[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 29, janvier-juin 2015]

 

LES « MARQUEURS » DE LA NATIVITÉ DU CHRIST DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE.
La christianisation du matériel romain

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

 


[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]

 [4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]


 

 

Chapitre III. Le bœuf parlant

 

 

Comme les prodiges célestes qui viennent d’être étudiés au chapitre II, le prodige d’un bœuf parlant remonte à la Rome préchrétienne. Il figure dans la liste des événements extraordinaires liés à la mort de César et à l’entrée en scène d’Octave-Auguste et, comme les phénomènes célestes, il a également subi les effets de la christianisation. On le retrouve en effet associé à la Nativité du Seigneur.

 

Plan

 

1. Eusèbe-Jérôme et ses précédents antiques

2. Godefroi de Viterbe

3. Jacques de Voragine

4. Jean d’Outremeuse

5. Autres attestations médiévales

a. Frédégaire (vers 640)

b. Fréculphe (ou Fréculfe), évêque de Lisieux de c. 820 à 850

c. Vincent de Beauvais (avant 1260)

d. Renart le Contrefait, 2ème branche, version en prose (début XIVe siècle)

 

1. Eusèbe-Jérôme et ses précédents antiques

Immédiatement après le prodige des trois soleils, mais toujours dans la liste des événements de -44, le Canon d’Eusèbe-Jérôme (fin IVe-début Ve) signale le prodige d’un « bœuf parlant ». Nous avons déjà donné le texte, reprenons-le ci-dessous :

Inter cetera portenta, quae toto orbe facta sunt, bos in suburbano Romae ad arantem locutus est : frustra se urgeri. Non enim frumenta, sed homines breui defuturos. (R. Helm, 1956, p. 157) [RVW 345, p. 682]

Parmi d’autres prodiges survenus dans le monde entier, [il arriva que,] dans un champ aux alentours de Rome, un bœuf dit à un laboureur : « Rien ne sert de me tourmenter, car dans peu de temps, ce ne sont pas les blés qui vont manquer, mais les hommes. » (trad. personnelle)

Si les phénomènes solaires sont plausibles et crédibles (cfr plus haut), ce n’est pas le cas d’un animal qui parle. Pareil motif n’appartient pas au monde réel, mais à l’imaginaire. Et pourtant, on le verra dans un instant, le recueil des prodiges romains comporte des cas d’animaux parlants.

Pour comprendre comment les Romains aient pu enregistrer pareil événement en tant que prodige « officiel », c’est-à-dire transmis aux autorités compétentes et dûment enregistré dans les archives, quelques précisions complémentaires sur le système religieux romain antique sont peut-être nécessaires. Nous choisirons notre exemple dans la procédure réglant le déroulement des assemblées populaires à Rome.

Ces dernières ne pouvaient se réunir que si certains prêtres spécialisés, après avoir interrogé les dieux, recevaient de ces derniers ce qu’on appelait des « auspices favorables », en d’autres termes l’accord divin. L’assemblée pouvait dès lors commencer valablement ses travaux. Mais les règles religieuses prévoyaient que si certains événements bien précis survenaient en cours de réunion (par exemple une crise d’épilepsie chez un participant, ou un coup de tonnerre dans un ciel serein), les travaux devaient s’arrêter et l’assemblée être remise à un autre jour. Des phénomènes de ce genre signifiaient en effet, aux yeux des Romains, que les dieux avaient en quelque sorte changé d’avis et retiré leur accord.

Là où les affaires se compliquent – pour continuer avec l’exemple du bruit du tonnerre –, c’est qu’il suffisait qu’un prêtre spécialisé affirme l’avoir l’entendu pour que la séance soit suspendue. Peu importe que personne d’autre ne puisse confirmer la chose. Son affirmation à elle seule suffisait.

C’est probablement par un mécanisme de ce genre qu’on peut expliquer que des cas d’animaux parlants puissent avoir été officiellement recensés comme prodiges : ces cas ne sont d’ailleurs pas très nombreux. Aucun animal n’avait évidemment parlé, mais certaines personnes « autorisées »  avaient affirmé qu’ils les avaient entendus parler. Cela suffisait.

