, des liens d'hospitalité et d'amitié, guère désintéressés. En revenant souvent à ce même sujet, il finit par convaincre les peuples latins d'édifier avec le peuple romain un sanctuaire de Diane à Rome. 3. Accepter un tel projet revenait à reconnaître l'hégémonie romaine, qui avait fait l'objet de tant d'hostilités. Mais elle ne préoccupait, manifestement, plus aucun des peuples latins, qui si souvent avaient  tenté en vain leur chance par les armes.

Le Sabin, la génisse et le prêtre de Diane

Cependant le hasard sembla inspirer à un Sabin l'initiative de restaurer - lui tout seul ! - la suprématie de son peuple. 4. Une génisse, dit-on, d'une taille et d'une beauté extraordinaire était née chez on ne sait quel propriétaire de la Sabine. Les cornes de l'animal, suspendues pendant bien des générations dans l'entrée du sanctuaire de Diane, perpétuèrent le souvenir de cette merveille. 5. Le fait fut considéré à sa juste valeur comme un prodige, si bien que les devins déclamèrent : "L'État dont un citoyen immolera cet animal à Diane exercera l'hégémonie".

Le grand prêtre du sanctuaire de Diane eut vent de cette prédiction. 6. Or notre Sabin avait amené sa génisse à Rome. Au premier jour qui se montra favorable au sacrifice, il la mena au sanctuaire de Diane et la présenta devant l'autel. Le grand prêtre, que la taille et la réputation de l'animal avaient impressionné, se souvint de la prédiction et dit en bon Romain au Sabin :

- Mais, dis moi, cher hôte, que veux-tu faire? Offrir ce sacrifice à Diane?
- Oui!
- Mais tu ne t'es pas purifié ! Pourquoi donc ne t'es-tu pas baigné dans une eau courante?
-...
- Fais-le dans le Tibre là-bas au fond de la vallée !

7. Le Sabin se sentit pris de scrupule et, pour combler l'attente du prodige, il désira que tout se déroulât dans le respect du rituel. Sans plus attendre, il descendit vers le Tibre. Alors le Romain immola la génisse à Diane, ce que Rome et son roi allait tout particulièrement apprécier

La fin de Servius

Jalousie de LuciusTarquin

XLVI. 1. En exerçant le pouvoir royal, Servius en était devenu le détenteur incontesté. Cependant des propos que lançait à l'occasion le jeune Tarquin  laissait entendre à Servius qu'il régnait contre la volonté du peuple. Alors le roi, pour s'attirer la sympathie de la plèbe, divisa des territoires pris à l'ennemi en autant de lopins de terre et les offrit à chaque citoyen. Puis il prit le risque d'en référer au peuple sur la question de savoir s'il voulait bien de lui comme roi et s'il lui octroyait ce pouvoir.

Or Servius fut proclamé roi avec une majorité jamais atteinte par aucun de ses prédécesseurs.

2. Tarquin ne se laissa pas pour autant décourager dans son aspiration à régner. Il en redoubla d'ardeur. Conscient de ce que le don de terres à la plèbe avait mécontenté le sénat, il  jugea que l'occasion s'offrait à lui de dénigrer Servius devant cette assemblée et d'affirmer sa propre présence à la curie. Cet homme jeune était d'un tempérament passionné et, surexcité aussi chez lui par Tullia son épouse, il n'avait l'esprit jamais en repos.

Noces criminelles

3. À Rome aussi, la famille royale donna l'exemple d'un forfait digne d'une tragédie. L'aversion qu'inspira la royauté devait déboucher assez tôt sur la liberté. Le pouvoir royal s'appuya sur le crime et cela en fut le dernier acte.

4. Lucius Tarquin était-il un fils ou un petit-fils de Tarquin l'Ancien? Rien n'est sûr, mais j'affirmerais volontiers, comme la plupart des auteurs, qu'il s'agissait d'un fils. Il avait un frère, le paisible Arruns Tarquin. 5. Les deux frères, comme je l'ai dit plus haut, avaient épousé chacun une princesse Tullia. Ces deux jeunes femmes avaient des caractères bien différents. Or justement le mariage n'unissait pas les deux tempéraments violents. C'était, à mon avis, une chance pour le peuple romain, car cela permit à Seruius de régner plus longtemps et de mettre en place les institutions.

