FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 22 - juillet-décembre 2011
Le Virgile de Jean d'Outremeuse. III. Le séjour romain
par
Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet
[ I. Introduction ] [ II. Origine, enfance, formation ] [ IV. Le séjour napolitain ] [ V. Conclusion et perspectives ] [ VI. Bibliographie sélective ]
1. Portrait et popularité de Virgile
(Myreur, p. 226-227)
Encore très jeune (quelque 25 ans), il possède déjà énormément de qualités. Non seulement il est très beau, mais savant en tout, ce que Jean d’Outremeuse détaille de la manière suivante : mult gran clers de toutes scienches ; des septes ars mult expers ; gran philosophe et naturiens (p. 226). Nous dirions un Pic de la Mirandole avant le temps. Le chroniqueur liégeois en fait aussi un « chrétien avant la lettre », une sorte de prophète annonciateur du christianisme : ihl prophetisat la venue del incarnation, enssi com vos oreis chi-apres (p. 226-227), sans s’attarder ici sur ce point, renvoyant son lecteur à la suite de son exposé.
Selon lui, Virgile appartient à la plus haute noblesse du temps. Il est ly plus beals de corps que ons posist regardeir, drois, grans, gros (fort) et aligniés (élancé), avec toutefois certains traits attribués aux intellectuels : un peu courbé, baissant les épaules et la tête. De tous bien ensengniés (remarqué de tous), il est doux, bon, franc et humble, et sait se faire aimer de chacun ; il savoit parleir de tous langaiges et surtout – caractéristique qui sera souvent répétée – n'entendoit à aultre chouse (n’avait d’autre intention) que à studier, il ne se préoccupe que de ses études (p. 227).
La Geste
de Liège insiste aussi sur la noblesse de sang de Virgile et l’étendue de
sa science :
1338
Ly plus grans fut de sanc qui fust en monde enclouse,
1339
Et de sienche aussi rins ne li astoit clouse (il n’était fermé à
aucune science).
Un tel
éventail de qualités lui vaut très vite d’être apprécié dans les hautes sphères
de la société romaine, notamment par l’empereur Jules César et les sénateurs,
dont plusieurs, ne l’oublions pas, sont de son sang. Très à l’aise à la cour,
Virgile en connaît les usages et sait honorer chacun selon son rang. Rien
d’étonnant, dans ces conditions, qu’il ait attiré les regards des femmes, même
dans les très hautes sphères de la cour impériale.
2. Phébille, la princesse éprise
(Myreur, p. 227-228)
Phébille, la fille
même de l’empereur, entendant parler d’un homme aussi parfait, en était tombée
éperdument amoureuse, avant même de l’avoir vu. C’est elle qui fait les
premiers pas. Sûre de sa beauté et de sa noblesse, elle convoque Virgile, qui,
docile, se rend à son invitation en grande et noble compagnie. Les deux jeunes
gens se rencontrent d’abord le plus courtoisement du monde, à plusieurs
reprises. Mais Phébille n’était pas femme à attendre longtemps. Abattant ses
cartes, elle déclare ses sentiments à Virgile sans ambiguïté et sans grande
réserve :
Sire
Virgile, dites-moy se vos aveis amie ; car se vos me voleis avoir, je suy
vostre por prendre à femme ou estre vostre amie ; s'ilh vos plaiste (p. 228).
La réponse de l’intéressé est sans détour : il
n’a aucune intention de prendre femme, mais il ne voit pas d’inconvénient à
poursuivre leur relation :
Et chis ly respondit qu’ilh
n'avoit nulle entente (intention) de femme prendre, mains, se chu astoit
(si c’était) son plaisier, ilh l'ameroit volentiers (p. 228).
La demoiselle semble accepter la formule, dans un
premier temps en tout cas :
Tous les parleirs qu'ilh orent ensemble ne say pas racompteir, mains la chouse
alat tant que Virgile fist de la damoisel
tout son plaisier, et mynarent (ils menèrent) leurs desduit (ébats)
à gran joie I pou de temps (p. 228)
mais elle ne renonce pas
au projet de mariage et conçoit même du dépit de voir ses propositions
systématiquement repoussées. Un jour où elle s’est à nouveau montrée pressante,
Virgile lui redit nettement son point de vue :
Se le requist Phebilhe une autre
fois de le prendre à femme, et ilh respondit que enssi esteir ilh plaisoit bien,
et le serveroit et l'ameroit bien loialment ; et n'avoit en monde femme qu'ilh
emast tant com lée ; et s'il avenoit par aventure qu'ilh presist femme à
espeuse, ilh ne prenderoit aultre de lée (p. 228).
Un moment réconfortée par
la promesse finale, elle était cependant profondément
vexée, imaginant secrètement une
vengeance. Toutefois, leurs rencontres amoureuses se prolongèrent encore
longtemps sans réelles tensions entre eux :
Enssi demynarent leurs amours mult
longtemps sens gabries
(p. 228).
3. Les premières « merveilles » de Virgile
(Myreur, p. 228-231)
Dans les
préoccupations de Virgile, on le voit, Phébille compte moins que ses études et
son souci de se faire valoir aux yeux des Romains par l’étendue de sa
science :
car ilh n'at
aultre entente que del studier tous
jours, et de
monstreir sa scienche aux Romans, dont ilh powist avoir honneur (p. 228).
Très actif, il va
réaliser des créations originales, que, dans le langage du temps, on appelle
des mervelhes, réalisées
essentiellement grâce à la magie. Quelques-unes sont présentées
ici ; d’autres le seront dans la suite. Généralement elles sont toutes
destinées à servir au bien-être de la population romaine. Virgile apparaît
comme un magicien bénéfique !
Une précision
encore : le lecteur a l’impression que l’auteur du Myreur ne
s’intéresse qu’aux réalisations merveilleuses de son héros, n’évoquant
pratiquement jamais son œuvre littéraire. Un passage de la Geste de Liège
montre toutefois que Jean d'Outremeuse savait que Virgile était un poète, le contraire eût
d’ailleurs été invraisemblable, mais il est vrai que dans Myreur,
Virgile n'est pas présent en tant que poète :
1333
Al temps de roy Sedros, qui de bonteit arouse (déborde),
1334
Fist ses grandes mervelhes - tot che est vraie chouse -
1335
Virgiles le poete, ensi c'on le propose
1336
Pars dedens ses histoires, où ilh at mainte oppouse (objets de débat) ,
1337
Dedens Romme habitat […]
a. Deux statues
d’airain (p. 228-229)
La
première « merveille » de Virgile concerne deux automates. Le chroniqueur
liégeois va jusqu'à préciser la date exacte de la réalisation : le 19
avril 545 (44 a.C.). Il s’agit de deux statues d’airain, représentant chacune
un homme, que Virgile installe sur deux portes de Rome. Les personnages, qui
paraissent vivants, se font face, et, chaque samedi à none (à la neuvième heure),
une des figures lance à l’autre une masse, qui lui est relancée à la même heure
le samedi suivant. Cela, dit notre chroniqueur, se fait grâce à l’astronomie et
à la nygromancie (l’art de la magie),
et sert à indiquer l’arrêt du travail pour les ouvriers de Rome : au lieu
de poursuivre leur tâche jusqu’à la nuit, ils doivent cesser leur travail et se
reposer chaque samedi dès none et le dimanche, car c’est à cette heure-là le
samedi que Dieu avait eu fini de créer le monde (p. 229).
Le lecteur
voit donc apparaître ici un Virgile magicien, non dépourvu d’un certain sens
social, et nettement inspiré par le récit biblique de la Genèse.
b. La tour au
miroir (p. 229)
La même
année 545 (44 a.C.), le 16 août ‒
toujours ce souci de la date exacte ‒,
Virgile commence à construire une tour, surmontée d’un miroir posé sur cent
piliers de marbre, qui permet de voir des ennemis éventuels arrivant par mer.
