FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013
Des
statues aux clochettes et un miroir :
deux instruments magiques pour protéger Rome
Jacques Poucet
Professeur émérite de
l'Université de Louvain
Membre de l'Académie
royale de Belgique
<jacques.poucet@skynet.be>
Conclusions et perspectives
Depuis 2011, nous avons quelque peu délaissé les questions liées aux origines et aux premiers siècles de Rome pour consacrer un certain nombre d’articles à Jean d'Outremeuse et à sa vision de l’antiquité romaine. Avant de présenter ici les conclusions de notre quatrième série, il nous a paru utile de rappeler le cadre général de notre recherche.
A. Le cadre général de notre recherche depuis 2011
Jean d’Outremeuse et sa biographie de
Virgile
Jean d’Outremeuse est un chroniqueur liégeois du XIVe siècle (1338-1400) écrivant en moyen français et dont nous n'avons conservé l'œuvre qu’en partie, notamment trois livres intitulés Ly Myreur des Histors, une énorme chronique d'histoire universelle en prose.
Pour entrer dans cet ouvrage, comme angle d’attaque en quelque sorte, nous avons choisi de traiter l’image qu’il s'y faisait de Virgile. Une première série d’articles (FEC, 22, juillet-décembre 2011), rédigés en commun avec Anne-Marie Boxus, proposait la biographie complète de Virgile, de sa naissance à sa mort, telle que se l’imaginait Jean d’Outremeuse. Elle s’accompagnait de nombreuses citations traduites en français moderne.
Il est apparu que le Virgile dont l'auteur médiéval nous donne à lire l'histoire n'a plus grand chose à voir avec le personnage familier aux lecteurs des oeuvres classiques. C’est à peine si Virgile y apparaît comme le poète de l’Énéide, des Bucoliques et des Géorgiques : il a revêtu les traits d’un personnage brillant, doté de très grandes qualités, à qui Jean d’Outremeuse fait jouer trois rôles différents, celui de l’enchanteur et du magicien, celui du prophète du christianisme, celui aussi de l’amoureux, voire d’une victime de l’amour.
Les amours
de Virgile : le panier et la vengeance chez Jean
d’Outremeuse
La « Dame de Virgile » chez Jean d’Outremeuse est Phébille, la fille de Jules César, considéré comme l’empereur de Rome. La princesse a eu très vite l’attention attirée par les qualités de Virgile et la popularité qui l’entoure. Leur histoire d’amour, une tragi-comédie aux multiples péripéties, constitue assurément un des passages les plus pittoresques et les plus travaillés de la biographie. Elle est morcelée en divers épisodes, séparés par la présentation de multiples réalisations merveilleuses du magicien qu’est par ailleurs Virgile.
Dans la manière dont le chroniqueur liégeois décrit cette liaison, il veille soigneusement à ne pas condamner Virgile. Ce n’est pas celui-ci qui a poursuivi la princesse de ses assiduités ; c’est elle qui s’est littéralement proposée à lui, en des termes on ne peut plus explicites, qu’il vaut la peine de rappeler : Sire Virgile, dites-moy se vos aveis amie ; car se vos me voleis avoir, je suy vostre por prendre à femme ou estre vostre amie (p. 228). Virgile, flatté, a accepté, mais il a pris soin de mettre immédiatement les choses au point : Et chis ly respondit qu’ilh n'avoit nulle entente (intention) de femme prendre, mains (mais), se chu astoit (si c’était) son plaisier, ilh l'ameroit volentiers (p. 228). Phébille a accepté les « termes du contrat ».
Virgile a largement profité de leurs nombreuses rencontres, mais sans jamais cacher à sa maîtresse son absolue hostilité à un mariage, qu’elle souhaitait ardemment, sur lequel elle revenait régulièrement, mais dans lequel il voyait, lui, un obstacle majeur à ses études et à ses travaux : Damoiselle, ilh moy convient (je dois) penseir à aultres chouses, car je ay à faire des besongnes ardues (p. 232). Pour Jean d’Outremeuse, Virgile est un homme honnête et droit, entièrement consacré à sa vie studieuse.
Il n’a d’ailleurs jamais perdu la tête en amour ; il ne s’est jamais laissé circonvenir et manipuler par la femme, une faiblesse qu’ont connue avant lui tant et tant d’hommes éminents (Adam, Sanson, Hippocrate, Aristote, etc.) dont s’est largement gaussée la littérature médiévale. Même lorsque Phébille, ulcérée de se voir toujours refuser le mariage, va mettre au point, en secret, un plan pour se venger de son amant, il conserve toute sa clarté d’esprit. N’empêche qu’il sera malgré tout victime de la machination ourdie par sa maîtresse. C’est l’épisode « du panier », dont voici le résumé.
Phébille explique à Virgile que l’empereur son père, opposé à leur liaison, l’a enfermée dans une haute tour. Elle lui propose de venir l’y rejoindre la nuit, en secret. Virgile n’aura qu’à se dissimuler dans un panier qu’elle hissera jusqu’à la fenêtre de sa chambre. En fait, la princesse a l’intention de l’humilier, de bloquer la nacelle à mi-hauteur de la tour et de l’exposer ainsi, au matin, à la moquerie populaire et à la vengeance que son père ne manquera pas d’exercer sur un amant démasqué en public. Virgile – omniscient et magicien – n’a pas été dupe ; il a vu clair dans le jeu de Phébille et déjoue son plan. Ce n’est pas sa propre personne, mais son simulacre, son fantôme qui est entré dans le panier et qui reste suspendu sur le mur de la tour, attirant les quolibets de la foule et la violence de l’empereur. N’empêche que la réputation de Virgile en « prend un coup ».
Après l’épisode du « panier » viendra celui de la « vengeance ». C’est qu’il est toujours dangereux de vouloir tourner un grand magicien en ridicule. La vengeance de Virgile se développera en deux temps. Il force d’abord Phébille, en usant de magie, à avouer publiquement dans un temple les détails de leur liaison : et là fut par Phebilhe publyet clerement comment et quant fois Virgile l'avoit ewe carnelement (p. 241).
Les choses auraient pu en rester là. Mais Phébille en veut tellement à Virgile qu’elle élabore avec sa mère, après la mort de César, un complot visant à éliminer physiquement son successeur, Octavien, et Virgile, qui l’appuyait. Grâce à une intervention magique de notre héros, le complot échoue, mais l’attitude de Phébille a révélé sans équivoque ses intentions meurtrières à l’égard de son ancien amant. Cette seconde faute, elle va la payer très cher, beaucoup plus cher que la première.
