[Extrait de Folia Electronica Classica, t. 27, janvier-juin 2014]

 

 

La prédiction d’éternité conditionnelle portant
sur des statues et des bâtiments dans la littérature médiévale

 

par

Jacques Poucet

Membre de l’Académie royale de Belgique

Professeur émérite de l’Université de Louvain

 


[ Avant-Propos ] [ Plan général ]  [ Intro ] [Ch. I : Jean d'Outremeuse ] [ Ch. II : Mirabilia ] [ Ch. III : Autres actualisations ] [ Conclusion ]


Bruxelles, 17 mai 2014


Avant-Propos

 

Dans le même fascicule 27, nous avons étudié les actualisations médiévales d’un motif présent dans des récits liés à l’épisode égyptien de l’enfance de Jésus, communément appelé la « Fuite en Égypte » : en présence de l’Enfant et/ou de la Vierge Marie, des idoles, voire des temples païens, s’effondrent, symbole évident de la supériorité de la nouvelle religion sur l’ancienne. Deux courants principaux avaient été identifiés, faisant intervenir à chaque fois un prophète biblique, Isaïe d’un côté, Jérémie de l’autre.

Le travail qui va suivre prolonge cette recherche en s’intéressant, toujours chez les auteurs médiévaux, à un autre type d’effondrement de statues ou de bâtiments. Les conditions toutefois ont changé. On n’est plus en Égypte, mais à Rome ; et il s’agit de statues ou de bâtiments emblématiques de la puissance romaine. Ces réalisations n’ont plus rien à voir avec les prophètes de la Bible, mais elles font toutefois l’objet, elles aussi, d’une prédiction.

C’est une prédiction d’éternité, mais d’un genre particulier. Elle est en effet conditionnelle. C’est que, lors de leur construction, le commanditaire, ou le fabricant, ou un devin, ou un prêtre, voire un dieu, a prédit qu’ils dureraient « jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». La parturition d’une vierge étant considérée impossible, la formule fut interprétée par les auditeurs comme équivalant à l’adverbe « éternellement ».

C’était compter sans l’intervention divine. La naissance miraculeuse du Christ, ex Maria Virgine, réduisit à rien cette pseudo-prédiction d’éternité. Et la nuit de Noël, ces statues et ces temples censés durer éternellement s’effondrèrent lamentablement.

Les pages suivantes retraceront l’histoire détaillée de ce motif dans différents textes du Moyen Âge : qu’il s’agisse d’une tradition complexe comme celle des Mirabilia urbis Romae au sens large, en ce compris donc les Indulgentiae et toute la série des guides du pèlerin et des récits de voyage ; qu’il s’agisse d’auteurs comme Jean de Salisbury, Godefroi de Viterbe, Alexander Neckam, Guillaume le Clerc de Normandie, Jean de la Haute-Seille, Jean d’Outremeuse ; qu’il s’agisse d’œuvres d’auteur inconnu comme Noirons li Arabis.

 


 

Table des Matières

 

N.B. : Les paginations entre parenthèses correspondent à la version PDF mais les liens internes sont également actifs dans la présente version html.

 

 

Avant-Propos

 

Introduction (p. 4)

A. La prédiction d’éternité conditionnelle (p. 4)

B. Il y a merveilles et merveilles (p. 6)

C. Le plan du travail (p. 8)

Chapitre I : Jean d’Outremeuse : une grande originalité (p. 8)

A. Première allusion : l’intervention de Virgile (p. 8)

B. Deuxième allusion : La prophecie Virgile de la virge Marie (p. 10)

C. Deux autres allusions (p. 11)

Chapitre II : La tradition des Mirabilia Romae au sens large (p. 14)

A. Les Mirabilia Romae au sens strict (p. 14)

        1. Les plus anciennes versions (p. 14)

        2. La compilation du Cardinal d’Aragon (p. 15)

        3. La traduction française du XIIIe siècle (Merv. I) (p. 15)

        4. La tradition allemande des Mirabilia : le Leittext (p. 16)

        5. La tradition allemande des Mirabilia : les traductions (p. 17)

B. Le Templum Pacis dans la tradition des Mirabilia (p. 19)

        1. Palatium et Templum : deux dénominations pour une même réalité  (p. 19)

        2. Un Templum Pacis bien attesté (p. 20)

        3. Le Templum Pacis chez l’Anonyme de Magliabechi (p. 22)

        4. Le Templum Pacis dans la Graphia aureae urbis (p. 23

        5. Le Templum Pacis dans les documents Codagnellus (XIIIe) et Ramponi (XVe) (p. 24)

C. Les Indulgentiae : le Temple de la Paix devient celui de l’Éternité (p.25)

        1. Denys le Chartreux (1402-1471) et Innocent III (pape de 1198 à 1216) (p. 25)

        2. Les versions allemandes des Indulgentiae (p. 27)

        3. Brève confrontation entre la tradition des Mirabilia et celle des Indulgentiae  (p. 30)

D. Les guides et les récits de voyage (p. 31)

        1. John Capgrave (vers 1450) (p. 32)

        2. Giovanni Rucellai (1450) ( p. 33)

        3. Nikolaus Muffel (1542) (p. 34)

        4. Jean de Tournai (de passage à Rome en 1488) (p. 35)

        5. Arnold von Harff (de passage à Rome vers 1496) (p. 35)

Conclusion (p. 36)

Chapitre III : D’autres actualisations du motif (p. 39)

A. La prédiction d’éternité appliquée à une statue de Rome mal fabriquée (p. 39

        1. Jean de Salisbury, Policraticus (1159) (p. 39)

        2. Godefroi de Viterbe, Pantheon (vers 1187-1191) (p. 41)

        3. Ranulf Higden, Polychronicon (XIVe) (p. 44)

B. La prédiction d’éternité appliquée aux statues magiques aux clochettes ( p. 44)

        1. Alexander Neckam et le de naturis rerum (écrit vers 1104-1200) (p. 46)

        2. Maître Grégoire et la Narracio de mirabilibus urbis Romae (fin XIIe-début XIIIe) (p. 48)

        3. John Capgrave et la prédiction d’éternité (rôle de Virgile) (p. 49)

C. Le Roman de Dolopathos (après 1184) et sa traduction française (vers 1223) (p. 49)

        1. La tradition du Roman de Dolopathos (p. 50)

        2. L’entrée en scène du christianisme (p. 51)

        3. Le miracle égyptien (p. 52)

        4. Le miracle romain (p. 53)

        5. La traduction française (p. 55)

D. Guillaume le Clerc de Normandie (XIIIe siècle) et le Temple de la Concorde (p. 57)

E. La prédiction d’éternité liée au palais de Néron dans Noirons li Arabis (p. 59)

        1. Le contexte général  (p. 59)

        2. Le motif de la prédiction d’éternité ( p. 60)

F. D’autres cas en suspens (p. 62)

Conclusion générale (p. 63)

 


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Introduction

 

 

 Vnd da die czeit chom vnd die nacht, das got geporen ward, da viel der abtgot vnd der tempel nider.

Et lorsque vinrent le temps et la nuit où Dieu naquit, la statue et le temple s'effondrèrent.

(Berlin, Staatsbibliothek, Ms. germ. quart. 866, XIVe)

 

 

 

À côté des motifs du panier et de la vengeance de Virgile [FEC 23, 2012], de ceux des statues magiques aux clochettes et du miroir protégeant Rome [FEC 26, 2013], la littérature médiévale utilise aussi un autre motif : celui d’une prédiction d’éternité portant sur des statues ou des bâtiments et que nous appellerons conditionnelle. Elle ne vaut en effet que jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant. En d’autres termes, elle sera annulée à la naissance du Christ de la vierge Marie (ex Maria virgine). Cette question a déjà été rencontrée occasionnellement dans notre article intitulé La Chute des Idoles dans l’épisode égyptien des Enfances de Jésus [FEC 27, 2014] ; elle sera traitée ici pour elle-même.

A. La prédiction d’éternité conditionnelle

 La notion d’éternité appliquée à Rome est ancienne. Sous la République déjà, Rome avait été divinisée (Dea Roma). L’éternité n’étant qu’un des attributs de la divinité, on ne s’étonnera pas de retrouver l’Éternité (Aeternitas) au nombre des allégories qui figurent sur les monnaies romaines. Ainsi des monnaies d’Adrien donnent à Rome l’épiclèse de Roma Aeterna, et depuis Antonin apparaissent de nombreuses émissions à la légende Roma(e) Aeterna(e). L’épigraphie aussi livre des formulations qui vont dans la même ligne : ainsi, une inscription écrira de Tibère qu’il était natus ad aeternitatem imperii (C.I.L., XI, 4170).

Précisons toutefois que si la notion d’éternité était bien connue dans l’Antiquité romaine et si des temples étaient élevés à la déesse Rome (ainsi sous Hadrien, le temple commun à Venus Felix et à Roma Aeterna), la ville n’a jamais abrité un Temple de l’Éternité.

Qu’en est-il maintenant de la prédiction d’éternité ? Quel sens lui donnerons-nous ?

Les spécialistes connaissent l’adage célèbre, cité par le pseudo-Bède (Opera paraenetica 2, Excerptiones patrum, Collectanea 543B [P.L., Migne 94]) et où intervient une quadruple répétition du verbe cadet : quamdiu stabit colossus, stabit et Roma ; quando cadet, cadet et Roma ; quando cadet Roma, cadet et mundus (« aussi longtemps que le Colosse sera debout, Rome aussi sera debout ; quand il tombera, Rome aussi tombera, et quand Rome tombera, le monde aussi tombera »).

Le point d’application exact est discuté : pour certains il s’agit du Colisée, mais pour d’autres le Colossus du texte désigne la statue monumentale (de Néron à l’origine, du Soleil ensuite) qui donna son nom au bâtiment près duquel elle se trouvait et que nous appelons aujourd’hui le Colisée. Sans entrer dans la discussion, relevons simplement que cet adage lie la pérennité de Rome à l’existence d’une statue (Colossus) ou d’un bâtiment (le Colisée).

Mais on n’est pas en présence d’une véritable prédiction d’éternité, en ce sens qu’elle n’a pas été émise, dans des circonstances précises, par une personne habilitée à la faire. L’adage est une manifestation parmi d’autres de l’orgueil romain incapable de concevoir que Rome puisse avoir une fin : « Rome durera aussi longtemps que le monde ». La Ville n’est-elle pas appelée, encore aujourd’hui, comme « la « Rome éternelle » ?

L’idée de la pérennité de Rome est donc très ancienne, qu’elle soit posée dans l’absolu (Roma Aeterna) ou liée à la conservation d’un élément matériel.

Sélection bibliographique 

J. Champeaux, Images célestes de Rome : la Ville et ses incarnations divines, dans Ph. Fleury, O. Desbordes [Éd.], «Roma illustrata». Représentations de la ville. Actes du colloque international de Caen (6-8 octobre 2005), Caen, 2008, p. 85-95.

* Fr. Paschoud, Roma Aeterna. Études sur le patriotisme romain dans l'Occident latin à l'époque des grandes invasions, Rome, 1967, 390 p. : "Rome [...] reconnue dans son éternité par les chrétiens [...]" (J. Champeaux, Images célestes de Rome, 2008, p. 95, n. 80, avec les références aux pages de Fr. Paschoud appuyant cette affirmation)

Ce qui est médiéval et ce dont nous voudrions nous occuper ici, c’est autre chose. Dans les textes retenus, la prédiction d’éternité, explicitement formulée par une personne compétente, porte sur un élément matériel, comme une statue ou un bâtiment ; nous la qualifions de conditionnelle en ce sens qu’elle est soumise à une condition : elle n’est en effet valable que « jusqu’à ce qu’une vierge mette un enfant au monde », chose réputée impossible. Pareille formulation présente une indiscutable connotation chrétienne puisqu’elle fait référence à la naissance miraculeuse du Christ ex Maria Virgine, laquelle cassera la prédiction. Et les objets sur lesquels elle portait (statue ou bâtiment) s’effondreront la nuit de Noël.

B. Il y a merveilles et merveilles

 Il est courant dans le foklore universel que des moments importants de la vie des grands fondateurs (conception, naissance, mort) soient marqués par des événements extraordinaires. La naissance du Christ ne fait pas exception, et nos textes la relient à toute une série de « merveilles », qui sont censées donner plus de lustre encore à ce moment fondateur. Parmi elles figurent l’effondrement ce jour-là de divers monuments emblématiques du pouvoir romain et qui étaient pourtant réputés « éternels ». Ce sont ces merveilles que nous étudierons dans cet article mais elles n’épuisent absolument pas le catalogue des événements extraordinaires qui marquèrent le premier Noël. Voici quelques cas par exemple que nous n’étudierons pas.

Ainsi Guillaume le Clerc de Normandie, dans ses Joies Nostre Dame (XIIIe), annonçait trois merveilles au début du poème :

                Meis treis merveilles voil cunter

85           Qui avindrent en la cite

                La nuit, que Ihesu Christ fut ne

     Mais je veux raconter trois merveilles

     Qui se produisirent en la cité,

     La nuit de la naissance de Jésus-Christ.

Elles concernaient, dans l’ordre, le temple de la Concorde ; un palais extraordinaire de plus de 1000 fenêtres, orgueil de la Ville, et une taverne trans Tiberim où allaient faire bombance d’anciens militaires qui avaient bien servi la cité ; c’était devenu un lieu de fêtes, de ripailles et de débauches.

Nous n’avons retenu ni l’histoire du palais aux 1000 fenêtres qui s’effondra dans un vacarme tel qu’il fit fuir tous ceux qui l’entendirent, ni celui de la « taverne de délices et de débauche », qui, la même nuit, vit surgir une « source d’huile » (fons Olei), donnant naissance à un petit ruisseau qui coula jusqu’au Tibre (un russelet… qui s’en couru desi qu’el Tevere).      Et pourtant, nous rencontrerons certaines de ces merveilles plus loin. Comme par exemple la fons Olei, qui apparaît dans les documents Codagnellus (XIIIe) et Ramponi (XVe) :

Document Codagnellus (XIIIe)

Document Ramponi (XVe)

(11) Item aliud quoque accidit miraculum suprascripta die in Roma, quod quidam fons olei erupit et fluxit usque in Tyberim ad significandum, quod doctrina Domini et misericordia eius debebat emanare et discurrere per universum orbem.

(11) Le même jour à Rome se produisit encore un autre miracle : une source d’huile jaillit et coula jusqu’au Tibre, pour signifier que la doctrine de Dieu et sa miséricorde devaient couler et se répandre dans l’univers entier.

ainsi que dans le Roman de Dolopathos de Jean de Haute-Seille (fin du XIIe), où l’épisode de la fons olei suit l’évocation de l’effondrement du Temple de la Paix et de la Concorde :

Rome etiam trans Tiberim natiuitatis ipsius tempore fons olei erupit de terra et tota die defluxit in Tyberim, significans uerum oleum, id est ueram misericordiam, de terra, id est de uirgine, ortam esse. (éd. Hilka, 2000, p. 230)

À Rome encore, au-delà du Tibre, au temps de cette nativité une source d'huile jaillit de la terre et s'écoula pendant un jour entier dans le Tibre, pour signifier que l'huile véritable, c'est-à-dire la véritable miséricorde, provenait de la terre c'est-à-dire de la Vierge. (trad. 2000, p. 231)

Leur étude, si intéressante soit-elle, sera réservée pour un autre article. Seules nous concerneront ici les merveilles liées au motif de la prédiction conditionnelle d’éternité.

C. Le plan du travail

Notre travail comportera trois chapitres. Le premier sera consacré à Jean d’Outremeuse, qui reste un de nos centres d’intérêt et qui constituera notre point de départ. Nous y verrons que le chroniqueur liégeois s’est inspiré de Martin d’Opava, donc de la tradition des Mirabilia, mais qu’il s’en est toutefois écarté très vite pour utiliser le motif à des fins personnelles, en le rattachant notamment à Virgile.

Les autres chapitres tenteront de retracer l’histoire du motif de la prédiction d’éternité dans l’ensemble de la littérature médiévale. Le deuxième explorera le dossier des Mirabilia Romae (au sens large de l’expression). Il nous faudra pour cela remonter beaucoup plus haut que Martin d’Opava et partir de la version primitive des Mirabilia. Nous devrons aussi en aval utiliser la tradition des Indulgentiae, celle des guides et des récits de voyages.

La recherche nous mettra en présence de multiples actualisations. Certaines porteront sur des statues (celle de Romulus, celle de l’Éternité), d’autres mettront en scène des bâtiments (Palais de Romulus, Temple[s] de la Piété et de la Concorde, Temple de la Paix, Temple de l’Éternité). Certaines se révéleront plus complexes que d’autres.

Le troisième chapitre rassemblera et examinera des témoignages non retenus précédemment. C’est que la prédiction d’éternité peut porter sur d’autres objets que les statues et les temples cités plus haut : sur le complexe des statues magiques aux clochettes, sur une statue de Rome mal fabriquée, sur le palais de Néron aussi. Nous recenserons aussi quelques cas plus délicats à régler et nous consacrerons un assez long développement aux informations livrées par le Roman de Dolopathos.

Bref, nous tenterons de faire l’histoire de ce motif, comme nous avons essayé de faire en d’autres lieux celle des statues magiques [FEC 26, 2013], ou celle du panier et de la vengeance de Virgile [FEC 23, 2012].

 


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Chapitre I

Jean d’Outremeuse : une grande originalité

 

...fist puis Virgile une columpne, et sus une image de virge (Myreur, I, p. 61).

Sitoit sitoist que Nostre-Damme saincte Marie oit enfanteit, ly ymaige chaait jus de pyleir et debrisat tout (Myreur, I, p. 235).

 

 

            C’est la lecture de Jean d’Outremeuse qui a attiré notre attention sur le motif de la prédiction d’éternité dans la littérature médiévale. Il y fait allusion à quatre reprises dans son œuvre, ce qui montre l’importance qu’il lui accorde. L’examen des quatre notices constituera l’essentiel du premier chapitre. Toutefois, pour dégager l’originalité du chroniqueur liégeois, il sera indispensable de les confronter aux positions des autres écrivains, ce qui sera fait dans les deux chapitres suivants.

 

 

A. Première allusion : l’intervention de Virgile

 

Nous avons montré ailleurs que les listes de palais proposées par Martin d’Opava et par le chroniqueur liégeois présentent des correspondances telles qu’elles amènent à conclure que, sur cette question en tout cas, le Frère Martin était la source directe de Jean d’Outremeuse. Les deux listes présentaient toutefois quelques divergences, notamment des additions apportées par le chroniqueur liégeois. Et certaines de ces dernières faisaient intervenir Virgile.

C’est le cas pour la notice, retranscrite ci-dessous, qui concerne une statue d’or que Romulus se serait élevée à lui-même dans le Palais de Paix, en accompagnant son geste d’une prédiction d’éternité : sa statue – incarnation évidente de Rome – « ne tombera que lorsqu’une vierge aura un enfant », autant dire « jamais », la parturition d’une vierge étant réputée impossible.

Les deux textes ont été placés côte à côte et les italiques mettent en évidence la manière dont Jean d’Outremeuse a introduit Virgile dans un récit qui ne le mentionnait pas au départ. Le chroniqueur liégeois lui attribue l’érection, à côté de la statue du fondateur, d’une colonne portant l’image d’une vierge.

 

Martin d’Opava (éd. L. Weiland, 1872, p. 400)

Jean d’Outremeuse, Myreur (p. 61)

6. Item palacium Pacis, ubi Romulus posuit statuam suam auream dicens : Non cadet, donec virgo pariat.

6. Item, le palais de Pais où Romulus metit l'ymaige de luy tout d'or ; et par-deleis [à côté] fist puis Virgile une columpne, et sus une ymage de virge, et dest : « Quant une virge enfant aurat, chest ymaige chairat ; » enssi que vos oreis chi-apres à temps de Virgile.

 

Ce motif d’une statue d’or de Romulus n’a aucun ancrage dans la tradition romaine. Certaines sources classiques présentent bien le fondateur de Rome plaçant dans le temple de Vulcain sa propre statue couronnée par la Victoire (D.H., II, 54, 2 ; Plut., Rom., 24, 5), mais elles ne mentionnent pas de statue en or.

Pour retrouver une statue de fondateur en ce métal noble, il faut chercher du côté de la tradition byzantine. On y trouve effectivement qu’après la mort de son frère Rémus, « Romulus fit faire une statue d’or à l’image de son frère et la plaça à côté de lui sur le trône, et quand il parlait, il le faisait au nom d’eux deux ; il disait ‘Nous commandons, nous faisons, nous voulons’, et ainsi de suite. Cette coutume a persévéré chez les rois des Romains jusqu’aujourd’hui » (Michel le Syrien, Chronique, IV, 16, trad. Chabot, t. I, Paris, p. 81). Le contexte est étiologique : il s’agit d’expliquer le « nous majestatif ». Quant à la statue, elle est bien en or, mais c’est celle de Rémus et non de Romulus. De toute manière, son érection ne s’accompagne d’aucune prédiction.

Manifestement, le motif d’une statue d’or élevée à lui-même par Romulus et accompagnée d’une prédiction d’éternité est d’origine médiévale.

Mais l’essentiel est que Jean d’Outremeuse a modifié assez profondément le texte de son modèle. D’abord le chroniqueur liégeois a ajouté une nouvelle statue. À côté de Romulus, Virgile est en effet censé avoir élevé celle d’une vierge, qui, en haut d’une colonne, domine celle du fondateur de Rome, tout un symbole évidemment. Ensuite il a détourné deux fois la prédiction : d’une part elle n’est plus prononcée par Romulus mais par Virgile lui-même ; d’autre part elle ne porte plus sur la statue du premier roi de Rome, mais sur celle de la vierge. Cela dit, le contenu même de la prédiction n’a pas été modifié : « Cette statue ne tombera que quand une vierge aura un enfant ».

Jean n’en dit pas plus ici, annonçant simplement qu’il reprendra le sujet plus loin lorsqu’il abordera l’histoire de Virgile (enssi que vos oreis chi-apres à temps de Virgile).