Cette invention était destinée à assurer la défense de Rome contre des
envahisseurs. Et Jean d’Outremeuse de préciser que si les Romains n’avaient pas
laissé se détruire ce miroir, ils seraient encore les souverains du monde.
c. Le
Capitole
et les statues (p. 229-230 et 69-70)
En mai de l’année
suivante, en 546 (43 a.C.), Virgile, qui avait entendu le récit d’invasions
inattendues (notamment celles des Sycambiens et des Carthaginois d’Hannibal),
très dommageables pour les Romains, fabrique, pour les prévenir et les prémunir
contre ces assauts, I mult beal joweal
(un très beau joyau), en une seule nuit et – faut-il le préciser – par
nigromanche (par magie).
La formulation de Myreur,
p. 229 est quelque peu déroutante. Pour le chroniqueur liégeois, le Capitole
créé par Virgile semble un temple : ilh fist I capitole à Romme
ou I temple. Mais peu importe ici. C’est un endroit où Virgile installe des
statues (autant de statues que Rome compte de provinces), disposées en cercle
et tournées vers la statue de l’empereur, lequel, de la colonne centrale où il
trône, observe tout autour de lui. Chaque statue porte, inscrit sur son front,
le nom de la province qu’elle représente. Elle a à son cou une tentente (clochette) et, dans la main,
« de la terre du pays qu’elle représente, comme un symbole » (Myreur,
p. 69).
Lorsque une province
entrait en rébellion, la statue qui lui correspondait tournait le dos à celle
de l’empereur, sa clochette sonnait et la terre qu’elle tenait en main tombait.
Ainsi alertés, les gardes avertissaient qui de droit, et des chevaliers étaient
envoyés pour mâter les rebelles.
Myreur, p. 229-230,
reprend, presque dans les mêmes termes, la description qui figurait au début de
l’oeuvre (Myreur, p. 69-70), dans les
pages où le chroniqueur procédait à une présentation générale des mirabilia
de la ville de Rome. À cet endroit, l’auteur distinguait nettement le temple et le Capitole, le
premier se trouvant dans le second. Il faisait du Capitole le
chief de tout le monde, traduction française évidemment du célèbre caput
mundi de l’antiquité ; il précisait encore que du Capitole les consuls
et les sénateurs dirigeaient la cité et le monde ; et dans le Capitole si
avoit dedens I temple (il y avait un temple), poste de surveillance de tout
l’empire.
Quoi qu’il en soit,
les pouvoirs magiques de Virgile se révèlent à nouveau, comme dans l’histoire
du miroir, mis au service de Rome, pour assurer sa défense contre des ennemis
intérieurs en rebellion. Il ne s’agit pas ici de simples automates, comme
l’étaient les deux statues rythmant les jours de travail, mais d’un ensemble
complexe qu’on appellerait aujourd’hui un système automatique d’information à
longue distance. Le poste de surveillance ne dispose toutefois pas d’images
visuelles tandis que de la tour au miroir, on pouvait surveiller l’approche
d’éventuels ennemis.
d. Le cavalier à
la balance et la justice (p. 230)
Virgile
fabrique encore une statue de cuivre, ayant l’apparence de la vie. Elle
représente un vieillard montant un cheval, et portant dans la main une balance :
sur un des plateaux on plaçait la denrée à vendre, et sur l’autre l’argent.
Quand la somme proposée était suffisante, le plateau descendait. Cette balance
était donc capable, sans intervention extérieure, d’évaluer la valeur de la
marchandise déposée dans un des plateaux et sa contre-valeur en monnaie déposée
dans l’autre. En quelque sorte, elle devait assurer le respect strict des
droits de chacun lors des transactions commerciales.
Ce souci de Virgile pour l’équité ne fit
qu’accroître l’admiration et la reconnaissance de l’empereur Jules César
et des sénateurs, qui le considéraient comme l’homme le plus savant du monde.
Il devient même pour les Romains une sorte de conseiller juridique. En effet, un jour, les sénateurs le
consultèrent à propos d’un jugement qu’ils envisageaient de rendre solonc
l’usaige qu’ilh avoient adont (alors) à Romme. Virgile leur reprocha
leur législation et veilla à leur faire adopter des lois plus justes et si
en usarent à Romme.
Pour
résumer, on dira que la lutte pour le repos hebdomadaire, pour des relations
commerciales saines, pour une législation plus juste, s’ajoutait chez Virgile
au souci d’assurer au mieux la défense de l’empire : la tour au miroir
magique contre des ennemis extérieurs ; le Capitole et les statues des
provinces, contre des rebellions éventuelles. Virgile s’intégrait vraiment à
Rome.
e. La maison de
Virgile à Rome (p. 230-231)
Les
sénateurs, vu les nobles origines de Virgile et les liens de parenté qui
l’unissaient à certains d’entre eux, le prièrent de s’établir à demeure à Rome,
ce qui amena le magicien à édifier pour lui – et en une seule nuit – une
habitation qui se révéla la plus belle maison et ly myes (mieux) edifiié qui fust à Romme.
Il l’appella Cassedrue et invita le lendemain les sénateurs à venir baptusier
(consacrer) la maison,
nous dirions « pendre la crémaillère ».
Au
cours du repas, les convives, impressionnés et joyeux, demandent avec
insistance à leur hôte de leur dévoiler au moins une partie de ses secrets,
pour qu’ilh le metissent en leur memoire. Mais Virgile refuse, en
disant qu’il le ferait un peu plus tard, le moment venu : je le vos diray bien temprement, quant
temps sierat.
f. Du
feu pour
les pauvres et un archer d’airain pour le surveiller (p. 231)
Virgile réalisa en
outre au centre de Rome un feu, qui restait toujours allumé : les pauvres
gens pouvaient venir s’y chauffer et cuire leurs aliments, sans toutefois avoir
la possibilité de prendre du feu pour le transporter chez eux. Ce feu
merveilleux est gardé par une statue de cuivre, autre création merveilleuse de
Virgile. Elle représente un vilain
(paysan) muni d’un arc et d’une flèche dirigée vers le feu, et portant sur le
front l’inscription suivante : « Qui me touchera, aussitôt je tirerai
et éteindrai complètement le feu » : « Qui me fierat tantoist traray
/ Et tout le feu estinderay ».
On
verra dans la suite l’intérêt de ce bref épisode qui annonce la
fin tragi-comique de l’histoire de Phébille et de Virgile.
4. Bref retour à la romance de Phébille
(Myreur, p.
231-232)
Rien
d’étonnant dès lors que Jean d’Outremeuse, à cette étape du récit, ramène un
moment Phébille sur le devant de la scène. En fait il va distiller l’histoire
de cette dernière par morceaux, qui s’intercaleront à travers l’évocation
générale des réalisations de Virgile.
Voyant son
amant de plus en plus populaire et craignant de le perdre au profit d’une
rivale qu’elle croyait amoureuse de Virgile, Phébille astoit jalotte d’onne
aultre femme qu’elh quidoit (croyait)
qui amast Virgile (p. 231).
La
princesse, nous le savons, souhaitait être épousée, mais Virgile « faisait
de la résistance ». Elle va imaginer un stratagème pour faire pression sur
son amant. Prétendant que son père veut la marier contre son gré à un autre,
elle se dit en colère et entend que Virgile prenne clairement position, car
elle ne veut plus de la situation actuelle :
mon
peire moy weult marier, dont je en suy fortement corochié, car je ne weulhe
avoir aultre de vos (je ne veux personne d’autre que vous), jasoiche
que (à moins que) vos n'aiez cure de moie ; se vos
prie que moy dite vostre pensée, car je le weulh savoir, et ne moy plaist plus
à maintenir l'estat que j'ay maintenu : je suy belle et bonne asseis por
vos (p. 231-232).
Virgile
persiste dans son refus – il a des choses plus importantes à faire – mais
il ne veut pas couper les ponts et propose à Phébille de patienter un peu, ce
qu’elle semble accepter encore :
Damoiselle,
ilh moy convient (je dois) penseir à aultres chouses, car je ay à
faire des besongnes ardues, et quant elle seront faites, si revenray à vos, et
ferons tant que les chonses venront bien. Chu ploisit bien à la damoselle (p. 232).
