FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 5 : Colisée et tradition étymologique

 

A. Hugo de Pise (XIIe-XIIIe siècle), le Colisée et les statues magiques

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

         

Le Hugo mentionné par Jean de Galles et qui est également connu sous les noms de Ugutius, Uguitio, Ugutio, Uguccio, Uguccione, Ugwicio, est Hugo de Pise. Né dans cette ville vers la fin du premier tiers du XIIe siècle, il mourut à Ferrare, dont il fut évêque de 1190 à sa mort en 1210, ce qui explique qu’il s’appelle parfois Hugo de Ferrare. Quoi qu’il en soit, c’est un spécialiste du droit canon et ses travaux concernent surtout cette discipline. Mais on lui doit aussi un traité de dérivations étymologiques, intitulé Magnae Derivationes ou Liber derivationum.

 

Sur Hugo de Pise : G. Cremascoli, Uguccione da Pisa : Saggio bibliografico, dans Aevum, t. 42, 1968, p. 123-168 ; W. Müller, Huguccio, the Life, Works, and Thought of a Twelfth-Century Jurist, Washington, 1994, 220 p. (Studies in Medieval and Early Modern Canon Law, 3).

 

Comme cet ouvrage n’a pas encore fait l’objet d’une édition moderne, on est obligé de faire confiance à ce que les savants modernes ont lu de lui dans des manuscrits rencontrés lors de leurs recherches. Les pages suivantes nous mettront en contact avec trois de ces lectures. Comme elles sont légèrement différentes, nous tenterons de retrouver, avec le plus de précision possible, la citation à laquelle faisait allusion Jean de Galles.

Pour y parvenir, nous aurons ainsi à confronter trois témoignages :

a) le texte que J. Berlioz (Virgile dans la littérature des exempla, dans Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par l'École française de Rome [Rome, 25-28 octobre 1982], Rome, École française, 1985, p. 111, n. 24 et 26 [Collection de l'École française de Rome, 80]) écrit avoir lu dans un manuscrit de Hugo de Pise à Paris (Bibl. nat., lat., 14090, f° 42, v°) ;

b) une citation de Hugo de Pise chez André de Ratisbonne (Andreas Ratisbonensis ou Andreas von Regensburg) (1380-1438), auteur, lui aussi, d’un Liber derivationum ;

c) une citation d’Hugo de Pise dans la Cronica Romanorum de Johann von Viktring (Jean de Viktring), écrite en latin dans la première moitié du XIVe siècle et conservée dans un manuscrit de Munich (cod. Lat. Monac. n. 22107).

Rappelons que Jean de Galles disait avoir trouvé chez Hugo de Pise trois éléments permettant de compléter la version de Neckam qu’il venait de retranscrire. Mais Jean n’avait pas cité le passage complet de Hugo, se bornant à le résumer.

 

1. Hugo de Pise dans un manuscrit de Paris : la lecture de J. Berlioz 

Le premier témoignage dont nous ferons état sera celui de J. Berlioz, qui a identifié dans un manuscrit de Hugo à Paris (Bibl. nat., lat., 14090, f° 42, v°) un texte où il était effectivement question de l’étymologie du Colisée. L’auteur y détaillait ce qu’on trouvait jadis (olim) dans ce bâtiment. Voici ce texte transcrit par le savant français et traduit par nos soins  :

 

Hugo dans le manuscrit de Paris
(lecture de J. Berlioz)

Traduction française

(1) …unde hoc Colosseum ei [sic] quidem [sic] locus Rome ubi olim erant ymagines omnium provinciarum

(1) …d’où ce Colisée ; c’était un endroit de Rome où se trouvaient jadis des statues de toutes les provinces

(2) et in medio erat ymago Rome tenens pomum aureum in manu sua utpote domina et regina sic omnium

(2) avec au centre la statue de Rome, tenant une pomme d’or en main, comme maîtresse et reine de tous ;

(3) et erant ita disposite arte nigromancia

(3) ces statues étaient disposées par magie

(4) quod cum aliqua provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Rome obvertebat dorsum ymagini illius provincie

(4) de telle sorte que, lorsqu’une province voulait se dresser contre les Romains, aussitôt la statue de Rome tournait le dos à celle de cette province

(5) vel, ut dicunt, ymago illius provincie insurgebat contra Romanorum ymaginem ;

(5) ou, à ce qu’on dit, la statue de cette province se dressait contre celle des Romains.