*

Revenons à quelques autres exemples de bœufs parlants enregistrés dans la littérature romaine.

Le premier date de -206. Parmi divers prodiges survenus cette année-là, Tite-Live (XXVIII, 11, 4) mentionne, sans plus, qu’« un bœuf avait parlé dans le territoire romain » (et bos in agro Romano locutus). C’est le n° 129 du catalogue Engels (RVW 129, p. 477). Aucun texte ne précise ce que l’animal avait dit.

Mais il y a plus caractéristique, du moins si l’on en croit le même Tite-Live (XXXV, 21, 3-4) énumérant une série de prodiges survenus en -192 :

On annonçait du Picénum qu’une chèvre avait mis bas six chevreaux d’une seule portée ; à Arretium, qu’il était né un enfant n’ayant qu’une main ; à Amiternum, qu’il avait plu de la terre ; à Formies, qu’une porte et le mur avaient été frappés de la foudre ; et (ce qui effrayait le plus : quod maxime terrebat) qu’un bœuf appartenant au consul Cneius Domitius avait dit : ‘Rome, prends garde à toi’ (consulis Cn. Domiti bovem locutum : ‘Roma, cave tibi’) ». (d’après trad. E. Lasserre)

Cette fois les paroles du bœuf sont connues et intégrées au rapport officiel. Constituant une mise en garde adressée à Rome, elles avaient « valeur de prophétie ». Il faut dire que l’animal n’appartenait pas à un banal paysan, mais à Cnéius Domitius, le consul du moment (cfr RVW 154, p. 497, avec la note 74). L’histoire ne le dit pas, mais c’est probablement le consul qui l’avait « entendu parler ». Et comme Rome était à ce moment-là dans une situation difficile, le consul avait intérêt à ce qu’elle se « reprenne en mains ». Le bœuf dont il était propriétaire aura donc été appelé par lui à la rescousse pour ranimer le courage de ses concitoyens ! Tous les moyens sont bons !

Mais « notre bœuf », celui qui est censé avoir parlé en -44, a fait beaucoup mieux encore. Non seulement il a prononcé une « prophétie », comme celui de -192, mais la sienne ne se limite pas à trois mots latins simples (Roma, cave tibi), elle consiste en une phrase entière, d’une particulière complexité d’ailleurs.

 

[Plan]

 

2. Godefroi de Viterbe

L’épisode a été accueilli dans la littérature médiévale. C’est le cas chez Godefroi de Viterbe, un auteur déjà rencontré plus haut. Son Speculum regum mentionne les deux phénomènes (celui des trois soleils et celui du bœuf parlant), dans le même ordre qu’Eusèbe et en les rattachant comme lui à l’époque de César (istis temporibus) : les vers 840-841 se rapportent au premier ; les vers 842-845 au second (éd. G. Waitz, p. 67).

 

Istis temporibus tres fulgent ordine soles, 

840

En ce temps-là, brillent trois soleils bien alignés,

Stant quoque tres lune nunc celitus in regione ;

il y a également trois lunes dans cette région du ciel.

   Tunc ad aratorem verba dedere boves :

 

   Alors, des bœufs dirent ces mots à un laboureur :

« Cur, inquiunt, stimulo tu nos crudeliter urges ? »

 

« Pourquoi nous presses-tu cruellement de ta pique ?

Deficient homines magis, et seges alta resurget,

 

Les hommes plutôt manqueront, et la moisson lèvera bien.

   Nulla fames veniet, ledere parce boves ». 

845

   Il n’y aura pas de famine, ne fais pas souffrir les bœufs. »

Ils seront repris à la fin du commentaire en prose (p. 68 de la même édition) :

Item sciendum est, quod tempore Iulii Cesaris premissi dum iam appropinquaret tempus quo Christus de virgine Maria nasci voluit, tres soles et tres lune apparuerunt in celo in figuram, ut fides sancte Trinitatis, Patris et Filii et Spiritus sancti, futura esset. Tempore etiam isto boves aratoribus locuti sunt, ne cederent eos stimulo, quoniam superhabundantia frumentorum superventura esset [un manuscrit ajoutant : et quod in brevi magis deficerent homines quam frumenta].

