[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 29, janvier-juin 2015]

 

LES « MARQUEURS » DE LA NATIVITÉ DU CHRIST DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE.
La christianisation du matériel romain.

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

 


[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]

 [4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]


 

Introduction

 

 

« Che gli scrittori cristiani dei primi secoli volsero spesso in beneficio della propria
causa certe narrazioni e certe testimonianze degli scrittori pagani è noto a tutti.
 »

« Il est bien connu que les écrivains chrétiens des premiers siècles transformèrent souvent
au profit de leur propre cause des récits et des témoignages d’écrivains païens. »

(A. Graf, Roma nella memoria et nelle immaginazioni del Medio Evo,
Turin, éd. 1923, p. 250, n. 23)

 

 

 

Comme le montre le texte d’Arturo Graf repris en exergue, on sait depuis longtemps que les chrétiens des premiers siècles ont utilisé le matériel païen pour le mettre au service de leur religion, le modifiant si nécessaire pour mieux y parvenir. La citation en exergue ne mentionne que les récits et les témoignages antiques, mais l’opération de christianisation touche bien d’autres réalités que les textes. Qu’on songe aux lieux, aux fêtes, aux rites, et à tant d’autres choses.

La Nativité du Christ représentait pour les chrétiens un événement d’une importance exceptionnelle, qu’ils ont tenu à souligner en racontant qu’il avait été annoncé ou accompagné par des faits extraordinaires. Il n’est pas rare que les littératures anciennes marquent de cette manière l’importance exceptionnelle d’un événement. C’est le cas dans le monde païen antique, c’est le cas aussi dans le monde chrétien.

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La mort du Christ par exemple a été marquée par des événements extraordinaires, comme le prouvent les citations suivantes extraites des Évangiles canoniques :

Matthieu, XXVII, 51-55

Et voilà que le voile du sanctuaire se fendit en deux, du haut en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent et les corps de beaucoup de saints défunts ressuscitèrent. Et, sortis des sépulcres, après sa résurrection, ils entrèrent dans la ville sainte et apparurent à beaucoup.

Le centurion et ceux qui, avec lui, gardaient Jésus, voyant le tremblement de terre et ce qui se passait, furent saisis d’une grande frayeur et dirent : « Vraiment, c’était le Fils de Dieu ». (trad. A. Crampon)

Marc, XV, 33-39 (passim)

La sixième heure arrivée, il se fit des ténèbres sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure. Et à la neuvième heure, Jésus […] jeta un grand cri et expira. Et le voile du sanctuaire se fendit en deux, de haut en bas. Le centurion qui se tenait en face de lui, ayant vu qu’il avait expiré ainsi, dit : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu. » (trad. A. Crampon)

Luc, XXIII, 44-45

Il était alors environ la sixième heure, et il se fit des ténèbres sur la terre entière jusqu’à la neuvième heure, le soleil s’étant éclipsé, et le voile du sanctuaire se fendit par le milieu.

Le centurion, ayant vu ce qui s’était passé, glorifia Dieu, disant : « Réellement, cet homme était un juste ». (trad. A. Crampon)

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Pareils phénomènes, tout à fait inhabituels, ont une fonction précise. Ils constituent ce que nous appellerons des « marqueurs », soulignant avec éclat qu’un fait extraordinaire s’est produit. Les spectateurs sont alors censés se poser des questions et en tirer les conclusions adéquates.

Faut-il préciser que, dans l’Histoire, il n’y a eu, à la mort du Christ, ni éclipse de soleil ni tremblement de terre, que le voile du temple ne s’est pas fendu par le milieu, que les sépulcres ne sont pas ouverts et que les défunts ne se sont pas manifestés dans la ville ? Ces événements relèvent de l’imaginaire et du symbole, comme d’ailleurs les paroles prêtées par Matthieu et Luc au centurion romain.

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Dans la tradition chrétienne, la naissance du Christ a également été marquée par toute une série de manifestations sortant de l’ordinaire, soigneusement répertoriées par les auteurs chrétiens. Peu importe ici le nom qu’elles ont reçu dans la littérature (« miracles », « prodiges », « présages », « merveilles », « curiosités »), leur fonction est toujours la même : « marquer » un événement exceptionnel pour attirer l’attention sur lui. Et pour les chrétiens, on le sait, l’Incarnation est un événement d’une importance fondamentale : le Dieu, qui naît à Bethléem de la Vierge Marie, vient au monde pour le sauver ; il ouvre un nouvel âge dans l’histoire de l’humanité.

Rien d’étonnant dès lors que cette naissance ait en quelque sorte « ébranlé » l’univers, et que les composants de celui-ci – astres, atmosphère, anges, hommes, animaux, plantes, objets matériels – aient « réagi » par des manifestations inhabituelles. Une telle conception, qui peut paraître absurde aux Modernes, ne l’était pas pour des esprits médiévaux.