(6) et tunc ex improviso mittebant exercitum illuc

(6) Alors immédiatement ces derniers y envoyaient une armée

(7) et provinciam illam sibi subiugabant.

(7) et ramenaient la province rebelle à la soumission.

(8) Tali arte Romani totum mundum subiugaverunt.

(8) C’est de cette manière que les Romains soumirent le monde entier.

 

Les trois différences mentionnées par Jean, à savoir :

(a) Loca le complexe aux statues se trouvait dans le Colisée (§ 1)

(b) Stat Disp la statue de Rome, au centre, tenait en main une pomme d’or (§ 2)

(c) Magi la magie était à l’origine de l’ensemble (§ 3)

sont effectivement là. Mais on s’aperçoit que la liste de Jean n’était pas complète : elle omettait en effet un point important concernant les mouvements des statues (§§ 4-5). Aux trois différences citées plus haut, il faut donc en ajouter une quatrième, plus longue et plus complexe, concernant la gestuelle :

(d) Stat Mouv la statue de Rome tourne le dos à la statue rebelle, ou bien, dans une autre version (vel, ut dicunt), la statue rebelle se dresse contre celle de Rome. Cette hésitation pourrait expliquer que Jean de Galles n’ait pas retenu ce quatrième point.

 

2. Hugo de Pise chez André de Ratisbonne (1380-1438)

Le texte de Hugo se rencontre également chez un auteur plus tardif, André de Ratisbonne (Andreas Ratisbonensis ou Andreas von Regensburg) (1380-1438). Ce sera notre deuxième témoin. Ce chanoine régulier de l’ordre de saint Augustin, par ailleurs historien et chroniqueur allemand, fort intéressé aussi par la lexicographie, avait écrit un Liber derivationum, qui porte donc le même titre que celui de Hugo de Pise, tout en lui étant postérieur de quelque deux siècles.

Au cours de ses recherches, H.F. Massmann (Kaiserchronik, III, 1854, p. 427) a retranscrit un passage d'André de Ratisbonne qu'il a trouvé dans un manuscrit dont il ne donne pas la référence. N'ayant pas réussi à identifier le texte dans l'édition des oeuvres complètes d'André publiée par G. Leidinger au début du siècle dernier, nous avons dû nous contenter de la vieille lecture de H.F. Massmann. Nous y introduirons la division en paragraphes adoptée déjà pour le texte du manuscrit de Paris lu par J. Berlioz.

 

* Édition : Andreas von Regensburg [= Andreas Ratisbonensis]. Sämtliche Werke, herausgegeben von Georg Leidinger, Munich, 1903, cxx-753 p. (Quellen und Erörterungen zur bayerischen und deutschen Geschichte. Neue Folge. Erster Band). Accessible en ligne.

Sur cet auteur : P. Johanek, Andreas von Regensburg, dans Die Deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, t. 1, 1978, col. 342-347.

 

Dans ce traité, André de Ratisbonne établit manifestement un rapport avec le Colossus et le Colisée. Il le fait suivre de la citation de Hugo de Pise, dont il délimite très bien le début et la fin.

 

Hugo de Pise chez André de Ratisbonne 
(cfr Massmann, 1854, p. 427)

Traduction française

(0) Hujus temporibus Colossus Romae erigitur, habens altitudinis pedem centum.

(0) À cette époque est érigé à Rome un Colossus de 100 pieds de haut.

