FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 10 - juillet-décembre 2005

La Muse garçonnière,

bible de l'amour grec ?

par

Philippe Renault

Poète et traducteur

 

  

   Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or. Les FEC  proposent déjà de lui plusieurs articles consacrés aux fabulistes antiques, respectivement : (1) Fable et tradition ésopique ; (2) L'esclave et le précepteur : une comparaison entre Phèdre et Babrius ; (3) Babrius, un fabuliste oublié.

   Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Après avoir publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le rhéteur magnifique, une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant », il a déjà confié aux FEC plusieurs traductions nouvelles annotées de Lucien.

   La BCS lui doit aussi une traduction nouvelle du Livre V de l'Anthologie Grecque, contenant les épigrammes érotiques, ainsi qu'une traduction nouvelle du Livre XII (La Muse garçonnière).

 
 

 

Plan

 

 

 

Le livre XII de l'Anthologie Palatine

 

L'Anthologie Palatine est un recueil composé d'une infinité d'épigrammes, collectées tant bien que mal au fil des siècles pendant plus de mille années. Pour la commodité, les compilateurs l'ont divisée en une quinzaine de livres qui traitent chacun des thèmes bien précis. Nous avons ainsi à notre disposition des recueils d'épigrammes votives, funéraires, descriptives, chrétiennes, etc...

S'agissant plus particulièrement des épigrammes amoureuses, les érudits byzantins les ont réunies au sein du Livre V. Précisons-le tout de suite, il s'agit exclusivement d'amour hétérosexuel. Or l'Anthologie grecque, on l'a oublié trop longtemps, possède aussi un livre d'épigrammes tout entier consacré aux passions de caractère pédérastique, c'est-à-dire évoquant l'amour d'un homme d'âge mûr pour un adolescent, seule forme de rapport homosexuel considérée comme respectable, voire même digne de louanges, dans l'Antiquité grecque. Les chastes moines compilateurs (en premier lieu Constantin Képhalas au Xe siècle) qui nous ont fourni la matière de ce vaste monument épigrammatique qu'est le manuscrit palatin n'ont pas omis d'y inclure - malgré leur probable répugnance - cet ensemble de deux cent cinquante-huit pièces.

Au XVIIe siècle, au moment de la découverte fortuite de l'Anthologie Palatine dans un couvent du Palatinat (d'où le nom de ce recueil), les épigrammes pédérastiques ne furent pas occultées par les philologues de l'époque et ce malgré leur piètre réputation. Surmontant la mauvaise humeur de Scalinger, l'éditeur de l'ouvrage, Claude Saumaise publia le texte grec du livre XII, celui-là même qui renfermait les poèmes qui nous concernent et que l'on connaît mieux sous l'appellation de Mouseion Paideka, la Muse garçonnière.

Bien entendu, aucune traduction française ne fut élaborée, ni même esquissée du fait du contexte moral et sexuel de l'époque. Alors que les plus beaux poèmes concernant les amours féminines étaient déjà traduits par les amateurs de poésie grecque (tel André Chénier), nul n'osa s'aventurer (et on le comprend bien !) dans le sentier difficile que constituait une édition même très sélective de ces pièces philopédiques.

En 1863, lors de la première traduction complète en français de la Palatine, on se mit à réfléchir sur la manière dont on devait traiter cet encombrant et sulfureux livre XII. Subtilement - pour ne pas dire hypocritement - afin de ne pas mettre dans toutes les mains des textes qui outrageaient les bonnes mœurs, on se résigna, certes, à le faire entrer dans l'édition définitive, mais dans une traduction exclusivement latine. Ainsi, seuls les gens un peu instruits dans les langues anciennes eurent le loisir de se délecter des alertes descriptions de l'amour au masculin, et ce, jusqu'à une période relativement récente.