En fait il reviendra sur la question à trois reprises : un long développement et deux passages assez courts. Déjà dans cette première notice (Myreur I, p. 61), les connotations chrétiennes de la prédiction sont évidentes : c’est bien de la naissance du Christ ex Maria virgine qu’il s’agit. Ces textes ultérieurs montreront plus clairement encore les intentions du chroniqueur.

 

 

B. Deuxième allusion : La prophecie Virgile de la virge Marie

 

Nous utiliserons ici des passages du Myreur (I, p. 233-235) que les notes marginales du manuscrit résument par les expressions La prophecie Virgile de la virge Marie et La confession katolique Virgile. Ils figurent dans la biographie de Virgile telle que la concevait Jean d’Outremeuse. Ils ont été présentés ailleurs. Rappelons-en l’essentiel.

L’histoire se passe à Rome, où Virgile est bien en cour. À un certain moment, il façonne une statue de cuivre, qu’il place sur un socle de marbre. Elle représente une vierge, portant sur la poitrine une inscription latine dont la traduction en romans était « Che ymaige chi ne chairat / Jusqu’en virge enfant aurat ». Si on fait abstraction de la précision portant sur la matière de la nouvelle statue (le cuivre) et sur celle de son support (le marbre), le passage correspond à celui dont nous étions parti. Mais le long développement des p. 233-235 ne comporte aucune mention de Romulus et de sa statue. Virgile s’adresse au public romain de son temps, les sénateurs en fait, manifestement intrigués par une pareille prédiction.

Qu’on puisse imaginer la parturition d’une vierge ne rencontre chez eux qu’incrédulité et moquerie. Ce qui n’enlève rien à l’assurance de Virgile qui va préciser son idée : un jour, une vierge portera le soverain Dieu de nature et alors la statue tombera.

Curieux de savoir qui serait cette vierge, les sénateurs multiplient les questions, offrant du même coup à Virgile l’occasion d’un exposé de la doctrine chrétienne. Il affirme ainsi qu’à l’exception du Dieu des Juifs – le vrai Dieu créateur du ciel et de la terre –, toutes les autres divinités vénérées sur terre sont faites par les hommes. Il annonce aussi que ce seul vrai Dieu descendra dans une vierge, sans corrompre sa virginité, et que cette vierge portera en elle la saincte Triniteit en une uniteit, unc seul Dieu, de sa nature et de substanche tout parfait, en queile, je croy et si croiray, et en celle creanche (= croyance) moray, continue Virgile dans une profession de foi modèle.

Adont demandarent les senateurs s’il existait une souveraineté plus grande que celle de Rome. La réponse est rapide et nette : « Oui, cent mille fois plus ; le pouvoir de Dieu est unique ; il englobe le monde entier, ciel et terre ; il est toujours partout, et sans fin et sans commencement ; il comprend tout le monde, mais le monde ne peut le comprendre ; partout où il est, règnent joie et souveraineté, et où se trouvent le deuil, la tristesse ou le malheur, il n’y a pas de paix ; l’honneur, l’amour et la souveraineté de Dieu sont permanents. » (p. 234)

Après ces fortes déclarations, Virgile – devenu en quelque sorte prophète – traite de Jésus-Christ et de sa mission. Il prédit que le Christ rachètera ceux qui sont en enfer à cause de leur désobéissance ; il précise que l’incarnation aura lieu 43 ans plus tard, et sera précisément marquée par la chute de la statue de la vierge qu’il avait fabriquée. Et effectivement, note le chroniqueur, ihl dest voir (vrai), car sitoist que Nostre-Damme saincte Marie oit enfanteit, ly ymaige chaait jus de pyleir (en bas du pilier) et debrisat tout (se brisa complètement) (p. 235).

Le passage de Myreur, p. 61 et le récit détaillé de Myreur, p. 233-235, se répondent bien sûr, mais avec d’importantes différences. Le texte de Martin d’Opava, bien dans la ligne de la tradition des Mirabilia anciens (nous le verrons plus loin), n’envisageait qu’une statue (celle de Romulus) et une prédiction d’éternité (qui s’y appliquait). En traduisant le texte de sa source, Jean d’Outremeuse, qui avait à l’esprit sa propre biographie de Virgile et la statue de vierge que son héros allait ériger, a transformé assez profondément la notice du Frère Martin. L’opération eut pour résultat l’apparition de deux statues (celle de Romulus érigée par le fondateur et celle de la vierge élevée par Virgile) et une modification de l’auteur de la prédiction d’éternité (Romulus d’un côté, Virgile de l’autre).

Bref, si une statue de vierge est bien en situation dans le récit détaillé de Myreur, p. 233-235, elle l’est beaucoup moins dans l’annonce de Myreur, p. 61, dont elle perturbe inutilement la cohérence interne. Jean d’Outremeuse a complété Martin d’Opava sans se préoccuper de cette cohérence.

 

 

C. Deux autres allusions

 

Le Myreur contient encore deux autres allusions à cette prédiction et à sa réalisation.

La première (Myreur, p. 342-343) se trouve dans le récit de la naissance du Christ et des événements merveilleux qui l’entourent. Le chroniqueur a rapporté la guérison d’Anestase, la fille de l’aubergiste, qui sens mains astoit et qui retrouva des mains normales lorsqu’elle eut prit dans ses bras l’enfant Jésus qui venait de naître ; puis il a raconté la guérison miraculeuse du père d’Anestase : celui-ci, devenu aveugle parce qu’il n’avait pas voulu croire ce que lui annonçait sa fille, retrouva la vue après une profession de foi solennelle. C’est alors que Jean d’Outremeuse écrit, faisant référence in fine à son annonce de Myreur, p. 61 :

    Enssi nasquit Jhesus en I povre lieu, le promier an del incarnation, le XXVe jour de mois de decembre, entour l’heure de meynuit. Adont furent toutes accomplies les propheties de la nativiteit Jhesu-Crist, qui longtemps devant avoient esteit denunchiés par les sains prophetes. – Adont chaiit l’ymaige que Virgile avoit faite à Romme, enssi com j’ay dit deseur, où ihl avoit escript que : Quant vierge enfant auroit, / Que ladit ymaige chairoit. (Myreur, p. 343).

    Ainsi naquit Jésus en un pauvre lieu, l’an un de l’incarnation, le 25 décembre, vers minuit. Alors furent accomplies les prophéties de la nativité de Jésus-Christ, lesquelles longtemps auparavant avaient été faites par les saints prophètes. – Alors tomba la statue que Virgile avait faite à Rome, comme je l’ai dit ci-dessus, où était écrit que quand une vierge aurait un enfant, la dite statue tomberait.

La seconde allusion (Myreur, p. 433-436) figure dans le récit de la vie de Tibère. L’empereur, très malade, avait envoyé Albanus chercher le Jésus qu’on lui avait décrit comme un thaumaturge. Revenu seul, Albanus avait dû annoncer à l’empereur que Jésus avait été crucifié par les Juifs et par Ponce-Pilate, mais qu’il avait ramené avec lui une de ses servantes, Verone, entendez Véronique, celle du Saint-Suaire, qui transportait unc mult beal drap, enqueile ilh at proprement la semblanche de Jhesus (Myreur, p. 434). Véronique vint montrer à Tibère l’image de la face du Christ. Et chis li priat merchis, et tantoist ihl fut sains et garis (Myreur, p. 435).

Plus question dans ces conditions pour Tibère de persécuter encore les chrétiens. Et pour justifier son revirement, l’empereur s’appuie sur l'exemple de Virgile et de ses prophéties. Ce qui donne au chroniqueur l’occasion de rappeler les « merveilles virgiliennes » sur lesquelles il s’est longuement étendu dans sa biographie du magicien-prophète. Il serait d’ailleurs bien près de ranger parmi ses merveilles l’érection de la statue dressée sur son pilier :

    Et enssi quant Virgile de Bugie fist le myreur (le miroir magique) à Romme et les aultres nobleches, si fist-ilh une ymaige sour unc pyleir où ilh avoit escript : Quant une virgue enfant aurat / Yceste ymaige chaierat. Et dest encor Virgile que chis enfant, que celle virgue aurat, seroit le fis de Dieu, et que ons devoit en luy croire, et que les Juys le metteroient à mort. Et nos avons bien veyut cheste ymaige cheioir, sy que ilh convient que la virgue ait oyut enfant. (Myreur, p. 435)

    Et ainsi quand Virgile de Bougie fit le miroir à Rome et les autres merveilles, il fit une statue placée sur un pilier où il avait écrit : Quand une vierge aura un enfant / cette image tombera. Et Virgile dit encore que l’enfant qu’aura cette vierge serait le fils de Dieu, qu’on devait croire en lui et que les Juifs le mettraient à mort. Et nous avons bien vu cette image tomber, il faut donc que la vierge ait eu un enfant.

À quelques différences près, tous les passages de Jean d’Outremeuse sont cohérents. Aux observations précédentes, on ajoutera que dans le premier texte, la prédiction est prononcée par Virgile tandis que les autres font état d’une inscription.

Quoi qu’il en soit, il est clair que Jean d’Outremeuse accordait une très grande importance à cet épisode de la statue : une annonce rapide, puis le récit lui-même qui fait partie d’une confession de foi bien structurée, puis deux rappels assez insistants.

Il devient dès lors difficile de ne pas interpréter les additions que nous relevions dans le premier texte (Myreur, p. 61) comme des interventions nettes du chroniqueur liégeois. Ayant devant lui le texte de Martin d’Opava, il l’a complété motu proprio en annonçant qu’il entendait revenir plus loin sur ce sujet, ce qu’il a fait.

Mais si on ne peut guère avoir de doute sur l’intervention de Jean d’Outremeuse dans le texte de Martin d’Opava, on ne peut pas abandonner les deux notices de départ sans les soumettre à des examens complémentaires.

Les deux chroniqueurs, on s’en souvient, localisent l’épisode de la statue et de la prédiction dans le « Palais de la Paix ». De quel bâtiment s’agit-il ?

D’autre part, si le chroniqueur liégeois appartient bien à la tradition des Mirabilia, il ne la représente pas fidèlement et – détail très important – Martin et Jean n’occupent pas les positions les plus anciennes dans la longue tradition des Mirabilia. Que disent les témoins antérieurs sur toutes ces questions ?

Le second chapitre tentera de reconstruire l’histoire du motif dans l’évolution pluriséculaire et très complexe de la tradition des Mirabilia au sens large. Cette enquête permettra d’élucider l’apparition du « Palais de la Paix » et aussi de mieux percevoir l’originalité de Jean d’Outremeuse.

 


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Chapitre II

La tradition des Mirabilia Romae au sens large

 

Au début du chapitre précédent, nous avons rencontré, aussi bien chez Jean d’Outremeuse que chez Martin d’Opava, l’épisode de la statue de Romulus et de la prédiction d’éternité en liaison étroite avec le « Palais de la Paix » (palais de Pais d’un côté, palacium Pacis, de l’autre). Quand on sait la constance avec laquelle, dans la tradition des Mirabilia, les informations sont parfois transmises d’un auteur à l’autre, on s’attendrait évidemment à rencontrer en amont la même localisation. Or ce n’est pas le cas.

 

Remarque préliminaire

Ce deuxième chapitre, consacré aux Mirabilia au sens large, va faire état de nombreuses données qui ont été discutées et mises au point dans trois séries d’articles précédents : (a) Virgile magicien dans les « Mirabilia Romae », les guides du pèlerin et les récits de voyage, dans FEC 24, 2012 ; (b) Jean d'Outremeuse, traducteur des « Mirabilia » et des « Indulgentiae », dans FEC 25, 2013 ; (c) Des statues aux clochettes et un miroir : deux instruments magiques pour protéger Rome, dans FEC 26, 2013. Le lecteur aura souvent intérêt à s’y rapporter, car il ne nous sera pas possible de reprendre ici dans le détail les informations et les démonstrations antérieures. C’est en particulier le cas pour les importants travaux récents de N.R. Miedema, portant sur les Mirabilia et les Indulgentiae.

 

 

A. Les Mirabilia Romae au sens strict

 

Nous aurons en effet la surprise de rencontrer, à l’origine de la tradition des Mirabilia, non le « Palais de la Paix » envisagé par nos deux chroniqueurs, mais un « Palais de Romulus ».

 

1. Les plus anciennes versions

            C’est très net, dans les Mirabilia primitifs et la Graphia, qui proposent des notices pratiquement identiques :

In palatio Romuli sunt duae [h]aedes Pietatis et Concordiae, ubi Romulus posuit statuam suam auream, dicens : « Non cadet, donec virgo pariat ». Statim ut virgo Maria peperit, illa corruit. (Mirab., ch. 6, p. 21-22, V.-Z. ; cfr. Graph., ch. 17, p. 81-82, V.-Z.)

La statue d’or de Romulus y fait bien l’objet d’une prédiction d’éternité énoncée par le roi lui-même, et on y mentionne bien son effondrement à la naissance du Christ. Mais la localisation de la statue surprend. Les deux notices nous apprennent en effet (a) que Romulus avait un palais ; (b) que ce palais abritait deux temples (aedes), l’un à Pietas, l’autre à Concordia ; (c) que la statue en or du fondateur se trouvait dans ce complexe. Mais l’emplacement exact de la statue n’est pas précisé : dans un des deux temples ? dans un autre endroit du Palais ?

Ces textes établissent donc formellement un lien topographique entre un « Palais de Romulus » et deux temples. Mais ces constructions, il n’est pas possible de les identifier avec des bâtiments antiques.

Ces notices sont toutefois précieuses parce qu’elles sont à l’origine de la tradition des Mirabilia et qu’elles mentionnent déjà la prédiction d’éternité liée à la statue d’or de Romulus et l’effondrement de cette dernière ut virgo Maria peperit. Reste que la statue d’or de Romulus n’y est pas localisée dans le « Palais de la Paix », comme chez nos deux chroniqueurs, mais dans le « Palais de Romulus ».

 

2. La compilation de Nicolás Rosell, Cardinal d’Aragon

La compilation de Nicolás Rosell propose fondamentalement le même texte, en ajoutant toutefois (cfr nos italiques) une référence à deux églises médiévales bien connues :

…palatium Romuli, inter Sanctam Mariam Novam et Sanctum Cosmatem, ubi sunt duae aedes, Pietatis et Concordiae, ubi posuit Romulus statuam suam auream dicens : « Non cadet donec virgo pariet » ; statim ut peperit virgo, statua illa corruit. (Rosell, ch. 7, p. 183-184, V.-Z.)

Ainsi, pour la source du Cardinal d’Aragon, le Palais de Romulus était censé se trouver entre l’église actuelle de Sainte-Françoise-Romaine (anciennement Sainte-Marie-Nouvelle) et l’actuelle Basilique Saints-Côme-et-Damien. Cette information, que nous exploiterons davantage plus loin, nous aidera à localiser le Palais de Romulus, bien mieux que ne pouvait le faire la mention des temples de Concorde et de Piété.

 

3. La traduction française du XIIIe siècle (Merv. I)

Comme on le sait, la traduction française Merveilles 1 est datée de la seconde moitié du XIIIe siècle (ch. 8, p. 623-624 Ross) et inspirée de N. Rosell. Arrêtons-nous un moment sur elle, moins parce qu’elle est dans la ligne de ce dernier (cfr le Palés Romuli a Sainte Marie Nove et Saint Cosme), que parce qu’elle comporte un détail important qui ne figurait pas dans les textes précédents : celui de l’effondrement des deux mensions, en l’espèce les temples de la Piété et de la Concorde, liés au Palais de Romulus :

le Palés Romuli a Sainte Marie Nove et Saint Cosme, et sont illec .ij. mensions, l'une de Pité et l'autre de Concorde, la ou Romulus mist s'ymage. Et est escrit : « Ceste ymage trebuchera quant la Virge enfantera. » Et ce sevent li Romain quant Jhesu Crist nasqui, car sitost com il fu nez l'ymage trebucha et les .ij. maisons.

S’il n’est toujours pas question d’un Palais de la Paix, on voit en tout cas affleurer ici un motif nouveau : la naissance du Christ n’aurait pas provoqué seulement la chute de la statue sur laquelle portait le présage d’éternité, mais également la ruine des bâtiments qui l’abritaient. Ce motif de bâtiments qui s’effondrent à la naissance du Christ est important : nous le retrouverons à plusieurs reprises plus loin et il connaîtra diverses variations. Le motif de la prédiction d’éternité peut donc aussi porter sur des bâtiments.

Mais continuons notre exploration des Mirabilia en pénétrant dans le monde complexe de ce qu’on peut appeler « la tradition allemande ». Quelle est la position du manuscrit qui, selon N.R. Miedema pourrait avoir inspiré une partie importante des traductions allemandes ?

Bref rappel des principaux travaux de Mme Miedema : N.R. Miedema, Die « Mirabilia Romae ». Untersuchungen zu ihrer Überlieferung mit Edition der deutschen und niederländischen Texte, Tübingen, 1996, 588 p. (Münchener Texte und Untersuchungen zur deutschen Literatur des Mittelalters, 108) ; Die römischen Kirchen im Spätmittelalter nach den « Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae », Tübingen, 2001, 896 p. (Bibliothek des Deutschen historischen Instituts in Rom, 97), et Rompilgerführer in Spätmittelalter und früher Neuzeit : die « Indulgentiae ecclesiarium urbis Romae » (deutsch / niederländisch). Edition und Kommentar, Tübingen, 2003, 554 p. (Frühe Neuzeit. Studien und Dokumente zur deutschen Literatur und Kultur im europaïschen Kontext).

 

4. La tradition allemande des Mirabilia : le Leittext

Ce Leittext est un manuscrit latin du XIVe siècle (L 186 dans le catalogue de N.R. Miedema), censé être à l’origine des traductions allemandes dites « longues » (Langfassung). Il contient une liste des palais de Rome. Après avoir cité trois palais (le Palacium Romoli, quod est iuxta tugurium Faustinj, le Palacium Neronis Lateranensis, quod est iuxta Marcellinum et Petrum et le Palacium Surne, vbi modo est ecclesia sancte Crucis), son rédacteur traite de la statue de Romulus. Mais c’est pour la placer dans un endroit un peu inattendu, en l’espèce un « Palais de Rémus ». Qu’on en juge :

Palacium Remj, vbi erant due edes, scilicet Concordie et Pietatis, vbi Romulus posuit ymaginem super statuam dicens : « Non cadat jsta ymago neque hoc templum corruat, donec virgo pariat ». Et dum Maria virgo peperit Christum, statim cecidit statua et templum. (ch. 14 ; Miedema, Mirabilia, p. 343-345).

Le Palais de Rémus, où se trouvaient deux temples, ceux de Concorde et de Piété, là où Romulus posa une image ( ?) sur une statue, en disant : « Que cette image et ce temple ne s’écroulent pas, jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». Et quand la Vierge Marie enfanta le Christ, aussitôt tombèrent statue et temple.

À première vue, on se croirait revenu au texte de la version primitive des Mirabilia, si différentes choses ne nous interpellaient pas. Il y a d’abord le lemme (Palacium Remj), qui ne laisse pas place à l’ambigüité : il est question du « Palais de Rémus ».

Mme Miedema (Mirabilia, 1996, p. 400) signale bien que la confusion (Verwechslung) entre Rémus et Romulus n’est pas exceptionnelle, ce qui est tout à fait juste, mais, dans le cas présent, on a un certain mal à accepter cette explication. D’une part il vient d’être question, un peu plus haut dans le texte, du Palacium Romoli, « le palais de Romulus », localisé « près de la cabane de Faustinus » ; d’autre part la notice comme telle mentionne dans une seule et même ligne les deux jumeaux : Remj et Romulus, sans du tout les confondre. Il ne semble pas faire de doute que le rédacteur pensait vraiment que c’était dans le palais de Rémus que Romulus avait placé une statue.

D’autres points sont à relever. D’abord l’identité de cette statue n’est pas autrement précisée : le suam des Mirabilia anciens, indiquant qu’il s’agissait d’une statue de Romulus, a disparu, tout comme d’ailleurs l’adjectif auream. Ensuite la prédiction d’éternité englobe à la fois la statue et le temple qui l’abrite. La traduction française du XIIIe siècle rapportait déjà la chute de bâtiments (deux en fait) ; ici il n’est question que d’un seul temple, mais avec une prédiction intégrant temple et statue. Enfin le rapport entre l’imago et la statua n’est pas clair, le mot imago étant souvent employé avec le sens de « statue ». S’agit-il d’une seule et même chose, ou de deux choses différentes ?

Mais que disent les traductions allemandes ?

 

5. La tradition allemande des Mirabilia : les traductions

Manifestement, dans son énumération des palais de Rome, le rédacteur du manuscrit D 6, le chef de file d’un des deux groupes de traductions allemandes, ne s’est pas basé uniquement sur le Leittext, le manuscrit latin L 186 dont on vient de parler. Son texte le prouve :

Vnd das palast Romi. Do saczte Romulus einen apgot in, den heis er der ewigeit, auf ein seüle, vnd sprach : “Der tempel noch der apgot seüle nicht e uallen, pis ein junkfrawe ein kint gepirt”.

Do nu die zeit vnd die nacht kom, das got wolte geporen werden von der reinen junkfrawen Marian, do er nu geporen wart, viel tempel vnd apgot nider. Also tut Rome noch alle tage pis an den jungsten tag.

Et le palais de Rémus. Là Romulus plaça sur une colonne une statue, qu’il appela celle de l’éternité, et dit : « Ni le temple ni la statue sur la colonne ne tomberont avant qu’une vierge ne porte un enfant ».

Et lorsque vinrent l’époque et la nuit où Dieu voulut naître de la Vierge Marie toujours pure, lorsqu’il fut né, temple et statue tombèrent. Et il en est toujours ainsi à Rome jusqu’au dernier jour.

Le das palast Romi montre que le traducteur allemand a conservé la localisation que lui fournissait son modèle (Palacium Remj). Il a aussi retenu l’idée que la chute de la statue le jour de la naissance du Christ entraînait celle du temple qui l’abrite. Il a également laissé à Romulus lui-même le soin de prononcer la formule de la prédiction d’éternité. Il a enfin levé l’ambiguïté présente dans son modèle (cfr plus haut) en distinguant nettement la statue (einen apgot) de la colonne (auf ein seüle) sur laquelle elle se dressait.