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Ces « marqueurs » de la Nativité, nombreux (nous en avons relevé près de trente), sont d'origine variée. Tout en évoquant chacun d'eux, le présent travail sera consacré en priorité à ceux qui contiennent du matériel emprunté (en tout ou en partie) à l’antiquité romaine. Comme ce matériel n’avait au départ aucun rapport avec la Nativité, les chrétiens durent le transformer en profondeur (contenu, chronologie, interprétation), pour les intégrer à leur religion. C’est ce processus de christianisation que nous étudierons de la manière la plus précise possible, essentiellement à travers de nombreux témoignages littéraires, qui vont de l’antiquité à la fin du moyen âge et qui seront largement cités et commentés. Cette recherche aurait également pu se dérouler sous l’angle iconographique, mais faute de compétences particulières en histoire de l’art, nous n’aborderons qu’occasionnellement cet aspect des choses.

Comme l’indique bien le titre, le travail prendra donc en compte tous les marqueurs de la Nativité dans la littérature médiévale, mais une attention spéciale sera accordée à ceux d’origine romaine et à la manière dont ils ont été christianisés au fil des siècles.

En ce qui concerne ce matériel d’origine romaine, nous rencontrerons des phénomènes célestes, comme un triple soleil ou un cercle entourant le soleil, ou l’image d’une Vierge à l’Enfant censée apparaître dans le ciel à l’empereur romain Octavien (notre Octave-Auguste), ou d’autres événements extraordinaires que les Anciens jugeaient inexplicables et auxquels ils donnaient souvent le nom de prodiges, comme par exemple le bœuf qui parle, ou l’huile qui se met à sortir spontanément du sol, ou encore la demeure dont les fenêtres pourtant solidement fermées s’ouvrent brusquement dans un bruit effrayant. On assistera même au rattachement à la Nativité d’un événement à l’historicité indiscutable mais très postérieur, comme l’effondrement de l’amphithéâtre de Fidènes, survenu en 27 après Jésus-Christ.

Ces motifs d’origine romaine sont attestés dans les textes médiévaux avec une fréquence variable. Certains sont particulièrement intéressants, parce qu’ils furent très actifs dans le processus de christianisation ou parce qu’ils virent leur contenu se transformer et s’enrichir au fil d’une évolution pluriséculaire. Ceux-là seront étudiés en profondeur. Les autres, moins répandus ou d’un moindre intérêt, ne seront qu’évoqués.

Quant aux marqueurs d’origine non romaine, qui sont nombreux, leur traitement, sans être négligé, sera plus superficiel.

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On notera que le point de vue adopté dans cet article est celui d'un historien de l'antiquité qui, après avoir longtemps travaillé dans le domaine des origines et des premiers siècles de Rome, s'intéresse à la survie et à l'utilisation du matériel antique dans la littérature médiévale. Il entend simplement travailler en historien des légendes, sans intervenir en quoi que ce soit dans des questions de croyances religieuses. La présente recherche doit être située dans le contexte d'autres travaux récents .

Depuis quelques années, ils portent d’une part sur Jean d’Outremeuse, le chroniqueur liégeois du XIVe siècle (par exemple FEC, 28, 2014), mais aussi sur la survie et à l’évolution au Moyen Âge de thèmes et de motifs en rapport plus ou moins direct avec l’antiquité romaine.

Dans ce dernier domaine, nous avons successivement étudié : d’abord deux motifs étroitement liés à Virgile et très largement répandus, en l’occurrence celui du panier et celui de la vengeance (FEC, 23, 2012) ; puis l’histoire de deux instruments magiques (un miroir et des statues aux clochettes) destinés à protéger Rome (FEC, 26, 2013) ; puis le sort de statues et de bâtiments romains bénéficiant d’une prédiction d’éternité conditionnelle, censés durer « jusqu’à ce qu’une vierge mette un enfant au monde » et qui furent détruits à la Naissance du Christ (FEC, 27, 2014) ; puis, lié au sujet précédent, le motif de la Chute des Idoles dans l’épisode égyptien des Enfances de Jésus (FEC, 27, 2014). Ces deux derniers articles, qui touchent assez directement à la question des marqueurs de la Nativité, seront résumés en quelques paragraphes un peu plus loin.

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La présente étude se développera en sept chapitres, dont voici les titres. En tête de chacun d'eux sera fourni un plan plus détaillé :

 

Page de garde

Ch. I. Quelques observations générales

Ch. II. Les phénomènes célestes

Ch. III. Le bœuf parlant

Ch. IV. Phénomènes divers

Ch. V. La Vision d’Octavien, l’Ara Celi et la paix d’Auguste

Ch. VI. Le prodige de l’huile : Taberna Meritoria et Fons Olei

Ch. VII. En guise de conclusion

Liste bibliographique

 

[Suite]

 


[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]

 [4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 29 - juillet-décembre 2015