Le magicien éteint tous les foyers de Rome : impossible désormais de faire du feu, de cuire du pain, de se chauffer. Virgile n’acceptera de les rallumer que lorsque l’empereur aura autorisé une épreuve bien pénible pour Phébille. Elle doit rester exposée en public, nue, et c'est dans l'intimité de sa personne, et là seulement, que chaque Romain doit venir chercher du feu pour rallumer son propre foyer (tous cascons venrat […] prendre le feu). Ce feu ne peut même pas se communiquer d’une torche à l’autre, et chaque chef de famille doit donc venir en personne à l’endroit désigné pour s’en procurer. Une punition très spéciale dont les détails parfois fort crus étonnent quelque peu le lecteur moderne. La malheureuse en meurt de chagrin.
L’histoire d’amour entre Virgile et Phébille se termine donc mal pour la femme. Le chroniqueur liégeois n’a pas une parole de pitié pour la victime, considérée comme la seule responsable de ce qui lui arrive. Une misogynie qui reflète sans doute celle de l’auteur-biographe et de l’époque.
Le panier et
la vengeance dans la littérature européenne
Pour disposer de points de comparaison permettant d’apprécier à sa juste
valeur le récit des amours de Virgile dans le Ly Myreur des Histors,
une deuxième série d’articles
(FEC, 23, janvier-juin 2012) étudie les autres versions de ces deux
épisodes, qu’elles soient antérieures ou postérieures à Jean
d’Outremeuse.
C’est que cette histoire est largement répandue dans la littérature européenne
médiévale et moderne
dès le XIIIe siècle. Elle cessera de l’être
à partir du XVIIe, même si on observe certains prolongements jusqu’au XXe.
Après quelques réflexions sur l’origine et la signification de ces deux épisodes, vient la constitution de notre corpus. Dans la masse des textes sur les amours de Virgile, nous n’avons retenu que ceux qui livrent les deux épisodes structurés, à savoir le « Virgile berné » et le « Virgile vengé ». Les nombreuses mentions d’un Virgile (simplement) berné ont donc été laissées de côté.
Le corpus ainsi constitué est fort d’une petite trentaine de témoignages, les uns brefs, d’autres fort longs. Il se caractérise par une grande variété, qu’il s’agisse de l’auteur (qui peut être anonyme), de l’origine géographique et de l’ancrage chronologique (informations pas toujours très sûres), de la langue (latin, français, allemand, espagnol, italien, hébreu, islandais, néerlandais), ainsi que de la forme littéraire elle-même (prose, poésie). Certains textes nous sont parvenus à l’état isolé, comme matériau brut dans une collection d’exempla ou comme pièce indépendante dans un recueil poétique par exemple, mais certains autres sont intégrés dans un ensemble plus ou moins ample et variablement orienté (chronique universelle, urbaine ou épiscopale, encyclopédie, traité sur l’amour, critique sociale) où ils sont utilisés à titre d’exemple ou d’argument.
Chacun de ces textes a été présenté, traduit, analysé et commenté par nos
soins. Pour le contenu, il s’agit toujours du panier et de la vengeance. Mais si
la structure du récit est généralement conservée, le sujet est traité avec une
grande variété de détails et de ton, parfois aussi avec énormément
d’imagination.
La confrontation du
récit de Jean d’Outremeuse avec les versions parallèles met en évidence les
talents de narrateur et l’imagination de celui que J.W. Spargo appelait the
Belgian cleric (ibid., p. 42). Sur ce plan, la version du chroniqueur
liégeois l'emporte, à nos yeux en tout cas, sur toutes les autres.
Le Virgile
magicien dans les
Mirabilia Romae
La troisième série d’articles (FEC 24, juillet-décembre 2102) est
centrée sur le rôle que les Mirabilia urbis Romae accordent à Virgile.
Nos lectures nous avaient en effet montré que le magicien n’apparaissait que
très marginalement dans les traités traditionnellement rassemblés sous ce nom.
Nous avons voulu en savoir plus.
Les travaux récents de Mme Miedema nous ont appris que le genre des Mirabilia était plus complexe que ce que nous imaginions, un peu naïvement au départ et, en les lisant, nous avons très vite compris que les Modernes utilisaient généralement l’expression de Mirabilia Romae sans les précisions indispensables. En d’autres termes ils ne prenaient pas toujours en compte la profonde évolution de ce genre très riche qui a rencontré un vif succès au moyen âge et au début des temps modernes.
Notre troisième série de fichiers commence donc par une mise au point, assez longue et détaillée (Les « Mirabilia Romae » et leur évolution ), destinée à montrer toute l’ambiguïté de cette expression. Le genre des Mirabilia rassemble en fait des ouvrages qui proposent des descriptions de Rome dans lesquelles l’accent passe progressivement des vestiges antiques aux réalisations chrétiennes (en particulier les églises avec leurs reliques et leurs indulgences). Mais un monde de différence sépare les traités relativement anciens, comme la Graphia aureae urbis, ou la compilation de N. Rosell, ou la Narracio de Maître Grégoire, qui appartiennent au genre des Mirabilia au sens strict d’une part, et les guides du pèlerin, comme les Indulgentiae ecclesiarum urbis Romae, ou les Stationes ecclesiarum urbis Romae, qu’on peut considérer comme des Mirabilia au sens large d’autre part. Dans l’étude de la tradition des Mirabilia Romae, il faut aussi tenir compte des ouvrages plus personnels de voyageurs ou de pèlerins, ainsi que des traductions des Mirabilia en langue vernaculaire. Les traductions allemandes notamment sont très nombreuses et ont été étudiées particulièrement par Mme Miedema.
Après cette mise au point, nous étions mieux armé pour rechercher les traces que le Virgile magicien médiéval avait laissées dans les différents témoins relevant du genre des Mirabilia. Il est apparu que Virgile n'y a trouvé une place qu’assez tard et que cette place est très marginale. Nous n’avons noté, dans les Mirabilia au sens strict, que de très brèves allusions sur sa demeure à Rome et sur son transfert magique de Rome à Naples ; et dans les Mirabilia au sens large, plus précisément dans les Indulgentiae ecclesiarum, des allusions, brèves aussi, sur ses amours (« panier » et « vengeance »). En règle générale, on peut dire que les Mirabilia n’attribuent pas à Virgile les réalisations merveilleuses que d’autres traditions lui reconnaissent généreusement. C’est le cas par exemple du motif des statues magiques aux clochettes, destinées à protéger Rome, que les Modernes appellent souvent la Salvatio Romae et dont nous aurons à discuter en détail dans notre quatrième série d’articles.