En 1930, pour la première fois, Louis Pogey-Castries dans son Histoire de l'Amour grec glissa une traduction inédite de cinquante-cinq épigrammes pédérastiques. Mais il faut attendre 1971 pour voir la publication en français de l'intégrale de cette Muse garçonnière sous la plume de Roger Peyrefitte, célèbre écrivain à scandale, un peu oublié aujourd'hui, et qui était féru d'hellénisme. À noter que l'ouvrage ne fut diffusé que confidentiellement, n'ayant été tiré qu'à cinq cents exemplaires ! Très fidèle et très soignée (parfois trop !), cette traduction en vers libres (mais qui suivait le texte original de façon juxtalinéaire) fut suivie plus de vingt ans plus tard (1994) par l'édition savante faite par l'Association Guillaume Budé aux Belles-Lettres. Félix Buffière, déjà auteur en 1980 de la première étude digne de ce nom sur l'homosexualité en Grèce (Éros adolescent) fut chargé de la traduction - en prose - et de l'apparat critique du texte. Ce dont il se tira avec tous les honneurs. Un an plus tard, en 1995, Pierre Maréchaux tenta une traduction en vers rimés qui se voulait radicalement moderne par l'usage abusif de mots très crus et d'américanismes d'un goût assez discutable. Les anachronismes y pullulent et n'ajoutent rien à l'ensemble.

Nous l'avons dit plus haut, la Muse garçonnière comporte deux cent cinquante-huit épigrammes. Pas moins de trente poètes y sont représentés. Mais deux seulement sortent véritablement du lot, Méléagre de Gadara et Straton de Sardes, deux auteurs d'époques différentes, le premier ayant vécu au Ier siècle avant Jésus-Christ, et le second vers 150 après Jésus-Christ. Nous possédons ainsi de Méléagre soixante-trois épigrammes pédérastiques et quatre-vingt quatorze de Straton. Ces deux poètes essentiels de l'Anthologie se taillent effectivement la part du lion, les vingt-huit autres n'apparaissant que de manière épisodique. Seul Asclépiade de Samos, un des auteurs les plus anciens présents dans le livre XII (IIIe siècle avant Jésus-Christ), vient juste après Méléagre et Straton avec seulement quinze épigrammes. Même le célèbre Callimaque, son contemporain, épigrammatiste distingué - l'Alexandrin par excellence, celui qui a donné au genre ses lettres de noblesse - n'a malheureusement laissé dans notre ouvrage que douze pièces, toutes dotées d'une rare qualité littéraire et d'une complexité plus grande qu'il n'y paraît.

Avouons-le, ce livre XII est composé de façon très hétéroclite : des pièces de poètes ayant vécu sur près de quatre cents ans sont apparemment classés dans le désordre. Straton (le dernier épigrammatiste en date des amours garçonnières) commence le recueil, puis cède la place à un ensemble composite d'auteurs de la période hellénistique et d'anonymes où Méléagre est très représenté. Enfin, des pièces 175 à 258, Straton retrouve une place quasi dominante. C'est que l'ouvrage a été constitué par strates successives (comme d'ailleurs l'ensemble des livres de l'Anthologie Palatine) et ce, par des compilateurs médiévaux manquant singulièrement de cohérence dans la mise en forme du fruit de leur documentation.

La première collection de poèmes garçonniers fut l'œuvre de Méléagre, également initiateur de l'Anthologie grâce à la Couronne qu'il composa au début du Ier siècle avant Jésus-Christ. Tout l'apport central du livre XII porte la marque de cet auteur qui mêla à ses propres œuvres celles de poètes antérieurs. Félix Buffière estime que trois rouleaux de papyrus contenaient l'intégralité de la Couronne de Méléagre : un seul rouleau semblait réunir, selon lui, à la fois les épigrammes pédérastiques et celles consacrées à l'amour des femmes, même s'il n'exclut pas l'hypothèse d'un seul volumen pour les épigrammes qui nous intéressent.

Vers 150, Straton de Sardes publia son propre recueil qui constitue le deuxième apport essentiel du livre XII, en en constituant tout le dernier tiers. Cet ouvrage est cohérent dans sa composition, puisqu'il comporte deux prologues et une conclusion bien distincte. Cependant force est de constater que les pièces y sont classées sans souci d'un thème particulier si, toutefois, le classement suivi par le manuscrit palatin correspond bien à l'ordre originel.

Il ne semble pas que Straton ait eu l'intention de composer une couronne proprement pédérastique, en mêlant à l'instar de Méléagre ses propres œuvres à ceux de ses prédécesseurs. La continuité sans faille de ses poèmes à l'intérieur du manuscrit palatin nous fait en effet pencher vers la justesse de cette hypothèse, les compilateurs byzantins s'étant contentés d'intégrer son livre pratiquement tel quel dans la deuxième partie du recueil à caractère pédérastique.