Mais la variante la plus intéressante par rapport à la tradition des Mirabilia examinée jusqu’ici, c’est que Romulus ne s’est pas élevé une statue à lui-même : il l’a élevée à l’Éternité (der ewigeit).

Dès les premiers textes rencontrés, l’éternité était présente, mais seulement sous la forme (explicite ou implicite) d’une prédiction d’éternité. C’est la première fois que nous apprenons qu’on lui avait élevé une statue, et l’initiateur de l’opération, c’est Romulus. Ce n’est plus sa propre personne que le fondateur veut honorer, mais l’Éternité.

Cet élément nouveau (l’Éternité) est important, car il sera amené à se développer. Son application va ainsi « passer de la statue au bâtiment ». On verra en effet plus loin le bâtiment abritant cette statue recevoir le nom de « temple (ou palais) de l’Éternité ». Il sera question en latin de templum aeternitatis et en allemand d’expressions comme der palast der ewikait, der ewige tempel, pallast der ewikeit, tempel der ewikeit. Mais n’anticipons pas et restons dans l’analyse du manuscrit D 6.

La dernière phrase (Also tut Rome noch alle tage pis an den jungsten tag) n’est pas claire. Heureusement d’autres manuscrits appartenant à la même tradition proposent une formulation plus explicite, comme celui cité dans l’apparat critique de Mme Miedema (Mirabilia, p. 344) et dont le texte est le suivant :

    Vnd da die czeit chom vnd die nacht, das got geporen ward, da viel der abtgot vnd der tempel nider. Vnd noch alle cristnacht so velt des tempels ain teil nider, vnd das wert piss den jungsten tag.

    Et lorsque vinrent le temps et la nuit, où Dieu naquit, la statue et le temple s’écroulèrent. Et à chaque nuit de Noël encore une partie du temple tombe, et cela durera jusqu’au dernier jour. (Berlin, Staatsbibliothek, Ms. germ. quart. 866, XIVe)

En d’autres termes, si la statue s’est brisée ainsi que le temple – on notera qu’il s’agit ici d’un seul temple –, celui-ci n’a pas complètement disparu la nuit de la naissance du Christ. Il s’est effondré sur lui-même, il est en ruines, mais, maintenant encore, à chaque Noël, il continue à perdre quelques pierres, et ce phénomène durera jusqu’à la fin des temps.

*

L’enquête au sein de la tradition des Mirabilia a donc déjà fourni un certain nombre d’éléments intéressants. Nous avons vu Romulus élever une statue, non pas à sa propre personne, mais à l’Éternité. Nous avons vu aussi que la chute de la statue à la naissance du Christ pouvait s’accompagner de celle du (voire des) bâtiment(s) qui l’abritai(en)t, et même que cette chute pouvait se prolonger lors de chaque Noël, des morceaux continuant à tomber.

Pour ce qui est de la localisation, la tradition des Mirabilia part d’un Palais de Romulus lié à deux Temples (celui de la Piété et celui de la Concorde), un Palais de Romulus auquel la « tradition allemande », très curieusement, substitue un Palais de Rémus : ce serait dans le palais de son frère jumeau que Romulus aurait élevé la statue : la sienne propre dans la source latine de cette tradition, celle de l’Éternité, dans les traductions.

En ce qui concerne l’emplacement de ce que nous pourrions appeler le « Palais à la statue » (celui de Romulus ou – dans la tradition allemande – celui de Rémus), la tradition a livré une donnée très importante en le situant entre deux églises médiévales bien connues : Saints-Côme-et-Damien d’une part, Sainte-Marie-la-Neuve de l’autre. On se souviendra de la compilation de N. Rosell (ch. 7) : palatium Romuli, inter Sanctam Mariam Novam et Sanctum Cosmatem et de la traduction française du XIIIe siècle (ch. 8) : le Palés Romuli a Sainte Marie Nove et Saint Cosme.

Le problème initial n’a pas pour autant été résolu. Les considérations qui précèdent n’expliquent pas pourquoi Martin d’Opava et – à sa suite – Jean d’Outremeuse ont localisé la statue de Romulus dans un bâtiment qu’ils appellent Palais de la Paix, alors que les versions anciennes des Mirabilia la plaçaient dans le Palais de Romulus ou dans un Temple (Piété et/ou Concorde) lié directement ou indirectement au complexe du Palais. Comment résoudre cette difficulté ?

 

 

B. Le Templum Pacis dans la tradition des Mirabilia

 

En fait, cette dénomination « Palais de la Paix » est curieuse parce qu’elle constitue un unicum dans la tradition des Mirabilia. En effet, en dehors des passages de Martin d’Opava et de Jean d’Outremeuse cités plus haut, aucun autre texte ancien ne contient l’expression.

Que serait donc ce « Palais de la Paix » ? Ne pourrait-il pas s’agir du « Temple de la Paix » ? Ce ne serait pas suprenant. Plusieurs éléments orientent en effet vers cette solution.

 

1. Palatium et Templum : deux dénominations pour une même réalité ?

Jusqu’ici, nous n’avons pas souligné assez nettement le caractère relativement vague du mot palatium. En fait, après la fin de l’Antiquité, le terme pouvait désigner « n’importe quel édifice antique de grandes dimensions (villas, temples, cirques, thermes, etc.) », sur la nature exacte duquel on ne voulait ou ne pouvait pas se prononcer (M. Accame Lanzillotta, Contributi sui « Mirabilia urbis Romae », Gênes, 1996, p. 55, résumant H. Jordan, Topographie, II, 1871, p. 401-403).

Ainsi par exemple, il ne serait pas difficile de montrer que, dans la tradition des Mirabilia, certaines notices (Mirab., ch. 24, p. 57 V.-Z.) donnent le nom de « Temple de Romulus » au bâtiment que d’autres notices (Mirab., ch. 6, p. 21-22 V.-Z.) appellent « Palais de Romulus » et qui était censé abriter la statue d’or du fondateur. Les rédacteurs des Mirabilia localisant les deux bâtiments exactement dans le même voisinage (notamment celui des temples de Piété et de Concorde), on a peine à croire qu’ils renvoyent à deux réalités différentes. En fait, Palatium Romuli et Templum Romuli ne sont, dans la tradition des Mirabilia, que deux dénominations différentes pour une seule et même réalité. Il est dès lors permis de se demander si l’expression Palacium Pacis de Martin d’Opava (traduite en palais de Pais par Jean d’Outremeuse) ne serait pas tout simplement une désignation alternative pour Templum Pacis.

 

2. Un Templum Pacis bien attesté

Quoi qu’il en soit, un « Temple de la Paix » est bien attesté, lui, dans la zone archéologique qui nous intéresse. Le tableau suivant, extrait d’une liste de temples, est sur ce point assez parlant. Il rassemble des notices provenant des Mirabilia primitifs, de la Graphia, du Chronicon de Martin d’Opava et du Myreur de Jean d’Outremeuse, bref de quatre témoins de la tradition des Mirabilia :

 

Mirabilia primitifs (ch. 24, p. 57, V.-Z)

Graphia aureae urbis (ch. 33, p. 90, V.-Z.)

Martin d’Opava (p. 401, de templis)

Jean d’Outremeuse (p. 65, des temples)

(1) Iuxta eum Sancti Cosmatis ecclesia, quae fuit templum Asili.

In ecclesia Sancti Cosmatis est templum Asilum.

Item in ecclesia Sancti Cosme fuit templum Asilum.

Item, où li engliese Saint-Cosme est, fut li temple Asyli.

(2) Retro fuit templum Pacis et Latonae ;

Retro fuit templum Pacis et Latonae.

Item retro Sanctum Cosmam fuit templum Pacis.

Item, derier l'englize Saint-Cosme fut li temple de Pais,

(3) super idem templum Romuli.

Superius templum Romuli.

Item superius fuit templum Romuli.

et al deseur astoit le temple Romuli.

(4) Post sanctam Mariam Novam duo templa, Concordiae et Pietatis.

Post Sanctam Mariam Novam templum Concordiae et Pietatis.

Item ubi est Sancta Maria nova fuit templum Con-cordie et Pietatis.

Item, où l'engliese Sainte-Marie-Nove est, fut li temple de Concorde et de Piteit.

            C’est le même environnement topographique que celui de la notice de N. Rosell, présentée plus haut :

palatium Romuli, inter Sanctam Mariam Novam et Sanctum Cosmatem, ubi sunt duae aedes, Pietatis et Concordiae, ubi posuit Romulus statuam suam auream dicens : « Non cadet donec virgo pariet » ; statim ut peperit virgo, statua illa corruit. (Rosell, ch. 7, p. 183-184, V.-Z.)

Mais son intérêt principal est de fournir la liste de bâtiments – tous des temples – censés séparer les deux églises médiévales repères : inter Sanctam Mariam Novam et Sanctum Cosmatem, c’est-à-dire d’une part (à l’ouest), l’actuelle Basilique Saints-Côme-et-Damien et d’autre part (à l’est), l’actuelle église Sainte-Françoise-Romaine (l’ancienne Sainte-Marie-Nouvelle). Cette zone, bien identifiée en archéologie romaine antique, est riche en bâtiments importants.

Il y a d’abord l’antique Basilique de Maxence et de Constantin, le monument le plus vaste du forum ; puis un temple de Romulus, le seul connu dans l’antiquité. Il fut élevé non pas en l’honneur du fondateur de Rome mais, au IVe siècle p.C., en l’honneur du fils de Maxence et servira de vestibule à l’église médiévale des Saints-Côme-et-Damien.

Mais il y a surtout, dans le voisinage, le grand Forum de Vespasien où s’élevait un Templum Pacis. Au sens strict, cette dernière expression s’applique au temple lui-même, mais on la rencontre aussi, au sens large, à côté de tournures comme Forum Vespasiani, Forum Pacis, Forum Vespasiani Pacis, pour désigner tout le complexe du Forum de Vespasien (L. Richardson jr, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore, 1992, p. 286-287, s.v° Pax, Templum). Bref, les termes Templum Pacis, Forum Pacis désignent des bâtiments réels bien connus de l’archéologie romaine. Contenant le mot Pacis, ne pourraient-ils pas correspondre au palacium Pacis de Martin et au Palais de Pais de Jean ?

Il y a plus. L’existence dans cette même zone du « temple de Romulus », fils de Maxence, n’aurait-il pas contribué aussi à donner aux gens du Moyen Âge l’idée qu’un « palais de Romulus », fondateur de Rome, se serait élevé dans les parages ?

Quoi qu’il en soit, l’imaginaire médiéval plaçait ce fameux palais dans la zone de « notre » temple de Romulus, fils de Maxence, de « notre » Basilique de Maxence et de Constantin, et de « notre » Forum de la Paix de Vespasien avec son imposant Templum Pacis.

 On connaît les connaissances hésitantes, pour ne pas dire fantaisistes, des auteurs médiévaux en matière d’archéologie romaine et les difficultés qu’ont les Modernes à proposer des identifications solides aux données des rédacteurs des Mirabilia. Mais il est très tentant, en lisant dans le tableau l’expression Templum Pacis (et Latonae), d’y voir le souvenir du Temple de la Paix antique. Un complexe appelé Templum Pacis et Latonae n’existe pas dans l’antiquité, mais le Templum Pacis, lui, existe bien, et c’est un bâtiment fort important si on le lie à l’antique Forum de Vespasien.

La solution la plus simple est de voir dans l’hapax Palatium Pacis une dénomination alternative de Templum Pacis. En d’autres termes, le palatium Pacis, propre à Martin et à Jean, doit avoir le même sens que l’expression plus courante de templum Pacis. C’est en tout cas la conclusion que nous adopterons.

Il ne suffit évidemment pas d’avoir réalisé que le palatium Pacis de nos chroniqueurs dissimulait – si l’on peut dire – un templum Pacis à chercher non loin de Sainte-Marie-Nouvelle et des Saints-Côme-et-Damien, dans un cadre archéologique familier aux antiquistes. Reste la difficulté initiale : comment le motif de la statue d’or couplé à une prédiction d’éternité a-t-il pu « glisser » du Palais/Temple de Romulus au Palais/Temple de la Paix ?

 Pour ce faire, nous allons maintenant rechercher, toujours dans la tradition des Mirabilia, les diverses mentions du Templum Pacis.

 

3. Le Templum Pacis chez l’Anonyme de Magliabechi (1ère moitié du XVe)

Le tableau donné plus haut mettait en évidence la proximité géographique des temples d’Asyle, de la Paix, de Romulus, de Concorde et de Piété. De cette série de temples en rapport étroit les uns avec les autres, l’Anonyme de Magliabechi (ch. 8, p. 125-128, V.-Z.) livre une version, que nous ne citerons que pour mémoire. Elle est un peu décousue, clairement mal comprise et probablement contaminée par d’autres informations. La voici avec quelques notes de commentaire :

Palatium Romuli fuit retro templum Pacis, et ibi fecit duo templa, scilicet Pacis et Concordiae.

C’est un palatium Romuli (et non un templum Romuli) qui se trouve près du templum Pacis, mais cela ne nous étonne qu’à moitié compte tenu de l’ambiguïté existant entre « palais » et « temple ». Le templum Pacis est bien là, tout comme la mention de deux temples (duo templa). Mais ce qui surprend, c’est que le couple « Concorde et Piété » des versions antérieures (deux temples différents pour les Mirabilia primitifs, un seul pour les autres témoins plus tardifs) cède la place à un couple inédit « Paix et Concorde » dont le constructeur (fecit) n’est pas nommé. Ajoutons – ce qui ne simplifie pas les choses – que le templum Pacis est cité deux fois. Bref – ce qui n’est pas rare chez lui – le rédacteur anonyme de ce traité tardif ne nous aide pas à clarifier les problèmes, bien au contraire. Son témoignage est trop peu fiable pour être utilisé. Il vaut mieux ne pas en tenir compte et explorer la tradition en amont. Commençons par la Graphia aureae urbis.

 

4. Le Templum Pacis dans la Graphia aureae urbis

  On se souviendra que dans la série de temples entre Sainte-Marie-Nouvelle et Saints-Côme-et-Damien, la Graphia aureae urbis (ch. 33, p. 90, V.-Z.), suivant d’ailleurs en cela les Mirabilia primitifs, mentionnait un templum élevé conjointement à la Paix et à Latone (templum Pacis et Latonae), liaison inconnue, répétons-le, dans le catalogue des temples romains antiques. Mais laissons cela, car il y a plus important.

        Un peu plus haut en effet (ch. 20, p. 83-84, V.-Z.), la Graphia avait évoqué, avec de nombreux détails caractéristiques, un templum Pacis, élevé à la seule Paix, et apparaissant dans un contexte tout à fait différent :

    In templo Pacis iuxta Lateranum a Vespasiano imperatore et Tito filio eius recondita est archa Testamenti. In qua sunt haec : ani aurei, mures aurei, tabulae Testamenti, virga Aaron, urna aurea habens manna, vestes et ornamenta Aaron, candelabrum aureum cum .VII. lucernis, tabernaculum, septem candelabra, septem cathedrae argenteae, mensa, propositio sancta, turibulum aureum, virga Moysi cum qua percussit mare, mensa aurea, panes ordeacei, vestis inconsutilis, circumcisio, sandalia, vestimentum sancti Iohannis Baptistae, forcipes unde fuit tonsus sanctus Iohannes Evangelista.

    Dans le temple de la Paix près du Latran, l’empereur Vespasien et son fils Titus avaient placé l’arche du Testament (= Arche d’Alliance), dans laquelle on trouve : des anneaux en or, des souris en or, les tables de la loi, la verge d’Aaron, une urne en or avec de la manne, les habits et les ornements d’Aaron, le candélabre d’or aux sept lampes, un tablernacle, sept lampes, sept sièges en argent, une table, une représentation sacrée, la verge de Moïse avec laquelle il frappa la mer, une table en or, des pains d’orge, un vêtement sans coutures, le prépuce de la circoncision, des sandales, le vêtement de saint Jean Baptiste, les ciseaux qui servirent à tondre saint Jean l’Évangéliste.

   Nous retrouvons un terrain familier aux archéologues de la Rome antique. Le rédacteur de la Graphia évoque ici le magnifique templum Pacis qui faisait partie du Forum Pacis, dont la construction avait commencé en 71 p.C. Dans ce templum, l’empereur avait notamment fait placer nombre de dépouilles ramenées de Jérusalem après la capture de la ville et la destruction du temple (cfr par exemple Flavius Josèphe, 7, 5 ,7 [158-161]). Au cours de son histoire, le bâtiment avait subi divers dommages majeurs (incendie, tremblement de terre) et, au VIe siècle p.C. déjà, à l’époque de Procope (Goth, 4, 21, et 11-12), il appartenait au passé (cfr L. Richardson jr, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore, 1992, p. 286-287, s.v° Pax, Templum).

Ce serait sortir de notre sujet que de vouloir commenter cette liste impressionnante de reliques diverses. Leur authenticité et leur histoire n’importent guère ici. Disons simplement que les rédacteurs des Indulgentiae en signalent généralement un certain nombre dans l’église de Saint-Jean de Latran, particulièrement riche en la matière (cfr pour cette église, le catalogue de M. Miedema, Kirchen, 2001, p. 166-196). Elles y ont probablement été déplacées après la destruction du temple, ce qui devrait expliquer la précision iuxta Lateranum qui suit dans la Graphia la mention de templum Pacis et qui n’est pas fondée dans la topographie romaine, le Latran étant assez loin du Forum de Vespasien.

On comprend encore mieux après ce texte l’importance du Templum Pacis et la raison de l’influence qu’il pu exercer au Moyen Âge.

 

5. Le Templum Pacis dans les documents Codagnellus (XIIIe) et Ramponi (XVe)

Ces deux documents ont été étudiés en profondeur dans notre étude sur les statues magiques aux clochettes. Après avoir présenté les statues, ils abordaient la question du Temple de la Paix, assorti à la prédiction d’éternité, et terminaient par la source d’huile (fons olei) qui surgit à Rome lors de la naissance du Christ.

Seuls les §§ 8-10, qu’on trouvera ci-dessous, relèvent du présent article. Si l’on fait abstraction du passage en italiques dans la version Codagnellus du § 8 du document – on s’en est expliqué ailleurs –, on voit qu’ils traitent essentiellement du Temple de la Paix : de la prédiction d’éternité qui lui avait été appliquée (ici par les « démons ») et de son effondrement la nuit de Noël.

Document Codagnellus (XIIIe)

Document Ramponi (XVe)

(8) Nam cum Romani subiugassent totum mundum et essent in suma pace, et pax esset in universo orbe, hedificaverunt templum illud magnum et mirabile ydolis vocaveruntque illud templum pacis, quia in pace obtinebant principatum mundi. Sed vulgo vocabatur Collideus, quia dii ibi collebantur.

(8) Nam cum Roma subiugasset totum mundum et essent in summa pace et pax esset per universum orbem, hedificavit templum illud magnum et mirabile ydolis et vocaverunt illud templum Pacis, quia in pacem obtinebant principatum totius mundi.

(9) Et interrogaverunt deos suos, id est ydola, quantum debebat durare templum illud, et responsum est eis a demonibus ipsum permansurum usque quod virgo pareret ; unde gavisi scripserunt ante fores templi istius : « Templum pacis eternum erit ». Sicut enim impossibile est, quod virgo pariat, quod templum istud perpetuo destruatur ; sed decepti fuerunt, quia omnia possibilia sunt Deo.

(9) Et interrogaverunt deos suos idest ydola quantum debeat durare templum illud ; et responsum est eis a demonibus ipsum permansurum usque quod virgo pareret, unde gavisi scripserunt ante fores templi dicentes : « Templum istud Pacis eternum erit ». Sicut enim impossibile est quod virgo pariat, ita impossibile est quod templum istud perpetuo destruatur. Sed decepti fuerunt, quia omnia possibilia sunt Deo.

 

Cette application au Templum Pacis du motif en question ne doit pas nous surprendre : on va la retrouver dans un instant.

 

 

C. Les Indulgentiae : le Temple de la Paix devient celui de l’Éternité

 

Abandonnons la tradition des Mirabilia au sens strict pour examiner celle des Indulgentiae, en commençant par le témoignage d’Innocent III, tel que nous pouvons l’atteindre dans les écrits de Denys le Chartreux.

 

1. Denys le Chartreux (1402-1471) et Innocent III (pape de 1198 à 1216)

Denys le Chartreux, un maître spirituel et mystique du XVe siècle, est né à Rijkel dans le comté de Looz (aujourd’hui Limbourg belge). Son œuvre abondante comprend des commentaires sur l’Ancien et le Nouveau Testament, des homélies et des sermons pour les fêtes de l’année et les saints du calendrier, ainsi que des guides spirituels destinés à différentes classes de la société. Sa notoriété est certaine : il fut même à une certaine époque conseiller du cardinal Nicolas de Cuse, lequel, en tant que légat pontifical, avait entrepris une mission de réforme religieuse dans la région de la Meuse et du Rhin.

On possède de ce Denys un sermon pour la grand-messe de Noël (in summa missa nativitatis Domini) dont la dernière partie rapporte un certain nombre de miracles qui eurent lieu le jour de la naissance du Christ (miracula nonnulla in nocte natiuitatis Christi facta). On y retrouve en bonne place un épisode qui va donner une vue d’ensemble assez claire de la question qui nous occupe.

Comme Denys se base explicitement sur les écrits d’Innocent III (pape de 1198 à 1216), on peut même considérer que son texte reprend ou développe des idées remontant aux alentours de 1200.

    Amplius, hodie Christus dominus noster multa mirabilia fecit in mundo, per quae suam declarauit natiuitatem. Siquidem in nocte natiuitatis Christi, pulcherrimum atque fortissimum templum Aeternitatis corruit Romae.