Mais
ce ne sera là qu’un court répit pour Virgile, repris par ses activités
créatrices à la requête des Romains.
5. Le « calendrier astronomique »
(Myreur, p.
232-233)
Jean
d’Outremeuse, qui n’ignore pas que son héros est l’auteur des Géorgiques,
note que Virgile apprit aux Romains, à leur demande, l’art de cultiver et de
labourer la terre, un art qui est ors encors en usaige de faire (cfr Myreur, p. 232, et aussi p.19). Mais le
chroniqueur ne s’attarde pas sur ce point. Il a encore tant à dire. En fait,
note-t-il, les réalisations de Virgile à Rome sont trop nombreuses pour être
toutes mentionnées. Il en décrira longuement la plus notoire.
On a parlé
plus haut de deux statues d’airain, placées l’une en face de l’autre, et
rythmant le déroulement des semaines par l’échange d’une masse. Dans le domaine
de ce que nous pourrions appeler anachroniquement le « calendrier
astronomique », Virgile va faire plus fort encore.
a.
Douze mois représentés par douze statues
Pour
symboliser les mois de l’année, Virgile place sur chacune des douze portes de
Rome une statue de cuivre : chaque mois est représenté par un personnage
accompagné d’un signe du zodiaque et se livrant à une activité liée à ce mois.
Jean d’Outremeuse passe en revue les douze mois. Nous ne donnerons que trois
exemples : février est illustré par un homme taillant les vignes et
par le signe de deux poissons ; août par un moissonneur et le signe de la
Vierge ; octobre par un vendangeur et le signe du Scorpion.
Ces
statues aussi se lancent des objets, en l’occurrence une pomme d’acier, qui va
passer de main en main tout au long des mois. Janvier, le premier mois de
l’année pour Virgile (nous reviendrons sur ce point dans un instant), conserve
la pomme dans la main droite du 1 au 15, puis se la passe dans la gauche,
jusqu’à la fin du mois. À cette date, janvier lance la pomme à février, qui la
conserve dans la main droite pendant la première quinzaine, puis dans la
gauche, avant de la passer à mars au début, et ainsi de suite, pour les douze
mois de l’année.
Les
Romains étaient donc toujours à même de connaître le mois, et même la quinzaine
du mois où ils étaient. Et s’ils regardaient les deux hommes d’airain, ils
pouvaient aussi savoir si la journée était – pour employer notre terminologie –
ouvrable ou fériée.
b. Janvier comme
premier mois de l’année (p. 233)
Le statut
de premier mois de l’année donné par Virgile à janvier interpelle ses
contemporains romains, pour qui – nous dit Jean d’Outremeuse – mars venait en
premier. Celui-ci leur répond de façon un peu énigmatique que bientôt naîtrait
un tel fruit, qui bouleverserait toutes les situations, et que janvier serait
le premier mois de l’année pour toujours :
Et ly fut demandeit porquoy ilh metoit jenvier por
le promier mois de l'an, quand marche (mars) astoit
ly promier solonc leur loy. Ilh respondit que temprement (sous peu) nasqueroit teil fruit qui remueroit tous
1es estas (les situations), et par
especial li mois de jenvier sieroit ly promiers mois dedont en avant (dorénavant) perpetuelment.
Cette
réponse « sibylline », glosée par le scholiaste du manuscrit par les
mots Del prophetie Virgile, annonce très allusivement, et sur un point
secondaire, un aspect très important de la personnalité de Virgile, qui sera
longuement développé dans la suite, celui de prophète chrétien. Dans cette
perspective, son héros annoncerait donc la naissance du Christ et l’avènement
d’un monde nouveau.
Quoi qu’il
en soit, le lecteur d’aujourd’hui sait que pour la véritable histoire romaine,
à l’époque de Virgile et de Jules César, mars n’était plus le premier mois de
l’année depuis bien longtemps. Mais il sait aussi que le Myreur n’est
pas un livre d’histoire.
c. Quatre statues
pour les Quatre-temps (p. 233)
Restant
dans le domaine du calendrier, le chroniqueur liégeois signale que Virgile
ajoute à ses réalisations antérieures un mécanisme complémentaire, qui servait
à marquer les quatre saisons, appelées dans le texte les Quatre-temps, et qui
mettait en évidence quatre des signes du zodiaque accompagnant les statues des
mois, en l’espèce février pour le printemps, mai pour l’été, août pour
l’automne et novembre pour l’hiver.
Ici aussi,
une pomme est utilisée comme marqueur : détenue par les Poissons depuis le
22 février pour la durée du printemps, elle passe le 25 mai aux Gémeaux, qui la
conservent durant l’été et la lancent à la Vierge le 22 août ; cette
dernière la détient durant l’automne et la transmet le 23 novembre au
Sagittaire, qui la conserve durant l’hiver jusqu’au 22 février. Ainsi le cycle
est bouclé.
Ce
faisant, souligne Jean d’Outremeuse, Virgile est à l’origine du système des
Quatre-temps, basé sur l’astronomie, et repris plus tard et à juste titre avec
d’autres règles, par li engliese apostolique (l’Église).
mains li engliese apostolique apres poisat à chu
certains compas par cause (mais par après l’église apostolique imposa à cela
certaines règles), dont ons at useit
longtemps en Sainte-Engliese.
Toutes ces
réalisations impressionnent beaucoup les sénateurs qui demandent à Virgile de
leur transmettre aulconne chouse de son sens (un peu de son savoir), et
de leur permettre de se recommander de lui. En fait, c’est la religion
catholique que Virgile va annoncer, révélant nettement une autre dimension de
sa personnalité, celle de « prophète ». Il va d’abord être question
de la Vierge Marie, dont le nom toutefois n’est pas cité.
(Myreur, p. 233-235 et p. 61)
a. La prophétie
relative à la Vierge Marie (p. 233-234, et p. 61)
Virgile
façonne une statue de cuivre, qu’il place sur un socle de marbre. Elle
représente une vierge, portant sur la poitrine une inscription latine
disant :
Che ymaige chi ne chairat / Jusqu’en virge enfant aurat
Cette statue ne tombera que quand une vierge aura un enfant
L’incrédulité
et les plaisanteries des sénateurs et du public romain ne modifient en rien les
certitudes de Virgile. Il affirme que cette prédiction se vérifiera, que la
vierge portera le soverain Dieu de nature et que cet événement amènera
la chute de la statue (cfr Myreur, p. 61 pour une autre allusion à cette
statue).
b. « La
confession katolique » de Virgile (p. 234-235)
Curieux de
savoir qui serait cette vierge, les sénateurs multiplient les questions,
offrant à Virgile l’occasion rêvée d’une amorce d’exposé de la doctrine
chrétienne. Il affirme ainsi qu’à l’exception du Dieu des Juifs – le vrai Dieu
créateur du ciel et de la terre –, toutes les autres divinités vénérées sur
terre sont faites par les hommes. Il annonce aussi que ce seul vrai Dieu
descendra dans une vierge, sans corrompre sa virginité, et que cette vierge
portera en elle la saincte Triniteit en une uniteit, unc seul Dieu, de sa
nature et de substanche tout parfait, en queile, je croy et si croiray, et en celle creanche (croyance) moray, continue Virgile en une profession de foi modèle. Il ajoute
que ce Dieu forma l’homme et la femme et il précise, toujours à l’intention des
sénateurs, que les dieux en lesquels ils croient, faits de bois et de pires
(pierres) et de pontures (peintures), sont des fabrications
humaines.
