FEC -  Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26  - juillet-décembre 2013


 

Des statues et un miroir. Chapitre 4 : Les listes de « merveilles virgiliennes »

 

 C. Les statues magiques chez Jean de Galles (XIIIe siècle)

 

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain
Membre de l'Académie royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>

 

Dans notre enquête sur les statues magiques aux clochettes, Alexander Neckam et Vincent de Beauvais représentent deux auteurs importants pour l’influence qu’ils ont exercée. Nous en avons eu un exemple avec la notice des Gesta Romanorum latins, dont l’auteur anonyme revendiquait l’influence de Neckam. Ce même Neckam va réapparaître chez Jean de Galles, qui, lui non plus, ne dissimulera pas son garant.

 

1. L’auteur

Ce Jean de Galles (John of Wales, en latin Johannes Guallensis) est un personnage – ce n’est pas le premier érudit que nous rencontrons (cfr Alexander Neckam et Walter Burley – dont la vie et l’enseignement sont liés à la fois à l’Angleterre et à la France. Ce moine franciscain du XIIIe siècle, né au pays de Galles entre 1210 et 1230, mourut à Paris probablement en 1285.

C’est un écrivain prolifique à qui l’on doit notamment un florilège, intitulé Compendiloquium. Il y a rassemblé sans beaucoup d’ordre, à l’intention de ses confrères prédicateurs, des matériaux qu’il était allé puiser chez de nombreux auteurs antérieurs et qui lui paraissaient susceptibles de servir à l’édification morale de leurs auditeurs.

 

2. Le contexte général de la notice

Ce Compendiloquium contient une assez longue présentation de Virgile. À la différence de Neckam, Jean de Galles ne se borne pas au Virgile magicien mais – comme Vincent de Beauvais –, il traite aussi du Virgile poète. Il cite même un certain nombre d’extraits et appelle en garantie de nombreux auteurs : saint Augustin, Papias, Hugo de Pise, Alexander Neckam, Sénèque et Jean de Salisbury (ordre d’apparition).

 

L’ensemble de la notice de Jean de Galles sur Virgile a été éditée par J. Berlioz, Virgile dans la littérature des exempla, 1985, p. 110-113, à partir du manuscrit de Paris, Bibl. Mazzarine 727, contrôlé par l’édition incunable, Venise, 1496. Le texte en a été reproduit dans l’Enciclopedia Virgiliana, t. 5, Rome, 1990, p. 480-481, n° 326 et dans The Virgilian Tradition, New Haven et Londres, 2008, p. 912-914.

Sur Jean de Galles en général, P.L. Schmidt, Das « Compendiloquium » des Johannes Vallensis, dans Studies in Literature in Honour of Leonard Forster, ed. D.H. Green, L.P. Johnson, D. Wuttke, Baden-Baden, 1982, p. 109-123, et plus largement : J. Swanson, John of Wales. A Study of the Works and Ideas of a Thirteenth Century Friar, Cambridge, 1989, 307 p. (Cambridge Studies in Medieval Life and Thought. Series 4, 10).

 

3. Jean de Galles et Neckam

Son développement sur Virgile commence comme suit : Hic [= Virgile] fuit et philosophia naturali praeditus et nigromantia in multis usus est, une phrase que l’on pourrait traduire en la paraphrasant quelque peu : « Virgile possédait une grande connaissance des choses de la nature et en beaucoup de circonstances il utilisa la magie ». Cette formule introduit une liste des merveilles virgiliennes dont l’énoncé est placé expressis verbis sous la garantie de Neckam : unde et mira narrat de eo Alexander Nequam, libro de naturis rerum « ce qui explique les choses merveilleuses (mira) que raconte à son sujet Alexander Neckam, dans un livre Sur les natures des choses ».

Jean de Galles reprend ensuite presque textuellement à Neckam la liste des merveilles virgiliennes : d’abord quatre réalisations napolitaines (les sangsues, le marché, le jardin, le pont), puis une seule réalisation romaine, celle des statues aux clochettes. La garantie explicite de Neckam porte donc sur l’ensemble de la liste (Naples et Rome), mais nous n’examinerons que le cas des statues magiques.

 

4. La notice : texte et traduction

Le tableau suivant fera apparaître l’étroite correspondance existant entre les notices des deux auteurs : Jean de Galles à gauche, Alexander Neckam à droite :

 

Jean de Galles
(éd. J. Berlioz, 1985, p. 111).

Alexander Neckam
(II, 174, éd. Th. Wright, Londres, 1863, p. 309-310)

(1) Ibidem recitat [Alexander Nequam, libro de naturis rerum] quod nobile palatium Rome construxit in quo cuiuslibet regionis ymago lignea campanam manu tenebat.

(1) Romae item construxit [Virgile] nobile palatium, in quo cuiuslibet regionis imago lignea campanam manu tenebat.

(2) Quotiens vero aliqua regio maiestati Romani imperii insydias moliri ausa est incontinenti proditricis yconia campanam pulsabat et miles eneus equo insidens eneo summitate fastigii predicti palatii hastam vibrans in illam vertebat se partem que regionem illam respiciebat.