(1) Inde secundum Ugwicionem dicitur Colosseum quidam locus Romae, ubi olim erant imagines omnes provinciarum

(1) D’où, selon Hugo, on appelle Colisée un endroit de Rome, où il y avait jadis toutes les statues des provinces

(2) et in medio erat imago Romae, tenens pomum aureum in manu, utpote domina et regina omnium

(2) avec au centre la statue de Rome, tenant une pomme d’or en main, en tant que maîtresse et reine universelle.

(3) et erant ita dispositae arte nigromantica,

(3) Et les statues étaient faites par magie

(4) quod quando aliqua provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Romae avertebat dorsum illius provinciae imagini

(4) de telle sorte que quand une province voulait se dresser contre les Romains, aussitôt la statue de Rome tournait le dos à celle de la province

(5) vel, ut dicunt, imago illius provinciae insurgebat contra imaginem Romanam,

(5) ou, comme on dit, la statue de la province rebelle se dressait contre la statue de Rome.

(6) [néant]

(6)  [néant]

(7) et provinciam illam subjugabant sibi.

(7) Les Romains remettaient alors la province sous leur domination.

(8) Tali arte Romani totum mundum sibi subjugaverunt.

(8) C’est de cette manière que les Romains soumirent le monde entier à leur puissance.

Haec Ugwicio.

C’est ce que dit Hugo de Pise.

 

 La comparaison entre les deux textes permet de mieux définir le contenu et le contexte de la citation de Hugo de Pise :

Hugo dans le manuscrit de Paris
(citation de J. Berlioz)

Hugo chez André de Ratisbonne
(citation de H.F. Massmann)

 

(0) Hujus temporibus Colossus Romae erigitur, habens altitudinis pedem centum.

(1) …unde hoc Colosseum ei [sic] quidem [sic] locus Rome ubi olim erant ymagines omnium provinciarum

(1) Inde secundum Ugwicionem dicitur Colosseum quidam locus Romae, ubi olim erant imagines omnes provinciarum

(2) et in medio erat ymago Rome tenens pomum aureum in manu sua utpote domina et regina omnium

(2) et in medio erat imago Romae, tenens pomum aureum in manu, utpote domina et regina omnium

(3) et erant ita disposite arte nigromancia

(3) et erant ita dispositae arte nigromantica,

(4) quod cum aliqua provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Rome obvertebat dorsum ymagini illius provincie

(4) quod quando aliqua provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Romae avertebat dorsum illius provinciae imagini

(5) vel, ut dicunt, ymago illius provincie insurgebat contra Romanorum ymaginem ;

(5) vel, ut dicunt, imago illius provinciae insurgebat contra imaginem Romanam,

(6) et tunc ex improviso mittebant exercitum illuc

(6) [néant]

(7) et provinciam illam sibi subiugabant.

(7) et provinciam illam subjugabant sibi.

(8) Tali arte Romani totum mundum subiugaverunt.

(8) Tali arte Romani totum mundum sibi subjugaverunt.

 

 Haec Ugwicio.

 

Par rapport à la première citation, le texte est beaucoup mieux délimité (secundum Ugwicionem et Haec Ugwicio). Par ailleurs il devient un peu plus sûr. Comme il évoque l’envoi d’un corps expéditionnaire (§ 6), on le préférera à la citation de J. Berlioz, qui ne faisait pas état de cet élément plus qu’habituel.

Le début du texte d’André de Ratisbonne – en italiques – ne fait évidemment pas partie de la citation de Hugo qu’il introduit, mais il met bien en évidence l’existence (à ses yeux en tout cas) d’un rapport étymologique entre Colossus et Colosseum. En ce qui concerne plus explicitement le § 1, le Colosseum quidam locus Romae lu chez André de Ratisbonne est beaucoup plus satisfaisant que le Colosseum ei quidem locus Rome que lisait J. Berlioz dans le manuscrit de Paris.

 

3. Hugo de Pise chez Jean de Viktring (1312-1347)

Le hasard a voulu que nous possédions une troisième attestation de cette citation de Hugo de Pise, preuve évidente de son succès. Elle figure dans la Cronica Romanorum de Jean de Viktring (Johann von Viktring), une œuvre écrite en latin dans la première moitié du XIVe siècle. Elle a été conservée dans un manuscrit de Munich (cod. Lat. Monac. n. 22107) qui semble bien être l’original, écrit de la main de l’auteur et qui a fait l’objet d’une édition critique soignée de A. Lhotsky.