    Nam ut testatur Papa Innocentius tertius, in Roma per duodecim annos magna pax fuit, idcirco Romani pulcherrimum construxerunt templum in Roma, quod Pacis templum nominauerunt ; consuluerunt quoque Apollinem, quandiu duraret hoc templum. Et respondit Apollo : Quousque pariet uirgo. Tunc dixerunt Romani : Ergo in aeternum durabit, nam uirginem parere reputabant impossibile. Hinc in foribus templi scripserunt hunc titulum : Templum Pacis Aeternum. Sed in nocte qua peperit uirgo Maria Christum, templum illud funditus cecidit, & ibi nunc est ecclesia sanctae Mariae Noua. Tunc etiam cecidit statua Romuli, quem pro Deo colebant Romani, quam statuam in templo aeternitatis posuerunt. (D. Dionysii Cartusiani Enarratio epistolarum et evangeliorum de Sanctis per totum anni circulum, etc. Pars altera. Editio Tertia, Coloniae, Petrus Quentel, 1542, fol. XLIX recto et verso).

 

    En outre, en ce jour, le Christ Notre Seigneur a fait dans le monde de nombreux miracles, par lesquels il annonça sa nativité. Ainsi dans la nuit de la nativité du Christ, le très beau et très puissant temple de l’Éternité s’écroula à Rome.

    En effet, comme l’atteste le Pape Innocent III, pendant douze ans il y eut à Rome une grande paix, qui amena les Romains à construire dans la ville un très beau temple, qu’ils appelèrent le Temple de la Paix. Ils consultèrent également Apollon pour savoir combien de temps il durerait. Et Apollon répondit : « Jusqu’à ce qu’une vierge mette un enfant au monde ». Alors les Romains dirent : « Il durera donc éternellement », car ils considéraient comme impossible qu’une vierge mette un enfant au monde. D’où cette inscription placée à l’entrée du temple : Templum Pacis Aeternum. Mais la nuit où la Vierge Marie enfanta le Christ, ce temple s’effondra de fond en comble, et c’est là que se trouve maintenant l’église de Sainte-Marie-Nouvelle. À ce moment-là aussi tomba la statue de Romulus, que les Romains vénéraient comme Dieu, statue qu’ils avaient placée dans le temple de l’Éternité.

Cette vision des choses, qui émane d’un pape régnant à Rome de 1198 à 1216, peut être confrontée à la tradition des Mirabilia que nous connaissons bien maintenant et dont les premières versions, datant du milieu et de la fin du XIIe siècle, sont donc un peu plus anciennes.

Le message fondamental est le même : la nativité du Christ marque, symboliquement et matériellement, l’effondrement du monde ancien. Le récit d’Innocent III fait ainsi intervenir une prédiction d’éternité faite par un devin utilisant le motif de l’impossibilité pour une vierge de mettre un enfant au monde. Elle s’applique à un temple qui s’est finalement effondré la nuit de Noël, et il y est aussi question d’une statue de Romulus également tombée à cette époque.

Mais, par rapport aux versions rencontrées jusqu’ici, bien des détails diffèrent. Il n’est plus question d’un Palais/Temple de Romulus : il a disparu en tant que tel et ce n’est pas le seul bâtiment à avoir disparu ; le récit ne contient aucune allusion non plus à la Concorde, à la Piété ou à Latone.

L’accent est mis essentiellement sur un temple, qualifié de « très beau et très puissant » et appelé successivement « Temple de l’Éternité », « Temple de la Paix », « Temple éternel de la Paix ». Malgré l’absence du nom de Vespasien, les explications historiques données par Innocent III sur les circonstances de la construction du temple (douze années de paix) montrent sans ambiguïté qu’il s’agissait bien du Templum Pacis de l’empereur. Un Vespasien qu’il était délicat, pour les gens du Moyen Âge, de nommer explicitement, puisque le temple dont il est question se serait écroulé à la naissance du Christ, donc bien avant Vespasien.

La statue de Romulus s’y retrouve, en fin de récit toutefois. Les Romains sont censés l’y avoir placée, car « ils vénéraient leur fondateur comme un dieu ». Le tout, temple et statue, s’écroule la nuit de Noël, de fond en comble (funditus) : aucune allusion donc à des fragments qui continuent à tomber lors des Noëls ultérieurs. Quant à l’auteur de la prédiction d’éternité qui restera sans effet, ce n’est ni Romulus, ni un simple devin, c’est Apollon lui-même.

Subsiste aussi une précision topographique d’importance : c’est la référence à l’église de Sainte-Marie-Nouvelle, susceptible de parler directement aux auditeurs et aux lecteurs du Moyen Âge.

*

Ce texte d’Innocent III diffère donc très sensiblement de ce que nous livrait la tradition des Mirabilia proprement dits. Toutefois, à ce point de notre enquête, une des informations majeures qu’il livre est de localiser la statue de Romulus – on ne signale pas qu’elle était en or – non dans le Palais/Temple de Romulus mais dans le Templum Pacis. Il nous fournit ainsi une clé supplémentaire pour expliquer les versions de Martin d’Opava et de Jean d’Outremeuse, dont nous étions parti.

En fait, avec ce texte d’Innocent III, conservé dans le sermon de Denys le Chartreux, on est entré dans un autre système, celui de la tradition des Indulgentiae, dont certaines versions allemandes, on va le voir maintenant, vont d’ailleurs faire explicitement référence à ce pape.

 

2. Les versions allemandes des Indulgentiae

Avant d’aller plus loin, rappelons les données essentielles de notre tableau des temples, qui regroupait les notices des Mirabilia primitifs, de la Graphia aureae urbis, de Martin d’Opava et de Jean d’Outremeuse. Toutes concernaient la zone comprise entre Saints-Côme-et-Damien, à l’ouest, et Sainte-Marie-Nouvelle, à l’est. On y trouvait successivement : Saints-Côme-et-Damien, puis le Temple de la Paix, puis le Temple de Romulus, puis le (ou les) Temple(s) de Concorde et Piété, à l’emplacement de Sainte-Marie-Nouvelle.

Avec ce cadre topographique à l’esprit, nous allons maintenant consulter quelques traductions allemandes des Indulgentiae. Les importants travaux de Mme Miedema – redisons-le – ont dégagé dans l’ensemble des traductions plusieurs « têtes de liste » (Leittexte. Les trois notices qui vont suivre sont intéressantes, notamment parce qu’elles forment chacune une de ces « têtes de liste ».

    a. la première notice

La première provient du manuscrit D 67/2 Miedema, conservé à Trèves (vers 1500). Elle est consacrée à Sainte-Marie-la-Neuve :

Zu Sent Marien der Nuwer. Dese kirch ist genant der ewige tempel, in welcher stat vijl mirackel synt gescheit in der geburt vnsers lieben Hern Ihesu Christi ; ouch genant der tempel des freden, der zu Rome gebuyt wart, als sent Jnnocencius der III pais spricht, durch den grosen freden, der XIJ iair zu Rome was, davan sij Appollo fragten ; vnd he antwort, dat he nummer fallen ensulle, bis dat eyne yunffer geberet. Dat ouch geschach, want der tempel veil de nacht zu gronde darneder. etc. (Miedema, Indulgentiae, 2003, p. 147)

À Sainte-Marie-la-Neuve. Cette église est appelée le temple éternel, où se sont déroulés bien des miracles lors de la naissance de notre cher seigneur Jésus-Christ. On l’appelle aussi le temple de la Paix. Comme le dit le pape Innocent III, il fut construit à cause de la grande paix que connut Rome pendant douze ans. À son sujet, on consulta Apollon qui répondit qu’il ne tomberait jamais avant qu’une vierge ne mette au monde un enfant. C’est aussi ce qui se passa, car le temple s’écroula au sol la nuit, etc.

Le rédacteur ne cite pas seulement Innocent III, les douze années de paix, l’oracle d’Apollon et l’effondrement du bâtiment le jour de Noël. Pour lui, Sainte-Marie-la-Neuve est le temple antique qu’il désigne sous deux noms équivalents à ses yeux : « Temple éternel » (ewige tempel) et « Temple de la Paix » (tempel des freden). Nous connaissons, nous, le rapport historique de ce bâtiment avec l’empereur Vespasien, mais le rédacteur, tout comme Innocent III d’ailleurs, ne donne pas le nom du constructeur. Pareil silence s’explique, nous l’avons dit plus haut.

C’est le temple seul qui est censé s’être écroulé la nuit de Noël : il n’est pas question d’une statue de Romulus. Mais dans le passage que Denys le Chartreux attribuait à Innocent III aussi, cette statue n’occupait qu’une place secondaire.

    b. la deuxième notice

 La deuxième notice est tirée du manuscrit D 76 Miedema (milieu du XVe siècle), conservé à Wolfenbüttel. Cette fois, le rédacteur situe le « Palais de l’Éternité » (der palast von der ewikait) à côté de l’église Santa Maria Nova :

    Auch jst neben der kirch der palast von der ewikait, den tet der kaiser Otauiano bauen. Der fiel nider an der hailigen nacht zw weichennachten, als Christus geboren wart, vnd felt noch all jar ain stuck davon. (Miedema, Indulgentiae, 2003, p. 114)

    Il y a aussi à côté de l’église le Palais de l’Éternité, que fit construire l’empereur Octavien. Il s’écroula lors de la sainte nuit, la nuit de Noël, à la naissance du Christ, et chaque année encore il en tombe un morceau.

Il s’agit du même temple. On aura noté que sa construction n’est pas rapportée à Vespasien, mais à Octavien-Auguste. Cette attribution n’a rien pour surprendre. C’est sous le règne de ce dernier que le Christ est né et donc que le Temple est censé s’être effondré. Il faut dire aussi que cet empereur intervient beaucoup plus que son successeur dans la tradition des Mirabilia et des Indulgentiae (on songera notamment à la « vision d’Octavien » : une vierge sur un autel tenant dans les bras un enfant, vision censée expliquer l’origine de Sainte-Marie-du-Capitole, Sancta Maria Ara Coeli. Cfr Mirabilia primitifs, ch. 11, p. 28-29, avec la longue note 1 sur l’histoire de cette légende).

Pour le rédacteur de la présente notice, le bâtiment antique n’a manifestement pas été rasé au sol, puisque chaque année encore – entendons à chaque Noël – un nouveau morceau s’écroule.

    c. la troisième notice

La troisième notice est empruntée à une édition imprimée de 1487 (le d 6 du catalogue de Miedema), que la spécialiste considère comme la « tête de liste » allemande de ce qu’elle appelle les Mirabilia Romae vel potius Historia et descriptio urbis Romae. C’est en quelque sorte, l’état le plus récent de la tradition des Mirabilia et des Indulgentiae.

Il y est à nouveau question de Santa Maria Nova, dont sont décrits les reliques, les autels et les tombes de saints. Puis, avant d’en venir aux indulgences attachées à cette église, le rédacteur signale l’existence, dans le voisinage immédiat, du Palais de l’Éternité (der pallast der ewikeit) :

    Neben der kirche ist der pallast der ewikeit, den der keiser Octauianus ließ puwen. Er fragt die aptgotter vnd die pawleut, wie lange der pallast sten mocht. Da kam ein stim vnd sprach : “Als lange, bys das ein magt in iungfreulicher reinikeit ein kint gepert”. Da sprach der keiser : “So wirt er ewig stan, wan solchs ist nit moglich”. Darumb [l]ies er schriben an den tempel vnd in daz gemeur hawen “Templum eternitatis”. Da nu Cristus, vnser Here, von Maria, der reinen iungfrawen, geboren wart, da vil des tempels vil nider. Vnd noch alle iar zu winnachten so felt ein teil nider. (Miedema, Indulgentiae, 2003, p. 269)

    Près de l’église est le Palais de l’Éternité, que l’empereur Octavien fit construire. Il demanda aux idoles et aux constructeurs pendant combien de temps le palais devait tenir debout. Alors vint une voix qui dit : « Aussi longtemps qu’une vierge en état de pureté virginale ne mettra pas au monde un enfant ». Alors l’empereur dit : « Il durera éternellement, car une telle chose n’est pas possible ». Aussi fit-il écrire sur le temple et sur le mur les mots Templum aeternitatis. Mais lorsque le Christ, notre Seigneur, naquit de Marie, la Vierge pure, alors le temple s’écroula. Et chaque année encore à la nuit de Noël, une partie s’écroule.

On reste assez proche du récit précédent : même constructeur (Octavien), même questionnement sur la durée, même prédiction d’éternité, même écroulement au jour de la nativité, partiel d’ailleurs, puisqu’ici encore chaque Noël voit tomber un morceau (ein teil) de ce qui reste. Quelques variantes toutefois se manifestent : on a interrogé les idoles et les constructeurs ; c’est une voix anonyme qui a prononcé l’oracle ; on a fait graver sur le bâtiment les mots Templum Aeternitatis. On aura également noté que le même bâtiment est désigné indifféremment par Palais ou par Temple.

Puis le rédacteur passe à la description de l’église suivante, celle des Saints-Côme-et-Damien, en la localisant par référence à Sainte-Marie-la-Neuve : [C]zu Sant Cosman vnd Damian, lyt vnderhalb des tempels der ewikeit : « l’église se trouve en-dessous du Temple de l’Éternité ». Identification, ici encore, entre le Temple de l’Éternité et Sainte-Marie-la-Neuve.

*

Dans la citation d’Innocent III faite par Denys le Chartreux, comme dans les trois exemples cités, l’accent est mis sur le « Temple de l’Éternité », localisé par rapport à Sainte-Marie-Nouvelle et à Saints-Côme-et-Damien. Il porte aussi le nom de « Temple de la Paix ». Ce bâtiment en ruines, qui n’en finit d’ailleurs pas de se démanteler, il devient de plus en plus difficile de ne pas l’identifier au grand temple de la Paix qui faisait partie du Forum de la Paix, de Vespasien.

Manifestement d’ailleurs, à l’époque, le « Temple de l’Éternité » avait acquis une certaine réalité, au moins livresque, auprès des pèlerins en quête d’indulgences dans les églises de Rome. Ainsi, dans un dialogue intitulé Idiota de mente et écrit vers 1450, Nicolas de Cuse fait passer les protagonistes prope templum Aeternitatis. Le « Temple de l’Éternité » semble devenu un point de repère topographique.

Ainsi, le Templum Pacis de la tradition des Mirabilia au sens strict est manifestement la même chose que le Templum Aeternitatis de la tradition des Indulgentiae, qui la prolonge. Mais l’accent s’est déplacé. La statue de Romulus n’est plus au centre du récit comme présage d’éternité. Elle figure encore à la fin du récit d’Innocent III, mais il n’est plus question d’elle dans les extraits retenus des traductions allemandes des Indulgentiae. C’est le bâtiment qui est devenu, dans son nom même, le présage de l’éternité de Rome, et c’est sur son effondrement lors de la naissance du Christ que l’attention est attirée. Certains textes ont même l’art de prolonger le désastre, puisqu’à chaque Noël, disent-ils, tombent des morceaux de ce qui reste du temple.

3. Brève confrontation entre la tradition des Mirabilia et celle des Indulgentiae

 La tradition des Indulgentiae, si elle s’est inspirée de celle des Mirabilia au sens strict, a donc davantage évolué qu’elle. On s’en rendra très bien compte en confrontant le troisième exemple ci-dessus (édition imprimée de 1487) à une notice qu’on peut lire, pratiquement à la même époque, dans une édition imprimée des Mirabilia (1491).

 

D’un côté (1487, tradition des Indulgentiae) :

    Neben der kirche ist der pallast der ewikeit, den der keiser Octauianus ließ puwen. Er fragt die aptgotter vnd die pawleut, wie lange der pallast sten mocht. Da kam ein stim vnd sprach : “Als lange, bys das ein magt in iungfreulicher reinikeit ein kint gepert”. Da sprach der keiser : “So wirt er ewig stan, wan solchs ist nit moglich”. Darumb [l]ies er schriben an den tempel vnd in daz gemeur hawen “Templum eternitatis”. Da nu Cristus, vnser Here, von Maria, der reinen iungfrawen, geboren wart, da vil des tempels vil nider. Vnd noch alle iar zu winnachten so felt ein teil nider. (Miedema, Indulgentiae, 2003, p. 269)

    Près de l’église est le Palais de l’Éternité, que l’empereur Octavien fit construire. Il demanda aux idoles et aux constructeurs pendant combien de temps le palais devait tenir debout. Alors vint une voix qui dit : « Aussi longtemps qu’une vierge en état de pureté virginale ne mettra pas au monde un enfant ». Alors l’empereur dit : « Il durera éternellement, car une telle chose n’est pas possible ». Aussi fit-il écrire sur le temple et sur le mur les mots Templum aeternitatis. Mais lorsque le Christ, notre Seigneur, naquit de Marie, la Vierge pure, alors le temple s’écroula. Et chaque année encore à la nuit de Noël, une partie s’écroule.

De l’autre (1491, tradition des Mirabilia) :

    Palacium Romuli inter sanctam Mariam novam et cosmam : vbi sunt ser (due?) edes pietatis et concordie vbi posuit Romulus suam statuam dicens hec statue non cadet donec virgo pariet - et statim cum beata virgo peperrit statua corruit.

    Le Palais de Romulus est entre Sainte-Marie-la-Neuve et Saint-Cosme. On y trouve les deux temples de la Piété et de la Concorde. Romulus y plaça sa statue, en disant « Cette statue ne tombera que quand une vierge aura enfanté ». Et dès que la bienheureure vierge enfanta, la statue tomba.

Frappante est la sclérose qui, sur cette question en tout cas, a marqué la transmission du texte des Mirabilia anciens du XIIe au XVe siècle. L’édition imprimée de la fin du XVe siècle ne laisse absolument rien paraître des importants développements que nous avons pu identifier lors de notre enquête.

 

 

D. Les guides et les récits de voyage

 

On sait que la tradition des Mirabilia Romae au sens large englobe également les différents guides de Rome écrits à l’usage des pèlerins de plus en plus nombreux ainsi que les récits de voyageurs qui, étant passés par Rome, ont tenu à mettre par écrit leurs descriptions et leurs impressions. On en a présenté un certain nombre dans un fichier précédent auquel on renverra le lecteur.

 

1. John Capgrave (vers 1450)

L’ouvrage de John Capgrave, Ye Solace of Pilgrimes, a déjà été mentionné à plusieurs reprises. L’auteur propose aux pèlerins du XVe siècle un guide de Rome, où il s’inspire largement de la tradition des Mirabilia et des Indulgentiae.

Son chapitre 5, intitulé Of þe multitude of paleysis in rome, donne une liste des palais de Rome. On y trouve, sans trop de surprises puisqu’on est au terme de l’évolution des Mirabilia, non seulement le palais de Romulus, la prédiction d’éternité qui s’y attache et son effondrement la nuit de la Nativité, mais aussi – élément plus intéressant pour nous – l’identification de ce Palais de Romulus avec le Temple de la Paix. Le Capitole est également mentionné dans le chapitre. On y reviendra. Voici le texte :

    A paleys þer is eke whech is called þe paleys of romulus I can not (p. 17) gesse oþir but it is templum pacis for both of þis and eke of þe capitołł fynde I writin þat þei schuld stand on to þe tyme þat a mayde bor a child and on þat nyth whech our lord was bore it is seide of bothe þat a grete part of hem fełł down. But zet at þese dayes þat temple þat was cleped templum pacis fallith be pecis zerely in þe fest of þe natiuite of our lord crist. (première partie, ch. 5, p. 16-17, éd. Mills, 1911)

    Il y a aussi un palais qui est appelé le Palais de Romulus, et je ne puis que supposer que c’est le Temple de la Paix. Car de celui-ci comme de celui du Capitole, je trouve écrit qu’ils devaient durer jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant et que la nuit de la naissance du Seigneur une grande partie de ces temples s’écroula. Et aujourd’hui encore, à la fête de la Nativité de notre Seigneur Jésus-Christ, le temple qu’on appelait Temple de la Paix continue à s’effriter un peu plus chaque année.

Ici, comme pour les noms des collines romaines, John Capgrave n’hésite donc pas à relever les difficultés qu’il rencontre à introduire une cohérence dans les textes qu’il a sous les yeux. En l’espèce, on le comprend. Trouvant dans ses sources presque la même histoire, à savoir la prédiction d’éternité et l’effondrement du bâtiment à la naissance du Christ, racontée à propos du Palais de Romulus et du Temple de la Paix, il a été amené à conclure que ces deux expressions, désignant la même réalité, étaient équivalentes.

John Capgrave ne dit rien de la statue d’or de Romulus, ni dans ce passage, ni dans le reste de son ouvrage. Pour lui, la prédiction d’éternité qu’il envisage ne semble porter que sur le bâtiment. Il ne fait pas non plus intervenir Virgile, mais dans la tradition des Mirabilia – mis à part Jean d’Outremeuse bien sûr –, le rôle de ce dernier est marginal.

Quant à l’allusion au Capitole, que nous avons laissée en suspens, elle fait référence au motif des statues magiques aux clochettes, que John Capgrave traite assez longuement au chapitre 11 et dont il attribue la construction à Virgile. Comme d’autres auteurs médiévaux, John Capgrave utilise à propos de ce complexe le motif de la prédiction d’éternité mise à mal lors de la naissance du Christ. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point dans la suite.

Une autre mention du Temple de la Paix apparaît plus loin, dans la deuxième partie de l’œuvre, au chapitre 30, au début d’un exposé consacré à la « Station à Côme et Damien ». Manifestement ici sous l’influence des Mirabilia au sens large (en l’occurrence les Stationes), John Capgrave écrit :

   Thursday in þe same weke is þe stacion at a cherch of cosmas and damianus fast be þat place whech was clepid templum pacis. (ch. 30, p. 120, éd. Mills, 1911)

    Le jeudi de la même semaine, on fait station à l’église des saints Côme et Damien, près du bâtiment qui était appelé Temple de la Paix.

Et l’index de l’édition Mills (p. 188) marque bien l’équivalence : « Templum Pacis, or Palace of Romulus », p. 17, p. 120.

 

2. Giovanni Rucellai (1450)

Né en 1404, Giovanni Rucellai est un riche marchand florentin, qui, sous le titre de Zibadone Quaresimale et à l’intention de ses fils, a rédigé des mémoires très variés (Zibadone veut dire « mélanges ») prenant la forme d’une chronique familiale et locale. Parmi beaucoup d’autres sujets, on y trouve la relation du pèlerinage que l’auteur effectua à Rome en 1450 à l’occasion de l’Année Sainte. Le marchand a noté ses visites dans les églises et toutes les curiosités qu’il a pu voir. Son rapport est assez personnalisé, mais il intègre, parfois textuellement, nombre d’informations provenant des Indulgentiae et des Mirabilia anciens.