Jean d’Outremeuse comme traducteur
des Mirabilia
Pour l’instant, restons dans la ligne de l’exploration que nous avons conduite sur la tradition des Mirabilia. Elle nous a en effet permis de découvrir un élément intéressant, dont nous avons rendu compte dans notre troisième série d’article (FEC 26, anvier-juin 2013). Il s'agit du rôle de Jean d’Outremeuse en tant que traducteur des Mirabilia anciens.
Il est apparu en effet, d’une manière indiscutable, que Jean d'Outremeuse propose dans Ly Myreur des Histors (Tome 1, p. 58 à 85) une traduction française des Mirabilia et des Indulgentiae, qui avait échappé jusqu'ici aux spécialistes. Il faut dire que le chroniqueur liégeois n’est pas un auteur particulièrement étudié. La découverte est toutefois intéressante compte tenu du nombre extrêmement réduit de traductions françaises existantes.
Jean d’Outremeuse n'est toutefois pas un simple traducteur. Comme le montre l'analyse des modifications qu'il apporte à ses sources, c'est aussi un adaptateur ; plusieurs additions d'ailleurs concernent précisément la figure de Virgile. L'enquête a aussi permis de mettre en évidence une utilisation importante de la Chronique de Martin d'Opava, qui pourait être une de ses sources privilégiées. Elle a également fourni certaines informations sur la méthode de travail de Jean d'Outremeuse et sur sa conception même de la notion de source.
Ainsi, alors qu’il a indiscutablement suivi Martin d’Opava, parfois même de très près, Jean ne l’avoue nulle part expressis verbis au fil de son exposé. Il se contente, au tout début du Myreur, de le citer dans une liste générale de plus de 60 noms, groupés en plusieurs blocs. Le nom du chroniqueur allemand apparaît dans un de ces blocs, à la fin d’une liste de 15, et sans mention particulière.
Mais – cerise sur le gâteau si l’on peut dire – dans ce bloc, Jean d’Outremeuse présente comme ses propres sources la liste des auteurs que Martin d’Opava, plus d’un siècle auparavant, donnait comme étant les siennes, à lui, Martin. Apparemment pour le chroniqueur liégeois, le simple fait d’utiliser Martin semblait l’autoriser à « reprendre à son compte », sans plus, toutes les sources de son modèle. C'est un exemple très éclairant de la conception que certains auteurs médiévaux avaient de la notion de source.
Mais venons-en maintenant à notre quatrième série d’études, publiées dans le présent fascicule 26 des FEC (juillet-décembre 2013).
B. La quatrième série d'articles (FEC 26, 2013)
Le miroir et les
statues
magiques
Nos « promenades » précédentes dans la tradition des
Mirabilia (au sens strict et aux sens large) nous avaient fait rencontrer
une réalisation que les modernes désignent souvent, d'une manière d'ailleurs
abusive, par l’expression de
Salvatio Romae. C’est le motif des statues magiques aux
clochettes.
Dans la littérature médiévale où il est très largement attesté, ce motif
est souvent attribué à Virgile. Mais les différents traités des Mirabilia
ne lui connaissent pas de créateur. La seule exception est Jean d’Outremeuse,
traducteur pourtant des Mirabilia, comme nous le soulignions plus haut.
Ainsi, à trois reprises dans Ly Myreur des Histors, le chroniqueur
liégeois cite le complexe aux statues en l’attribuant explicitement à Virgile.
Intrigué, nous avons alors décidé d’ouvrir un nouveau chantier pour étudier en
détail cette question.
De quoi donc s’agit-il ?
Selon une idée largement répandue dans la littérature du Moyen Âge mais totalement inconnue dans l’Antiquité, Rome aurait été dotée de deux extraordinaires moyens de protection et de défense, des « armes magiques » en quelque sorte, qui expliquent la longue durée de la puissance romaine : tant qu’elles étaient fonctionnelles, Rome ne pouvait être surprise par ses ennemis et dangereusement menacée. Elles permettaient en effet aux Romains de voir de très loin le danger et d’avoir une connaissance rapide, presque instantanée, de ce qui se préparait contre eux, qu’il s’agisse de mouvements ennemis en direction de leur ville, ou de révoltes – voire de projets de révoltes – lointaines. Bref, elles leur permettaient d’anticiper toute attaque.
La plus importante de ces armes magiques – la plus souvent traitée aussi
– est un ensemble de statues, rassemblées au même endroit et représentant
chacune une partie de l’empire romain. Elles portaient une clochette, souvent
aussi une inscription. Par magie, la moindre tentative d’opposition au pouvoir
romain, où que ce soit dans l’empire, se traduisait instantanément à Rome par
des mouvements de la statue qui correspondait à la région rebelle. Sa clochette
sonnait, ce qui donnait aussitôt l’alarme. Un corps expéditionnaire partait alors sans délai dans la
zone signalée pour y ramener l’ordre.
Ce complexe de statues magiques aux clochettes, les Modernes le désignent régulièrement par l’expression Salvatio Romae. Mais, comme l’analyse le montre, c’est abusif et injustifié, très rares étant les textes médiévaux utilisant l’expression.
Le complexe aux statues n’est toutefois pas la seule arme extraordinaire que les gens du Moyen Âge avaient attribuée aux Romains. Il est aussi question d’un miroir, magique lui aussi, placé au sommet d’une haute tour et qui, dans certains récits, prend parfois l’allure d’un gigantesque phare éclairant tout de sa lumière : il permet de surveiller la Ville, de repérer les malfaiteurs qui y sévissent, voire de retrouver des objets perdus ; il permet aussi de déceler à longue distance l’approche d’éventuels ennemis. Bref, il assure la sécurité intérieure et extérieure. Cet instrument n’a pas de nom spécifique : il apparaît simplement dans les textes médiévaux comme « le miroir ».
*
Dans la série d’articles du présent fascicule 26 (juillet-décembre 2013) des FEC, c’est surtout du motif des statues magiques aux clochettes qu’il a été question. Plus exactement, nous avons tenté d’en retracer l’histoire, à travers une cinquantaine de textes très différents, s’étendant du IXe au XVIe siècle et appartenant à plusieurs traditions.
Chacun d’eux a été étudié d’une manière approfondie sous trois angles différents. Non seulement le motif lui-même, dans les éléments qui le composent et qui ont au fil des siècles très sensiblement évolué, mais aussi son contexte et son utilisation.