* Édition : Johannes Victoriensis [= Johann von Viktring], Cronica Romanorum, edidit Alphons Lhotsky, Klagenfurt, 1960, 83 p.

Sur l’auteur : E. Hillenbrand, Johann von Viktring, dans Die Deutsche Literatur des Mittelalters. Verfasserlexikon, t. 4, 1983, col. 789-793.

Dans le manuscrit, la Chronique de Jean de Vitkring ne semble pas complète. Elle est en tout cas amputée du début et se termine abruptement par le récit du règne de Néron, où, quelques lignes avant la fin, on peut lire le texte suivant, dont la finale, avec Colossus sive Coliseus suo tempore erigitur, est particulièrement intéressante pour nous :

Hic [= Nero] multis flagiciis deditus senatus partem, fratrem, uxorem, matrem et magistrum et sanctos apostolos interfecit. Vrbem incendit delectatus ; Colossus sive Coliseus suo tempore erigitur altitudinis pedum CXL. (p. 75-76, éd. A. Lhotsky, 1960)

Pour bien comprendre la suite, il faut savoir que Jean de Viktring a l’habitude de compléter ses sources principales avec des informations puisées ailleurs. Quand il les estime trop longues pour les intégrer sans difficulté dans le corps de son exposé, il en fait des gloses marginales ou infrapaginales.

C’est ainsi que le groupe Colossus sive Coliseus de sa notice sur Néron bénéficie de ce qu’on appellerait une volumineuse « note de bas de page » contenant la description de notre complexe aux statues. Cette description est précédée d’une introduction à la fois étymologique, où Colossus est expliqué par colens ossa [= « qui honore les ossements »], et explicative : « on appelle ainsi ce qui est fait en mémoire d’un mort », avec l’exemple des tumulus (qui sont des tombes) et des statues (funéraires). Voici le texte, avec la numérotation en paragraphes qui nous a accompagné jusqu’ici :

Jean de Vitkring, Chronica Romanorum, p. 75
 (ed.
A. Lhotsky)

Traduction française

(0) Et dicitur a Colens ossa et est res aliqua in memoriam alicuius mortui facta ut tumuli et ymagines apud antiquos.

(0) [Colossus] provient de « colens ossa ». C’est une chose faite en mémoire d’un mort, comme les tumulus et les statues chez les anciens.

(1) Unde Coloseus est locus Rome, ubi olim erant ymagines (suit le mot deorum qui a été effacé) omnium provinciarum

(1) De là Coloseus, un endroit de Rome où se trouvaient jadis des statues (suit le mot dieux qui a été effacé) de toutes les provinces.

(2) et in medio erat ymago Rome tenens pannum aureum in manu utpote domina et regina omnium,

(2) Au centre se trouvait la statue de Rome, tenant en main une étoffe d’or (?) en tant que souveraine et reine universelle.

(3) et erat ita disposita arte nigromantica :

(3) Le tout avait été disposé par magie de telle sorte que,

(4) quando aliqua provincia rebellabat, statim ymago Rome [ver]tebat dorsum ymagini provincie illius

(4) quand une province se rebellait, aussitôt la statue de Rome tournait le dos à la statue de cette province,

(5) vel ymago provincie illius vertebat dorsum ymagini Rome,

(5) ou bien c’était la statue de la province qui tournait le dos à celle de Rome.

(6) et tunc mittebatur exercitus

(6) Alors on envoyait une armée

(7) ad illam provinciam subiugandam,

(7) pour remettre la province sous le joug.

(8) et hac arte Romani sibi mundum subdiderunt.

(8) C’est ainsi que les Romains se soumirent le monde.