Adont (alors) demandarent les senateurs
s’il existait une souveraineté plus grande que celle de Rome. La réponse est
nette : « Oui, cent mille
fois plus ; le pouvoir de Dieu est unique ; il englobe le monde
entier, ciel et terre ; il est toujours partout, et sans fin et sans
commencement ; il comprend tout le monde, mais le monde ne peut le
comprendre ; partout où il est, règnent joie et souveraineté, et où se
trouvent le deuil, la tristesse ou le malheur, il n’y a pas de paix ;
l’honneur, l’amour et la souveraineté de Dieu sont permanents. » (p.
234)
Puis
le prophète parla de Jésus-Christ et de sa mission. Il prédit que le Christ
rachètera ceux qui sont en enfer à cause de leur désobéissance ; il
précise que l’incarnation aura lieu 43 ans plus tard, et sera marquée par
la chute de la statue de la vierge qu’il avait fabriquée. Et effectivement,
note le chroniqueur, la statue tomba de son socle et se brisa sitoist que
Nostre-Damme saincte Marie oit enfanteit (p. 235).
Virgile
annonçe aussi que, selon les écrits des anciens prophètes, les Ebriens (Juifs)
enchaîneront et tueront ce Dieu, pour le mettre dans un tombeau. Mais sa partie
divine quittera son corps et ira délivrer ses amis de l’enfer, pour rejoindre
son corps et ressusciter, trois jours plus tard. Le quarantième jour, il
remontera au paradis, où il restera éternellement ; il y sera rejoint par
ceux qui croiront en lui et seront baptisés selon la nouvelle loi.
c. Des
sénateurs convertis au christianisme (p. 235)
Bref,
une profession de foi catholique de la plus belle eau, qui semble avoir été
bien accueillie. Virgile en effet convertit plusieurs sénateurs, mais il était
impossible de mener l’opération à terme. L’incarnation n’avait pas encore eu
lieu, la loy (…) encors n’astoit venue (la loi du seul vrai Dieu
n’existait pas encore) et les postulants ne pouvaient donc pas recevoir le
baptême. C’est pourquoi les candidats font consigner par écrit l’enseignement
de Virgile, à l’intention de leurs enfants qui seront les promirs qui
presissent baptesme.
7. Virgile interprète de prodiges et magicien
bienfaisant
(Myreur, p. 235)
a.
Annonce de la mort de Jules César (p. 235)
Mais
les dons prophétiques de Virgile ne se limitaient pas à l’histoire et aux enseignements
de l’église catholique ; ils se manifestaient aussi dans le domaine
politique. Notre héros fut ainsi amené à annoncer la mort de Jules César.
Il
arriva que des Romains, en coupant le pain, voient qu’ilh en issoit sanc à
fuison (qu’il en sortait du sang en quantité) ; d’autre part, les
bêtes des champs et des bois étaient comme enragées : elles hurlèrent
pendant trois jours et trois nuits. Bref, des prodiges inquiétants qu’il
fallait interpréter.
Consulté par les sénateurs, Virgile répondit que le pain figurait Jules César, lequel serait assassiné avant un an dans le temple où il allait vénérer ses dieux ; quant aux hurlements des bêtes, ils annonçaient les signes qui se manifesteraient trois jours avant la mort de César, ainsi que les pleurs du peuple qui la suivraient. Les sénateurs, tous enbahis, n’osèrent pas diffuser l’information et le tinrent mult bien en secreit.
b. La
mouche
d’airain contre le fléau des mouches « tueuses » (p. 235)
Le Myreur revient ensuite au Virgile magicien bienfaisant.
Nombreux sont les textes médiévaux qui ont enregistré l’épisode de la
« Mouche d’airain ». Voici la version du chroniqueur liégeois.
Un jour des espèces de
mouches s’abattirent sur Rome et ses environs. À leur vue, les gens se
mettaient à bailler, et les insectes, pénétrant dans les bouches ouvertes,
provoquaient une mort immédiate. Le fléau se prolongeant, la ville était
jonchée de cadavres.
Appelé à
l’aide par l’empereur et les sénateurs, Virgile fabriqua une mouche d’airain.
Placée à l’extérieur de la ville, cette dernière attirait à elle les mouches
« tueuses » et les faisait périr. Rome fut ainsi délivrée du fléau,
et ce nouveau bienfait valut à Virgile un surcroît de popularité.
L’évocation
de cette popularité ramène notre chroniqueur à Phébille.
8. Retour à Phébille
(Myreur, p. 236-239)
La princesse, envahie par sa passion pour Virgile, issoit
fours de ses sens d’amour (en venait à
perdre la raison). De plus en plus vexée et pleine d’animosité devant
le refus obstiné de Virgile, elle songe à lui infliger une humiliation dont il
se souviendra.
a. Le plan de Phébille : la corbeille
Elle
imagine pour cela toute une histoire. Son père, qui veut la marier, raconte-t-elle
à son amant, l’aurait maltraitée et battue, parce qu’elle avait osé envisager
devant lui de devenir l’épouse de Virgile, une mésalliance aux yeux de
l’empereur. Virgile pressent une ruse. Et au sujet du mariage, toujours fidèle
à ses idées, il met les choses au point, avec moins de ménagement qu’à
l’accoutumée :
Vos asteis lourde (maladroite), quant vos controveis (inventez) teiles fables, dont veneis à dire vostre
peire que je vous veulhe prendre à femme ; je ne le pensay oncques (jamais) en ma vie, ne jà (et
jamais) ne feray, car à marier ne
poroy entendre (avoir l’intention) ; ilh me faroit (faudrait) lassier (cesser) l’apprendre et me tolroit
l’estudier (cela m’empêcherait
d’étudier). Et certe ilh soy
destruit qui femme prent ; je n’ay cure de mariage, car j’aroie
malaventure (malheur) ; mains tous jours vos voray servir,
s’ilh vos plaist, enssi que j’ay fait le temps passeit (p. 236).
Cependant, la princesse n’abandonne pas la
partie. Sans rien laisser paraître de son intention malveillante, elle raconte
à Virgile que son père, pour empêcher leurs rencontres, va l’enfermer tout en
haut d’une tour ; aussi propose-t-elle à son amant de venir la rejoindre
secrètement à l’insu de l’empereur, chaque fois qu’il en éprouvera le désir :
elle fera descendre de sa fenêtre une corbeille, dans laquelle il pourra
prendre place pour être remonté dans sa chambre à l’aide d’une corde. Ses
propositions sont très claires :
Certe, Virgile, vostre suy en tous estas sens
departir (je suis entièrement à vous, sans rupture), s’ilh ne vient depart de vos (à moins que la sépararation ne
vienne de vous). Ors at la chouse tant
aleit (Maintenant la chose est
allée si loin) que nos astons
accuseis, et mon peire m’at commandeit de nient plus (ne plus) parleir à vos, et moy covient (je dois) entreir en cel
thour por demoreir. S’ilh vous plaisoit et moy ameis tant que vos veusiés venir
prendre solas deleis moy (prendre
du plaisir près de moi), je vos en
voroie proier (je voudrais vous en
prier), et vos y poreis venir toutes
les fois que vostre plaisier sierat, que jà mon peire n’en sarat riens ;
j’ay fait une corbilhe que je laray avaleir (descendre) de la
feniestre aval, et vos sereis sus sachiés stesans dedens (hissé vers le haut, vous trouvant dans la
corbeille) ; et vos prie que
à nuit weulhyés venir ; si vereis comment vos devereis faire
dorenavant (p. 236-237).
À cette proposition que Virgile dont ne fut évidemment pas dupe, il répond :
Dame, chu soit à vostre plaisier, car par ma foid vos asteis douche et debonnaire
et rendez-vous est pris pour le soir même. Virgile toutefois prévient sa maîtresse qu’elle aura à s’en repentir, si elle lui attire blâme ou déshonneur.
b. La parade de
Virgile : le simulacre
Le soir
venu, accompagné de quelques amis sénateurs, rendus invisibles par magie,
Virgile arrive au pied de la tour, tandis que Phébille et ses suivantes
l’attendent à la fenêtre, en s’excitant et en se promettant de lui infliger un
affront dont il ne se remettra pas. Virgile, qui a tout entendu, met son
escorte invisible au courant des intentions réelles de Phébille et, au lieu de
prendre place lui-même dans la corbeille, y installe une sorte de mannequin
fait à son image. Puis il rentre chez lui à Cassedrue, avec les sénateurs.