On entend par contexte le cadre dans lequel le motif s’insère. Cela peut être le passage qui le précède immédiatement, le type d’ouvrage qui l’accueille, la personnalité du rédacteur. Cela peut être aussi, plus largement, la tradition ou le réseau dont il fait partie ou dont il a subi l’influence.
On entend par utilisation l’objectif poursuivi par l’auteur quand il actualise le motif légendaire. Les types de textes susceptibles d’accueillir ce motif peuvent en effet varier beaucoup, de la simple chronique à la démonstration moralisatrice. En fonction du projet de l’auteur, le motif est susceptible de recevoir des modalités et des éclairages différents.
*
Sept chapitres ont été nécessaires pour décliner cette histoire pluriséculaire. Reprenons-les ici en résumé, après avoir fait deux observations.
La première est que ces statues sont évidemment une représentation symbolique très parlante de la grandeur, de l’unité et de la puissance de l’empire romain. Mais l’origine du motif reste inconnue. Ce qui est certain, c’est qu’il était étranger aux conceptions des Romains de l’Antiquité, convaincus que leur domination sur le monde reposait sur l’aide de leurs dieux et la puissance de leurs armées, et non sur la magie. Pour les gens du Moyen Âge par contre, seule la magie – qui était pour eux une puissance démoniaque – pouvait expliquer pareille hégémonie. En un mot, le motif des statues aux clochettes appartient entièrement à l’imaginaire médiéval.
La seconde observation concerne la date de naissance de ce motif. À l’origine, il a dû exister sous forme d’un récit indépendant, élaboré et raconté pour expliquer la longévité de l’hégémonie romaine, mais dès que le motif est repérable dans la littérature, il apparaît intégré dans des systèmes plus larges, que nous appelerons selon les cas « traditions » ou « réseaux ». Il y a connu beaucoup de variations et a été utilisé à des fins très diverses.
Passons en revue les différents chapitres.
Chapitre I. Le motif apparaît d’abord au IXe siècle dans les versions occidentales de la tradition des Miracula mundi. Le complexe aux statues magiques est présenté comme la « première merveille du monde » et est localisé au Capitole.
Ces premières versions ne comportent qu’un volet « description ». Elles donnent simplement la structure du récit, avec les constituants de base qu’au fil des siècles les autres auteurs reprendront, à l’envi pourrait-on dire, pour les travailler, les développer, les amplifier. Ces évolutions sont propres à toute légende.
Par contre, ces versions les plus anciennes ignorent tout de deux autres volets qui n’apparaîtront que plus tard dans l’histoire des statues magiques aux clochettes et qui resteront d’ailleurs assez longtemps marginaux : le volet « création » (qui est l’auteur du complexe ? quand est-il apparu ? pourquoi ?) et le volet « destruction » (comment les statues ont-elles disparu ?).
Chapitre II. Le motif a ensuite trouvé place dans une tradition toute différente et beaucoup plus récente (XIIe siècle), celle des Mirabilia urbis Romae. Il ne s’agit plus cette fois de dresser le catalogue des sept merveilles du monde, mais d’énumérer les curiosités de la ville de Rome. Le complexe des statues magiques en fait évidemment partie.
Tout au début de cette tradition, et assez étrangement d’ailleurs, le complexe aux statues, qui reste pourtant localisé au Capitole, n’est mentionné qu’incidemment dans la description du Panthéon, et non dans celle du Capitole. Ce détail aura des conséquences dans la suite : ainsi toutes les traductions allemandes, plus tardives (XIVe-XVe siècles), localiseront les statues magiques au Panthéon.
Quoi qu’il en soit, une fois introduit, le motif se développe de sa vie propre, à l’intérieur de la tradition, complexe et luxuriante, des Mirabilia (au sens strict et au sens large), qui comporte des textes latins de base et des adaptations/traductions (en italien, en français et surtout en allemand). Notre deuxième chapitre a suivi l’histoire de ce motif, du XIIe siècle jusqu’au-delà du XVe, en en détaillant les multiples variantes, en s’arrêtant aux étapes principales et en épinglant quelques représentants majeurs.
Si les plus anciennes versions des Mirabilia, on l’a dit, mentionnent les statues magiques du Capitole dans le traitement réservé au Panthéon, un texte du XIIIe siècle, compilé au XIVe par Nicolás Rosell, rééquilibre l’information en introduisant les statues à la fois dans la description du Capitole et dans celle du Panthéon. Ce qui n’empêchera toutefois pas les rédacteurs des traductions allemandes, on l’a dit aussi, de croire qu’elles se trouvaient au Panthéon.
La Narracio de Maître
Grégoire (fin XIIe-début XIIIe), tout en restant globalement fidèle à la présentation
« classique » des Miracula mundi et des Mirabilia Romae,
innove d’une manière très significative sur plusieurs points : elle fait
intervenir sur le toit du bâtiment un soldat-girouette, elle introduit dans le
complexe aux statues le motif du feu inextinguible et surtout elle
applique à l’ensemble (le complexe et le feu) le motif de la prédiction
d’éternité couplé à celui de la destruction. Sur plusieurs de ces points, la
suite de l’enquête montrera que Maître Grégoire, qui ne mentionne cependant pas
Virgile, a vraisembablement subi l’influence de la « liste des merveilles
virgiliennes » et d’un de ses contemporains, Alexander Neckam (cfr
plus loin le Chapitre IV).
Jean d’Outremeuse nous a également retenu, car lui aussi a innové. Dans la section du Myreur des Histors, celle précisément qui contient sa traduction française des anciens Mirabilia, il s’écarte de la tradition des Miracula et des Mirabilia pour attribuer formellement à Virgile le complexe aux statues magiques. Pareil écart n’a rien d’étonnant. Jean d’Outremeuse est en effet un des auteurs médiévaux qui manifeste le plus d’intérêt pour ce qu’on appelle les merveilles virgiliennes, entendez les réalisations magiques de Virgile. Ne trouvant pas le nom de Virgile accolé aux statues magiques dans le traité des Mirabilia qu’il traduisait, il l’a tout simplement ajouté.
Chapitre III. Dans la littérature allemande du XIIe au XIVe siècle, le motif des statues magiques se rencontre aussi dans d’autres secteurs que celui des traductions des Mirabilia Romae. D’abord dans des chroniques des XIIe et XIIIe siècles : la Kaiserchronik du milieu du XIIe ; la Weltchronik de Jans Enikel et la Sächsische Weltchronik, toutes deux du XIIIe. Ces chroniqueurs allemands l’ont, semble-t-il, emprunté à la tradition des Mirabilia Romae. Ils l’ont toutefois transformé sur certains points particuliers, et s’en sont surtout servis en guise de technique narrative pour introduire des personnages importants dans leur récit, en particulier César.