A. Lhotsky, l’éditeur moderne de Jean, a bien vu que cette scholie provenait du Liber derivationum de Hugo de Pise dont il avait pu lire un manuscrit à Vienne (Wiener Handschrift n. 1454, saec. XIV). Mais le texte fourni par A. Lhotsky n’est pas parfait.

Les versions précédentes de la citation de Hugo de Pise permettent en effet d’améliorer la lecture de l’éditeur, en corrigeant le curieux pannum aureum que, d’après Jean de Vitkring, la statue de Rome est censée tenir en main : il faut évidemment lire pomum aureum « une pomme d’or ». Elles permettent aussi de mieux comprendre la suppression du mot deorum, car chez elles il s’agit toujours de « statues de toutes les provinces » et non pas des « statues des dieux de toutes les provinces ».

Mais l’intérêt de cette version de Jean de Viktring est de livrer le début de la citation qui nous faisait encore défaut et que voici :

Et dicitur a Colens ossa et est res aliqua in memoriam alicuius mortui facta ut tumuli et ymagines apud antiquos. Unde Coloseus est locus Rome, ubi olim, etc.

Nous pouvons désormais mettre en colonnes trois lectures :

Dans le manuscrit de Paris
(J. Berlioz)

Chez André de Ratisbonne
(H.F. Massmann)

Chez Jean de Viktring
(A. Lhotsky)

 

Hujus temporibus Colossus Romae erigitur, habens altitudinis pedem centum.

Colossus sive Coliseus suo tempore [= Nero] erigitur altitudinis pedum CXL.

 

 

Et dicitur a Colens ossa et est res aliqua in memoriam alicuius mortui facta ut tumuli et ymagines apud antiquos.

(1) …unde hoc Colosseum ei [sic] quidem locus Rome ubi olim erant ymagines omnium provinciarum

(1) Inde secundum Ugwicionem dicitur Colosseum quidam locus Romae, ubi olim erant imagines omnes provinciarum

(1) Unde Coloseus est locus Rome, ubi olim erant ymagines (suit le mot deorum qui a été effacé) omnium provinciarum

(2) et in medio erat ymago Rome tenens pomum aureum in manu sua utpote domina et regina sic omnium

(2) et in medio erat imago Romae, tenens pomum aureum in manu, utpote domina et regina omnium

(2) et in medio erat ymago Rome tenens pannum aureum in manu utpote domina et regina omnium,

(3) et erant ita disposite arte nigromancia

(3) et erant ita dispositae arte nigromantica,

(3) et erat ita disposita arte nigromantica :

(4) quod cum aliqua provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Rome obvertebat dorsum ymagini illius provincie

(4) quod quando aliqua provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Romae avertebat dorsum illius provinciae imagini

(4) quando aliqua provincia rebellabat, statim ymago Rome [ver]tebat dorsum ymagini provincie illius

(5) vel, ut dicunt, ymago illius provincie insurgebat contra Romanorum ymaginem ;

(5) vel, ut dicunt, imago illius provinciae insurgebat contra imaginem Romanam,

(5) vel ymago provincie illius vertebat dorsum ymagini Rome,

(6) et tunc ex improviso mittebant exercitum illuc

(6)

(6) et tunc mittebatur exercitus

(7) et provinciam illam sibi subiugabant.

(7) et provinciam illam subjugabant sibi.

(7) ad illam provinciam subiu­gandam,

(8) Tali arte Romani totum mundum subiugaverunt.

(8) Tali arte Romani totum mundum sibi subjugaverunt.

(8) et hac arte Romani sibi mundum subdiderunt.

 

 Haec Ugwicio.

 

qui nous permettent de reconstituer avec beaucoup de vraisemblance la version de Hugo de Pise. La citation d’André de Ratisbonne apparaît la plus sûre ; elle ne nécessite qu’un minimum de corrections (ci-dessous en italiques) provenant de la lecture de J. Berlioz du manuscrit de Paris. Voici le texte de Hugo de Pise reconstitué :

Hugo de Pise

Traduction française

(1)...Secundum Ugwicionem dicitur Colosseum quidam locus Romae, ubi olim erant imagines omnium provinciarum

(1) Selon Hugo, on appelle Colisée un endroit de Rome, où il y avait jadis toutes les statues des provinces

(2) et in medio erat imago Romae, tenens pomum aureum in manu, utpote domina et regina omnium.