De même il faut savoir qu’à l’époque de Jules César, alors qu’approchait déjà le temps où Jésus voulut naître de la vierge Marie, trois soleils et trois lunes apparurent dans le ciel, pour figurer comment serait la foi en la sainte Trinité, du Père, du Fils et de l’Esprit Saint. Et en ce même temps, des bœufs parlèrent aux laboureurs, disant qu’ils ne les frappent pas de leur aiguillon, parce qu’une surabondance de blés surviendrait [un manuscrit ajoutant : et que bientôt les hommes feraient défaut, plus que les blés.]

La date des deux prodiges, dans le poème ou dans le commentaire en prose, n’a pas été modifiée : « césariens », ils ne sont donc pas contemporains de la Nativité. Mais la formulation du commentaire (« alors qu’approchait déjà le temps où le Christ décida de naître de la Vierge Marie ») les rattache subtilement à cet événement. Godefroi lui-même ne le faisait pas, mais on sait que la date et l’auteur du commentaire en prose ne sont pas connus avec certitude.

Dans la description du prodige du « bœuf parlant », on ne s’attardera pas sur les légères différences qu’on pourrait relever entre le texte d’Eusèbe-Jérôme et les deux versions (poésie de Godefroi et prose du commentateur) en ce qui concerne le nombre des bœufs et des laboureurs.

[Plan]

 

3. Jean d’Outremeuse (Myreur, I, p. 243-244)

Jean d’Outremeuse place aussi le prodige solaire et celui des animaux parlants au nombre des présages et prédictions liés à la mort de César (Myreur, I, p. 243-244). Voici un aperçu rapide du contexte.

On raconte, écrit le chroniqueur liégeois, que cent jours avant la mort de César, la foudre s’était abattue sur ce monument, en faisant tomber le C, lettre initiale du nom de l’empereur. Vu la valeur numérique de cette dernière en latin, Virgile – un prophète selon le chroniqueur liégeois – prédit que le personnage mourrait cent jours plus tard. Ce motif-là ne fit l’objet d’aucune tentative de « christianisation ».

Le chroniqueur liégeois signale ensuite, mais sans faire intervenir Virgile, un autre événement annonciateur : une violente tempête avait ouvert et refermé brutalement les fenêtres de César, lui laissant croire que sa maison allait s’effondrer. Il s’était précipité dehors. Cet événement, que nous retrouverons plus loin, sera, lui, rattaché à la Nativité par certains auteurs.

Jean d’Outremeuse mentionne encore deux autres phénomènes annonciateurs, sans toutefois les dater au jour près. D’abord le vent avertit les senateurs des bleis – entendons les responsables de l’annone – que les hommes faroient plus toist que les frumens (« les hommes feraient défaut plus tôt que les froments »). Ensuite – et cette fois la notice nous concerne directement – un bœuf tirant une charrue reprocha à son maître de le tourmenter avec son aiguillon, en disant que bientôt on vivrait mieux, car les grands hommes feront défaut plus vite que les blés.

[…] et altrepart est escript que chu fut I buef qui traihoit à la cherue, et parlat à cheluy homme qui conduisoit la cherue, et lidest quand ihl le poindoit d’estomble : « Porquoy me oppresse-tu si fortement ? Ihl ne serat nient povreteit de vivre en brief temps, car les grans hommes defalront plus toist que les frumens. » (Myreur, I, p. 243-244)

[…] D’autre part, il est écrit qu’un bœuf tirant la charrue parla à un homme qui la dirigeait et qui le pressait de l’aiguillon. Il lui dit : « Pourquoi me presses-tu si fort ? On ne connaîtra pas la pauvreté prochainement ; les grands hommes disparaîtront plus tôt que les blés ». (trad. personnelle)

Chez Jean, tous ces prodiges sont clairement rapportés à César, et pas à la Nativité. À la différence évidemment, nous l’avons signalé plus haut, du prodige des trois soleils que le chroniqueur liégeois mentionnait dans le même passage en le plaçant le lendemain du meurtre et en lui faisant donner, par Virgile, une interprétation trinitaire prophétique.