On rencontre aussi le motif chez Der Marner et Meister Sigeher, deux poètes « vagants » du XIIIe siècle, représentants de la poésie gnomique (Sangspruchdichtung), et chez un prosateur mystique du XIVe, Hermann von Fritzlar. Eux aussi – en tout cas les deux premiers – semblent avoir emprunté le motif à la tradition des Mirabilia. Sans le modifier en profondeur, en le résumant même, comme s’ils l’estimaient bien connu de leurs auditeurs, ils se sont bornés à l’utiliser, en guise de contre-point, pour juger les réalités politiques et sociales de leur temps.
Chapitre IV. À partir des XIIe et XIIIe siècles, c'est-à-dire un peu après l’apparition des versions les plus anciennes des Mirabilia Romae, le motif fut utilisé à d’autres fins encore. Si les rédacteurs des Miracula Mundi et des Mirabilia Romae s’intéressaient très peu à la figure du Virgile, devenu au Moyen Âge un magicien de haut niveau, les choses vont changer.
Naît en effet à cette époque un très vif intérêt pour les réalisations merveilleuses attribuées à Virgile. Des auteurs, écrivant dans des secteurs pourtant très différents (encyclopédies, poèmes, ouvrages moraux, traités d’histoire), ont dressé des listes, plus ou moins détaillées, de ces prétendues « merveilles virgiliennes », au nombre desquelles figurent souvent les statues magiques. Le nom de Virgile va désormais leur être associé : il passera pour être le créateur attitré du complexe. On hésite à parler à propos de ces listes d’une véritable tradition. C’est peut-être plutôt d’un simple « réseau » qu’il s’agit. Mais peu importe. Plusieurs témoins ont été présentés et étudiés.
D’abord Alexander Neckam, dont il vient d’être question plus haut (Ch. II). C’est le plus ancien des représentants de cette « tradition » ou « réseau ».
Son œuvre aborde le motif des statues à deux reprises, une fois en prose,
dans le de naturis rerum (1190-1200), et une fois en vers, dans le de
laudibus divinae sapientiae dont on ne connaît pas la date précise. La
première version est une véritable liste, la seconde n’en est pas une. Les
présentations du motif se séparent sur plusieurs points mais la différence la
plus remarquable est que le texte en prose ne dit rien de l’emplacement précis
des statues alors que le récit en vers les place au Colisée. Une
pseudo-étymologie accompagne cette localisation : a cultu solis nomen
sumpsisse colossum.
Le Colisée était souvent considéré dans les Mirabilia comme le
temple du Soleil, ou du Soleil et de la Lune. Cela n’explique évidemment
pas le lien établi ici entre les statues magiques et ce bâtiment. Mais
l’étymologie est intéressante à plus d’un titre. D’abord la présence du terme
colossus est une preuve, parmi beaucoup d’autres, de la confusion
terminologique régnant au Moyen Âge entre le Colosse de Néron/Hélios et le
Colisée, l’amphitheatrum Flavianum de l’antiquité. Ensuite le goût pour
l’étymologie, en l’espèce le rattachement du Colisée (Coloseum ou
Coliseum) au verbe latin colere (« vénérer, honorer »)
y est manifeste. On le retrouvera dans le Chapitre V, où on réalisera mieux les
dérives qu’il entraîne.
L’intérêt de la version en prose, tirée du de naturis rerum (1190-1200), est ailleurs. Il semble bien que ce soit Neckam qui ait introduit pour la première fois dans l’histoire du motif le détail du « cavalier-girouette » et qui ait appliqué au complexe des statues magiques le motif de la prédiction d’éternité couplé à celui de la destruction. On en a déjà parlé à propos de Maître Grégoire.
En fait notre « dossier Neckam » comporte trois parties. Un
autre texte a en effet été joint aux deux premiers, sans être toutefois intégré
dans une liste. C’est une notice des Gesta Romanorum, qui se revendique
expressément de Neckam tout en s’en séparant sur quelques points importants.
D’abord elle comporte une moralisation, où le rédacteur anonyme tente
d’interpréter l’histoire à des fins d’enseignement religieux. Ensuite elle
introduit dans la description du complexe une statue centrale représentant la
déesse Rome et tenant une pomme d’or en main. Le rédacteur des Gesta
Romanorum avait manifestement subi d’autres influences que celle de
Neckam.
Nous avons ensuite analysé plus rapidement une série d’auteurs et
d’œuvres, en essayant de respecter autant que possible l’ordre
chronologique : Vincent de Beauvais et son Speculum historiale (vers
1244) ; Jean de Galles et son Compendiloquium (XIIIe) ; une
liste de merveilles découverte récemment dans un manuscrit du fonds Magliabechi
(fin XIII-début XIVe) ; le de vita et moribus philosophorum du
pseudo-Burley (1326) ; une version en prose du Roman de Renart le
Contrefait (1ère moitié du XIVe), et, pour finir, Jean Mansel avec sa
Fleur des histoires (XVe siècle).
Le contexte et le contenu de ces listes varient sensiblement d’une œuvre
à l’autre, mais il est parfois possible de retrouver des rapports entre elles et
de retracer certaines lignes d’influence.
On note ainsi l’importance de Neckam et de Vincent, qui, en ce qui
concerne en tout cas la description des statues, ont l’un et l’autre « fait
école ». Ainsi Jean de Galles (XIIIe) dépend nettement du premier ; le
pseudo-Burley (1326) et le rédacteur du Renart le Contrefait (1ère moitié
du XIVe), du second. Il est plus difficile de classer l’auteur du manuscrit du
fonds Magliabechi (fin XIIIe-début XIVe) et Jean Mansel (milieu du XVe).
Quoi qu’il en soit, les listes de merveilles virgiliennes, en tant que
genre, si elles ont pu subir l’influence des traductions des Miracula
mundi et des Mirabilia urbis, s’en sont affranchies pour se
développer indépendamment d’elles et emprunter leurs matériaux là où elles les
trouvaient. Ce qui explique les différences constatées dans les descriptions du
complexe des statues. Certains rédacteurs, comme Alexander Neckam, s’inspirent
davantage de la tradition des Miracula mundi, d’autres, comme Vincent de
Beauvais, de formes – anciennes ou déjà évoluées – des Mirabilia Romae.