(2) avec au centre la statue de Rome, tenant une pomme d’or en main, en tant que maîtresse et reine universelle.

(3) Et erant ita dispositae arte nigromantica,

(3) Et les statues étaient disposées par magie de telle sorte que

(4) quod quando aliqua provincia volebat insurgere contra Romanos, statim imago Romae obvertebat dorsum illius provinciae imagini

quand une province voulait se dresser contre les Romains, aussitôt la statue de Rome tournait le dos à celle de la province

(5) vel, ut dicunt, imago illius provinciae insurgebat contra imaginem Romanam.

(5) ou, comme on le dit aussi, la statue de la province rebelle se dressait contre la statue de Rome.

(6) Et tunc ex improviso mittebant exercitum illuc

(6) Alors immédiatement les Romains envoyaient là-bas une armée

(7) et provinciam illam subjugabant sibi.

(7) et remettaient la province sous leur domination.

(8) Tali arte Romani totum mundum sibi subjugaverunt.

(8) C’est de cette manière que les Romains soumirent le monde entier.

Haec Ugwicio.

C’est ce que dit Hugo de Pise.

Il devient maintenant tout à fait clair que Hugo de Pise entendait commenter un mot qui semble bien être Colossus et qui se présentait dans un texte narratif : huius temporibus chez André de Ratisbonne, suo tempore chez Jean de Vitkring :

Chez André de Ratisbonne
(H.F. Massmann)

Chez Jean de Viktring
(A. Lhotsky)

Hujus temporibus Colossus Romae erigitur, habens altitudinis pedem centum.

Colossus sive Coliseus suo tempore [= Nero] erigitur altitudinis pedum CXL.

Le contexte est bien présent chez ces deux auteurs : c’est l’époque de Néron, et le monument, dont on donne la hauteur, est son Colossus. Les différences de hauteur (100 ou 140 pieds) sont pour notre sujet secondaires.

La version de Hugo de Pise une fois établie, il reste à l’analyser.

Crea Deno Aucune information n’est donnée sur le créateur – il n’est pas question de Virgile –, ni sur la dénomination du complexe. Loc La localisation est le Colisée, et l’on aperçoit nettement la perspective pseudo-étymologique de la notice. Iden Aucun élément d’identification n’est signalé : pas question en particulier d’inscriptions. Magi La magie intervient explicitement (ita dispositae arte nigromantica) ; c’est elle qui explique les mouvements des statues.

Stat Disp Les statues représentent les provinces, et non les dieux des provinces. Au centre, la statue de Rome porte en main une pomme d’or, signe de souveraineté. Le détail de la pomme d’or tenue en main a déjà été rencontré dans les Gesta Romanorum latins ; on le retrouvera dans la Version H et L’Ystoire des Sept Sages. La mention d’une statue de Rome au centre implique que celles des provinces font cercle autour d’elle.

Cloc Les statues ne sont munies d’aucune clochette, fait rarissime. Un seul autre cas a été rencontré jusqu’ici dans un manuscrit du fonds Magliabechi de la fin XIIIe-début XIVe.

Surv Pas de mention d’une quelconque surveillance. Mov Par contre, la gestuelle des statues est bien définie. Hugo semble même avoir proposé deux versions (signe de l’intervention d’une autre source, à côté de la principale ?) : l’une, selon laquelle la statue de Rome tourne le dos à celle de la statue rebelle ; l’autre, selon laquelle c’est la statue rebelle qui manifeste son hostilité en se dressant (insurgebat) contre celle de Rome.