Nous avons déjà rencontré cette relation dans notre étude sur le « Virgile berné et vengé ». L’auteur y signalait (p. 577), parmi les ruines des palais qu'il avait vus : « Il palazzo dove Virgilio fu tenuto alle finestre » et, immédiatement après, était évoquée : « Una cupoletta dove stette quella donna chel tenne alle finestre col fuocho tralle gambe. »

C’est à la page suivante (p. 578), sous le lemme Templum Pacis, qu’il raconte que ce bâtiment, censé durer jusqu'à ce qu'une Vierge mette au monde un enfant, s'était effondré à la naissance du Christ :

Templum pacis che si dice era uno tempio d’idoli et che i Romani dicevano che gli aveva a durare insino che una vergine partorisse et che a punto cascó et rovinó la notte che nacque N.S. Giesucristo et ancora v’é in pié una colonna di marmo achanalata che gira braccia XII la grosezza.

Le Temple de la Paix est un temple de statues païennes. Les Romains disaient qu’il devait durer jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant. Il tomba précisément en ruines la nuit de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ et il en reste encore debout une colonne cannelée en marbre de 12 brasses de diamètre.

Nous ne commenterons pas le détail de la colonne censée s’être conservée. Peu importe pour nous si elle subsistait encore à l’époque et à quel monument romain antique elle pouvait appartenir.

Cfr Il Giubileo dell'anno 1450 secondo una relazione di Giovanni Rucellae [ed. Giuseppe Marcotti], dans Archivio della Società Romana di Storia Patria, t. 3, 1881, p. 563-580. Il en existe une édition plus récente : Giovanni Rucellai ed Il suo Zibaldone. I. Il Zibaldone Quaresimale. Pagine scelte a cura di Alessandro Perosa, Londres, The Wartburg Institute, 1960, 264 p. (Studies of the Warburg Institute, 24).

 

3. Nikolaus Muffel (1452)

Nikolaus Muffel (né en 1409/1410) est un jeune noble de Nuremberg qui se rendit à Rome en 1452 pour le couronnement de Frédéric III. La description de la Rome qu’il a laissée est elle aussi largement inspirée d’un texte des Indulgentiae et des Mirabilia (cfr Miedema, Mirabilia, 1996, p. 474-475). Nous avons utilisé ici l’édition de W. Vogt (Nikolaus Muffel, Beschreibung der Stadt Rom, Tübingen, 1876, p. 56).

Après avoir parlé de l'église Sainte-Françoise-Romaine, l’auteur du récit note :

[...] und ob derselben kirchen stet der tempel der ewikeit, den Vespasianus pauet, des sten nur drey pogen und ein seul noch do, und daran geschriben stann : das ist der tempel der ewikeyt ; dann in was geweyssagt, das der so lang besten solt, piß ein junckfraw ein kint het, also vil der tempel nyder an der cristnacht und noch etwan davon vellet an derselben nacht, etc.

[...] et près de cette église se trouve le Temple de l’Éternité, construit par Vespasien. Il n’en reste aujourd’hui que trois arcs et une colonne. Il portait une inscription : « Ceci est le Temple de l’Éternité ». Il avait été prédit à son sujet qu’il devrait durer jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant. Il s’effondra à la naissance du Christ, et il en tombe encore des morceaux à chaque Noël, etc.

Il est clair que Nikolaus Muffel retranscrit ici des informations en provenance de la tradition des Indulgentiae. Les détails ne trompent guère : la prédiction, le nom même du temple (der tempel der ewikeit), son effondrement, massif à la naissance du Christ et partiel à chaque Noël. Mais les récits parallèles n’évoquent jamais, à propos du temple jeté à terre la nuit de Noël, les restes archéologiques dont fait ici état Nikolaus Muffel et dont la description – que nous n’avons pas reprise en détail – souligne le caractère impressionnant.

En fait, la description de ces restes imposants pourrait être le résultat d’une certaine confusion. Plutôt qu’au Templum Pacis ou au forum de Vespasien, ils pourraient appartenir au Temple de Vespasien (et de Titus), au pied du Tabularium. On peut encore en voir aujourd’hui trois colonnes corinthiennes de marbre blanc, hautes de 15 m 20 et larges à la base de 1 m 57 (G. Lugli, Roma antica. Il centro monumentale, Rome, 1946, p. 114 ; L. Richardson jr, A New Topographical Dictionary of Ancient Rome, Baltimore, 1992, p. 412, s.v° Vespasianus, Divus, Templum). On songera aussi à la colonne cannelée dont faisait état Giovanni Rucellai.

Quoi qu’il en soit, dans les récits parallèles rencontrés jusqu’ici, le constructeur n’est jamais donné comme étant Vespasien : ou bien aucun nom n’est pas cité, ou quand il y en a un, c’est celui d’Octavien. Nous avons expliqué pourquoi : la naissance du Christ ayant eu lieu sous Octavien, on ne pouvait pas attribuer à Vespasien un temple qui s’était écroulé des décennies avant lui.

 

4. Jean de Tournai (de passage à Rome en 1488)

            En 1488, le marchand Jean de Tournai est de passage à Rome, au cours du long périple (1488-1489) qui, de Valenciennes, le mène aussi à Jérusalem et à Compostelle. La description de son séjour à Rome contient un certain nombre d’éléments personnels, mais elle est basée pour l’essentiel sur les Indulgentiae et les Stationes. L’influence des Mirabilia anciens ne semble pas très importante.

            Le récit de son voyage à Rome rapporte la chute d’une construction qui faisait l’objet d’une prédiction d’éternité. Après avoir parlé du Colisée qui, à son époque, abritait des ateliers de tout ordre, il ajoute :

    Assez près de là y avoit ung fort beau palais pour lequel ung empereur fit assambler les sages de Romme en demandant combien de tampz ce palais dureroit. Et on luy respondit qu'il dureroit tant et sy longuement que une vierge auroit porté hoir. Alors l'empereur respondit qu'il dureroit à perpétuité. Et à la nativité de Jhésus Christ, cedict palais fondit et tous les ans, la nuict de Noël à minuit, on dict qu'il en chet tous les ans des pierres. [Jean de Tournai, fol. 60 v.]

    Non loin de là, il y avait un fort beau palais. Un empereur rassembla les sages de Rome pour leur demander combien de temps il durerait. On lui répondit que ce serait jusqu’à qu’une vierge ait un enfant. Alors l’empereur répondit qu’il durerait éternellement. Et à la naissance de Jésus-Christ, ce palais s’effondra, et chaque année, la nuit de Noël à minuit, on dit que des pierres en tombent encore.

Le voyageur ne nomme pas avec précision le bâtiment, qui ne semble d’ailleurs pas avoir de rapport avec la statue de Romulus. Mais comme il appartient à la tradition des voyageurs influencés par les Mirabilia et qu’il est question d’un palais qui continue à perdre des pierres à chaque Noël, on ne peut que songer au Palais d’Éternité, alias Temple de l’Éternité ou de la Paix, alias Palais de Romulus.

 

5. Arnold von Harff (de passage à Rome vers 1496)

On terminera en signalant le pèlerinage mené vers la Terre Sainte à la fin du XVe siècle par le chevalier Arnold von Harff de Cologne. Vers 1496, il est de passage à Rome. Les notes de son éditeur, M. Letts (1946, p. XVIII-XX, et p. 31, n. 3), signalent que l’auteur, sans toutefois les copier servilement, a utilisé « les guides du pèlerin en allemand ». M. Miedema (Mirabilia, 1996, p. 475-476) est plus précise : selon elle, le chevalier s’inspire essentiellement des Indulgentiae, qu’il complète par des notices provenant des Mirabilia. C’était là, on le voit, chose habituelle.

Il traite, lui aussi, du Temple de l’Éternité. Comme nous ne disposons pas du texte original allemand, nous avons utilisé la traduction anglaise de M. Letts :

    Item close to this church is a palace in ruins which the Emperor Octavianus caused to be built (n. 3). He enquired of the idols and of the oracles how long the palace would stand, whereupon a voice spoke from heaven that it should stand until a maid in virgin purity should bear a child. Then spoke the Emperor Octavianus : « it will therefore stand for ever, because such a thing is not possible » . Therefore he caused to be cut into the wall of the temple : Templum eternitatis, « a temple of eternity ». When Christ our Lord was born of Mary, the pure maid, part of the temple fell down and each year at Christmas a piece of the wall of the temple falls down. (p. 32, éd. M. Letts, 1946)

Près de cette église [= Sainte Marie Nouvelle, appelée aussi Sainte Françoise Romaine] se trouve un palais en ruines que fit construire l’empereur Octavien. Il demanda aux idoles et aux oracles combien de temps il durerait ; une voix venue du ciel répondit qu’il durerait jusqu’à ce qu’une jeune fille, en état de pureté virginale, ait un enfant. L’empereur dit alors : « Il durera donc toujours, parce qu’une pareille chose n’est pas possible ». Aussi fit-il inscrire sur le mur du temple : Templum eternitatis, c’est-à-dire « Temple d’Éternité ». Lorsque le Christ notre Seigneur naquit de Marie, la pure jeune fille, une partie du temple s’effondra et chaque année à Noël tombe un morceau du mur du temple. (trad. personnelle du texte anglais)

Rien de bien neuf par rapport aux textes précédents. Les guides et les écrits des voyageurs se ressemblent. On aura notamment noté que le bâtiment en question est, ici aussi, indifféremment présenté comme « Palais » ou « Temple ».

 

Conclusion

 

Jusqu’ici, nous avons rencontré le motif de la prédiction d’éternité, couplée à une destruction la nuit de Noël, appliqué à plusieurs choses. D’abord :

 

* à une statue de Romulus. Le fondateur l’avait élevée en son honneur dans son propre palais, le Palatium Romuli, lié à deux temples (Piété et Concorde). C’est apparemment la plus ancienne actualisation du motif (Mirabilia primitifs). Cette statue de Romulus se retrouvera plus tard dans le Temple de l’Éternité (Innocent III déjà ? ou seulement Denys le Chartreux ?).

* à une statue de vierge que Virgile a élevée dans ce même palais à côté de celle de Romulus. C’est, semble-t-il, une spécificité de Jean d’Outremeuse.

* à une statue élevée par Romulus, non dans son propre palais, mais dans celui de Rémus. Le manuscrit latin L 186, à l’origine de la version longue des traductions allemandes, ne précise pas en l’honneur de qui elle l’avait été, mais pour le manuscrit allemand D 6 (Leittext d’un groupe de traductions), Romulus aurait élevé cette statue à l’Éternité.

mais aussi – assez vite et probablement par extension – à des bâtiments abritant cette statue, voire d’autres statues. Ainsi :

* la traduction française du XIIIe siècle (Merveilles 1) sera le premier texte à envisager la destruction des .ij. mensions... de Pité et... de Concorde, la ou Romulus mist s’ymage. Un peu plus tard (XIVe), le Leittext latin des traductions allemandes (L 186) fait également s’écrouler « le temple » avec la statue, toujours celle de Romulus : cecidit statua et templum.

* les traductions allemandes vont dans le même sens. Ainsi dans le D 6 (XIVe ?), où la statue de l’Éternité a remplacé celle de Romulus, le temple s’écroule avec la statue : viel tempel vnd apgot nider. Une précision apparaît même dans certaines versions allemandes : à chaque Noël les restes du bâtiment effondré continuent à perdre quelques pierres (vnd das wert piss den jungsten tag : « et cela durera jusqu’au dernier jour »)

* on a même l’impression qu’au fil du temps, la statue va passer au second plan au profit du Temple qui l’abrite et qui est souvent appelé – c’est intéressant de le relever – Temple de la Paix ou Temple de l’Éternité. Ce phénomène est bien observable dans les exemples qui suivent :

* dans le sermon de Noël de Denys le Chartreux, la chute de la statue de Romulus – « que les Romains avaient placée dans le Temple de l’Éternité » – n’apparaît qu’à la fin d’un long développement consacré au temple lui-même (c’est sur lui seul d’ailleurs que portait la prédiction d’éternité).

* dans les versions allemandes des Indulgentiae traitant de Sainte-Marie-Nouvelle, toute statue de Romulus a disparu. Il n’est plus fait mention que d’un seul écroulement : celui du Temple de l’Éternité, avec éventuellement une brève allusion au morceau qui tombe encore à chaque Noël.

* dans les guides tardifs et dans les récits des voyageurs, qui dans l’ensemble suivent plutôt la tradition des Indulgentia que celle des Mirabilia au sens strict.

*

Le motif d’une prédiction d’éternité basée sur l’impossibilité d’une parturitio virginis, et donc conditionnelle, est bien présent aux origines même de la tradition des Mirabilia Romae où il s’applique à un symbole de la grandeur et de la puissance de Rome, en l’espèce une statue de Romulus (par exemple dans Graph., 17, p. 82 V.-Z.). Mais l’histoire du motif connaît de nombreux développements. On a vu ainsi la prédiction d’éternité glisser de la statue au(x) bâtiment(s) qui l’abrite(nt) ; la statue de Romulus devenir celle de l’éternité ; le temple de la Paix, se substituer au palais de Romulus et se transformer à son tour en temple de l’Éternité. Parfois même, la statue du fondateur est censée se trouver dans le temple de Rémus.

En ce qui concerne la destruction du symbole le jour de la naissance du Christ, l’accent s’est déplacé progressivement de la statue au bâtiment qui l’abrite, et, à la fin de l’évolution, l’idée de destruction a même joué, en quelque sorte les prolongations : le bâtiment ne s’effondre pas totalement, en une seule fois ; il tombe bien sûr en ruines, mais à chaque Noël encore des pierres s’en détachent.

On perçoit mieux encore l’originalité de Jean d’Outremeuse. Le chroniqueur liégeois ne s’est interessé qu’au motif de la statue d’or de Romulus, qu’il a toutefois utilisé à plusieurs reprises, d’une manière très personnelle. Dès la première mention, il a retravaillé profondément le motif, en faisant intervenir Virgile et en mettant l’accent sur une seconde statue, celle d’une vierge. Puis dans les mentions suivantes, il a joué subtilement sur ce thème, d’abord en plaçant l’épisode au centre d’une très large prophétie catholique et d’une profession de foi personnelle nettement marquée, ensuite en l’utilisant dans son récit de la naissance du Christ, puis, un peu plus tard, dans sa biographie de Tibère. Ces détails n’apparaissent pas ailleurs dans la littérature médiévale : elles lui sont propres. On ne peut certainement pas l’accuser de manquer d’originalité.

 

 


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Chapitre III

 

D’autres actualisations du motif

 

Si le second chapitre avait étudié en profondeur l’évolution du motif dans la tradition des Mirabilia et mis en évidence au passage l’originalité de Jean d’Outremeuse, le troisième va prolonger l’enquête en recherchant, dans le reste de la littérature médiévale, d’autres actualisations du motif.

Divers auteurs seront pris en compte et leurs spécificités analysées. On observera d’abord la prédiction d’éternité porter sur la présentation et l’apparence d’une statue de Rome (Jean de Salisbury, Godefroi de Viterbe, Ranulf Higden). On la verra aussi intervenir dans des contextes variables, notamment la vision d’Octavien (chez Godefroi de Viterbe), le complexe des statues magiques (chez Neckam, Maître Grégoire, John Capgrave, dans le document Codagnellus-Ramponi), un ensemble d’idoles égyptiennes (Roman de Dolopathos), le temple de la Concorde (chez Guillaume le Clerc de Normandie) ou encore le palais de Néron (chez Noirons li Arabi. La palette des actualisations possibles, on le voit, est fort large.

 

A. La prédiction d’éternité appliquée à une statue de Rome mal fabriquée

 

La littérature médiévale a conservé le souvenir d’une prédiction d’éternité portant sur une statue emblématique du pouvoir romain. Plutôt que le fondateur Romulus, elle semble avoir représenté Rome elle-même et avoir été installée au Capitole. Sa caractéristique était de ne pas avoir été parfaitement réussie. Elle était trop grande ou trop lourde, et sa stabilité était gravement en cause. Pour tenter de rassurer un public inquiet, son constructeur avait affirmé qu’elle tiendrait « jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». Il en est question chez trois auteurs : Jean de Salisbury, Godefroi de Viterbe et Ranulf Higden.

 

1. Jean de Salisbury, Policraticus (1159)

On la rencontre d’abord dans le Policraticus de Jean de Salisbury. Ce personnage, né en Angleterre vers 1115, fut en France l’élève d’Abélard, et mourut évêque de Chartres, en 1180. Il fut notamment l’auteur en 1159 d’un Policraticus sive de nugis curialium et uestigiis philosophorum, une sorte d’encyclopédie morale en huit livres, une satire en quelque sorte où il oppose les enseignements de la philosophie aux frivolités du monde et de la cour.

Jean de Salisbury : Ioannis Saresberiensis Policraticus I-IV, edidit Katharine Stephanie Benedicta Keats-Rohan, Turnhout, 1993, 275 p. (Corpus Christianorum. Continuatio mediaevalis, 118)

Dans le chapitre 15 de son deuxième livre (Policrat., Il, 15), traitant des visions et des songes (de speciebus somniorum), Jean de Salisbury part d’une citation de Lucain (Pharsale, I, 186) chez qui « une grande image de la patrie se présente en tremblant » (ingens uisa duci patriae trepidantis imago) à César lors du passage du Rubicon. Il tente d’abord d’interpréter le texte :

[…] sicut est quod, Gaio Caesare transito Rubicone bellum patriae inferente, ad designandum terrorem ciuium qui erant per conciuis iniuriam opprimendi, ingens uisa duci patriae trepidantis imago, duci suo denuntians ne conciues armis ciuilibus impugnaret. Publici namque imago imperii publici metus et Caesareo nomine prostratae urbis erat indicio.

C’est ainsi que, lorsque César, le Rubicon franchi, portait la guerre contre sa patrie, « une grande image de la patrie tremblante apparut au général » pour exprimer la terreur des citoyens qu’allait écraser l’acte illégal de leur concitoyen. Elle voulait dire à son général de ne pas attaquer ses concitoyens avec les armes de ses citoyens. Cette image [tremblante] de l’État symbolisait la crainte du peuple et d’une ville terrassée au nom de César.

  Puis, peut-être pour mieux faire accepter par ses lecteurs la réalité de cette apparition, il leur demande de se fier à des récits qui circulent. Il rappelle celui de la statue instable dont nous parlions plus haut :

Quod si imperii nullam in ueritate quae sic appareret credit quis fuisse imaginem, historiarum fide certiorabitur. Cum enim maiestatem urbis principes uisibili specie censuerint honorandam, exquisito artificio muliebrem formam quae orbem dextera contineret in aeris materia fieri studuerunt. Ea uero perfecta in forma egregia, uenusta quantitate, apta partium dispositione, membris quoque condecentibus et sibi inuicem congruentibus uniuersis, cum non tam populi examinationem quam admirationem plena sui commendatione deposceret, quidam solas tibias tantae moli perferendae inhabiles esse causati sunt ; quibus faber respondit eas usquequaque sufficere donec uirgo pareret, omnino credens impossibilem uirginis partum. Quod et Christo nato impletum est, ea corruente et fracta, quia humanum contrahitur ubi diuinum imperium dilatatur. (p. 96-97 de l’édition)

Et si quelqu’un pense qu’aucune image de l’empire n’est réellement apparue, il en sera plus convaincu s’il fait confiance aux histoires. En effet, quand les chefs eurent décidé que la grandeur de la ville devait être honorée par une représentation visible, ils veillèrent à faire exécuter en bronze, avec un art exquis, l’image d’une femme tenant un globe terrestre dans la main droite. En vérité, la statue réalisée était remarquablement belle, de la grandeur qui convenait ; ses parties étaient bien liées entre elles, ses membres élégamment proportionnés. Tout cela la faisait valoir et attirait autant les regards que l’admiration.

Certains toutefois mirent en cause un seul défaut : les jambes de la statue leur semblaient incapables de supporter pareille masse. L’artisan répondit qu’elles le pourraient jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant. Il croyait en effet tout à fait impossible la parturition d’une vierge. Ce qui pourtant se produisit à la naissance du Christ : la statue s’écroula et se brisa. Le pouvoir de l’homme se réduit là où s’accroît celui de Dieu.

On est très loin de la statue en or que Romulus aurait dressée dans son palais si l’on en croit les premiers textes relevant de la tradition des Mirabilia. Mais la « Rome en majesté » dont il s’agit ici, portant en main le globe pour afficher sa souveraineté universelle, n’a rien pour étonner les lecteurs qui ont suivi nos analyses précédentes, en particulier celles portant sur le complexe des statues magiques aux clochettes. Mais toutes ces statues que nous avons alors rencontrées ne présentaient aucune faiblesse de construction. C’est la première fois que nous voyons cette prédiction appliquée à une statue qui, au départ déjà, trahissait pareil défaut. À un moment déterminé, certains rédacteurs médiévaux se sont manifestement écartés du courant principal pour imaginer une statue peu réussie.

La prédiction d’éternité est faite ici, non par un personnage de haut rang (le roi fondateur Romulus, ou le magicien célèbre qu’était devenu Virgile au Moyen Âge, ou un devin de métier, ou une divinité), mais simplement par l’artisan lui-même, apparemment désireux, dans un certain sens, de « faire passer » son erreur : « Il y a effectivement une légère imperfection, mais rassurez-vous ; elle ne tombera jamais ». On a l’impression de se trouver devant le « détournement », comique ou rationnel, d’une anecdote plus sérieuse.

 Cela dit, il n’y a pas nécessairement d’intention comique ou rationnelle chez Jean de Salisbury. Cet auteur se réfère explicitement à des récits antérieurs (historiae), qui contenaient cette anecdote un peu particulière. Et s’il l’utilise, c’est pour commenter le texte de Lucain, et tout spécialement l’expression patriae trepidantis imago. En effet la statue de Rome qui se présente à César est censée trepidare, c’est-à-dire « s’agiter, bouger, trembler » (ce sont les sens du verbe trepidare). C’est probablement ce détail de la Pharsale qui a dû ramener à l’esprit de Jean de Salisbury un récit rencontré un jour lors de ses lectures.