Les versions qu’ils consultaient ne contenaient peut-être pas expressis
uerbis le nom de Virgile, mais cela n’avait pour eux aucune importance. Ils
n'avaient même pas besoin de les modifier et d'y ajouter le nom de Virgile. Les
insérer dans leurs listes suffisait, même sans la moindre adaptation, pour que
Virgile en devienne le créateur.
Parmi les éléments mentionnés plus haut figuraient, dans la version
poétique de Neckam, la localisation des statues au Colisée et la présence de
l’étymologie a cultu solis nomen sumpsisse colossum. Ces détails nous
conduisent directement au Chapitre V.
Chapitre V. Ce chapitre rassemble un certain nombre de notices des XIIe et XIIIe siècles, qui localisent les statues magiques au Colisée. Elles sont généralement liées à des préoccupations pseudo-étymologiques concernant des mots comme Colossus et Coliseum. Et ici, comme dans le cas des listes de « merveilles virgiliennes », il s’agit plus d’un réseau, que d’une tradition.
Déjà Alexander Neckam (fin XIIe-début XIIIe), dans son de laudibus
divinae sapientiae, place les statues magiques au Colisée, en accompagnant
l’information d’une observation d’après laquelle le Colisée tirerait son nom
« du culte du soleil » (a cultu solis). Pareille étymologie, du
reste fausse aux yeux des Modernes, pouvait se concevoir à une époque où le
Colisée était effectivement considéré comme le temple du Soleil mais de toute
façon elle n’a rien à voir avec les statues magiques.
Un peu plus tard, Hugo de Pise (XIIIe siècle) localise lui aussi les
statues magiques dans le même bâtiment, en s’appuyant sur une autre étymologie
quasi colens ossa. Mais, dans ce cas comme dans celui du cultus
solis de Neckam, le lien entre le complexe des statues et l’étymologie
proposée (colere ossa) est tout à fait artificiel : les statues
magiques, qui n’ont aucun rapport avec le Soleil, n’en ont pas davantage avec le
souvenir ou la mémoire des morts.
Dans ce dernier cas, il nous a toutefois été possible de montrer qu’Hugo
de Pise avait en fait utilisé le travail d’Osbern de Gloucester, un érudit de la
seconde moitié du XIIe siècle, préoccupé de « dérivations » et fort
influent. Mais ce que le moine bénédictin anglais proposait en liaison avec
l’étymologie colere ossa, ce n’était pas le Colisée mais le
Colossus de Néron-Hélios. Chez Osbern, il n’était donc question ni du
Colisée ni évidemment des statues magiques.
Ainsi, le Colisée avec la description qui lui était liée avait été
indûment « plaqué » par Hugo de Pise sur une dérivation – fantaisiste
– qui, chez son modèle Osbern, ne concernait que le Colosse. La confusion
engendrée au Moyen Âge par la proximité phonique et graphique des deux termes
est classique.
Mais il reste que, tout comme Alexander Neckam, Hugo de Pise avait
connaissance d’une notice selon laquelle le Colisée abritait les statues
magiques. Il ne semble pas que cette localisation ait été fondée à l’origine sur
une étymologie. Les étymologies proposées essayent manifestement d’expliquer le
mot Coliseus mais ne livrent aucune indication sur la raison du lien
entre le Colisée et les statues. En ce qui concerne les statues, elles sont
accessoires.
Dans ce même chapitre V, nous avons également exploité un texte du XIIIe
siècle, que nous avons appelé « document Codagnellus ». Ce document
entend raconter un « grand miracle qui se produisit à Rome », en
l’espèce la destruction d’un temple, auquel était liée une prédiction d’éternité
et qui s’effondrera à la naissance du Christ la nuit de Noël. Pour son auteur,
ce temple est le Colisée, qu’il écrit Colideus (avec un ou deux -l-), car
c’est là que sont « honorés les dieux » (colere deos). Cette
nouvelle étymologie, partant elle aussi de colere, est différente des
deux précédentes en ce qu’elle ne fait plus intervenir le Soleil ou les
ossa, mais les dieux en général. Mais l’intérêt de cette notice pour nous
n’est pas d’ordre étymologique.
C’est que, comme les autres, elle localise au Colisée le complexe aux
statues magiques. Mais sa caractéristique est de l’intégrer dans une
construction érudite complexe. En effet, en prétendant décrire le Colisée, elle
lie étroitement – pour ne pas dire fusionne – deux choses très
différentes : notre complexe aux statues, une construction purement
imaginaire, et le Temple de la Paix de Vespasien qui est, lui, une réalité
archéologique.
L’astuce est d’imaginer que le bâtiment, nommé Col(l)ideus, aurait abrité dans un premier temps « les statues des dieux de toutes les nations » et, que, dans un second temps, une fois la paix installée, sous le nom de Temple de la Paix, il aurait aussi accueilli les dieux des Romains. On y aurait donc effectivement vénéré toute une série de dieux (colere deos). Ce bâtiment, censé durer « éternellement », se serait effondré à la naissance du Christ.
Le rédacteur ne justifie pas la présence des statues magiques au Colisée,
qui, pour lui, comme pour Hugo de Pise, « va de soi ». Le motif
existe, et le rédacteur l’utilise « sans plus » pour élaborer sa
construction, où il n’hésite d’ailleurs pas à fusionner le Colisée et le Temple
de la Paix, qui sont pourtant deux choses totalement différentes aussi bien dans
l’archéologie romaine classique que dans l’imaginaire médiéval. On nage
évidemment en pleine fantaisie non seulement étymologique mais encore
archéologique.
Le contenu du « document Codagnellus » se retrouvera quelque
deux siècles plus tard, presque à l’identique, dans un autre texte que nous
avons appelé « document Ramponi ». Une légère différence toutefois les
sépare, le second rédacteur n’insistant pas aussi lourdement que le premier sur
l’identité du Colisée et du Temple de la Paix.
Mais il reste que tous ces auteurs situent le complexe des statues non
pas au Capitole ou au Panthéon, mais au Colisée, et que nous ne voyons pas
clairement la raison de cette localisation. Peut-être au fond cette dernière
était-elle pour eux relativement secondaire. Ce qui les intéressait surtout,
c’était les statues magiques elles-mêmes, leur rôle et leur
fonctionnement.