 

[Plan]

 

4. Jacques de Voragine

Revenons maintenant à Voragine et à sa mention des bœufs parlants. Se référant à la Chronique d’Eusèbe, il précise bien que ce prodige eut lieu « avant la Nativité » :

Avant la Nativité aussi, à ce que rapporte Eusèbe dans sa chronique, des bœufs (boves) qui labouraient dirent aux laboureurs (ad laboratores) : « Les hommes manqueront et les moissons profiteront (Homines deficient, segetes proficient. » (trad. d’après A. Boureau, p. 56).

L’auteur de La légende dorée n’affirme donc pas expressis verbis que l’événement est contemporain de la Nativité, mais il en fait cependant état dans sa rubrique des animaux censés avoir témoigné de la Nativité. Le prodige du « bœuf parlant » ou des « bœufs parlants » (puisqu’il utilise le pluriel) constitue pour lui un « marqueur » de cet événement, comme l’était l’acte d’adoration des animaux de la crèche. Probablement a-t-il voulu enrichir quelque peu la rubrique 3 de sa démonstration, laquelle, sans le « bœuf parlant », se serait limité au seul exemple de l’adoration de Jésus par l’âne et le bœuf.

Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne notre sujet, on se trouve, ici encore, devant un cas de détournement chrétien d’un prodige païen. Si, au départ, en liaison avec Jules César, le prodige du bœuf parlant avait du sens en tant que présage d’une mort imminente, il n’en a plus lorsqu’il est coupé de son origine et mis en rapport avec la Nativité du Seigneur. Il est d’ailleurs significatif que, à notre connaissance en tout cas, aucun auteur médiéval n’ait tenté de donner une interprétation chrétienne explicite à ce prodige, comme cela avait été fait pour les trois soleils. C’eût d’ailleurs été très difficile.

On verra plus loin que ce passage de Voragine a été utilisé et traduit en français dans Renart le Contrefait.

*

Terminons en observant que si la synthèse de Voragine ne présente pas d’autre prodige d’animal parlant lié à la Nativité, Jean d’Outremeuse enregistre celui de la « bête de Jérusalem », qui vient annoncer dans la ville d’Hérode la naissance du Sauveur de l’univers (I, p. 345) :

Item en la citeit de Jherusalem entrat à chi jour une bieste que oncques nuls hons n’avoit plus veyut, n'en ne savoit-ons dont elle venoit, ne queile bieste chu astoit : elle coroit par la citeit de Jherusalem, et disoit que Jhesus astoit neis de virgue, qui venoit tout le monde rachateir. (Myreur, I, p. 345)

Ce jour-là entra dans la cité de Jérusalem une bête que personne n’a plus jamais vue ; on ne savait pas d’où elle venait, ni de quelle bête il s’agissait ; elle courait à travers la cité de Jérusalem, et disait que Jésus était né d’une vierge et qu’il venait racheter l’univers. (trad. personnelle)

Mais le contexte de cette citation du Myreur n’avait rien à voir avec l’énumération des événements liés à la mort de César. Le chroniqueur liégeois traitait alors de la Nativité, et il mentionnait la « bête de Jérusalem » après avoir signalé les prodiges de la fontaine d’huile (cfr plus loin) et celui du cercle solaire (cfr plus haut). Ce motif fait donc partie des marqueurs de la Nativité, mais il ne figure pas dans la liste du chapitre 6 de Jacques de Voragine.

Il se rencontre aussi dans Li Romanz de saint Fanuel, que Jean d’Outremeuse a d’ailleurs utilisé comme modèle :

 

Et une beste vint corant

 

Une bête vint en courant

Par la porte en Jerusalant.

par la porte à Jérusalem.