 

2. Godefroi de Viterbe, Pantheon (vers 1187-1191)

Jean de Salisbury avait manifestement utilisé une anecdote préexistante pour commenter une vision, celle de César sur le Rubicon. C’est dans le récit d’une autre vision – celle d’Octavien – qu’un autre auteur, Godefroi de Viterbe, a introduit la même anecdote.

Né à Viterbe en Italie vers 1120, Godefroi reçoit son éducation à l’école cathédrale de Bamberg (Bavière) ; après avoir travaillé à la Chancellerie apostolique (Rome), il revient en Allemagne comme chapelain des empereurs germaniques Conrad III, Frédéric Ier Barberousse et Henri IV. Devenu évêque de Viterbe en 1184, il meurt dans cette ville quelque temps après avoir terminé en 1191 son ouvrage majeur, le Pantheon, une histoire universelle en latin (prose et vers).

Cfr Gotifredi Viterbiensis opera edente G. Waitz (dans MGH, SS 22, Hanovre, 1872, p. 1-338. Le texte du Pantheon se trouve aux p. 107-337. L’œuvre de Godefroi est accessible en version numérique, dans le même volume que Martin d’Opava.

 Le passage qui va nous retenir (Pantheon, part. XV, p. 150-151 de l’édition G. Waitz) traite d’un épisode de la vie d’Octavien (Auguste) et figure dans un développement intitulé De exaltatione Octaviani imperatoris, quem Romani voluerunt vocare suum deum, qui regnavit annos 53. Comme l’indique le titre, il y est donc question de ce qu’on appelle communément « la vision d’Octavien ».

Nous nous réservons de revenir ailleurs d’une manière plus détaillée sur ce récit qui est très répandu dans la littérature médiévale et qui sert d’étiologie à l’église de Santa Maria d’Aracoeli sur le Capitole. Disons simplement ici qu’il est question d’Octavien (Auguste), sous le règne duquel est né le Christ ; des qualités de cet empereur, si éminentes que les Romains veulent l’adorer comme un dieu ; de ses hésitations à accepter ; des interventions d’une Sibylle à laquelle il s’adresse ; des cieux qui s’entrouvrent pour lui offrir la vision d’un Enfant dans les bras de sa mère, et de sa décision finale.

Éclairé par les explications de la Sibylle, il refuse en effet les honneurs divins que les Romains veulent lui proposer. Il a compris que l’Enfant qui lui est présenté dans les cieux est plus grand que lui. C’est cet Enfant qu’il va désormais adorer comme le seul vrai Dieu ; c’est à lui qu’il va offrir l’encens (His dictis ; Cesar puerum devotus adorat, / Nunc aras et thura parans offerre laborat ; / Prima Deo celi tunc ibi thura dedit, p. 151, l. 36-38)

Cette soumission finale de l’empereur est classique des récits de la vision d’Octavien, comme l’est aussi l’énumération initiale des qualités du bénéficiaire (vir mirificus, formosus, ad omnia planus, militia validus). Godefroi insiste en particulier sur la paix que l’empereur a installée dans le monde : les neuf premiers vers (p. 150, l. 3-11) contiennent huit fois le mot pax. Tout cela est classique.

Ce qui l’est beaucoup moins, c’est l’insertion, dans le récit de la vision d’Octavien, de l’histoire de la statue imparfaite sur laquelle porte une prédiction conditionnelle d’éternité. Elle occupe pourtant une large place, entre l’énumération des qualités d’Octavien et la description, largement commentée par la Sibylle, de la vision qui s’offre à l’empereur.

Aucun autre texte, à notre connaissance, n’a mêlé les deux récits. L’auteur voulait-il opposer le pouvoir de Rome et de son empereur (instable comme la statue qui finira par s’effondrer) au nouveau pouvoir qui émane de cet Enfant dans les bras de sa mère ? C’est fort possible, mais ce n’est pas explicitement dit.

*

Quoiqu’il en soit, revenons à la présentation de la statue. Godefroi ne le précise pas, mais elle représente certainement Rome. Il la place en tout cas au Capitole, et sa particularité est d’être instable à cause de sa très grande taille. Elle tient difficilement en position verticale, et ce n’est qu’avec peine qu’une vieille femme (une magicienne ?) la stabilisera. Voici le texte (p. 150, l. 24 à p. 151, l. 14 passim):

 

 

Maxima tunc Rome Capitolica stabat imago [...]

Une très grande statue se dressait alors à Rome sur le Capitole […]

Grandis ymago nimis potuit vix recta levari

Trop grande elle n’avait pu que difficilement être mise en position verticale.

Sepe levata satis, nulla valet arte iuvari,

Plusieurs fois on l’avait soulevée jusqu’à une certaine hauteur, mais aucun moyen

    Quin cadat ulterius, nam recidiva cadit.

    N’avait pu empêcher qu’elle ne retombe ; car elle retombait.

Unius vetule tandem datur arte levari,

Finalement il fut possible de la redresser grâce au don d’une vieille femme,

Cuius et ingenio potuit sic ipsa locari,

Dont l’ingéniosité réussit à la placer de telle manière

    Ne cadat ulterius stetque vigore pari.

    Qu’elle ne retombe plus et reste solidement en place.

Set nec adhuc populus stabat sub ymagine tutus ;

Mais à ses pieds le peuple ne se sentait pas encore en sécurité ;

Demon ab hac statua sic est in plebe locutus :

Un démon alors, de l’intérieur de la statue, s’adressa au public :

    Cum virgo pariet, tunc et imago cadet

    Lorsqu’une vierge enfantera, alors la statue tombera aussi.

Turba negans partum de virgine posse creari,

La foule pensant qu’un enfant ne pouvait naître d’une vierge,

Credidit hoc dicto statue rem perpetuari,

Crut ces mots de la statue et dit que celle-ci durerait toujours,

     Dicens, quod numquam germina virgo parit.

Parce qu’une vierge jamais n’engendre une progéniture.

 

La situation n’est donc pas tout à fait la même que dans le récit précédent. La statue de Godefroi ne souffre pas d’une faiblesse évidente dans les membres inférieurs. Le problème vient de ce qu’elle est trop grande et instable : on ne parvient pas à la faire tenir en position verticale. Intervient alors une vieille femme, qui pourrait bien être une magicienne. Jean de Salisbury faisait jouer un rôle au fabricant lui-même. Godefroi ne donne guère de détail. Tout ce qu’on sait, c’est que la vieille trouve arte (« par son art », un terme utilisé souvent pour désigner la magie) le moyen de compenser cette instabilité : la statue est maintenant en position verticale et elle y reste.

Le peuple toutefois n’est pas entièrement rassuré. Il ne le sera qu’après la prédiction d’éternité. Et celui qui la profère n’est pas l’artisan, mais un « démon » qui se trouve dans la statue et qui parle par sa bouche.

Dans la tradition manuscrite du Pantheon, c’est à cet endroit du récit qu’Octavien est censé consulter la Sibylle (Octavianus ad hec rex consulit ore Sibillam (p. 151, l. 15) et recevoir la vision céleste que cette dernière interprétera. Un manuscrit toutefois (A) s’écarte des autres en introduisant, avant le recours à la Sibylle, l’histoire de la destruction de la statue à la naissance du Christ. Ainsi, comme dans les plus anciens témoins de la tradition des Mirabilia, le récit de la destruction suit immédiatement la prédiction d’éternité :

 

Tempore longevo cum grandis ymago stetisset,

Après que la grande statue fut restée debout longtemps,

Virgo parit, sed ymago cadit ; que cum cecidisset,

La Vierge enfanta et la statue tomba ; lorsque ce fut arrivé,

    Grandis in Vrbe fuit clamor : Ymago ruit,

   Grande fut la clameur dans la Ville : « La statue est à terre ».

Verba prophetie cognoverat Octavianus

Octavien connaissait les termes de la prophétie.

Atque putat iterum quod dixerat hoc simulacrum,

Repensant à ce qu’avait dit la statue,

    Credidit et natum virginitate datum.

Il crut qu’un enfant était né d’une vierge.

Scire futura volens rex consulit ore Sibillam.

   Voulant savoir l’avenir, il consulta la Sibylle.

 

Dans cette nouvelle version, Octavien attend donc pour consulter la Sibylle que l’image soit tombée. L’empereur désire connaître le futur. Il apprendra alors que son monde a pris fin et qu’un nouveau monde est apparu.

 

3. Ranulf Higden, Polychronicon (XIVe)

            On ne citera que pour mémoire le nom de Ranulf Higden, un moine bénédictin de l’Abbaye de Ste Werburgh à Chester. Né probablement dans les dernières années du XIIIe, il écrivit notamment un Polychronicon ou « Histoire universelle » en sept livres, qui fut particulièrement populaire aux XIVe et XVe siècles. Le premier livre, plus géographique qu’historique, décrit les différentes régions du monde connu, notamment l’Italie et ses provinces (Chapitre XXIII) ainsi que la ville de Rome (Chapitre XXIV).

Polychronicon Ranulphi Higden Monachi Cestrensis together with the English Translation of John Trevisa and of an Unknown Writer of the Fifteenth century, edited by Churchill Babington, Londres, 9 vol. , 1865-1886 (The Chronicles and Memorials of Great Britain and Ireland during the Middle Ages, 41)

 

Dans le chapitre consacré à la description de la ville de Rome, l’auteur a rassemblé nombre d’informations puisées chez ses prédécesseurs, chez Maître Grégoire surtout (les Mirabilia), mais chez d’autres aussi comme Jean de Salisbury. C’est le Policraticus qui lui a fourni l’information suivante :

Ad venustandam urbis majestatem muliebrem formam, quae orbem dextra contineret, in aeris materia fieri fecerant ; qua perfecta quidam solas tibias tantae moli perferendae insufficientes sunt causati, quibus faber statuae respondit eas usque quaque sufficere donec virgo pareret. Quod et factum est in Christi nativitate. (t. I, p. 234-236, éd. Ch. Babington, Londres, 1865)

Higden lui-même, qui donne régulièrement ses sources, a d’ailleurs fait précéder son résumé de la référence Pol., Libro secundo, entendez le deuxième livre du Policraticus.

*

Bref trois auteurs ont utilisé cette anecdote d'une grande statue de la « majesté de Rome » qui présentait à la fabrication une grosse imperfection. Malgré cela, elle avait fait l'objet d'une prédiction d’éternité liée à la parturition d'une vierge et, comme de bien entendu, elle s’était écroulée à la naissance du Christ.

On se trouve devant un développement assez élaboré du motif très simple rencontré à l’origine de la tradition des Mirabilia, celui de la statue de Romulus censée durer « jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant », c’est-à-dire « éternellement ».

Les actualisations du motif offrent d’assez nettes variations. Dans un cas, les jambes de la statue apparaissent trop faibles pour en supporter le poids, dans l’autre, c’est sa grandeur même qui la rend instable. La prédiction d’éternité est émise tantôt par un artisan, tantôt par le « démon » qui habite la statue.

Ce développement, qui n’est pas attesté dans la tradition des Mirabilia, connaît des utilisations très différentes : chez Jean de Salisbury, pour expliquer un texte de la Pharsale de Lucain où l’image de Rome se présentait « en tremblant » devant César ; chez Godefroi de Viterbe, dans son récit de la Vision d’Octavien, probablement pour opposer au caractère faible et éphémère du pouvoir de Rome la puissance et la pérennité de celui du Vrai Dieu qui prenait possession du monde.

 

 

B. La prédiction d’éternité appliquée aux statues magiques aux clochettes

 

 

Dans la tradition des Mirabilia et dans celle des Indulgentiae, le motif de la prédiction d’éternité s’appliquait essentiellement à une statue (celle de Romulus, ou celle de l’Éternité) et/ou à des constructions qui l’abritaient (comme le temple de la Paix, ou celui de la Paix et de la Concorde, ou celui de l’Éternité). Mais on le rencontre aussi, à date ancienne (le tournant des XIIe et XIIIe siècles), dans une autre tradition que nous connaissons bien, celle des statues magiques aux clochettes. Ce sujet ayant été longuement débattu dans une série d’articles précédents [FEC 26, 2013], nous pourrons nous limiter ici à l’essentiel.

Rappelons que les auteurs médiévaux présentaient souvent le motif des statues magiques aux clochettes sans même envisager leur destruction. Seuls quelques-uns d’entre eux s’étaient posé la question de leur disparition. Ils la racontaient de deux manières différentes.

Pour les uns, les statues magiques se seraient effondrées lors d’une opération commando, un travail de sape effectué en secret par les envoyés d’un roi voisin hostile à Rome : il s’agissait surtout d’auteurs appartenant au Roman des Sept Sages de Rome (au sens strict, pas celle du Roman de Dolopathos).

Les autres – et ce sont ceux-là qui vont ici nous retenir – faisaient intervenir le motif la prédiction d’éternité et inscrivaient la destruction des statues au nombre des faits merveilleux survenus à Rome lors de la naissance du Christ. Ils n’étaient pas tellement nombreux et se rattachaient à la tradition que nous avons appelée ailleurs la liste des merveilles virgiliennes. Leur chef de file semble avoir été Alexander Neckam, qui aurait inspiré son contemporain Maître Grégoire (fin XIIe-début XIIIe) et des auteurs comme Hugo de Pise (XIIe-XIIIe), Jean de Galles (XIIIe) et John Capgrave (XVe).

 

1. Alexander Neckam et le de naturis rerum (écrit vers 1194-1200)

Présentons d’abord la vision d’Alexander Neckam dans son de naturis rerum, une œuvre écrite vers 1194-1200. Traitant dans son deuxième livre du Virgile magicien, le moine anglais évoquait plusieurs merveilles dont Virgile avait été l’auteur à Naples puis détaillait la seule réalisation romaine qu’il avait retenue : celle des statues magiques aux clochettes.

Il la présentait comme un extraordinaire moyen de défense magique dont bénéficiait Rome. C’était un bâtiment abritant plusieurs statues qui correspondaient chacune à une province de l’empire et dont les mouvements signalaient aux autorités romaines l’imminence d’une rébellion. Voici le texte latin et sa traduction française :

 

Neckam, de naturis rerum, II, 174
(éd. Th. Wright, 1863, p. 309-310)

Traduction française

(1) Romae item construxit [= Virgile] nobile palatium, in quo cuiuslibet regionis imago lignea campanam manu tenebat. Quotiens vero aliqua regio maiestati Romani imperii insidias moliri ausa est, incontinenti proditricis icona campanulam pulsare coepit.

(1) À Rome, [Virgile] construisit un palais célèbre, où des statues en bois représentant chacune une région tenaient dans leur main une clochette. Chaque fois qu’une région osait mettre en péril la majesté de l’empire romain, aussitôt la statue de la région traîtresse commençait à agiter sa clochette.

(2) Miles vero aeneus, equo insidens aeneo in summitate fastigii praedicti palatii vibrans, in illam se vertit partem qua regionem illam respiciebat.

(2) Un soldat en bronze, assis sur un cheval de la même matière, s’agitant sur le faîte du toit du palais, se tournait en direction de la zone correspondant à la région rebelle.

[…]

[...]

(4) Quaesitus autem vates gloriosus quandiu a diis conservandum esset illud nobile aedificium, respondere consuevit : « Stabit usque dum pariat virgo ». Hoc autem audientes, philosopho applaudentes, dicebant : « Igitur in aeternum stabit ». In nativitate autem Salvatoris fertur dicta domus inclita subitam fecisse ruinam.

(4) Un devin célèbre, interrogé sur la durée pendant laquelle les dieux devaient conserver ce célèbre édifice, avait répondu : « Il restera debout jusqu’à ce qu’une vierge enfante ». Entendant cela et applaudissant le philosophe, les Romains dirent : « Il restera donc debout pour l’éternité ». On dit qu’à la naissance du Sauveur, le célèbre édifice dont on vient de parler tomba subitement en ruine.

 

C'est évidemment le § 4 qui nous intéresse ici. Son intérêt essentiel est de voir apparaître une prédiction d’éternité portant sur un ensemble de statues. Interrogé sur la durée de cet extraordinaire instrument de défense, un devin – qui pourrait fort bien être Virgile – la lie à la parturition d’une vierge. L’assistance comprend que le complexe restera debout éternellement. Mais « on dit (fertur) que l’ensemble tomba en ruine à la naissance du Sauveur », c’est-à-dire la nuit de Noël. Et par « ensemble », il faut naturellement entendre non seulement les statues mais tout le complexe qui les abrite, en ce compris bien sûr le soldat-girouette et son cheval sur le faîte du toit.

Chez Neckam, la prédiction d’éternité, reposant sur l’impossibilité d’une parturitio virginis, porte donc, non pas sur une statue ou sur un (voire deux) temple(s), comme dans la tradition des Mirabilia, mais sur une construction complexe abritant un nombre important de statues et liée à la survie militaire et politique de Rome.

Alexander Neckam ne commente pas particulièrement cet événement, pas plus que ne le feront Jean de Galles et Hugo de Pise, qui suivent de très près son texte et que nous ne reprendrons pas ici.

 

2. Maître Grégoire et la Narracio de mirabilibus urbis Romae (fin XIIe - début XIIIe)

            Le cas de Maître Grégoire, dont nous avons dit ailleurs qu’il avait très probablement été influencé par Alexander Neckam, est un peu moins simple, notamment parce que Grégoire plaçait dans le bâtiment, outre les statues magiques et le soldat-girouette, un mystérieux feu réputé inextinguible que nous avons commenté sans arriver à une certitude concernant son origine,

            Après avoir décrit le complexe des statues avec le soldat à cheval sur le toit, l’auteur continue :

 

Maître Grégoire, 8 (éd. C. Nardella, 1997, p. 154)

Traduction française

(5) Fertur autem in eadem domo ignem inextinguibilem fuisse.

(5) On dit qu’il y avait aussi dans ce même édifice un feu perpétuel.

(6) De hoc autem mirando opere artifex sciscitatus quamdiu duraret, respondit illud duraturum donec virgo pareret. Dicunt autem ingenti ruina militem prefatum cum domo sua corruisse ea nocte, qua Christus natus fuit de Virgine,

(6) On demanda un jour à son réalisateur combien de temps durerait cet extraordinaire travail. Il répondit qu’il durerait jusqu’à ce qu’une vierge ait mis un enfant au monde. Or on dit qu’un énorme effondrement précipita au sol le soldat en question ainsi que l’édifice, la nuit où le Christ naquit de la Vierge.

(7) et lumen illud ficticium et magicum extinctum est iure, cum lux vera et sempiterna oriri cepisset. Credibile est et malignum hostem potenciam fallendi homines deseruisse, cum deus homo esse cepisset.

(7) Cette lumière fausse et magique s’éteignit alors, à juste titre, puisque la lumière véritable et éternelle avait commencé à luire. On peut croire aussi que l’ennemi malin avait perdu son pouvoir de tromper les hommes, au moment où Dieu avait commencé à être homme.

 

Grégoire envisage donc, la nuit de Noël, l’effondrement des statues magiques, du bâtiment qui les abrite, du soldat-girouette sur le toit et naturellement du feu qui s’y trouvait (§ 6). Tous ces éminents symboles païens, incarnant la puissance du Malin, disparaissent la nuit de Noël, à la naissance de l’Homme-Dieu.

 

3. John Capgrave et la prédiction d’éternité (rôle de Virgile)

John Capgrave, dont il a déjà été question plus haut, proposait aux pèlerins du milieu du XVe siècle un guide de Rome intitulé Ye Solace of Pilgrimes, où il s’inspirait largement de la tradition des Mirabilia et des Indulgentiae, tout en accueillant des informations issues d’autres traditions. C’est le cas de la notice concernant le complexe aux statues magiques, où il explique leur destruction en faisant appel au motif de la prédiction d’éternité.

Son chapitre XI place les statues magiques au nombre des curiosités du Capitole : Of þe capitol principal place of þe cite (p. 27-28, éd. Mills, 1911). Après les avoir décrites et fait intervenir Virgile, John Capgrave passe à leur destruction :

    Les Romains demandèrent à Virgile pendant combien de temps durerait cette réalisation, et il répondit : « Jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant ». Et eux, alors, de conclure qu’elle durerait toujours. Mais on dit qu’à la naissance du Christ, tout cela s’effondra comme s’effondrèrent aussi beaucoup d’autres choses dans la ville, pour montrer qu’était arrivé le Roi des rois.

 

 

C. Le Roman de Dolopathos (après 1184) et sa traduction française (vers 1223)

 

Il a été question précédemment du Roman de Dolopathos dans la série d’études consacrées aux statues magiques aux clochettes (FEC, 26, 2013). Nous y disions qu’on pouvait considérer le Dolopathos comme une branche française du très vaste ensemble généralement désigné par l’expression Roman des Sept Sages de Rome.

Le Roman de Dolopathos a également été rencontré dans une étude ultérieure portant, elle, sur la Chute des Idoles dans l’épisode égyptien des Enfances de Jésus (FEC, 27, 2014). Nous y avions décelé une actualisation de la notice consacrée par les Vitae Prophetarum à Jérémie et aux prêtres égyptiens.

Comme ce Roman a également intégré le motif de la prédiction d’éternité et de l’effondrement de ce sur quoi elle porte, nous croyons devoir revenir sur cette oeuvre et la présenter plus en détail. Sa tradition remonte à la fin du XIIe siècle : elle est donc un peu moins ancienne que celle des Mirabilia urbis Romae (milieu du XIIe), mais elle reste vénérable.

 

1. La tradition du Roman de Dolopathos

Par rapport à la tradition du Roman des Sept Sages proprement dit (cfr FEC, 26, 2013), celle du Roman de Dolopathos est beaucoup moins complexe, limitée qu’elle est à deux témoins, séparés par quelques dizaines d’années, l’un en prose latine, l’autre en vers français.