Phébille,
qui n’a pas conscience de la substitution, hisse alors la corbeille jusqu’à
mi-hauteur de la tour, attache la corde à un pilier, puis se met à insulter
celui qu’elle prend pour Virgile et qu’elle croit à sa merci. Le simulacre, en
qui le magicien avait glissé un maul espir (un mauvais esprit), joue le
rôle qui lui a été appris. Imitant la voix de Virgile, il se fait implorant,
suppliant la princesse de tirer la corbeille vers le haut ou de la laisser
descendre, pour ne pas l’exposer à la colère de l’empereur :
Ay, madame, merchie (pitié), ne moy faite
mie (pas)
morir, car se vostre peire me truve chi, je moray ; se vos prie que vos me
sachiés sus (vous me hissiez en haut), ou moy lassiés jus (vous me laissiez descendre) (p. 237).
Mais Phébille ne veut rien entendre. Toute la nuit
elle abandonne la corbeille suspendue à mi-hauteur de la tour. Le lendemain,
avec ses suivantes, elle mène grand tapage et injurie celui qu’elle croit être
Virgile, tant et si bien qu’une foule importante s’est attroupée au pied de la
tour ; la rumeur disant qu’on a trouvé Virgile avec Phébille se répand et
parvient aux oreilles de l’empereur.
c. Lutte inégale entre l’empereur et le simulacre (p. 238-239)
Jules César, son
épouse Marie (qui sera nommée Enye un peu plus loin dans le récit) et ses
barons en armes, chevauchent vers la tour, se frayant un chemin dans la foule
des badauds. L’empereur ordonne à Phébille de laisser tomber la corbeille, et
aussitôt il assène un violent coup d’épée sur la tête du simulacre. Mais –
prodige – le mannequin laissat fours de sa boche une bruyne espesse et si
flairant (laissa échapper de sa bouche une fumée si épaisse et si
malodorante) qu’elle fit reculer tout le monde et qu’ons n’y veioit gotte (on
n’y voyait goutte, p. 238).
La reine invoque la malédiction
des dieux sur Virgile ; Phébille de son côté réclame vengeance, tout en
demandant à son père de prendre Virgile vivant. Mais une fois la corbeille
descendue, la figure adont soy monstrat (la figure alors se manifesta) et Phébille comprit qu’ilh n’astoit
mie Virgile (p. 238),
sans savoir ce que celui-ci était devenu.
Les choses alors
s’emballent et le maul espir caché dans le simulacre joue le grand jeu.
Il fait monter et descendre sans cesse la corbeille, allumant et éteignant
continuellement les lumières. L’empereur et ses hommes s’épuisent à essayer
d’attraper le panier, toujours sans succès, si bien qu’ils y renoncent pour se
reposer un moment : ils sont persuadés qu’ils ont devant eux un diable et
non pas Virgile.
d.
Obstination de l’empereur contre Virgile - Disparition du simulacre (p. 239-240)
Pendant ce temps, le
vrai Virgile célèbre la fête du dieu Mars à Cassedrue en festoyant avec ses
amis sénateurs et grant compangnie de jovenechais (jeunes gens) de sa
lignie (p. 239), quand arrive à la propriété la nouvelle qu’on a trouvé à
Rome Virgile suspendu dans une corbeille sous la fenêtre de Phébille. L’intéressé bénéficie
évidemment d’un parfait alibi. Les sénateurs, compagnons de table de Virgile,
se rendent au pied de la tour et tentent d’expliquer la situation à l’empereur.
Mais celui-ci ne se laisse pas convaincre et ne se calme pas. Il cherche
toujours à s’emparer de la figure, qui finalement remonte et pénètre dans la
tour pour aller se cacher sous une banquette. L’esprit qui l’animait s’évanouit,
et en fin de compte, les poursuivants ne retrouvent plus qu’un mannequin
d’étoupes.
Comment
régler cette curieuse affaire ? Les autorités sont perplexes. Octovien, un
des fils de l’empereur, témoin du fait que Virgile, au moment des faits, se
trouvait bien dans sa propriété de Cassedrue, assure qu’il est innocent. Il
tente de persuader son père de convoquer le sénat pour calmer le jeu. Mais
l’empereur, influencé par la reine Marie qui ne cesse de réclamer vengeance, se
déclare toujours prêt à faire couper la tête de Virgile, contre l’avis des
sénateurs qui plaident en sa faveur, disant qu’il est innocent et protégé par
la souveraine loi de Rome. Ils ajoutent que même coupable, il mériterait le
pardon, en raison de tous ses bienfaits envers les Romains, à qui par ailleurs
il pourrait faire grand tort, vu sa science et sa popularité. Toutefois, ce
plaidoyer laisse l’empereur insensible.
e. Première
vengeance de Virgile (p. 240-241)
Virgile,
averti par les sénateurs de la menace de Jules César, leur dit : «
Laissez-moi faire ; restez bien tranquillement à la campagne dans vos boverages (propriétés) en dehors de la ville, car il ne
fera pas bon se trouver à Rome ». Ce sont des menaces à peine voilées. L’espir
qui animait le mannequin dans
la corbeille montant et descendant comme un yoyo, allumant et éteignant les
lumières à son gré, était prémonitoire.
Pour se venger, le magicien Virgile décide d’utiliser l’arme du feu.
Muni d’un tison ardent, il s’approche de Rome, et lorsqu’il arrive à la porte
des Latins, il éteint son tison. Aussitôt tous les feux s’éteignent à
Rome :
si
prent le carbon et le mist à terre en soufflant, puis jettat sus del pousier et
passe sus ; si l’estient ; et tansoist (aussitôt) est li feux falis (font défaut) à Romme (p. 240).
Les
conséquences sont graves. Les Romains, despasenteis
(affligés), ne peuvent plus ni cuisiner, ni s’éclairer, ni célébrer le culte
avec des chandelles. L’empereur, tourmenteis,
est bien forcé de prier les sénateurs de négocier la paix avec le
magicien : pourvu qu’il consente à ramener le feu à Rome, Virgile ne sera
pas tenu de se présenter devant lui à la cour. Bref l’arrêt des poursuites est
décidé et, magnanime, le magicien ramène le feu, soulageant ainsi les
habitants.
Mais il a la rancune
tenace, et il veut humilier Phébille. Il se retire dans la propriété d’un de
ses amis et charge un autre ami, rendu invisible grâce à un petite pierre
magique, d’afficher discrètement à l’entrée des temples une inscription qui ne
deviendra lisible que le lendemain, au moment où les dames et les demoiselles
viendront prier. Cette inscription – magique bien sûr – obligeait les personnes
du sexe à révéler leurs secrets d’alcôves, le nom de leurs partenaires, et le
nombre de leurs relations. C’est ainsi que Phébille fut forcée de dévoiler
publiquement et dans le détail sa liaison avec Virgile :
et là fut par Phebilhe publyet clerement comment et
quant fois Virgile l'avoit ewe carnelement (p.
241).
9. Retour à l’ « histoire universelle »
(Myreur, p. 241-242)
a. Expédition
victorieuse contre des rebelles – Un Virgile soldat (p. 241)
À son habitude, Jean
d’Outremeuse interrompt brusquement ce récit palpitant d’un événement censé se
situer en 547 (42 a.C.), pour reprendre sans transition le fil de son
histoire universelle et relater des événements totalement inconnus, faut-il le
préciser, de l’histoire authentique et que le chroniqueur attribue à la même
année. Il s’agit d’une importante expédition de répression menée par l’empereur
Jules César et ses trois fils contre une armée de deux cent mille rebelles
Latins et Orientaux, expédition à laquelle aurait participé Virgile. Au cours
d’une bataille victorieuse, César fut blessé, ses trois fils tués, et Virgile
s’y serait illustré en tuant à lui seul trois rois ennemis.