Par la cité huchant ala,

1775

Elle traversa la cité en criant

Et toz li mondes l'esgarda,

 

et à la vue de tout le monde.

Et dist que Jhesus estoit nez,

 

Elle dit que Jésus était né,

Or iert li mondes rachetez.

 

que le monde maintenant était racheté.

 

Le Romanz de saint Fanuel, et de Sainte Anne, et de Nostre Dame, et de Nostre Segnor et de ses apostres, est une œuvre anonyme de 3971 octosyllabes, datant du XIIIe siècle. Ce titre, fort long, est régulièrement abrégé en Romanz de saint Fanuel. Il raconte l’histoire de Fanuel, la naissance de Jean-Baptiste et celle de la Vierge Marie, l’histoire de Marie, de Joseph et de Jésus, dans laquelle se trouvent intercalés un Évangile de l’enfance, la passion du Christ et l’Assomption.

Nous avons utilisé la vieille édition de C. Chabaneau, dans Revue des Langues romanes, 3e série, t. XIV, 1885, p. 118-123 (généralités) et p. 157-258 (texte) et 4e série, t. II, 1888, p. 361-409 (notes). Nous n’avons pas pu consulter celle de W. Musil, Le Roman de Saint Fanuel. Édition critique, University of Chicago, Department of Romance Languages and Literatures, 1977, 488 p. [Thèse en microfilms].

 

Mais du motif de la « bête parlante de Jérusalem » utilisé par ces deux auteurs, nous ne connaissons malheureusement pas la source précise.

 

[Plan]

 

 5. Autres attestations médiévales

D’autres auteurs médiévaux mentionnent l’épisode du bœuf parlant, généralement accompagné par un autre prodige. Passons-en rapidement quelques-uns en revue.


a. Frédégaire (vers 640)

On a présenté plus haut ce qu’on appelle par convention la Chronique de Frédégaire. Rappelons que le chapitre 32 du livre II, consacré au règne de César, se terminait, comme Eusèbe-Jérôme qui lui sert de modèle, par le prodige des trois soleils et celui du bœuf parlant :

Inter citera portenta, quae toto urbe facta sunt, bus in suburbano ad arantem locutus est, frustra se urguere ; non enim frumenta, sed homines brevi defuturus [sic]. (II, 33, éd. B. Kursch, M.G.H., Scr. Rer. Mer., vol. II, 1888, p. 55, l. 13-16)

Le chapitre 33 de cette même Chronique contient aussi, mais dans le récit du règne d’Octave-Auguste, une allusion au prodige de l’huile (cfr plus loin).

 

b. Fréculphe (ou Fréculfe), évêque de Lisieux de c. 820 à 850

La chronique universelle de Fréculphe (ou Fréculfe), évêque de Lisieux de c. 820 à 850, comporte deux tomes. Intitulée Chronicorum tomi duo, elle commence par la création du monde et se termine par la fin de l’empire romain et la formation des royaumes des Francs et des Lombards. Le premier tome s’achève sur l’époque d’Octavien et la naissance de Jésus, cette dernière marquant la transition entre le cinquième et le sixième âge du monde. La Chronique est éditée dans la Patrologia Latina, t. 106, 1864, col. 915-1258, et facilement accessible sur la Toile.

Le chapitre XIII propose le trio de prodiges, qu’on vient de rencontrer chez Frédégaire et qui tendra à devenir classique. Il a été question plus haut de celui des trois soleils, on verra plus loin celui de l’huile, voici celui du bœuf parlant :

Inter caetera vero portenta quae tunc facta sunt toto orbe, bos locutus est in suburbano Romae, dicens ad arantem : Frusta se urgeri, non frumenta, sed homines in brevi defuturos. (Chronicon, I, XIII, P.L., t. 106, 1864, col. 1101 A-B)

Ce trio est encadré d’autres notices. Celles qui le précèdent mentionnent l’arrivée à Rome de Virgile en provenance de Milan et la mort de Cicéron à Formies ; celles qui le suivent signalent la naissance d’Ovide, la mort de Cornificius, le succès de Cornelius Népos et la mort de Salluste. Pareille organisation désigne sans hésitation le modèle : la Chronique d’Eusèbe-Jérôme.