Ainsi, contrairement aux autres livres du texte palatin, les compilateurs n'eurent que peu de fil à retordre pour élaborer ce livre de poèmes homosexuels. Les sources étaient fort maigres, hormis la Couronne de Méléagre (tout au moins les manuscrits reproduisant des extraits de cette somme qui avaient pu être transmis à Byzance) et l'œuvre de Straton de Sardes. Seules quelques pièces de la Couronne de Philippe réalisée au Ier siècle de notre ère vinrent compléter le recueil que nous avons aujourd'hui à notre disposition.

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L'amour grec et la Muse garçonnière

 

Cette Muse garçonnière, outre ses qualités littéraires indéniables, est aussi l'un des rares documents qui témoigne le mieux de l'importance de l'homosexualité à une époque bien déterminée qui va du milieu du IIIe siècle avant notre ère à l'époque d'Antonin le Pieux (150 après Jésus-Christ).

C'est en effet dans le genre épigrammatique que cet amour a pu le mieux s'exprimer. Certes, avant l'époque hellénistique (date de l'essor grandissant de l'épigramme), des poètes lyriques tels Archiloque, Anacréon ou Théognis ont célébré le goût des garçons avec une sensibilité à fleur de peau ; au IIIe siècle, les Bucoliques et surtout Théocrite ont parlé avec une grâce inimitable des adolescents et des souffrances d'amour. Mais tous ne l'ont jamais fait avec autant d'acuité psychologique que les poètes pourtant considérés comme mineurs de l'Anthologie grecque.

Ces textes, d'une belle concision pour la plupart, sont aussi et surtout un parfait miroir où l'on devine les tendances, les désirs, les maux mais aussi les préjugés d'une poignée d'artistes (reflétant néanmoins la mentalité commune) qui ont tous en partage de considérer la pratique homosexuelle comme allant de soi. Cette orientation intime qui fait encore aujourd'hui éprouver chez certains individus (heureusement de moins de moins dans les pays dits avancés) un sentiment de culpabilité profond n'était nullement un problème pour les Grecs. Ils étaient même plutôt fiers de leur comportement d'autant que les dieux eux-mêmes donnaient l'exemple : Zeus ne s'était-il pas amouraché de nombreux beaux garçons, à commencer par Ganymède que, métamorphosé en aigle, il enleva afin qu'il devienne l'échanson divin. Le même dieu aima également Euphorion. Quant au bel Apollon, on ne compte plus ses aventures amoureuses avec de jeunes mortels : qu'on se rappelle simplement sa touchante liaison avec Hyacinthe dont la légende rapporte qu'il fut changé en fleur.

C'est dire si le monde grec était tout imprégné d'une atmosphère érotique intense où l'on glorifiait le corps nu de l'homme dont les représentations, rappelons-le, étaient exposées sans complexe au moindre carrefour des cités. Le corps de la femme, comparativement, était beaucoup moins exhibé, même après que l'œuvre mythique de Praxitèle - l'Aphrodite de Cnide - l'eut fait plus couramment accepter.

Jamais dans aucune autre société antique, la beauté masculine n'est donc apparue aussi visible, aussi tranquillement officielle. La nudité masculine semble pour les Grecs un symbole de civilisation. Les dieux, modèle de beauté, sont d'ailleurs représentés nus. Aux jeux olympiques, la nudité masculine est également exaltée dans toute sa splendeur.

Mais il nous faut ajouter cependant un bémol à cette affirmation d'une homosexualité apparemment libre : à la lecture des épigrammes du Livre XII, l'amour garçonnier, quoique ancré dans la culture grecque, montre ses limites et ses codes. C'est d'abord un attachement plus spirituel que véritablement sensuel entre un adulte et un garçon et qui a une valeur initiatique. Lucien de Samosate ne dit-il pas dans un dialogue probablement apocryphe intitulé les Amours : «L'amour des éphèbes est le résultat d'une sagesse véritable, ce sentiment est réservé aux plus sages [...] Les sages seuls ont le droit d'aimer les jeunes garçons ; la vertu des femmes n'est pas pour eux assez parfaite [...].»

Platon, l'utopiste par excellence, celui qui a le mieux sublimé cette forme d'amour décrite dans le Banquet et la République, en a aussi fixé des limites très strictes, en premier lieu celles relatives aux relations charnelles ; en effet, celles-ci sont exclues et seuls les baisers et les caresses sont tolérés. Selon Platon, c'est par ce vœu de chasteté mutuelle entre l'éraste (l'amant) et l'éromène (le jeune aimé) que cette passion peut devenir la plus admirable du monde. Avec lui, l'amour grec, épuré de toute considération prosaïque, se met à dépasser le domaine du sensible pour entrer dans un idéal à vrai dire quasi inaccessible.