Le témoin le plus ancien, en prose latine, est dû à Johannes de Alta Silva (Jean de Haute-Seille) et intitulé Dolopathos, sive Opusculum de Rege et Septem Sapientibus. On estime pouvoir le dater entre 1184 et 1212, Gaston Paris, pour sa part, optant pour 1190. L’édition que nous utiliserons est récente : Jean de Haute-Seille. Dolopathos ou Le roi et les sept sages. Traduction et présentation de Yasmina Foehr-Janssens et Emmanuelle Métry, d'après le texte latin édité par Alfons Hilka, Turnhout, 2000, 237 p. (Miroir du Moyen Âge). [Nous y renverrons dorénavant par les mots <trad. 2000> ou <éd. Hilka, 2000]

Le texte latin a été traduit en vers français, aux environs de 1223, par un certain Herbert. L’édition que nous avons utilisée est : Herbert. Le roman de Dolopathos. Édition du ms H 436 de la Bibliothèque de l'École de Médecine de Montpellier publiée par Jean-Luc Leclanche, Paris, 3 vol., 1997 (Les classiques français du Moyen Âge, 124-126). C’est notre second témoin.

Il ne peut être question de raconter en détail l’histoire de Dolopathos. Disons simplement que ce personnage, qui est roi de Sicile, a envoyé à Rome le fils qu’il a eu d’une première épouse et qui doit lui succéder. Pour parfaire l’éducation de son héritier, il l’a confié à Virgile, le célèbre poète (ille famosissimus poeta) qui passe aussi pour le plus important philosophe du moment (tunc temporis inter philosophos precipuus habebatur). Après plusieurs années d’un apprentissage suivi où le jeune prince a révélé des dons extraordinaires et où se sont noués d’étroits rapports entre maître et disciple, Lucinien est rappelé en Sicile par son père et doit abandonner Virgile.

Arrivé dans l’île, Lucinien se heurte aux manœuvres de la seconde épouse de son père, laquelle, pour se débarrasser de lui, l’accuse faussement d’une tentative de viol. Le jeune prince est mis dans une situation particulièrement difficile, car il ne peut pas se défendre, réduit qu’il est au silence. En effet, avant son départ de Rome les astres lui avaient appris que s’il parlait avant huit jours, il mettrait en danger sa vie et celle de ses maîtres. Or le roi, très soumis à la reine, est décidé à mettre son fils à mort.

Pendant sept jours, un sage, chaque jour différent, va tenter d’obtenir du roi un délai à l’exécution, en racontant une histoire sur la perfidie des femmes ; pour faire échec à cette tentative, la reine répondra à chaque fois par un récit mettant en scène des héritiers avides ou des conseillers hypocrites. Ce jeu de discours se terminera au moment où Virgile arrivera en Sicile et où Lucinien pourra enfin rompre son silence. La perfidie de la reine sera alors dévoilée. Elle sera mise à mort et Lucinien retrouvera au palais royal sa place d’héritier du trône.

 

2. L’entrée en scène du christianisme

Le christianisme n’intervient que dans les dernières pages du roman. Dolopathos et Virgile sont morts. Lucinien est monté sur le trône.

    Il gouverne avec bonheur et dans la paix jusqu’au dernier jour du règne de l’empereur Tibère ; il agissait en roi, mais se montrait philosophe par la prestance, l’expression et la conduite. C’est justement en ce temps-là que la Vérité naquit sur terre, en ce temps-là que le Verbe, notre Seigneur Jésus-Christ, sortit du sein du Père, en ce temps qu’il souffrit sa passion, qu’il ressuscita, qu’il monta aux cieux, que ses apôtres et ses disciples prêchèrent l’Évangile dans toutes les parties du monde. Parmi ceux-ci, il y en avait un qui, juif de Rome, avait mis sa foi dans le Christ et qui, pour prêcher, se rendit en Sicile dans une ville où Lucinien par hasard séjournait. (trad. 2000, p. 205)

 Le jeune roi, ayant été informé de la présence en ville d’un saint homme qui prêchait une religion nouvelle, le fit venir au palais et apprit de sa bouche « qu’il était de nationalité romaine, d’origine juive, de condition libre et de confession chrétienne ». Une fois le contact établi, le roi, fort intéressé par ce que le personnage avait à dire, l’introduisit « dans une chambre secrète, à l’abri de tous », et le questionna sur la nouvelle religion et le nouveau culte. Ce qui donna lieu, de la part du saint homme à un long exposé, très détaillé, qui n’est interrompu que par les questions de Lucinien qui veut toujours en apprendre davantage.

Une des dernières interventions du roi est de demander, sur la venue du Christ, des témoignages de païens. Une exigence que le disciple du Christ comprend fort bien : « Assurément, tu me traiterais à bon droit de menteur, si je ne produisais pas des témoignages de la bouche des tiens en faveur de notre seigneur le Christ ». Et il fait appel, successivement, à la Sibylle Tiburtine, le renvoyant à la réponse qu’elle fit à Auguste « qui cherchait à savoir s’il devait ou non accepter un décret des sénateurs qui voulaient lui accorder le nom de Dieu et Seigneur » (cfr la tradition des Mirabilia sur ce point et ce qui a été dit plus haut de la Vision d’Octavien), ainsi qu’à des textes des Oracles sibyllins, à des passages de Virgile, à Socrate qui avait « édifié à Athènes un autel portant l’inscription ‘au Dieu inconnu’ ». Puis le disciple du Christ raconte deux faits miraculeux en rapport direct avec notre sujet, l’un qui s’est déroulé en Égypte et l’autre à Rome.

 

3. Le miracle égyptien

 L’exposé commencera par le miracle égyptien, que le Dolopathos rapporte dans ces termes :

In Egipto etiam antiquissimi Heliopolitanorum pontifices uirgineam ymaginem puerum leuo tenentem brachio in templo suo posuerunt, hoc posteris suis dantes signum quod tunc ydola Egipti corruerent, cum uirgo que filium peperisset illud intraret templum.

   Nato autem Christo cum uirgo mater Herodem, Iudee prouincie regem, puerum uolentem occidere fugiens in Egiptum descendisset intrassetque templum, statim ydola quibus plenum erat ante eius pedes corruerunt. Quod uidentes sacerdotes hominesque ciuitatis uirginem ac puerum diligenter intuiti sunt similitudinemque sue uirginee ymaginis ac pueri in ipsis deprehenderunt expressam. Venerati ergo sunt uirginem et puerum ut deum adorauerunt. (éd. Hilka, 2000, p. 230)

   En Égypte aussi, dans une très haute antiquité, les prêtres d’Héliopolis, en érigeant dans leur temple la statue d’une vierge tenant un enfant sur le bras gauche, avaient légué un signe à leurs descendants : les idoles d’Égypte s’écrouleraient au moment où la Vierge qui aurait enfanté un fils entrerait dans ce temple.

   Après la naissance du Christ, lorsque la Vierge sa mère, pour fuir Hérode, roi de la province de Judée, qui voulait tuer son enfant, descendit en Égypte et entra dans le temple, aussitôt les idoles dont il était plein s’écroulèrent à ses pieds. À ce spectacle, les prêtres et les citoyens examinèrent avec attention la vierge et l’enfant et furent frappés de la ressemblance qu’ils y trouvaient avec l’image de leur vierge à l’enfant. Ils se mirent alors à vénérer la vierge et l’enfant comme s’ils adoraient un dieu. (trad. 2000, p. 231, légèrement modifiée)

On reconnaît là l’épisode analysé dans notre étude citée plus haut sur l’écroulement des idoles égyptiennes. On se trouve devant une actualisation de l’anecdote des Vitae Prophetarum, légèrement réorientée toutefois parce que les prophètes (aussi bien Jérémie qu’Isaïe) en sont absents. On pourrait peut-être aussi y retrouver – mais c’est moins net – une influence de la tradition du pseudo-Évangile de Matthieu.

Jean de Haute-Seille est en tout cas postérieur aux plus anciens témoins des deux visions que nous avons identifiées dans notre étude : celle de « Jésus et des idoles égyptiennes » et celle de « Jérémie et les prêtres égyptiens ». On se souviendra en effet qu’il a été dit à cet endroit que, quelle que soit l’époque de composition du Pseudo-Matthieu, le récit de l’effondrement des statues égyptiennes est de beaucoup antérieur à Jean de la Haute-Seille et à la date de rédaction du Dolopathos (fin XIIe). Il était déjà connu dans l’Égypte à la fin du IVe, et il est attesté en Occident dès Sozomène et Cassiodore. Quant à la vision des Vitae Prophetarum et à la notice sur Jérémie, on les rencontre en grec dès le VIe et en latin avant Isidore de Séville.

Les traductrices françaises signalent sans plus dans une note (p. 231, n. 44) que le récit de ce miracle figure aussi dans le passage de l’Évangile apocryphe du pseudo-Matthieu (ch. 22-24), racontant la fuite de la Sainte-Famille en Égypte. C’est tout à fait exact, mais, après l’analyse que nous avons menée sur l’ensemble de ces textes, nous pensons pouvoir dire que, dans le passage du Dolopathos que nous examinons, l’influence des Vitae Prophetarum est beaucoup plus grande que celle du pseudo-Matthieu.

Dans leur traduction, ces mêmes traductrices, en parlant des prêtres d’Héliopolis, avaient écrit qu’ils « léguèrent ainsi à leur postérité ce présage que s’écrouleraient les idoles d’Égypte ». Nous avons modifié leur texte pour faire disparaître le mot « présage », ambigu, et traduire par le français « signe » le signum du dantes signum de l’original. Ce mot signum rend très exactement le σημεῖον des Vitae Prophetarum, un terme que les versions latines des Vitae ont toujours très correctement rendu par signum (cfr le Libellus sancti Epiphanii episcopi, ou Pierre le Mangeur, ou Jacques de Voragine, pour ne donner que quelques exemples).

Les prêtres d’Héliopolis n’envisageaient donc nullement un « présage d’éternité » lorsqu’ils ont « annoncé à leurs descendants que leurs idoles s’écrouleraient à l’entrée d’une Vierge-Mère dans leur temple ».

 

4. Le miracle romain

Par contre, le second miracle, romain cette fois, fait intervenir sans ambiguïté la prédiction d’éternité. C’est toujours le disciple du Christ qui continue son exposé devant le roi :

    Sed et Rome tempore natiuitatis Christi templum Pacis et Concordie corruit funditus, in cuius superliminari scripserat Romulus quod non antea corrueret quam uirgo filium peperisset.

Quod utrum prophetando dixerit an negando, quasi impossibile esset ruere templum sicut uirginem parere impossibile uidebatur, tu uideris. Hoc tamen constat quod nato Christo de uirgine templum euersum est. (éd. Hilka, 2000, p. 230)

    Et aussi, à Rome à l'époque de la naissance du Christ, le temple de la paix et de la concorde sur le fronton duquel Romulus avait inscrit qu'il ne s'écroulerait pas avant qu’une vierge n’ait enfanté un fils, s'écroula complètement.

    Qu'il ait dit cela en manière de prophétie ou parce qu'il jugeait aussi impossible la destruction de ce temple que l'enfantement d'une vierge, à toi d'en juger. Cependant il est clair qu'à la naissance virginale du Christ répondit la ruine du temple. (trad. 2000, p. 231)

Le sage chrétien continue en signalant un autre événement extraordinaire qui survint à Rome la nuit de Noël et qui est celui de la « source d’huile ». Il rappelle aussi les phénomènes atmosphériques qui marquèrent la passion du Christ (tremblement de terre, pierres qui se fendent, soleil qui s’obscurcit, envahissement des ténèbres) avec un témoignage de Phlégon.

Lucinien – pour en revenir à lui – se déclare prêt à se rendre à cette série de preuves, lorsque passe le cortège funèbre d’un jeune homme de la noblesse, suivi par une grande foule en larmes. Alors Lucinien demande au saint homme d’intervenir. Celui-ci ordonne d’arrêter le brancard et, au nom du Christ, ressuscite le mort. « Et le jour même Lucinien, mettant sa foi dans le Christ, fut baptisé avec une grande partie du peuple ». Comme tous ces faits ne sont pas liés à une prédiction d’éternité, nous ne les retiendrons pas ici.

Revenons donc au récit du second miracle lui-même.

Après les analyses du Chapitre II sur les Mirabilia (au sens strict et au sens large), il est clair que la seconde notice du Dolopathos est orientée vers la tradition des Mirabilia et non plus vers celle des Vitae Prophetarum. Il reste que la mention d’« un temple de la Paix et de la Concorde sur le fronton duquel Romulus avait inscrit » le texte de la prédiction d’éternité surprend un peu, même si nous restons en terrain connu. Les Mirabilia sont bien sûr présents, mais en filigrane, car ils ne fournissent aucun parallèle précis à ce texte.

C’est déjà vrai de la dénomination même du temple. L’alliance de la Paix et de la Concorde n’a été rencontrée que chez l’Anonyme de Magliabechi, 8, généralement peu fiable, et encore s’agissait-il là de deux temples (duo templa, scilicet Pacis et Concordiae). La Concorde, quand elle intervient, est plus souvent liée à la Piété, sous la forme de deux temples distincts (p. ex. Rosell, 7 : ubi sunt duae aedes, Pietatis et Concordiae), plus rarement d’un complexe unique (p. ex. Martin d’Opava, p. 401 : templum Concordie et Pietatis). Ce(s) bâtiment(s) généralement lié(s) au « Palais de Romulus » et à l’épisode de la statue du fondateur, sui(ven)t éventuellement le sort de celle-ci lors de la nuit de Noël.

Par contre, le Temple de la Paix sur lequel porte un présage d’éternité est largement connu de la tradition des Mirabilia, mais cette dernière ne signale nulle part expressis verbis que Romulus aurait inscrit pareille prédiction sur un quelconque fronton. Une mention assez proche du texte de Dolopathos se lit bien dans les traductions allemandes (p. ex. D 6), mais c’est Octavien qui intervient et ce sont les mots Templum Aeternitatis qu’il est censé avoir écrit « sur le temple et sur le mur » (an den tempel vnd in daz gemeur).

 Ainsi donc, ou bien le rédacteur du Dolopathos reprend ici une notice des Mirabilia qui nous est inconnue, ou bien il a innové sur ce point. Mais l’ensemble de la notice s’inspire de cette tradition. 

 

5. La traduction française

La traduction en ancien français par Herbert (Dolopathos, vers 12608-12674, éd. J.-L. Leclanche, 1997, p. 452-454), légèrement postérieure, n’apporte fondamentalement rien de neuf. L’ordre des deux passages est conservé : d’abord le miracle égyptien, puis le miracle romain, beaucoup plus brièvement traité. On en trouvera ci-après quelques extraits :

Avoit an la terre d’Egipce,                12615

ke riche terre est et ellitte,

avesques ke la loi gardoient. [...]

Il y avait, en terre d’Égypte,

terre riche et de choix,

des évêques qui gardaient la loi. [...]

An un temple ke il avoient

firent une ymarge trop belle

an semblence d'une pucelle              12620

plaisans et sinple et de boin estre,

ke tenoit an son brais senestre

un anfant molt beil et molt gent ;

asseiz i ot or et argent.

Li avesque l'imarge firent,                12625

dedans lou temple en haut la mirent ;

ce fut molt grant signifiance.

Bien dirent tot an audiance

ke cil sertainnemant seüssent,

ki aprés ous vivre deüssent,              12630

c'an Egitte trebucheroient

les ydoles et depesseroient,

can dedans cel temple anterroit

pucelle c'un anfant avroit.

Saichiez ke se fut profecie.

Dans un de leurs temples,

ils firent une image très belle

qui ressemblait à une pucelle,

plaisante et simple et de bonne tenue,

qui tenait sur son bras gauche

un enfant très beau et très noble ;

il y avait beaucoup d’or et d’argent.

L’image faite, les évêques la placèrent

dans le temple tout en haut.

Cela avait une très grande signification.

Ils annoncèrent à toute l’assistance 

que ceux qui allaient vivre après eux

devaient savoir avec certitude

qu’en Égypte les idoles

tomberaient en morceaux

quand entrerait dans ce temple

une pucelle qui aurait un enfant.

Sachez que c’était là une prophétie.

 

Suit le récit des rois Mages venus adorer l’Enfant à Bethléem, de la colère d’Hérode, du massacre des Saints-Innocents et de l’ange envoyé par Dieu à Joseph pour lui ordonner de partir pour l’Égypte « jusqu’à ce qu’il leur dise de revenir » (vers 12651). Puis celui de l’effondrement des idoles que nous retranscrivons :

 

Josphef, cui li aingles ot dit,

l'anfant et la meire an menait,

et tant fist et tant ce penait

k'il vint an la terre d'Egipte.

Ou temple ou l'imarge iert escrite    12660

antrait celle ki lou portait.

Tout maintenant k'elle i antrait,

toutes les ydoles trebuchirent,

devant lui toutes depessirent.

Grant joie et grant honor li firent     12665

cil d’Egipte cant il la virent ;

molt grant peulles i asemblait.

La Virge l’imaige samblait

trop bien et de cors et de vis,

si con chascun fut an avis.                12670

Tuit cil d’Egipte l’ennorirent,

conme Deu l’anfant aorirent.

Joseph, à qui l’ange avait parlé,

emmena l’enfant et la mère,

et fit tant et tant peina

qu’il arriva en terre d’Égypte.

Dans le temple où étaient l’image et l’inscription

entra celle qui portait l’enfant.

À l’instant où elle y entra,

toutes les idoles tombèrent,

devant elle toutes s’écroulèrent.

Grande joie et grand honneur lui firent

ceux d’Égypte quand ils la virent ;

une très grande foule y était rassemblée.

La Vierge ressemblait très fort

à l’image, et de corps et de visage,

et chacun fut de cet avis.

Tous ceux d’Égypte l’honorèrent,

comme ils adorèrent l’enfant Dieu.

(Dolopathos, vv. 12608-12672, éd. J.-L. Leclanche, 1997, p. 452-454 passim)

Si l’on fait abstraction des quelques amplifications que nous n’avons pas reprises et de la mention curieuse d’une inscription au vers 12660, le long récit de quelque 70 vers est dans l’ensemble très conforme au texte latin et ne nécessite guère de commentaire.

L’épisode romain, qui le suit, est traité plus rapidement (une vingtaine de vers) :

Et bien saichiez de veriteit                12675

c'au jor de sa nativiteit

an avint uns molt biaus a Rome,

si ke bien lou virent maint home.

A tens ke Romalus vivoit,

un riche temple a Rome avoit ;       12680

Pais et Concorde i aouroient

cil ki adonc a Rome estoient.

Romalus, ke lou temple fist,

desor la maistre porte escrist,

cant li temple fut toz parfais,           12685

ke « ja mais ne seroit defais

ne ja mais ne depesceroit,

jusc’ai cel jor c'anfanteroit

une pucelle virge et sainne. »

Veriteiz est finne certainne               12690

k'a ilcel jor ke Deus nesquit,

li temples an un mont cheït ;

a celle oure ke Deus fut neiz

fut li temples si atorneiz,

piere sor autre n' i remaint ;              12695

iceil miraicle virent maint.

Et sachez bien en vérité

qu’au jour de la nativité

se produisit un très beau miracle à Rome,

et maintes personnes le virent.

Au temps où vivait Romulus,

il y avait un riche temple à Rome ;

Ceux qui vivaient alors à Rome

adoraient la Paix et la Concorde.

Romulus, le constructeur du temple,

quand le temple fut entièrement fini,

écrivit au-dessus de la porte principale

qu’ « il ne serait jamais détruit

et ne tomberait jamais en ruines

jusqu’au jour où enfanterait

une pucelle vierge et saine. »

C’est vérité très certaine

que le jour où Dieu naquit

le temple s’affaissa en un tas :

à l’heure où Dieu naquit

le temple fut si retourné

qu’il n’en resta pierre sur pierre ;

Maintes gens virent ce miracle.

    (Dolopathos, vv. 12675-695, éd. J.-L. Leclanche, 1997, p. 454-455)

Ici aussi, les données du texte latin et de la traduction française sont fondamentalement les mêmes. Chez Herbert aussi, le temple qui s’écroule complètement et en un instant est bien celui de Paix et de Concorde qui avait été construit par Romulus, lequel avait écrit la prédiction d’éternité sur la porte principale (desor la maistre porte). Concernant ce détail, l’original latin parlait plutôt du fronton (in cuius superliminari).

Le traducteur évoque ensuite d’autres miracles (Et si avint veraiement / autres miracles ausimant, vers 12697-98), dont le prodige de l’huile qui sera décrit aux vers 12699-12715. Il en était de même dans le texte latin, mais nous les avons laissés de côté, car ils n’étaient pas associés à une prédiction d’éternité.

 

D. Guillaume le Clerc de Normandie (XIIIe siècle) et le Temple de la Concorde

 

Ce poète, auteur des Joies Nostre Dame, a déjà été rencontré dans notre étude (FEC, 26, 2013) sur les statues magiques. Nous avons dégagé à cette occasion quelques spécificités de son récit, que nous reprendrons en partie ici.

Un élément important est que Guillaume n’installait pas ces statues sur le Capitole – comme c’est souvent le cas – mais dans le Temple de la Concorde. Ce faisant, il modifiait – en partie en tout cas – la finalité première de cet instrument magique de défense. Dans sa vision des choses, l’expédition militaire lancée contre la région en voie de rébellion semblait avoir essentiellement pour but de ramener le prince « dissident » à Rome. Et c’est dans le Temple de la Concorde précisément, qu’il y faisait sa soumission « à l’image là en haut / qui gouvernait tout le monde » (vers 133-134).

Quoi qu’il en soit de ces différences, l’ensemble, dont Guillaume donne une description détaillée (nom, description et fonction), fait l’objet d’une « prédiction d’éternité ». Reprenons ici les passages adéquats :

 

                Aucune feiz demanda l'un,

                Si james li temples charreit

                Ou si tuz jurz mes esterreit.

145          Aucune feiz fu respondu :

                Jamais cest temple n'iert fondu;

                Ainz serra tutdis en estant,

                Tant que la virgne avra enfant.

                Lors dist aucun a mon avis :

150          Donques esterra il tutdis,

                Tant que li mond deie fenir,

                Car ceo ne purreit avenir.

      Issi fu dit aucune feiz.