6. La bouillante Tullia étouffait car Arruns, son mari, ne montrait aucun goût pour l'ambition ni aucune propension à l'audace. Elle se laissait tout entière subjuguer par Lucius, l'autre Tarquin, et disait que "lui, c'était un vrai homme et qu'il avait l'étoffe d'un roi". Elle méprisait sa soeur "parce qu'à cause de cette femme un homme plein d'audace ne se réalisait pas". 7. Leur ressemblance rapprocha ces deux êtres, comme c'est souvent le cas, car le mal ne porte qu'au mal. Mais c'est la femme qui entreprit de tout bouleverser.

Souvent Tullia retrouvait en secret cet homme qui ne lui appartenait pas. Elle n'épargnait de ses sarcasmes ni son conjoint dont Lucius était le frère ni sa soeur dont il était le mari. Elle affirmait avec insistance qu'il eût mieux valu qu'elle fût veuve et lui vieux garçon que d'être unis à des conjoints qui ne leur ressemblaient pas, et de s'alanguir au contact de la poltronnerie d'autrui. 8. Si les dieux lui avaient donné un homme à sa mesure, elle aurait tout de suite vu dans leur maison, le pouvoir royal qu'elle voyait chez son père. Très vite elle fit déborder dans le jeune homme la témérité qui était en lui. 9. Arruns Tarquin et la seconde Tullia furent enterrés l'un à la suite de l'autre, et leurs foyers s'ouvrirent à de nouvelles noces. Lucius et Tullia se marièrent sans rencontrer d'opposition et encore moins d'approbation de la part de Servius.

Tullia pousse Lucius Tarquin à tuer Servius

XLVII. 1. Celui-ci devint de plus en plus menacé parce qu'il vieillissait, de plus en plus menacé parce qu'il régnait. Le forfait venait à peine d'être commis que la femme  pensait déjà à en perpétrer un autre.

Ni de jour ni de nuit, Tullia ne laissait de répit à son mari dans la crainte que leurs proches n'eussent été inutilement assassinés : 2."Il ne lui avait pas manqué, disait-elle, un homme avec qui on la savait mariée et avec lequel elle vivait, muette, dans le même asservissement ; non, il lui avait manqué quelqu'un qui se croyait digne d'être roi, qui se souvenait qu'il était fils de Tarquin l'Ancien, qui préférait détenir le pouvoir que l'espérer."

3. "Si tu es, insistait-elle, l'homme avec qui je crois avoir été mariée, alors je t'appelle mon époux et mon roi. Mais si tu ne l'es pas, alors la situation est devenue d'autant plus grave qu'ici le crime s'associe à la lâcheté. 4. Pourquoi ne prends-tu pas les armes ? Tu ne dois pas, comme ton père, élaborer depuis Corinthe ou Tarquinies des plans pour régner sur une autre terre. Les dieux de ton foyer, ceux de ta patrie, l'effigie de ton père, notre demeure royale, le trône qui se trouve dans cette même demeure, tout cela fait de toi le roi et t'en donne le titre ! 5. Mais si tu n'es pas fait pour y arriver, pourquoi fais-tu perdre à Rome ses illusions ? Pourquoi acceptes-tu qu'on te regarde comme le prince royal ? Va-t-en  plutôt d'ici, à Tarquinies ou à Corinthe ! Retourne en arrière, retrouve tes origines, toi qui ressembles plus à ton frère qu'à ton père !"

6. Avec ces invectives et bien d'autres, Tullia excitait le jeune homme. Elle-même ne tenait pas en place à la seule pensée que "Tanaquil, une femme venue d'ailleurs, avait remué ciel et terre pour réussir à donner à deux hommes, à son mari et plus tard à son gendre, l'occasion de régner, l'un à la suite de l'autre. Et elle alors, qui était fille de roi, elle n'aurait aucun poids pour donner ou retirer le pouvoir royal !"

Manoeuvres et médisance de Lucius Tarquin

7. Tarquin s'était laissé emporter par ces propos de femme en plein délire. Maintenant il recherchait les sénateurs, surtout ceux des plus récentes familles et mobilisait leur attention. Il leur rappelait le bienfait de son père à leur égard et, en retour, réclamait  leur appui. Il attirait les jeunes par des cadeaux. Partout il étendait son influence grâce à ses promesses mirifiques, mais aussi en formulant des griefs contre le roi. 8. Enfin, quand le moment lui parut opportun de passer à l'acte, il surgit en plein forum, flanqué d'une troupe d'hommes armés. Alors au sein de la panique générale, il s'assit sur le trône royal dans la curie et il fit convoquer les sénateurs par le crieur public "auprès du roi Tarquin". 9. Ils se réunirent immédiatement. Certains étaient déjà préparés à la chose. Les autres redoutant que leur absence ne leur fût préjudiciable demeuraient muets de surprise devant un fait si incongru et croyaient que c'en était fait de Servius.