La première version – à notre connaissance en tout cas – ne se rencontre pas ailleurs. Elle est d’ailleurs plutôt curieuse : la position centrale de la statue de Rome impliquait qu’elle devait nécessairement, même lorsque tout était calme, tourner le dos à certaines des statues. La seconde – toujours à notre connaissance – ne se rencontre pas non plus dans d’autres textes. Ce que l’on trouve généralement, c’est que la statue rebelle marque son opposition en tournant le dos à la statue centrale. C’est différent ici, où elle fait mine de l’attaquer. Le ut dicunt pourrait marquer que cette seconde version ne reflète pas la source principale de Hugo. C’est pourtant elle la plus vraisemblable des deux.

Trans Exp Aucune précision sur la transmission de l’information. La notice passe tout de suite à l’envoi d’une armée pour soumettre la province.

*

Les choses sont claires. On est, chez Hugo de Pise, dans un contexte de « dérivations » étymologiques, ce que laissait déjà soupçonner le titre de son traité (Liber derivationum). Pour cet auteur médiéval, comme d’ailleurs pour beaucoup de Modernes, l’étroite proximité du Colossus, entendez la statue colossale de Néron, devenue celle du Soleil sous Vespasien, explique que l’amphitheatrum Flavium ait perdu progressivement son nom antique pour devenir au Moyen Âge, et pour nous aussi d’ailleurs, le Colisée.

La différence de perspective entre Alexander Neckam et Jean de Galles d’un côté, Hugo de Pise de l’autre saute aux yeux. Les deux premiers fournissent des listes de merveilles virgiliennes, dont les statues magiques. Ils appartiennent nettement à la tradition des « listes de merveilles virgiliennes ». Chez Hugo de Pise, la priorité est la lexicographie et l’étymologie. Après avoir mis en rapport les mots Colossus et Colosseum, il se sent en quelque sorte tenu de présenter le Colisée en quelques mots. Mais « son » Colisée abrite les statues magiques aux clochettes.

Si Hugo de Pise n’a pas inventé cette localisation, où l’aurait-t-il trouvée ? C’est difficile à dire.

On peut évidemment songer à des textes localisant explicitement les statues au Colisée, mais on peut aussi envisager des textes qui décrivent le complexe en laissant « ouverte » la question de sa localisation précise.

Aucun élément en tout cas ne permet de rattacher à la tradition des Miracula mundi une version, comme celle de Hugo, qui ne connaît ni clochettes ni inscriptions. Pourrait-on songer à celle des Mirabilia Romae ? Si c’est le cas, il ne faudrait certainement pas chercher du côté des manifestations anciennes des Mirabilia. Et même dans les versions plus récentes des Mirabilia, aucune ne semble présenter les éléments caractéristiques de celle que nous étudions : absence de clochette ; une statue de Rome au centre du complexe tenant en main une pomme d’or et tournant le dos à celle de la province rebelle ; et surtout une localisation formelle au Colisée. La conclusion de Hugo également (« c’est ainsi que les Romains soumirent le monde entier ») ne se rencontre pas dans les versions des Mirabilia.

On a noté plus haut qu’Alexander Neckam, dans son de laudibus divinae sapientiae, décrivait un complexe des statues au Colisée, alors que, dans son de naturis rerum, il le situait simplement « à Rome ». Il vivait d’ailleurs à la même époque que Hugo de Pise (fin XII-début XIIIe siècle).

Mais on ne peut pas aller plus loin. Il serait en effet bien difficile de trouver des points de convergence entre la vision de Hugo de Pise et l’une des deux descriptions de Neckam. Dans le de laudibus par exemple, la statue de Rome occupe bien le centre du bâtiment et sa présentation est particulièrement soignée, mais elle n’a aucune pomme d’or en main ; les statues ont toutes une clochette et l’alarme est simplement donnée par celle de la statue rebelle laquelle baisse les yeux au sol « comme une coupable » ; quant à la description du de naturis rerum, elle ne signale pas de statue centrale ; le seul mouvement de la statue rebelle est d’agiter sa clochette, et le signal d’alerte le plus important est la sortie du « cavalier-girouette ».

Bref, il ne semble pas qu’à ce stade notre enquête ait identifié une version qui correspondrait à celle de Hugo de Pise.

 

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