Item,
en cel an, assavoir Vc LXVII, soy rebellarent les Latins contre les
Romans ; et enssi li roy Gardans et Maliadans son frère, roys de Caldée et
de Tarse. Si vinrent à Romme à IIc milh
hommes, et li emperere alat encontre à grant fuison de gens ; et Virgile y
fut, qui mult bien soy portat en la batalhe.
La chronique nous
apprend encore que l’empereur fut ramené malade à Rome, sur une civière tirée
par des chevaux, qu’il guérit mais mourut trois mois après sa guérison. Sa
mort, dont on reparlera, appartient, elle, à l’Histoire.
b. Suite des événements
Suit alors un assez
long exposé (p. 241-242) relatif à l’histoire de la Galilée et
d’Hérode, fils d’Antipater. Virgile, qui n’y joue aucun rôle, n’y est pas cité,
et nous ne ferons pas état de ces événements.
10. Autour de la mort de César
(Myreur, p. 242-244)
a. Les faits et leur cause
Un peu plus tard dans cette année 547 (42 a.C.),
le 7 octobre, Jules César était allé prier le matin au temple où la maistre ydolle
astoit ; et chis temple seioit en capitole, c’est-à-dire au temple de
Jupiter, situé sur le Capitole. C’est là qu’il fut assassiné par II
chevaliers qui astoient nommeis Cassianus et Brutus, et vingt-deux
sénateurs. Ils le ferirent de greffes d’achier (le frappèrent de stylets
d’acier) longs d’un pied. Chacun porta un coup à César qu’ils ochirent
malvaisement en trahison (p. 242-243). Selon notre chroniqueur, la raison
de ce meurtre est discutée : pour les uns, elle serait due à Virgile,
(suite à l’attitude du père de Phébille à son égard), pour d’autres, à Pompée.
Bien que dans sa Geste de Liège aux
vv. 1568-1574, Virgile soit directement évoqué comme conseiller des meurtriers,
Jean d’Outremeuse dans le Myreur,
ne prend pas position sur la question.
b.
Une mort annoncée : prodiges et prédictions
Par ailleurs le Myreur précise que César aurait pu éviter la mort. En effet, après
le meurtre, on retrouva serré dans la main du cadavre un billet qui lui
annonçait une mort prochaine. Elle avait été ramassée sur le sol à l’entrée du
temple, mais le destinataire, tout à ses dévotions, n’avait pas pris le temps
de prendre connaissance de son contenu, ce qui aurait pu le prémunir contre la
mort.
Les
Romains pleurèrent César durant trois jours ; puis, comme il ne convenait
pas que la chair du plus grand conquérant du monde, qui à son temps avoit esteit le melhour espée del monde (p. 243), soit la proie de la
vermine, les sénateurs, sur le conseil de Virgile, firent brûler sa dépouille,
et recueillirent ses cendres dans un pomeal (globe). On le déposa en
haut d’une colonne de 20 pieds (ou de 120 pieds, selon d’autres, précise Jean)
que César avait fait élever de son vivant au centre de Rome et sur laquelle il
avait placé sa propre statue. On raconte que cent jours avant la mort de César,
la foudre s’était abattue sur ce monument, en faisant tomber le C, lettre
initiale du nom de l’empereur. Vu la valeur numérique de cette dernière en
latin, Virgile avait prédit que le personnage mourrait cent jours plus tard.
Et pour ne pas quitter
la rubrique des prodiges et des prédictions, le chroniqueur signale, cette fois
sans faire intervenir Virgile, un événement annonciateur de la fin de
César : trois jours avant sa mort, une violente tempête, qui avait ouvert
et refermé brutalement ses fenêtres, l’avait arraché de son lit et fait sortir
tout nu de sa chambre : il croyait que son palais allait s’effondrer.
Le lendemain du
meurtre, trois soleils avaient brillé dans le ciel, ce qui avait fait prédire
par Virgile (prophète chrétien, ne l’oublions pas !) l’apparition
prochaine de la Trinité : li temps venroit briefement que la triniteit
s’apparoit.
Vu le goût
du moyen âge pour les prodiges, notre chroniqueur en relève encore deux autres
qui se manifestèrent à l’époque. D’abord le vent avertit les senateurs des
bleis - entendons les responsables de l’annone - que les hommes faroient plus toist que les frumens (les
hommes feraient défaut plus tôt que les froments). Ensuite un bœuf tirant une
charrue reprocha à son maître de le tourmenter avec son aiguillon, en disant
que bientôt on vivrait mieux, car les
grans hommes defalront plus toist que les frumens (p. 243-244). Cela fut interprété comme des allusions à la mort
du grand homme !
Et Jean
d’Outremeuse de conclure : Jules César fut empereur pendant trois ans et
sept mois, et mourut à l’âge de 61 ans, ou de 66 ans, selon d’autres sources.
Ensuite, le chroniqueur se lance dans un long développement (p. 244-248), sur
les rapports entre le défunt César et Sédros, le quatrième roi de Tongres.
Virgile n’y jouant aucun rôle, nous passerons directement aux événements qui
marquèrent le règne du successeur de César, le jeune Octoviain/Octovien, à qui
sera lié Virgile.
11. Octovien, second empereur de Rome
(Myreur, p. 248-251)
a. Octovien, héritier de César,
contesté par la veuve de celui-ci (p. 248)
À Jules
César succéda Octovien. C’était son cousin, le fils de sa sœur. Lors d’une
expédition précédente, l’empereur l’avait laissé à la tête de Rome en le
désignant comme son héritier, au cas où lui et ses fils périraient à la guerre.
Sage, loyal, riche et généreux, il fut élu sans débats par les sénateurs.
Appelé plus tard Octovien Auguste suite à ses prouesses, il fut un valeureux
guerrier et un grand conquérant, recourant à des soldats étrangers pour laisser
les Romains cultiver leurs terres. Comme César, il était très lié à Sédros, le
roi de Tongres. Son règne dura cinquante-six ans.
Toutefois,
le nouvel empereur, en dépit de ses qualités, de sa légitimité et de ses
nombreux amis, rencontre une adversaire de taille, en la personne de la veuve
de Jules César, nommée Enye à cet endroit du récit, ce qui nous paraît un peu
curieux et qui pourrait être l’indice d’un changement de source. Jusqu’ici en
effet, lorsqu’il était question de l’impératrice, mère de Phébille, elle était
appelée Marie. Quoi qu’il en soit, la veuve de César revendique la succession
de son époux, proclamant qu’elle cherchera à prendre un nouvel époux puissant,
qui l’aidera à faire prévaloir ses droits.
b.
Virgile le magicien tend un piège (p. 248-251)
Alors Virgile décide
d’aider Octovien, le nouvel empereur, en mettant en oeuvre ses talents de
magicien et d’enchanteur.
Il envoie
à Enye son messager Poytain, qu’il avait veillé à déguiser (cangat sa figure
d’altre coleur, p. 248),
avec ordre de se présenter comme envoyé du Roi Mabal de Chaldée, un homme fort,
régnant sur un grand peuple : bien au courant de la situation de
l’impératrice ; son maître propose, dit-il, de l’aider si elle consent à
l’épouser :
Damme, monsaingnour ly roy Mabal de Caldée at oyt
dire que Julius vostre maris est trespasseis de chi siecle, et que ons vos fait
gran tors de la terre, et que vos n'aveis nul aidans ; ilh soy paroffre à
vous ; mains que le weulhiés ameir et prendre à marit, ilh vos aiderat, et
ilh est bien tant poissans de corps que X hommes n'averoient jà poioir encontre
ly seul, et at grant peuple desous luy (p.
248).
L’offre est acceptée aussitôt. Enye offre au messager
un beau cheval, des pièces d’or et le charge de porter à son maître I aneal
d’or en signe de druerie (un anneau d’or en signe d’amour, p. 248). Virgile
entre ainsi en possession de l’anneau destiné à Mabal.