Trois courtes études terminent ce chapitre V. La première présente une étymologie pour
ce bâtiment – la quatrième – proposée par Armannino
Giudice, dans sa Fiorita, terminée en 1325. L'autre originalité de cette
Fiorita est de doter les statues magiques d'arcs et de flèches. La
deuxième étude développe
une notice qui figure dans le Libro imperiale (XIVe siècle) et qui
n’appartient absolument pas à la tradition des Mirabilia. Elle décrit un
Colisée totalement imaginaire, que, selon les mots d’un auteur moderne, le
narrateur médiéval voyait « un peu comme le Saint-Pierre de la Rome
païenne ». Il faut probablement y voir la création personnelle d’un
rédacteur à l’imagination brillante.
Ces derniers développements nous donnent l’occasion de rappeler une
fois de plus combien ces textes médiévaux, dont les narrateurs, confondant
d’ailleurs parfois le Capitole, le Panthéon et le Colisée, étaient souvent
déconnectés des réalités, de leur temps mais aussi de l’antiquité. Leur
imagination pouvait être très fertile.
Chapitre VI. On
retrouve la notion de tradition à propos du Roman des Sept Sages de Rome.
Une des branches de cette tradition, plus luxuriante et plus complexe encore
que celle des Mirabilia Romae, comporte en effet une série de discours
tenus par la « méchante reine » (la male marastre) pour obtenir
la condamnation à mort de son beau-fils, qu’elle accusait faussement d’avoir
voulu la violer.
Dans l’un de ces discours, intitulé Virgilius, la reine donnait l’exemple de quelques réalisations merveilleuses de Virgile. L’une d’elles était précisément la construction et la destruction d’un instrument magique assurant la protection des Romains.
Dans les versions les plus anciennes de cette tradition – l’archétype V de la seconde moitié du XIIe siècle, qui peut être reconstitué notamment grâce aux rédactions K, C, A et D de la seconde moitié du XIIIe siècle – cet instrument magique était un miroir, qui permettait aux Romains de voir arriver de loin leurs ennemis.
À un stade ultérieur de l’évolution de la tradition – la rédaction H date de 1330 –, le motif initial du miroir magique a été remplacé par celui des statues magiques, qui lui était relativement proche. Le motif des statues assurait en effet le même objectif de protection de Rome que celui du miroir, tout en étant beaucoup plus riche que lui en possibilités narratives.
Son introduction dans la tradition du Roman des Sept Sages ne transforma guère le volet « description » du motif des statues magiques, dont la structure de base restera celle des traditions précédentes. Ce qui va fondamentalement changer, c’est que le motif s’accompagnera désormais d’un volet « destruction », dont le récit sera beaucoup plus long que celui de la description proprement dite. D’autre part, les multiples traductions et adaptations que connut le Roman donneront au motif des statues une diffusion considérable.
En outre, l’influence de la tradition du Roman des Sept Sages s’exercera sur d’autres textes. En guise d’exemples, le Chapitre VI propose une notice tirée des Gesta Romanorum allemands et la version néerlandaise des Faictz merveilleux de Virgile. Il faut faire appel à une traduction, car l’original français du XVIe siècle ne connaît pas le motif des statues magiques.
Chapitre VII. Jusqu’ici il a été surtout question de traditions ou de réseaux, mais la littérature propose aussi certaines actualisations du motif des statues difficiles à regrouper, parce qu’on ne leur trouve pas facilement un élément fédérateur. Ils semblent beaucoup moins liés que les autres à une tradition précise. Plus éclectiques, ils puisent vraisemblablement leurs informations à diverses traditions, que nous ne sommes d’ailleurs pas toujours en état de déterminer avec précision. On pourrait dire qu’ils sont « contaminés ». Comme leurs rédacteurs utilisent généralement le motif à des fins particulières, souvent moralisantes, ils se sentent relativement libres dans le choix des éléments qu’ils décident de retenir. Certains de ces textes apportent toutefois des éléments originaux ou intéressants.
Le premier d’entre eux est le chapitre 158 de la Legenda aurea de Jacques de Voragine (2e moitié du XIIIe). Entièrement consacré à la fête de la Toussaint, il commence par une introduction historique : l’histoire de la Toussaint y est mise en rapport d’abord, pour l’antiquité, avec le motif des statues aux clochettes et le Panthéon ; ensuite avec le sort de ce bâtiment au Moyen Âge, où il est question du pape Boniface, de l’empereur Phocas, de Sainte-Marie-la-Ronde et du pape Grégoire. Le complexe des statues magiques se voit ainsi intégré dans une vaste histoire, au terme de laquelle le Panthéon « qui avait été édifié pour toutes les idoles, est maintenant dédié à tous les saints ».
Pour ce qui est de la description du complexe aux statues, la notice de Jacques de Voragine ne semble se rattacher à aucune des traditions analysées jusqu’ici. Son utilisation se révèle finalement plus intéressante que son contenu. En effet le dominicain a réussi, avec un certain brio, à l’introduire dans un développement sur le Panthéon antique et l’institution de la fête de la Toussaint. On pourrait d’ailleurs se demander si Jacques de Voragine n’aurait pas certains liens avec les documents Codagnellus et Ramponi, présentés dans le Chapitre V.
Le second texte provient des Joies Nostre Dame de Guillaume le Clerc de Normandie (XIIIe siècle). Travaillant apparemment en dehors de la tradition des Mirabilia, ce poète fait des statues magiques une des merveilles virgiliennes, mais le plus important est qu’il innove sur plusieurs points.
D’abord il installe les statues dans le Temple de la Concorde, une localisation très différente de celles rencontrées jusqu’ici (Capitole, Panthéon, Colisée). Ensuite il modifie en partie un des éléments fondamentaux du récit : le but du complexe. Avec lui, il s’agit moins d’écraser les rebelles que d’obtenir leur ralliement par la douceur. On y verra bien sûr une illustration du thème de la Concorde et une légende étiologique pour le temple du même nom. Enfin le volet « destruction » est largement développé. Les statues magiques, qui avaient fait l’objet d’une prédiction d’éternité, sont détruites, y compris la statue centrale représentant Rome lors de la naissance du Christ, en même temps que d’autres constructions emblématiques de Rome.
Le troisième texte est tiré du Mirour de l’Omme de Jean Gower, une oeuvre terminée en 1381. Remplie de figures allégoriques et traitant de religion et de morale, elle utilise le motif aux statues magiques à des fins moralisatrices, sans le présenter en détail. De la description, le poète ne retient manifestement que les éléments qu’il estime intéressants, soit pour réveiller les souvenirs de son lecteur, soit pour fonder sa propre moralisation, qui est pour lui l’essentiel. Pareille optique rend difficile la recherche précise de rapprochements qui permettraient de repérer des sources ou des influences précises. Certains éléments toutefois (notamment le détail du cavalier-girouette) peuvent renvoyer (directement ou indirectement) à Neckam.