Le goût obsessionnel du philosophe athénien pour la perfection dans l'ordre social l'a poussé à la fin de sa vie, dans son dialogue Les Lois, à encadrer plus fortement encore l'amour des garçons, jusqu'à s'en méfier. Dans le même temps, il se mit à condamner l'acte sexuel avec la femme quand il n'était pas pratiqué à seule fin de procréation. Ainsi, dans les pages inquisitrices des Lois se profilent déjà les dogmes et les interdits proprement chrétiens.

Un siècle après Platon, le stoïcisme, continuateur dans un sens plus restrictif encore du moralisme platonicien, exigeait une canalisation complète de toute sexualité et le refus des pulsions. Plus tard, au IIIe siècle après Jésus-Christ, les néo-platoniciens, comme Plotin et Jamblique, réinterprétant l'œuvre du philosophe athénien, ouvrirent grandes les portes au christianisme en encourageant la chasteté dans la vie quotidienne et en préconisant la seule quête des chemins spirituels.

Mais revenons aux limites de l'amour grec, notamment sur les limites d'âge à propos desquelles Straton, décidément décrypteur presque tatillon de la pédérastie, a consacré une épigramme entière : l'homme adulte ne peut avoir de liens qu'avec un adolescent ayant entre douze et dix-huit ans. C'est en effet un rite de passage obligé qui signe l'intégration des adolescents dans le monde adulte et la pédérastie fait partie intégrante de leur éducation dans les mentalités anciennes : elle s'inscrit dans un contexte idéologique précis et remonte à une période très ancienne.

Longtemps, on a considéré que cette relation n'accordait au sexe qu'une place fort limitée. En vérité, K. J. Dover a bien démontré que cette amitié virile et pédagogique s'accompagnait de relations charnelles très fréquentes. Les graffiti découverts à Théra, où des scènes de pénétrations anales sont reproduites sans ambiguïté possible, vont dans le sens de cette assertion. Ces pratiques initiatiques propres à la Grèce, mais qu'on retrouve aussi dans d'autres sociétés anciennes (en Crète par exemple où le jeune homme était enlevé par un adulte pour partager sa vie quelque temps), rendent tout à fait banal le lien charnel qui en découlait fatalement. À Athènes, la liaison entre un amant et un aimé était même encouragée car la pédérastie y était particulièrement prestigieuse et permettait de jouir d'un statut social favorable.

En revanche, les relations multipliées avec une femme, le donjuanisme en quelque sorte, objet de tous les fantasmes dans nos sociétés modernes, était loin d'avoir ce crédit dans la société grecque. On avait même plutôt tendance à ne pas s'en vanter. C'est que, comme nous l'avons dit, l'amour des garçons porte en lui, selon les Grecs, de hautes valeurs spirituelles permettant l'épanouissement harmonieux du jeune homme en quête d'identité sociale.

Cependant, cette homosexualité reconnue, officielle, ne dure pas. Pour l'adolescent, ce n'est qu'une brève étape de son existence. En effet, dès que les poils viennent remplacer le fin duvet de la jeunesse, ceux-ci anéantissent, non seulement la beauté, «autant que la chaleur les roses» (dixit Straton) mais aussi et surtout confirment que le garçon est devenu un homme désormais prêt au mariage. La relation amoureuse cesse définitivement au risque pour le couple de tomber dans l'homosexualité, seule forme admise dans nos sociétés contemporaines, mais qui, dans l'antiquité gréco-latine, était considérée comme une faute grave. Pour assurer la survivance de la cité, le garçon se devait de prendre femme et de procréer. Pour les Grecs, peuple sexiste s'il en fut et qui faisait, ce qui le différencie de nous, une dichotomie radicale entre cette institution et le sentiment amoureux, le mariage était regardé comme un mal nécessaire.

Ainsi donc, deux hommes ayant à tour de rôle un comportement soit actif, soit passif, offraient des motifs de raillerie, même si leurs pratiques n'entraînaient pas pour autant une condamnation pénale, une sexualité même jugée peu valorisante n'étant jamais considérée comme un élément d'attentat à l'ordre naturel. Pourtant, la chose est sûre, l'homosexualité dans sa définition véritable était mal vue en Grèce.