 

c. Vincent de Beauvais (avant 1260)

Dans les trente-et-un livres de son Speculum historiale, écrit vers 1244 et revu avant 1260, Vincent de Beauvais propose une histoire de l’humanité de la création du monde jusqu’en 1259. C’est une compilation, peu ordonnée à nos yeux de Modernes, bâtie sur une multitude de sources (historiques, religieuses et légendaires ; il en donne plus de 400 !). À consulter dans l’édition de Douai, 1624 (réimpression en fac-similé Graz, 1964). Pour le texte du Speculum historiale, voir l'Atelier Vincent Beauvais.

Au chapitre 48 du livre VI, Vincent introduit sous la garantie d’Eusèbe (Eusebius in cronicis) une série d’événements de divers ordres, censés s’être déroulés dans les trois premières années de la prise de pouvoir à Rome de celui qu’il appelle déjà Auguste alors qu’il ne l’était pas encore à cette époque. C’est presque textuellement une sélection de notices présentes dans le Canon, mais distribuées sur trois années (anno primo, anno sequenti, anno sequenti), un classement qui n’existait pas dans le modèle. Le prodige du bœuf parlant est daté par Vincent de la première année du règne d’Auguste ; celui de l’huile, qui sera discuté plus loin, est attribué à l’année suivante.

Voici la section qui nous intéresse :

Anno imperii Augusti primo inter cetera portenta que facta sunt toto orbe, bos in suburbio Rome ad arantem locutus est, frustra se urgeri, non enim frumenta sed homines brevi defuturos. [...] Anno sequenti e taberna meritoria trans Tyberim oleum terra erupit, fluxitque tota die sine intermissione, signans Christi gratiam ex gentibus. […] Anno sequenti Cornificius poeta a militibus desertus interiit [etc.] (Speculum historiale, VI, 48)

La première année du principat d’Auguste, parmi les autres prodiges qui se produisirent par le monde entier, un bœuf, dans la campagne autour de Rome, dit à un laboureur qu’il le tourmentait inutilement, car ce n’était pas les blés mais les hommes qui viendraient à manquer sous peu. […] L’année suivante, de la taverne meritoria au-delà du Tibre de l’huile jaillit de terre et coula, sans interruption durant tout un jour, signalant la grâce du Seigneur sortant des nations. […] L’année suivante, le poète Cornificius mourut, abandonné de ses soldats […] (trad. personnelle)

L’organisation de la matière diffère de celle adoptée par l’évêque de Lisieux Fréculphe (supra), dont la Chronique universelle suit, elle aussi, Eusèbe-Jérôme. On ne retrouve pas non plus dans la sélection de Vincent le prodige des trois soleils, souvent cité dans nos sources avec ceux du bœuf et de l’huile et qui, chez Eusèbe-Jérôme, précédait immédiatement celui du bœuf. Mais la description du prodige du bœuf parlant est strictement conforme à celle qui figure chez Eusèbe-Jérôme.

 

d. Renart le Contrefait, 2ème branche, version en prose (début XIVe siècle)

En discutant plus haut le prodige du cercle autour du soleil, nous avons rencontré Renart le Contrefait, mais sans y insister. Donnons ici quelques détails sur cette œuvre.

C’est une satire sociale du début du XIVe siècle, dont il existe deux rédactions (A et B) et qui comporte plusieurs branches où des sections en vers alternent avec des sections en prose. Ainsi, dans la deuxième branche que nous aurons à utiliser dans la présente étude, le récit de l’histoire de Rome, à l’époque de César et d’Octavien, passe des vers à la prose. Comme texte, nous avons utilisé Le Roman de Renart le Contrefait, publié par G. Raynaud et H. Lemaître, Paris, 2 vol., 1914, XXII, 367 p., 358 p.