    Une fois quelqu’un demanda

    si le temple tomberait un jour

    ou s’il se dresserait là toujours.

    Alors on lui répondit :

     « Jamais ce temple ne s’écroulera ;

    il sera toujours debout,

    jusqu’à ce que la vierge ait un enfant ».

    Alors quelqu’un dit : « À mon avis

    il sera donc toujours debout,

    jusqu’à la fin du monde,

    car cela ne peut arriver. »

    Ainsi un jour fut-il dit.

Mais bien évidemment, le temple de la Concorde et l’image centrale représentant Rome s’effondrèrent la nuit de Noël :

461        Quant acompli fu le termine,

              Que la gloriuse reine

              Aporta le fiz Deu en tere,

              Qui vint faire pes de guere,

465        Qui esteit entre Deu e home,

              Icele nuit chai a Rome

              Le temple de la fause pes :

              E l'ymage tut a un fes,

              Qui par desus esteit posee,

470        Est vis a la terre versee :

              Car ele n'i poeit estre mes.

    Quand le terme fut accompli,

    que la glorieuse reine

    apporta le fils de Dieu sur terre,

    qui vint faire paix de guerre,

    qui était entre Dieu et homme,

    cette nuit-là croula à Rome

    le temple de la fausse paix ;

    et la statue en même temps,

    qui par-dessus était posée,

    fut renversée visage à terre ;

    car elle ne pouvait plus rester.

 

Le récit de l’effondrement est accompagné d’une sorte de commentaire dans lequel intervient à deux reprises le mot de paix. Ce qui était présenté un peu plus haut comme le Temple de la Concorde devient celui de la Fausse Paix (vers 467) dans une conclusion qui oppose d’ailleurs d’une manière très significative la fausse paix des Romains à la vraie paix qu’établira sur terre le Sauveur.

Pour bien comprendre cette opposition, il faut savoir qu’au début de son œuvre (vers 23 à 62), le poète a raconté la « vision d’Octavien » (Otovien de Rome, vers 23) qui aperçut dans le ciel l’image d’une Vierge et d’un Enfant, qui sera le vrai roi du monde. L’épisode fait partie intégrante de la tradition des Mirabilia, dont Guillaume s’est certainement inspiré. Son récit par ailleurs présente Octavien sous un jour très favorable : il est doté d’un très grand nombre de qualités et c’est un homme de paix. Il insiste sur le fait à deux reprises : « il n’y eut jamais une telle paix dans l’empire romain » (vers 29) et « tout le monde venait chercher sa paix » (vers 37). En un mot, c’était, pour l’antiquité, ce qu’il y avait de mieux, un modèle en quelque sorte. On a parlé plus haut déjà de cette « Vision d’Octavien ».

Pareil contexte permet de mieux comprendre le « glissement » que, dans son traitement des statues magiques, le poète a opéré de la notion de Concorde vers celle de Paix. Et force est de constater que le temple de la Concorde de Guillaume est finalement fort proche du Temple de la Paix (Templum Pacis), dont il a été question à plusieurs reprises dans la présente étude. On se souviendra notamment d’avoir rencontré dans le Roman de Dolopathos un Temple de la Concorde et de la Paix, un temple commun donc aux deux divinités, qui fait l’objet d’une prédiction d’éternité et s’effondre la nuit de Noël :

    Sed et Rome tempore natiuitatis Christi templum Pacis et Concordie corruit funditus, in cuius superliminari scripserat Romulus quod non antea corrueret quam uirgo filium peperisset. (Dolopathos, éd. 2000, p. 230)

et de l’importance prise par le Temple de la Paix, alias Temple de l’Éternité, dans la tradition tardive des Mirabilia (Innocent III et les Indulgentiae).

 

E. La prédiction d’éternité liée au palais de Néron dans Noirons li Arabis

 

Édition du texte : Enciclopedia Virgiliana, t. 5, 2, Rome, 1981, p. 488-91, no. 332, qui reproduit le texte de D. Comparetti-V. Pasquali, Virgilio nel Medio Evo, Florence, t. 2, 1941, p. 190-97. C’est ce texte que nous reproduirons dans nos extraits. – Z. Stahuljak, Noirons li Arabis, dans The Virgilian Tradition. The First Fifteen Hundred Years, New Haven & Londres, Yale University Press, 2008, p. 937-942, ne fournit qu’une traduction anglaise.

 

1. Le contexte général

On appelle Roumans de Vespasien un poème anonyme en français, connu par un seul manuscrit daté de 1311 et conservé à la bibliothèque universitaire de Turin. Le récit principal, qui raconte comment Vespasien, en punissant les Juifs, vengea la mort de Jésus, est précédé d’une sorte d’introduction, longue de quelque 350 vers, assez maladroitement raccordée au reste et à laquelle on donne généralement le titre de Noirons li Arabis, trois mots tirés du premier vers (A Roume fu Noirons li Arabis). Il s’agit bien sûr de l’empereur Néron, mais, sous la plume du poète, ce Néron relève de la pure fantaisie : lié aux enfers et au monde infernal, il adore le diable et Mohammed. Il est aussi en rapport étroit avec Virgile, un Virgile qui est présenté comme son maître mais qui apparaît aussi comme un prophète du Christ et un défenseur du Christianisme.

Pendant toute cette introduction, Néron et Virgile occupent le devant de la scène. À la suite d’une violente dispute entre eux – sur laquelle nous reviendrons dans un instant car elle porte sur le point qui nous intéresse ici – l’empereur lance à Virgile un défi, lui proposant un combat singulier destiné à tester le pouvoir et la valeur de leur religion respective. Le vaincu sera décapité par l’autre.

Avant d’entrer en lice, Virgile va demander conseil et aide à ses parents et ses amis. L’aide fournie par Ipocras (= Hippocrate) sera décisive, et vaut la peine d’être détaillée :

 

En son meilleur livre a regardé ; 143   Il a regardé dans son meilleur livre ;
Les haus nons trueve Jhesus de majesté   Y a trouvé les hauts noms de Jésus de majesté,
Et sa grant force et sa grant dinité. 145 Ceux de sa grande force et de sa grande dignité.
Il les trait hors, si les a embrievés,    Il les a sortis du livre, les a mis par écrit,
Vient a Virgile, es dens li a glués ;    Est venu à Virgile, les lui a collés aux dents ;
Puis li a dit : « Biaus fis, tu es armés ;    Puis lui a dit : « Beau fils, tu es maintenant armé ;
N’est riens el monde qui te puisse griver ;    Il n’y a rien au monde qui puisse te faire du mal ;
Va t’ent ariere au diable estriver ; 150  Retourne affronter le diable ;
Se tu le vains, si ait le chief copé.   Si tu l’emportes, qu’il ait la tête coupée.

            Et c’est naturellement ce qui arrive : ainsi armé de la parole divine, Virgile l’emporte dans la joute oratoire sur un adversaire lié à l’Enfer et au règne de Satan et qui ira jusqu’à lui dire : « Si tu me coupes la tête, il me faudra retourner en enfer pour en garder les portes contre Dieu » (vers 309-311). Décapité par Virgile, Néron retournera effectivement en enfer où Mohammed lui reprochera même rageusement d’avoir eu le dessous (vers 347-350).

            Nous n’entrerons pas plus avant dans cet épisode : pas question de résumer les débats, ni d’examiner les curieux arguments théologico-religieux puisés dans les Écritures saintes et avancés par chacune des parties. Disons qu’il est ainsi question (entre autres choses) de la Création, des Quatre parties du monde, du Paradis et de l’Enfer, de l’Ancien et du Nouveau Testament, de la Crucifixion, et que toute la discussion apparaît bien confuse aux yeux d’un lecteur moderne.

            Mais venons-en au motif qui nous a amené à étudier ce Noirons li Arabis.

 

2. Le motif de la prédiction d’éternité

            C’est que le rédacteur anonyme, pour expliquer le duel entre Néron et Virgile, fait intervenir le motif de la prédiction d’éternité lié à la parturition d’une vierge, en l’appliquant à un bâtiment, en l’occurrence le somptueux palais votis que s’est fait construire l’empereur. Néron, qui en est très fier, demande à Virgile combien de temps il durera, et celui-ci lui prédit qu’il restera debout jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant.

            On trouvera ci-dessous les passages essentiels, qui seront suivis d’une traduction française personnelle :

 

Quant ot ce fait li felons Arabis                  17

Il a fait faire un tel palais votis

Tout d’escharboncles ansi safirs petis ;

Li mortier fu de fin or esclarci.                   20

Quant li palais fu fais et bien polis,

Ainsi reluist con solaus esclarcist ;

Quand le traître Arabe eut fait cela,

il fit construire un palais votis

tout d’escarboucles et de petits saphirs ;

le mortier était rendu brillant d’or fin.

Quand le palais fut construit et bien poli,

il brillait comme brillait le soleil.

Vergille apelle son mestre, si li dist :

« Mestres, dist il, entendes envers mi,

Pour le grant sans que Dex a en toi mis,     25

Me lieve jou adés encontre ti ;

Car le conseil sés tout de paradis

Et jou d'emfer, car g'i ai des amis.

Or me di, mestres, garde n'i ait menti,

Combien durra mes grans palais votis         30

Qu'il n'a si bel tant con chieus puet couvrir,

N'est hons el monde c'achater le peuist. »

Il appelle son maître Virgile et lui dit :

« Maître, dit-il, écoutez-moi ;

Vu la grande intelligence que Dieu a mise en vous,

je suis venu maintenant pour vous rencontrer ;

vous connaissez tous les plans du paradis,

et moi de l’enfer, car j’y ai des amis.

Alors, dites-moi, maître, et gardez-vous de mentir,

combien de temps durera mon grand palais votis

qui n’a pas son pareil sous le ciel et que

personne au monde ne pourrait acheter. »

Et dist Vergiles : « Il durra trop petit. »

Et dist Vergiles : « Vos palais tant durra

Que une verge pucelle enfant aura.              35

Lors le perdrés, en habisme cherra ;

Ne ja puis ame en enfer n'entenra,

Ducha ce jour que chieus qui tout crea

Au grant juïsse son jugement tenra ;

Encore ne sai ge se nus i entenra. »             40

Et Virgile dit : « Il durera fort peu de temps ».

Et Virgile dit : « Votre palais durera

jusqu’à ce qu’une vierge ait un enfant.

Alors vous le perdrez, il tombera dans un abîme,

Et à partir de ce moment, nulle âme n’ira en enfer,

jusqu’au jour où celui qui tout créa

tiendra jugement au dernier jour.

Et même je ne sais pas si quelqu’un y entrera. »

Et dist Noirons : « Grant piece duera.

Che ne puet estre, ne ja chou n'avenra

Que une verge pucelle enfant aura. »

Et dist Vergiles : « Par ma foi si aura ;

Et s'ensi n'est, trop mallenent nos va. »        45

Et Néron dit : « Ce palais durera très longtemps.

Il ne peut se faire et jamais il n’arrivera

qu’une vierge ait un enfant. » Et Virgile dit :

« Par ma foi, elle en aura un ; et si ce n’est pas

le cas, cela ira très mal pour nous. »

Or entendés, li grant et li petit,

Si orés ja chançon de grinour pris

C’oïsiés onques trés que le tans David ;

Coument li siecles fu en .iiij. partis

Con furent fait moustier et cruchefis,            50

Saintes eglises et crois sus les chemins.

.xxx. ans apré que Vergile ot ce dit,

Que Dameldex en la virge se mist ;

Perdi li rois son grant palais votis

Si que la terre reclot pardesus lui.                  55

Faites maintenant attention, grands et petits,

vous allez écouter un récit très important

que vous n’avez jamais entendu depuis David :

comment le monde fut divisé en quatre parties,

comment furent faits les monastères et les crucifix,

les saintes églises et les croix sur la route.

Trente ans après que Virgile eut dit cela,

le Seigneur Dieu s’incarna dans la vierge ;

le roi perdit son grand palais votis

au point que la terre le recouvrit.

Dolans en fu li felons Arabis ;

Son maistre apelle maintenant, si li dist :

« Fis a putain, fel treïtres mastins,

L’avenement savies bien Jhesu Crist.

Sachiés de uoir, se le m’euissés dit,             60

Je n’eusse mie si grant oevre asouvit, etc »

Le traître Arabe en fut affecté.

Il appelle alors son maître et lui dit :

« Fils de pute, chien infidèle et félon,

vous connaissiez la venue de Jésus-Christ,

Soyez-en sûr, si vous me l’aviez dit,

je n’aurais pas terminé pareille oeuvre, etc. » 

 

Le motif est donc appliqué ici à un Palais de Néron, qualifié à trois reprises de palais votis, une expression présente dans d’autres textes médiévaux mais difficile à comprendre. Est-ce une forme de vovere, avec le sens de palais qui a été « promis, voué » par lui. Mais à qui ? À ses dieux « suoi numi », écrira A. Graf (Roma nella memoria e nelle immaginazioni del Medio Evo, Turin, 1923, p. 256), ou à « his god Mahons (Mohammed) » pour J.S. Tunison (Master Virgil, Cincinnati, 1890, p. 184), tandis que D. Comparetti (Virgilio nel Medio Evo, Florence, 1872, p. 90) n’engage pas sa responsabilité en traduisant l’expression par palagio votivo, et que Z. Stahuljak, la traductrice de The Virgilian Tradition, 2008 (cfr l’encadré), rend le mot par adorned « orné, décoré ». Il s’agirait dans ce cas d’un palais somptueux que Néron se serait fait construire, et non d’un temple qu’il aurait élevé en l’honneur de ses dieux.

Quoi qu’il en soit, ce Néron – s’il s’agit bien de l’empereur – se trouve tout à fait « hors de l’histoire », car les gens du Moyen Âge savaient que le Christ était né sous Auguste, que Virgile était un contemporain d’Auguste et que Néron les suivait de plusieurs dizaines d’années. On pourrait éventuellement penser que le Noirons du poème ne désignerait pas le Néron que nous connaissons, mais un personnage contemporain de Virgile et d’Octavien. Mais même si c’était le cas, resterait la présence de Mahommed et des Musulmans. Bref, les cadres historiques sont disloqués dans cette fantaisie. À notre connaissance, c’est même le seul texte liant Néron au motif de la prédiction d’éternité évoquant la parturition d’une vierge et mise à mal par la naissance du Christ.Un point toutefois, dans Noirons li Arabis, ne manque pas d’intérêt. C’est le rôle de prophète et de défenseur du Christ que le poète réussit à faire jouer à Virgile. C’est un aspect sur lequel Jean d’Outremeuse insistera avec force dans Ly Myreur des Histors et qui n’est pas rare dans les textes médiévaux. Nous le retrouverons dans une autre série d’études.

Pour l’instant, on considérera donc comme un cas particulier l’utilisation du motif de la prédiction d’éternité dans l’histoire de la construction du palais votis de Néron.

 

 

F. D’autres cas en suspens

 

Il existe encore d’autres notices, généralement isolées, qui font appel à ce motif mais elles présentent des ancrages topographiques ou chronologiques différents et ne sont pas toujours claires. On en trouve mention chez A. Graf, Roma nella memoria e nelle immaginazioni del Medio Evo, Turin, 1923, p.255-256, et nous ne ferons que les retranscrire brièvement.

Ainsi A. Graf (p. 256, n. 48) dit avoir trouvé le texte suivant dans les Cronache di S. Pantaleone, un ouvrage que nous n’avons pas réussi à identifier jusqu’ici :

    Hujus (= Numae) temporibus Sibilla Erictea (sic) claruit, quae ad ipsum veniens Numam Romae plurima futura ei praedixit, et in pariete ipsius Capitolii hunc versum conscripsit : Non cadet ista domus, nisi virgine parturiente. Dicunt etiam quod in ipsa hora nativitatis domini cum omnibus idolis corruerit.

    À l’époque de Numa, la Sibylle d’Érythrée se manifesta. Venant à Rome auprès de Numa lui-même, elle lui prédit un grand nombre de choses qui devaient se passer à Rome. Il (= le roi ?) ou elle (=la Sibylle ?) fit inscrire sur un mur du Capitole lui-même le vers suivant : « Cette demeure ne tombera pas à moins qu’une vierge ne mette un enfant au monde. On dit aussi qu’à l’heure même de la naissance du Seigneur elle s’effondra avec toutes les statues [qu’elle contenait].

Il est donc question ici du roi Numa (non de Romulus), du Capitole (non d’une statue), d’une prédiction d’éternité liée à la parturition d’une vierge et écrite sur un mur, et de l’effondrement du bâtiment la nuit de Noël avec tout son contenu.

Le même A. Graf (p. 255, et n. 47) rapporte qu’il existe aussi d’autres notices faisant état de l’effondrement d’un temple de Pallas (Panadis). Il ne donne toutefois d’autres références que le texte suivant : « Per es., nelle Cronache di Sant’Egidio, nell’Alte Passional, ecc. », des textes que nous n’avons pas réussi non plus jusqu'ici à repérer.

Il est clair que notre recherche n’a pas été exhaustive et que le motif de la prédiction d’éternité liée à la parturition d’une vierge a dû avoir été appliqué au Moyen Âge à d’autres cas que ceux que nous avons discutés. Nous sommes conscient de nos manques et nous accueillerons bien sûr avec gratitude tous les compléments d’information que nous transmettraient des lecteurs plus compétents que nous dans la littérature médiévale.

 

 


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Conclusion générale

 

Nous venons d’explorer diverses traditions : Mirabilia anciens et plus récents, Indulgentiae, Roman de Dolopathos, liste des merveilles d’Alexander Neckam, version du Pape Innocent III. Ce qui, dans ce large panorama, frappe le plus, c’est le caractère marginal de la notice de Jean d’Outremeuse, attribuant à Virgile un rôle important dans l’anecdote de la prédiction d’éternité liée à l’érection de la statue de Romulus. Dans aucun autre texte, on ne voit apparaître, à côté de la statue de Romulus, une colonne dressée par Virgile et surmontée d’une autre statue, d’une vierge celle-là, le tout s’accompagnant d’une sorte de transfert de présage, voire d’une inscription. On sait par la suite du Myreur combien Jean d’Outremeuse s’intéressait aux fondamentaux du christianisme, dont faisaient évidemment partie le Christ et la Vierge Marie. L’intervention de Virgile représente manifestement une innovation de Jean d’Outremeuse. Et une intervention qui lui restera propre, car elle ne semble pas avoir été suivie : nous ne l’avons en tout cas pas retrouvée dans des textes postérieurs.

Le message central est celui de la naissance miraculeuse du Christ qui a fait s’écrouler le monde romain ancien pour introduire une ère nouvelle : qu’une vierge puisse donner naissance à un enfant est évidemment chose impossible aux yeux du monde, et pourtant, selon le credo chrétien, Jésus-Christ est né ex Spiritu Sancto et ex Maria Virgine. L’impossibilité totale de la parturition d’une vierge est utilisée comme prédiction d’éternité. Certaines réalités perçues comme des symboles de Rome – qu’il s’agisse d’une statue, ou d’un temple, ou d’un complexe comme celui des statues magiques aux clochettes (la Salvatio Romae) – font l’objet de cette prédiction. La déclaration solennelle, faite par le constructeur ou un devin ou un dieu, qu’ils dureront « jusqu’à ce qu’une vierge mette au monde un enfant », est perçue comme une certitude d’éternité : ils dureront éternellement, ce qui veut dire bien sûr que le monde romain antique est destiné à durer toujours.

La naissance du Christ va casser la prédiction, entraînant non seulement la ruine matérielle des objets sur lesquels elle portait, voire des bâtiments qui les abritaient, mais aussi, et par extension, la fin symbolique du monde qu’ils incarnent, celui de la Rome ancienne qui sera remplacée par la Rome chrétienne. La naissance du Christ a ainsi marqué l’aube d’une ère nouvelle, ce qui s’est traduit par la destruction physique de symboles forts du monde passé.

Le motif a connu un grand succès au fil des siècles. On le retrouve dans plusieurs traditions, sous des formes et avec des détails particularisants qui ne sont pas toujours entièrement explicables.

 *

En ce qui concerne la tradition des Mirabilia Romae (au sens large de l’expression), on a l’impression que le point de départ de la notice pourrait être l’idée, reprise partiellement aux sources antiques, d’une statue de Romulus.

Mais il n’est pas question dans les sources antiques d’une statue en or, que le fondateur se serait élevée à lui-même dans son propre palais en l’accompagnant d’un présage d’éternité. Déjà s’élever à soi-même une statue est une marque d’orgueil, mais l’accompagner d’une prédiction d’éternité traduit une arrogance et une démesure sans borne.

Les rédacteurs, chrétiens bien sûr, ont concocté à dessein cette anecdote pour pouvoir, immédiatement après, lui enlever toute valeur et en montrer les limites fondamentales. Ils auront en effet soin de préciser que cette statue tombera en ruine lors de la naissance du Christ.

Progressivement, dans la partie vivante de la tradition en tout cas, la statue du fondateur s’est estompée au profit d’une statue qui deviendra celle de l’Éternité, tandis que le Palais de Romulus qui l’abritait disparaîtra au profit d’un Temple de la Paix, construit par Vespasien, celui qui précisément avait détruit le Temple de Jérusalem, symbole du judaïsme ; ce temple de la Paix portera aussi le nom de Temple de l’Éternité. Mais si les témoignages de l’orgueil et l’arrogance de Rome se déplacent et changent de nature, la prédiction d’éternité, liée dans l’esprit des Romains à l’impossibilité de la parturition d’une vierge, subsiste. Et, avec le récit de la destruction, le message central est conservé : la naissance du Christ ex Maria Virgine marque la fin et la disparition symbolique d’un monde qui s’était arrogé abusivement l’éternité.

Bref, et pour en revenir à notre point de départ et au rôle de Jean d’Outremeuse, notre parcours pluriséculaire dans les textes conservés révèle le caractère totalement marginal de la notice de Jean d’Outremeuse. Il est le seul à attribuer à Virgile un rôle important dans l’anecdote de la prédiction d’éternité liée à l’érection de la statue de Romulus, et sa notice ne sera, à notre connaissance en tout cas, reprise par aucun auteur après lui.

 


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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - t. 27, janvier-juin 2014