 Au Ve siècle, Aristophane qui, par ailleurs, ne critique guère la pédérastie en elle-même (des passages de ses pièces montrent qu'il n'était pas insensible à la grâce adolescente), se moque sans réserve des homosexuels purs et surtout des efféminés (les passifs) en les qualifiant de «culs élargis». Les orateurs attiques ne se privent pas non plus de dénigrer leurs adversaires en utilisant l'arme de leurs mœurs prétendument douteuses. Eschine reproche ainsi à Démosthène d'être un efféminé et de se prostituer, preuve s'il en est qu'un pareil argument devait avoir une certain impact sur l'opinion publique et qu'il déconsidérait lourdement celui qui en était la victime.

Ajoutons cependant que, dans le même discours, Eschine s'empresse de préciser que «renoncer à l'amour des garçons serait le comble de la grossièreté, de la barbarie inculte». Car l'orateur, s'il critique foncièrement l'efféminement, ne revient pas, loin s'en faut, sur la pratique pédérastique, un amour considéré comme supérieur aux autres et si bien ancré dans les mentalités.

Mais si l'homosexualité en tant que relation entre deux hommes mûrs est condamnée, elle est aussi vantée dans certains cas quand elle répond à des exigences de type militaire, en vue d'une émulation réciproque entre l'amant et l'aimé. À Sparte, la glorification de la virilité favorisait la formation de couples de soldats dont les sentiments étaient loin de demeurer platoniques. Mais si la société spartiate encourageait cette fraternité virile, c'était uniquement à seule fin de consolider le moral et la cohésion des troupes.

Résumons-nous : la pédérastie est l'idéal amoureux par excellence et la relation la mieux considérée entre deux mâles ; l'adulte est l'initiateur du jeune garçon et, à ce titre, a un rôle exclusivement actif, son partenaire, l'initié étant l'«élément» passif.

Mais ce n'est là que l'idéal ! Car les pratiques homosexuelles en Grèce ne doivent pas être regardées simplement sous l'angle des seuls rites initiatiques de la fin de l'adolescence. Preuve en est la poésie si riche (notamment épigrammatique) et jamais clandestine que la Grèce nous a léguée, mais aussi les représentations des vases attiques où sont peintes complaisamment des scènes érotiques vantant l'amour des garçons. D'ailleurs, dans la vie quotidienne, les hommes quoique mariés, n'éprouvent aucune honte à se rendre chez les courtisanes mais aussi à visiter les gymnases pour voir des jeunes gens nus et avoir si possible des relations sexuelles avec eux.

À vrai dire, une pareille sociabilité n'est rendue possible que parce que la société grecque exhibe une masculinité sans partage. Dans ce contexte, l'homme et ce qu'il présente et représente est valorisé : ainsi tout ce qui l'entoure répond à ses seules attentes et à ses seuls désirs.

Ce monde n'est pas «hétérosexiste», comme il le sera plus tard après la révolution chrétienne qui n'acceptera qu'un rapport en sens unique et rien que cela, sous peine de péché mortel. Si le Grec accorde la prédominance de l'élément masculin par rapport à l'élément féminin, il ne crée aucune barrière nette entre homosexualité et hétérosexualité. Le fait qu'il n'ait pas inventé de termes pour différencier ces deux tendances est tout à fait révélateur.

Il apparaît à la lecture de nos épigrammes que ce code amoureux et sexuel a connu tout au long des quatre siècles que couvre le Livre XII une évolution assez notable. D'ailleurs, il y a un monde entre les paroles éblouissantes d'un Platon épris de perfection morale et la réalité. Déjà Aristophane trouvait qu'en son temps, les jeunes garçons ne parvenaient déjà plus à résister aux avances d'adultes attirés davantage par leur beauté corporelle que par leur esprit. À plus forte raison, la Muse de Straton qui nous intéresse présente bien des transgressions à cette morale sublimée par les platoniciens, le jeune homme, bien au-delà de dix-huit ans continuant à garder une relation stable avec un (ou des) hommes. Straton lui-même, malgré les sacro-saints poils qui déterminent l'arrêt définitif de toute relation pédérastique, avoue sans beaucoup de remords poursuivre sa relation avec l'aimé : «Avec poils, avec barbe, il est mien avant tout !»