La partie en prose commence à la p. 226 du tome I de l’édition. À côté de certaines notices purement historiques, le chapitre 1 texte mentionne deux prodiges, celui du bœuf parlant (qui nous concerne ici) et celui de l’huile (cfr plus loin). Nous n’en donnons ici que le début :

Le premier empereur qui fu a Romme par ellection aprez Julius Cezar, ce fu Octovïen, qui fu apellé Cezar Auguste, et de lui tous les aultres empereurs sont appellez Augustes. Le premier an de l’empire Cezar Auguste, en ung forbourc a Romme, ung bœuf parla parolle humaine, et dist a cellui qui le touchoit en allant : « Les hommes fauldront et les fromens habonderont ». En celle année, Ovide qui est appellé Naazon pour ce qu’il ot grant nez, nasqui a Pelignez. En celle année, oultre le Thybre ueulle sourdy et ne cessa toute une journée de courir comme une fontaine, et signifioit la grace Jhesucrist qui assez tost devoit venir au monde. En ce tempz, le filz de Anthipater, nommé Herode, fut fait roy de Judée […], et fu le premier roy estrange qui regna sur les Juifs, etc. (ch. 1, p. 226-227)

Le premier empereur élu à Rome après Jules César fut Octavien, qui fut appelé César Auguste, et c’est de lui que tous les autres empereurs tirent leur nom d’Augustes. La première année du règne de César Auguste, dans un faubourg de Rome, un bœuf prononça des paroles humaines, et dit à celui qui le touchait en le conduisant : « Les hommes feront défaut et les blés seront abondants ». Cette année-là, naquit chez les Péligniens Ovide, appelé Naso parce qu’il avait un grand nez. En cette année, au-delà du Tibre de l’huile jaillit et ne cessa de couler toute une journée, comme une fontaine ; elle symbolisait la grâce de Jésus-Christ qui devait bientôt venir au monde. En ce temps-là, le fils d’Antipater, nommé Hérode, devint roi de Judée […], et fut le premier roi étranger à régner sur les Juifs, etc. (trad. personnelle)

On est tout à fait dans l’optique du Canon d’Eusèbe-Jérôme, même si cette œuvre n’est pas mentionnée expressis verbis dans ce paragraphe. Mais le rédacteur du Renart le Contrefait ne fait ici que de reprendre, en le traduisant, le texte de Voragine cité plus haut. Il n’apporte donc aucun élément original, sinon une traduction en moyen français de l’original latin.

Nous retrouverons encore cette œuvre dans la discussion du motif de la vision d’Octavien et dans celle du prodige de l’huile.

*

Quoi qu’il en soit, le prodige du bœuf parlant ne semble pas avoir reçu une interprétation chrétienne défendable. Selon toute vraisemblance, s’il a trouvé place dans la liste des prodiges liés à la Nativité, ce n’est pas pour ce qu’il pouvait signifier sur le plan chrétien, mais tout simplement parce qu’il figurait au départ dans un contexte qui se prêtait mieux que lui à la christianisation, en l’espèce les prodiges solaires et celui de l’huile. C’est probablement leur proximité textuelle dans le Canon d’Eusèbe-Jérôme qui explique qu’ils apparaissent souvent liés dans la tradition.

Nous réserverons pour les deux derniers chapitres (V et VI) l’étude des deux cas les plus significatifs et les plus complexes, à savoir la légende de la vision d’Octavien et le prodige de l’huile. Mais avant de les aborder, il faut nous arrêter quelques instants à un ensemble d’événements relativement secondaires, moins importants en tout cas que ceux qui ont été étudiés jusqu’ici et beaucoup moins répandus dans la littérature médiévale.

 

[Plan]

 

[Suite]

 


[Page de Garde] [Table des Matières] [Introduction] [I. Généralités] [2. Phénomènes célestes] [3. Boeuf parlant]

 [4. Phénomènes divers] [5. Vision d'Octavien] [6. Prodige de l'huile] [7. En guise de conclusion] [Liste bibliographique]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 29 - juillet-décembre 2015