Il envoie alors dans
la chambre de l’impératrice, comme
observateur I espir priveit
(un esprit particulier, p. 249),
qui lui rapportera les intentions d’Enye, laquelle s’est confiée à sa fille
Phébille. La reine va charger le pseudo-messager de Mabal de faire venir son
maître avec ses troupes pour causer la perte de Virgile et d’Octovien :
Tant fist Poytain que la royne Enye ist fours de son
sens et li dest que ly roy Mabal vengne
awec ses oust por ochier Virgile et l'emperreur (p. 249).
Les choses alors vont
aller très vite, comme si la Chaldée n’était qu’à quelques heures de voyage de
Rome. Virgile, après avoir informé l’empereur des intentions perfides de Enye,
envoie Poytin dire à la reine que le roi Mabal sera devant Rome le lendemain
soir à grant gens (avec beaucoup de monde). Un peu plus tard le même
Poytain demande à la reine et à Phébille que elles vestent draps royals
(revêtent leurs atours royaux) pour accueillir cet hôte de marque.
Virgile et Octovien, sur leur monture,
rejoignent les dames. Virgile avait confié son plan à l’empereur : « Je
dirai à la reine que je suis le roi Mabal, et je lui montrerai l’anneau qu’elle
m’a fait parvenir par Poytain » (p. 249). Les dames sont en train de prier
au temple, quand une voix magique les avertit que Mabal les attend dehors. À
leur sortie, elles se trouvent devant une mise en scène composée par
enchantement. D’abord deux hommes qu’elles ne reconnaissent pas : Virgile,
qui, grâce à l’anneau d’Enye, se fait passer pour Mabal, et le compagnon de
Mabal, qui n’est autre qu’Octovien. Ils sont entourés d’une multitude de gens
en armes que Virgile a fait surgir de nulle part par magie (et fist là
apparoir Virgile si grans oust (armée) de gens che ch’astoit mervelhe, p.
249).
Le début de la rencontre est pittoresque. Mabal utilise un langage de magicien pour saluer la reine, qui lui souhaite la bienvenue, en lui demandant de s’exprimer dans la langue de Rome :
− A markin linet et madrinek
jus et dyneth.
− Parleis nostre lengaige ; nos ne vos entendons point (p.
249).
Le reste de la
conversation se déroulera bien sûr dans la langue de l'impératrice. Virgile,
déguisé en Mabal, remercie la reine de son accueil, l’assure du soutien de son
armée, tout en proposant de tenter une conciliation avec l’empereur, pour
éviter un combat :
mains regardeis promiers (d’abord) se nos poiens (pouvons) avoir une
bonne pais, s'ilh vos plairoit miies (mieux), sens combatre ; car se nos no combatons et
ilhs aient victoir, ilh n'aront de vos point de merchi (p. 250).
Mais cette proposition
heurte la reine qui reproche à Mabal sa couardise et qui offre Rome à celui qui
la vengera. Résolument opposée à un accord de paix, elle exige les têtes
d’Octovien et de Virgile, et envoie ses interlocuteurs dresser leurs tentes
pour le combat :
Sires,
que ch’est-à-dire ? Que chevalier preux et hardis, et qui at si vaillante
amie, ne doit mie parleir si cohardement : vengiés-moy, car tout Romme
sera vostre (p. 250).
Si
m’ochiés (Aussi tuez-moi) Octoviain l’emperere et
Virgile awec, car por tout l’avoir de monde ne les lairoy venir à pais (paix) ;
et weulhe-je (je veux)que vos me presenteis leur II chief (têtes) ;
et aleis faire tendre vostre trefs (tentes), car je vos envoray vitalhe (ravitaillement) asseis (p. 250).
Virgile recourt alors
magistralement à son art : il dresse des tentes et fait apparaître deux
armées : l’une composée de Romains, à la tête desquels se trouvent Virgile
et Octovien, l’autre est bien sûr celle de Mabal. La confrontation a
lieu (ihl se sont sus corus). Les Romains sont vaincus, les faux
Virgile et Octovien pris et ligotés. La reine, mult lie (réjouie) et
croyant parler à Mabal, dit au vrai Virgile : « Trenchiés leurs chiefs ». Et ce dernier répond : « A
vostre commandement », puis « Damme, veneis awec nos »
(p. 250).
Virgile/Mabal entraîne
alors ces dames à travers les rues de Rome jusqu’à sa demeure de Cassedrue.
Enye et Phébille, interrogées sur le sort à réserver aux prisonniers se
montrent impitoyables et exigent leur mort immédiate : por milh libres
(pour mille livres) ne les garderoie jusques al demain. Virgile alors
leur tend une épée. Enye frappe à mort celui qu’elle croit être Virgile et qui
n’est rien d’autre qu’un grand mâtin (mastien) transformé par magie, et
elle dit : Faux leire, vos honiste ma filhe (Fausse fripouille,
vous avez déshonoré ma fille), tandis que Phébille tue celui qu’elle prend pour
Octovien. Aussitôt Virgile donne congé à tous ses esprits, car
ch’astoient tous espirs, mettant ainsi fin au sortilège et les deux
dames voient qu’elles n’ont tué que deux chiens. Les sénateurs présents,
approuvés par l’empereur, plaident cependant en faveur des deux dames.
Virgile fait alors sonner le dîner pour
l’empereur et les barons, puis, après le repas, leur demande ce qu’il faut
faire des prisonnières, des femmes méchantes et capables de tuer, puisque elles
ont cru avoir tué Octavien et Virgile. Mais, sur ces entrefaites, quelqu’un
vient annoncer la disparition des prisonnières : les dammes sont
emblées (parties) et perdues (p.
251).
Virgile en est profondément irrité et jure qu’il
quittera Rome et n’y habitera plus jamais.
12.
Ultime vengeance de Virgile
(Myreur, p. 251-252)
Virgile abandonne à son cousin Pymatin sa
demeure de Cassedrue et toutes ses possessions de Rome. Malgré les tentatives
de l’empereur et des sénateurs pour le faire revenir sur sa décision et leurs
promesses que les prisonnières lui seraient remises, sa décision est
irrévocable.
Il part donc, suivi d’une foule nombreuse de dus,
contes, chevaliers et barons, après avoir adressé aux sénateurs des
reproches et des conseils, leur
rappelant de toujours respecter la justice à l’avenir :
vous m'avez tollues (enlevé) les dammes
contre raison, ons le seeit bien, et m'aveis trop meffait (fait tort) ; d'ors
en avant (dorénavant)
vos gardeis del meffaire, droture jugier deveis, et ne deveis hommes forjugier (condamner), s'ilh n'at
contre la loy meffait (p. 251).
On tente à nouveau, mais toujours en vain, de le dissuader, l’empereur allant même jusqu’à le suivre à cheval pour le retenir. On insiste ; on propose de lui rendre les dames, qu’il ne daigne même pas reprendre. Il redit qu’il quitte Rome et assure qu’il n’y rentrera plus jamais, car il ne souhaite pas entendre les prières qu’il devrait supporter en restant à Rome.
b. Une
vengeance
cinglante
Virgile n’a pas
supporté cette seconde humiliation. Pour se venger, il va une nouvelle
fois priver les habitants de Rome de feu, en précisant que celui qui en voudra
devra se le procurer individuellement, précise-t-il, à l’endroit le plus intime
de Phébille. Puis il conseille à ses amis de rester quelque temps hors de
Rome :
Car je me
veulhe vengier de Phebilhe del despit qu'elle m'at meffait (de l’humiliation qu’elle m’a méchamment infligée) […]. Ors est enssi que j'enporte le feu de Romme,
que ons ne rarat (récupérera) jamais s'ilh n'est reprise à ku Phebilhe ;
mains aleis fours (mais sortez) de
Romme I pou de temps demoreir (p.
251).