Enfin, pour tromper son monde, le jeune homme résout le problème de l'âge en usant d'un stratagème, celui du rasage des poils, à l'instar d'un Agathon qui, à la fin du Ve siècle avant Jésus-Christ, s'il faut en croire Aristophane (qui se moque de lui dans les Thesmophories), gardait son apparence de jeune homme au point de séduire Euripide vieillissant !

L'idéal n'a jamais remplacé la réalité mais convenons qu'au IIe siècle de notre ère, moment intermédiaire où la société cherche de nouveaux repères mais n'a pas encore rompu avec son ancien mode de pensée, certains tabous se brisent ; c'est le siècle d'une relative liberté morale qu'accroît encore la paix romaine, tout au moins dans les classes supérieures de la société ; c'est aussi une époque où la confusion entre, d'une part, le pédéraste porté aux nues depuis l'époque de Platon et, d'autre part, l'homme épris de ce qu'une épigramme considère comme sa réplique, est alors à son comble, dernière lueur de liberté homosexuelle avant que ne tombe à partir du IVe siècle le rideau sévère et implacable de l'intégrisme chrétien.

Certes, à l'époque impériale, la prostitution masculine continue chez les Grecs d'être condamnée, bien plus que le rapport sexuel entre deux hommes faits. Mais à Rome et dans les grandes villes, la prostitution, du moment qu'elle ne touche que des affranchis ou des étrangers, n'est l'objet d'aucune législation répressive et permet d'agrémenter les banquets des riches Romains de gitons en tous genres, selon le goût des hôtes et de leurs convives. On ferme aussi les yeux lorsque l'homme, à condition qu'il soit «actif», entretient une relation avec un esclave, même de son âge, pourvu que la violence n'entre pas en ligne de compte. En outre, s'il faut en croire les auteurs chrétiens du IIIe siècle, la sodomie s'est généralisée à un tel degré qu'elle est devenue une pratique naturelle au sein de toutes les couches sociales, au grand scandale des doctrinaires de la nouvelle religion qui se répand et qui inspireront sous le règne de Constance II, plus précisément en 342, le premier édit ouvertement anti-homosexuel.

Straton de Sardes apparaît donc comme un produit de cette époque, esprit frivole, sans grande conviction, mais beaucoup plus leste, plus «charnel», bref plus «romain» dans ses évocations que l'éthéré Méléagre, pur héritier de l'alexandrinisme qui se plaît tant à minauder. Le réalisme de ses petits tableaux amoureux est sans égal. Les jeunes garçons qu'il fréquente sont souvent de petite vertu : ils sont peu farouches et passent très facilement dès l'âge de quinze ans d'un homme à un autre sans que cela soulève beaucoup de réprobation. D'autres se font payer grassement pour dévoiler leurs charmes au grand dam des amants : ce thème, bien entendu complaisamment traité par l'inénarrable Straton, apparaît déjà discrètement chez Callimaque qui s'en plaint.

Pourtant, ces enfants terribles, un peu canailles, sont aussi des beautés vibrantes dont la grâce est toute divine. Leur perfection physique est souvent louée par les poètes, non sans démesure. On les compare souvent à Ganymède, l'échanson des dieux, Endymion ou Hyacinthe. Pour Rhianos, aucun doute, son Empédocle est une rose ; le Myiscos aimé de Méléagre est une étoile qui éteint toutes celles qui peuplent la voûte céleste.

Malheureusement, ces beautés radieuses ont leur revers : la fragilité. C'est pourquoi un sentiment revient toujours de manière lancinante au fil de nos épigrammes : celui du temps qui passe et qui altère la perfection physique des jeunes aimés. Mais, que ce soit chez Straton, Méléagre ou l'obscur Alcée de Méssénie pour qui la «beauté s'en va et passe le flambeau», la jeunesse est trop précieuse pour perdre son temps. Et nos poètes, qui sont aussi de fougueux amants, s'empressent d'inciter les garçons un peu trop résistants à se donner au plus vite : après tout, ils n'ont guère que six années de sursis pour profiter ensemble des joies exaltantes de l'amour au masculin. Sur ce sujet, certains poèmes, malgré quelques préciosités, sont on ne peut plus touchants et d'une sincérité indiscutable. D'ailleurs, en dépit des conventions littéraires inévitables, des lieux communs, tout le recueil de la Muse garçonnière est souvent marqué du sceau de l'autobiographie. L'ouvrage de Straton, même s'il se prétend fictif dans ce qu'il relate, fait figure néanmoins de petit journal intime où défilent les noms de ses aimés qui, tous, ont probablement existé, quoi qu'il en dise. Aussi Félix Buffière a-t-il raison de proclamer que le livre XII est sans doute plus éclairant, plus direct que tous les dialogues de Platon ou de Plutarque réunis sur ce qui a rapport au sentiment amoureux des Grecs envers les garçons.