Le quatrième texte est un extrait du Ye Solace of Pilgrimes, un guide du pèlerin rédigé par John Capgrave vers le milieu du XVe siècle. Il fait intervenir les statues aux clochettes dans sa description des curiosités du Capitole. On sait que John Capgrave, dans son œuvre, utilise largement la tradition des Mirabilia Romae, mais, en l’occurrence, sa description du complexe magique – tardive – est manifestement « contaminée ».
Le cinquième et dernier texte du corpus est un sermon de Ladislaus Pelbertus (1430-1505), un moine franciscain hongrois. Prévu pour la Toussaint, il est intitulé comme il se doit De omnibus sanctis. Il fait songer à Jacques de Voragine, car, pour expliquer la fête, il remonte lui aussi des siècles en arrière, en racontant d’abord l’histoire du Panthéon romain, où il localise les statues magiques, ensuite ses diverses transformations médiévales. Les correspondances entre les deux auteurs sont plus nettes dans la partie antique que dans la partie médiévale, mais elles ne sont quand même pas suffisantes pour envisager une copie ou une étroite filiation. Ici encore la notice est trop éloignée du point de départ pour livrer ses secrets.
C. La prochaine série d'articles (FEC 27, 2014)
Nous venons de relever que Jean d’Outremeuse avait repris aux Mirabilia anciens la description des statues magiques mais qu’il avait attribué le complexe à Virgile alors que ce dernier n’apparaissait pas dans le modèle. La cinquième série d’articles, actuellement en préparation pour le fascicule 27 des FEC (janvier-juin 2014), prolongera cette enquête en recherchant, dans la traduction française des Mirabilia, d’autres cas où le chroniqueur liégeois fait intervenir un Virgile, absent de l’original latin. Quatre textes du Myreur seront ainsi analysés.
Le premier est en rapport avec le motif de la prédiction d’éternité portant sur des réalités (statues ou bâtiments) emblématiques de Rome et qui ont été jetées au sol lors de la naissance du Christ la nuit de Noël, et plus précisément avec la statue de Romulus. Le texte des Mirabilia anciens – ici chez Martin d’Opava, le modèle du chroniqueur liégeois – sera confronté à celui de son traducteur. Le passage en italiques met en évidence la place que Jean d’Outremeuse (colonne de droite) fait à Virgile.
Martin
d’Opava (L. Weiland, p. 400) |
Myreur (p.
61) |
Item palacium Pacis, ubi
Romulus posuit statuam suam auream dicens : Non cadet, donec virgo
pariat. |
Item, le palais de Pais où
Romulus metit l'ymaige de luy tout d'or ; et par-deleis fist puis
Virgile une columpne, et sus une ymage de virge, et dest :
« Quant une virge enfant aurat, chest ymaige chairat ; »
enssi que vos oreis chi-apres à temps de
Virgile. |
Le second exemple concerne le groupe équestre qui, au Moyen Âge, se trouvait devant la palais de Constantin, au Latran. Même confrontation entre le modèle et la traduction :
Martin d’Opava (p. 400-401, ed. L.
Wieland) |
Jean
d’Outremeuse (Myreur, p. 62) |
Item palacium Constantini,
ubi est quidam equus ereus cum insidente, qui dicitur Constantinus, sed
non est. Tempore enim quo consules et senatores Urbem regebant,
etc. |
Item, le palais Constantin,
où est ly cheval doreis que ons dist que ch'est Constantin ; mains
ilh ne l'est nient, car c'est des mervelhes Virgile fist à Romme, enssi
que vos oreis chi-apres, quant temps iist. Quant les consules et les
senateurs govrenarent Romme,
etc. |
Le troisième concerne le Grand Cirque, dont l’historiographie antique « classique » attribue la fondation à Tarquin l’Ancien. Ici encore le traducteur, à propos de deux chevaux remarquables, fait intervenir Virgile là où le modèle ne le faisait pas :
Martin
d’Opava (Wieland, 1872, p. 401) |
Jean
d’Outremeuse (Myreur, p. 66-67) |
Circus
Prisci Tarquinii,
qui fuit inter montem Aventinum et maius palacium, duabus portis, una ab
oriente, altera ab occidente, claudebatur, fuit mire pulchritudinis, et
fuit ita dispositus quod nemo Romanorum offendebat alterum in visione ludi
qui ibi fiebat. Ibi erant duo equi erei deaurati in fastigio arcuum
sive portarum elevati, unus ab oriente, alter ab occidente, qui sua
dispositione videbantur provocare equos ad cursum. Quos Constantinus secum
in Constantinopolim deportavit. |
Devant cesty temple astoit li ars Prisci Tarquini, droit entre le mont Aventin et le gran palais,
où ilh avoit II portes, l'une vers orient et l'autre vers occident, qui astoit de mervelheux
bealteit, et qui par teile maniere astoit disposeit que nuls Romans ne
poioit defendre li uns l'autre à veioir les jeux que ons faisoit illuc.
Item, là estoient II chevals de erain doreis en la halteche del
arch et des portes eleveis, li uns vers orient et l'autre vers occident,
qui, par leur disposition et l'art de quoy Virgile les avoit faite,
avoient le vertu de provoqueir les chevals à corir : lesqueis
chevals Constantin les portat awec luy en Constantinoble. |
Le quatrième et dernier texte concerne saint Sébastien et un bâtiment Olovitreum qui s’élevait près de l’Église de Saint-Étienne in piscina. On relève là aussi l’introduction de Virgile :
Martin
d’Opava (p. 402) |
Jean
d’Outremeuse (Myreur, p. 68) |
Item ad Sanctum Stephanum in
piscina fuit templum quod olim dicebatur olovitreum, totum factum de
cristallo et auro ; ubi erat astronomia cum omnibus signis celi. Quod
legitur sanctus Sebastianus cum Tiburcio filio Cromacii
destruxisse |
Item, à Saint-Estiene en la
Pissine, fut li temple que ons apelloit Olenecum ou Olovitreum rotondum,
fait de cristal et d'or ; là astoient les astronomyens et tous les
signes de chiels que Virgile fist, que sains Bastien awec Tyburtii
le fis Cromatii destruirent. |
Introduction - Partie thématique - Partie analytique (Plan) - Conclusions
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 26 - juillet-décembre 2013