(2) Quotiens vero aliqua regio maiestati Romani imperii insidias moliri ausa est, incontinenti proditricis icona campanulam pulsare coepit. Miles vero aeneus, equo insidens aeneo in summitate fastigii praedicti palatii vibrans, in illam se vertit partem qua regionem illam respiciebat.

(3) Et tunc Romana iuventus expedite missa a senatoribus preparabat se in hostes imperii ut non solum fraudes preparatas declinaret sed et in auctores temeritatis animadverteret.

(3) Praeparavit igitur expedite se felix embola Romana iuventus, a senatoribus et patribus conscriptis in hostes imperii Romani directa, ut non solum fraudes praeparatas declinaret, sed etiam in auctores temeritatis animadverteret.

(4) Quesitus autem vates quandiu a diis conservandum esset illud nobile edificium, respondere consuevit : « Stabit usque dum pariat virgo ».

(4) Quaesitus autem vates gloriosus quandiu a diis conservandum esset illud nobile aedificium, respondere consuevit : « Stabit usque dum pariat virgo ».

(5) Et hoc audientes et applaudentes dicebant : « Igitur in eternum stabit ». In nativitate vero Salvatoris, fertur dicta domus inclita subitam fecisse ruinam.

(5) Hoc autem audientes, philosopho applaudentes, dicebant : « Igitur in aeternum stabit ». In nativitate autem Salvatoris fertur dicta domus inclita subitam fecisse ruinam.

 

Les textes correspondent, à de minimes exceptions près. Ainsi par exemple Jean de Galles a éliminé l’expression felix embola, probablement trop difficile à comprendre. Il a aussi évité un senatoribus et patribus conscriptis qui pouvait passer pour une redondance : on sait en effet que dans l’antiquité romaine, les sénateurs pouvaient s’appeler senatores ou patres conscripti. Mais de pareilles modifications sont insignifiantes. Jean de Galles a bel et bien recopié Neckam, jusqu’à utiliser à deux reprises, comme sa source, l’alliance nobile palatium (§§ 1 et 4). Il a également intégré – ce qui n’est pas du tout courant – le motif de la prédiction d’éternité et celui de la destruction du bâtiment le jour de Noël.

 

5. L’entrée en scène d’Hugo

Mais immédiatement après le texte repris dans le tableau précédent et qui trahit la dépendance quasi textuelle de Jean de Galles par rapport à Alexander Neckam, le moine franciscain fait entrer en scène un autre auteur, un certain Hugo. Ce dernier, dit-il, livre le même récit (Hoc idem narrat Hugo), avec toutefois quelques différences que Jean de Galles qualifie d’additions (superaddens). Qu’on en juge :

 

Jean de Galles
(éd. J. Berlioz, 1985, p. 111).

Traduction française

(6) Hoc idem narrat Hugo superaddens quod illud palatium dicebat Colloseum et quod in medio erat ymago Romane provincie tenens pomum aureum in manu sua ut domina et regina omnium et erant hec disposita arte nigromantia, ait idem.

(6) C’est ce que raconte aussi Hugo, tout en ajoutant qu’on appelait ce palais Colisée et qu’il y avait au milieu la statue de la province de Rome, tenant une pomme d’or dans la main en tant que maîtresse et reine de tous ; et ces choses étaient réglées par magie, dit aussi Hugo.

 

Ainsi, entre la description de Neckam qu’il venait de citer presque textuellement et ce qu’il lisait par ailleurs chez cet Hugo, Jean de Galles remarquait des différences significatives, sur trois points au moins :

(a) Loca le complexe aux statues portait le nom de Colisée ;

(b) Stat la statue de Rome tenait en main une pomme d’or au centre du palais ;

(c) l’ensemble était dit d’origine magique.

À première vue, ces trois différences pourraient paraître anodines. Loca Nous avons déjà rencontré dans le de laudibus de Neckam la localisation au Colisée du complexe aux statues, et notre commentaire ad locum a rappelé les variations rencontrées chez les auteurs médiévaux. Stat Certaines versions des Mirabilia signalaient une statue de Rome placée en position centrale, mais aucune toutefois ne lui mettait en main une pomme d’or. Magi Quant au rôle de la magie, s’il n’était pas toujours explicitement exprimé dans les textes,  il « allait de soi » pour les auteurs médiévaux.

En fait le rôle de cet Hugo va se révéler plus important que ne le laisseraient prévoir les trois brèves additions signalées par Jean de Galles. Nous présenterons plus loin ce personnage. Contentons-nous pour l’instant de relever quelques observations générales concernant la description des statues magiques.

Alexander Neckam en proposait deux versions, l’une dans le de naturis rerum, l’autre dans le de laudibus divinae sapientiae. L’anonyme des Gesta Romanorum latins et Jean de Galles reprenaient la version du de naturis rerum de Neckam. Vincent de Beauvais, pour sa part, à l’écart de la « veine Neckam », restait fort attaché à la tradition ancienne des Miracula mundi. Toutes les notices, sauf celle des Gesta Romanorum, proposaient une liste de merveilles virgiliennes, accomplies à Naples et à Rome.

Mais notre enquête n’est pas terminée.

 

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