Durant les trois mois
que dure la privation de feu, l’empereur et les siens s’installent en dehors de
Rome, tandis que Virgile s’installe confortablement dans un de ses châteaux
appelé Agensi. Il est sourd aux prières venant de tous côtés (peuple, clergie,
sénat). Et devant les démarches menaçantes de l’évêque Milotin et du philosophe
Cyceron, envoyés par l’empereur, il laisse même percer son énervement,
mais aussi sa toute sa puissance, en même temps qu’une certaine
compréhension :
Saingnour, por manechier (par des
menaces) ne poreis faire vostre besongne,
car vos maneches me sont asseguranches ; je vos puy tous mettre en
dangier, ochier et tempesteir à I seul mot. Mains je vos veulhe faire grasce et
rendre bien por mal, et encontre orguelhe mettre humiliteit ; si (aussi) vos dis : prendeis de II chouses la
milhour et vos aureis le feu.
Il accepte donc de
restituer le feu aux Romains, sans transiger toutefois sur la manière dont
il veut se venger de Phébille et qu’il avait précédemment indiquée : les
Romains viendront prendre le feu à ku
Phebilhe, c’est-à-dire à
l’endroit le plus intime de l’anatomie de Phébille, exposée aux regards de
tous, non pas sur la place du marché (comme dans d'autres versions) mais à la
fenêtre où elle a laissé pendre le panier de Virgile. De plus celui qui voudra du feu devra faire la démarche individuellement,
et cela deux fois par jour, car le feu ne pourra pas être transmis d’une
personne à l’autre :
Promiers (d’abord), vos mettereis Phebilh en la thour halt à la
fenestre à laqueile ma figure fut sachié à la corbilhe (hissée dans la corbeille), le cuel
defour (le postérieur dehors) tout descovierte jusques à la chinture, si c' (si bien que) on veirat
tout son eistre et la feniestre qui oevre sens braire (ouvre sans grincer), si (si bien) que les gens poront clerement veioir le croissant (le derrière en forme de lune), et à celle croissant covenrat (il faudra) prendre le feu à chandelle (avec une chandelle) ; et ne le poirat li uns prendre à
l'autre ne rendre, mains tous cascons venrat (viendra) por ly à la feneistre del ventre prendre feu qui le voirat (voudra) avoir, et aultrement ne l'aront. Et cascon
jour fereis enssi II fois. Et cheaux (ceux) qui demorront à Cassedrue aront de feu
asseis sens prendre là, mains ilhs n'en poiront reporteir aux aultres (p. 252).
c. Mort de
Phébille et paix entre Octovien et Enye (p. 252)
Les
Romains se plient à ces conditions, certains s’amusent même de cette démarche. Mais
la principale intéressée est désespérée : elle parle de se donner la mort,
ce qui inquiète profondément sa mère Enye. On fait intervenir la famille auprès
de l’empereur. Fanie, une sœur de Phébille, obtient d’Octovien qu’il envoie son
épouse, l’impératrice Frosse, pour réconforter la malheureuse. Mais Frosse
arrive trop tard : elle astoit mor de duelh (chagrin).
Enye
finira par aller implorer le pardon d’Octovien, puis de Virgile, resté dans son
château Agensi. Et la paix reviendra entre eux.
d. Phébille dans la « Geste de
Liège »
L’épisode
de Virgile et de Phébille apparaît également à deux reprises, à des endroits
différents, dans la Geste de Liège, ce qui prouve que le chroniqueur
liégeois y attachait une grande importance. Une première fois, après la mention
du roi Gorgile, père de Virgile :
231 Et
fut peire Virgiles, qui voult Romme tollir (enlever)
232 Tout
le feu à unc jour, por la dame honir (punir en humilant)
233 Qui
dedens la corbilbe le vout faire morir, etc.
Une seconde fois, à propos de Jules César :
1553
A
ycel temps mist Romme Virgile en grant dangier,
1554 Car
le feu en ostat (enleva) pour la damme legiere
1555 Qui
dedens la corbilhe le cuidat (crut) balanchier.
1556 A
son membre secreit pour ly plus despitire (l’outrager au maximum)
1557
Fist
reprendre Virgile le feu et la lumire
dont la mort est explicitement liée à l’épisode de
Phébille :
1563 Al
ocquoison de che que je chi vous recort (rappelle),
1564
Fut
Julius l'empereur ochis et mis à mort.
1565 Phebille
fut sa filhe, qui par son grant discort (discorde)
1566 Fist
à Virgile injure - dont mavais morsel mort - (dont elle se repentira)
1567 En
prendant feu à ly morut en desconfort (situation désespérante).
1568 L'empereur
Julin si oit pou de confort ;
1569
XXXIII
senateurs del grant linage fort
1570 Virgile
le poete, en temple sens resort (sans crainte)
1571 L'ont
ochis eramment (bientôt), sour l'an que j'ay estort (établi)
1572
Vm
et C avecque LVII ; al fort (forum)
1573 Fut
Julin cest ploreis, li duls tantoist amort (le malheur attache).
1574 Haiis
astoit (il était haï) forment (beaucoup) pour le Virgile enort
(conseil).
On a vu plus haut que le texte du Myreur
restait plutôt ambigu sur le rôle qu’aurait pu jouer dans l’assassinat de César
l’épisode de Phébille. Ce n’est pas le cas dans la Geste.
Quoi qu’il
en soit, dans la chronique en prose, Jean d’Outremeuse, après avoir terminé le
récit de Phébille, retourne aux événements de l’histoire universelle. Mais de
l’histoire romaine proprement dite, il ne retiendra pas grand-chose.
Transition : Un peu d’« histoire
universelle »
(Myreur, p. 252-255)
a. Octave à Rome
et guerres civiles (p. 252-253)
Selon Jean
d’Outremeuse, en 548 (39 a.C.), Virgile s’installe à Agensi, avant de partir
fonder Naples. Mais cette année est aussi la date, le 12 janvier, de la
naissance d’Ovide et celle de l’arrivée à Rome d’un jeune homme vaillant, qui a
participé à cinq batailles civiles, au cours desquelles il s’est opposé
notamment à Marc Antoine, à Brutus, à Cassius et à Sextus Pompée. Très bien
accueilli par Octovien, ce nouveau venu règle aussi leur compte à tous les
meurtriers de César : et tant fist,
qu'ilh ochist tous les mourdreurs qui avoient mourdrit Julius Cesaire (p. 253).
Le lecteur
moderne, au fait de l’histoire de la fin de la République et du début de
l’Empire, est déconcerté. Le jeune homme ainsi décrit ne peut être qu’Octave,
petit neveu et fils adoptif de Jules César, et futur Auguste. À quel personnage
historique peut donc correspondre l’Octovien, cousin et héritier de César dont
il a été longuement question précédemment et que le chroniqueur avait
d’ailleurs lui-même lié à Auguste ? Mais il n’est pas sûr que l’on puisse
répondre à cette question.
b.
Cicéron et Ovide, biographes de Virgile (p.
253-254)
La
chronique liégeoise nous apprend aussi à cet endroit que Virgile eut pour
biographes deux illustres contemporains. Ainsi Cicéron, un grand philosophe,
mort en 549 (40 a.C.), aurait traité de Virgile dans ses nombreux écrits, et
le relais aurait été été assuré ensuite par un autre maître, Ovide, qui vécut
plus longtemps que Virgile :
Enssi fut ly
histoire de Virgile de l'une chief jusqu'à l'autre (d’un bout à
l’autre), c'est assavoir jusques à sa
mort, mise en escript par II valhans maistres authentiques (p. 253-254).
À cette
information non plus, le lecteur moderne ne cherchera pas de correspondance
dans la réalité. Notre chroniqueur ne devait pas avoir de solides notions
d’histoire romaine ni d’histoire littéraire, mais peu importe ici.
Jean traite ensuite d’événements de Syrie et de Judée, où n’intervient pas Virgile et que nous ne présenterons pas (p. 254-255).
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 22 - juillet-décembre 2011