10. Tarquin commença à médire de Servius en évoquant la bassesse de sa naissance: "Ce n'était qu'un esclave, fils d'une esclave. Après la mort ignoble de son père à lui, Tarquin, Servius n'avait pas, comme autrefois, observé d'interrègne, il n'avait pas réuni les comices, il n'avait pas demandé au peuple de voter, il n'avait pas reçu l'aval du sénat ! Non, il s'était emparé du trône que lui avait donné une femme ! 11. Voilà comment il était né, voilà comment il était devenu roi, lui qui soutenait les gens de la plus basse extraction, dont lui-même faisait partie. Par haine d'une noblesse qui lui était étrangère, il avait réparti entre les plus vils les terres arrachées aux premiers citoyens. 12. Il avait fait retomber toutes les charges, communes autrefois, sur les premiers citoyens de l'État. Il avait établi le cens pour exposer à l'envie les biens des possédants et en disposer pour faire, quand bon lui semblait, des cadeaux aux plus démunis..."

Assassinat de Servius

XLVIII. 1. Or voilà qu'en pleine harangue, Servius était là. Alerté par un messager aux abois, il avait accouru. D'une grosse voix, il s'adressa à Tarquin depuis l'entrée de la curie: "Mais qu'est-ce qui se passe, Tarquin ? Comment as-tu osé, de mon vivant, convoquer les sénateurs et t'installer sur mon trône ?"

2. Avec hargne Tarquin lui rétorqua qu'il ne faisait qu'occuper le trône de son propre père et qu'un prince royal était bien mieux désigné qu'un esclave pour hériter du pouvoir royal et que lui, Servius, s'était  joué en toute impunité des maîtres qu'il narguait, et que tout cela avait assez duré...

Des cris s'élevèrent des partisans de l'un et de l'autre tandis que le peuple entrait en masse dans la curie. Il était clair que la royauté reviendrait au vainqueur. 3. Alors Tarquin, acculé, par l'urgence même de la situation, à tout oser et nettement avantagé par la force de sa jeunesse, saisit Servius à bras-le-corps, le traîna  hors de la curie et le jeta du haut de l'escalier. Après quoi, il rentra  dans la curie pour reprendre en main les sénateurs.

4. Les appariteurs et l'escorte du roi prirent la fuite. Lui-même, quasiment exsangue, rentrait chez lui avec une suite moins que royale. Il fut massacré par ceux que Tarquin  avait lancés pour le rattraper dans sa fuite.

Sacrilège de Tullia

5. On croit, parce qu'on n'y voit pas d'incompatibilité avec son premier forfait, que Tullia fut l'âme de ce meurtre. On sait qu'elle pénétra dans le forum en voiture et  que, sans se laisser impressionner par ce rassemblement d'hommes, elle héla son mari pour le faire sortir de la curie et, la première, l'appela roi. 6. Mais Tarquin lui intima de s'éloigner d'un si grand désordre.

Alors qu'elle rentrait chez elle, elle gagna le haut de la rue de Chypre, où se trouvait encore récemment le temple de Diane, et fit tourner la voiture à droite dans la rampe Urbia pour atteindre la colline des Esquilies. Soudain le cocher, mort de peur, bloqua l'attelage en tirant sur les rênes et montra à sa maîtresse Seruius qui gisait assassiné. 7. On rapporte un forfait révoltant et inhumain, dont le nom de l'endroit - la rue du  Crime - perpétue le souvenir. On dit que dans un accès de folie, poussée par les Furies vengeresses de sa soeur et de son mari, Tullia fit passer la voiture sur le corps de son père.

C'est avec sa voiture dégoulinante du sang d'un père assassiné qu'elle rentra souillée et ensanglantée dans ce foyer qu'elle partageait avec son mari. Le courroux de leurs pénates allait susciter des événements en réponse aux débuts pervers d'un règne qui bientôt connaîtrait sa fin.

Jugement sur SeruiusTullius

8.  Après ces quarante-quatre ans de règne de Servius, il eût été difficile pour son successeur, si bon et si modéré fût-il, de soutenir la comparaison avec lui. D'ailleurs, ce qui fit aussi la gloire de Seruius, c'est que la disparition de ce roi mit fin aux règnes justes et respectueux des lois. 9. Parce qu'il était seul à le détenir, il aurait envisagé, selon certains historiens, de renoncer à ce pouvoir pourtant si doux et si modéré. Le crime de ses proches entrava son dessein de libérer sa patrie.


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