L'amour grec signifie donc beauté et fragilité ; mais il est aussi synonyme de souffrance. Car, dans l'esprit des penseurs antiques, la passion garçonnière, en tant que la plus achevée des formes amoureuses, est celle qui provoque les plus grandes voluptés spirituelles et physiques, et par voie de conséquence les pires maux de l'âme. Précisons que l'amour des femmes n'en est pas à ce stade chez les Grecs : il faudra attendre le XIIe siècle pour que les sociétés occidentales, influencées par le lyrisme courtois, décrètent l'absolu de cet amour. La femme, créature incapable de s'élever spirituellement au regard des Anciens (qui professaient une misogynie débordante, voire jubilatoire) n'était pas à même d'inspirer chez eux une passion dégagée des contingences de la procréation.

Parenthèse refermée, revenons à l'Éros qui a une force ravageuse et détruit physiquement le corps de l'amant consumé par les flèches embrasées que cet archer infaillible adresse à celui qui tombe sous sa domination. Rien n'y fait, et on constate combien les mots «feux» et «braise» (surtout chez Méléagre qui en use et en abuse) reviennent sans cesse au gré de nos poèmes pour décrire l'état de tourment de l'amant douloureusement pris dans les filets d'un garçon impossible à conquérir ou qui l'indispose par ses volte-face. Le Myiscos de Méléagre est sans doute le plus bel exemple de ces aimés qui torturent leur amant au point de le rendre exsangue.

Comment conclure sinon en disant que ce livre XII de l'Anthologie Palatine ne méritait pas l'enfer dans lequel on l'a enfermé trop longtemps, d'autant que les hardiesses reprochées et l'accusation de pornographie qu'on lui a prêtée sont injustifiées. Ce petit ouvrage est souvent baigné par une poésie authentique et très diversifiée. Il présente un grand nombre de pièces pleines d'humour et de joie de vivre. Notons que les calembours y sont foisonnants au point qu'une traduction a beaucoup de mal à les transcrire et à en exprimer la truculence.

Il y a surtout la grâce un peu molle mais charmante de Méléagre qui côtoie avec bonheur la gouaillerie sans vulgarité de Straton ; il y aussi les épigrammatistes moins représentés, tels ces fins poètes que sont Asclépiade ou Callimaque, ce dernier possédant une maîtrise du verbe qui dissimulait mal une authentique sensibilité. Grâce à eux, tout un cortège humain, trop humain, revit au gré de ces lignes évocatrices avec la sensation étrange (peut-être excessive, car la Grèce est loin d'être ce «paradis gay» trop vanté par les esthètes, nous en avons fait suffisamment la démonstration plus haut) que nous nous trouvions là dans un monde un peu insouciant, qui ne connaissait pas la notion de culpabilité sexuelle, bref un monde très différent du nôtre.

 

Philippe Renault, 18 septembre 2005

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[Traduction du Livre XII]

 

 

 

Bibliographie

 

        1. Traductions

Anthologie Palatine, Tome X, livre XII, édition et traduction par Félix Buffière, Paris, Collections des Universités de France, 1994.

R. Peyrefitte [Trad.] : La Muse garçonnière, Flammarion, 1973.

P. Maréchaux [Trad.] : La Muse adolescente, Choix d'épigrammes érotiques tirées du Livre XII de l'Anthologie grecque, Le Promeneur, 1995.

Y. Quintin [Trad.] : Amours grecques, Publications Orientalistes de France, 2004.

        2. Études

F. Buffière : Éros adolescent : la pédérastie dans la Grèce antique, Paris, Les Belles Lettres, 1980.

K. J. Dover : L'homosexualité grecque, Grenoble, La Pensée sauvage, 1982.

R. Flacelière : L'amour en Grèce, Paris, Hachette, 1971.

B. Sargent : L'homosexualité dans la mythologie grecque, Paris, Payot, 1984.

M. Sartre : L'homosexualité dans la Grèce ancienne, L'Histoire n° 76, mars 1985.

F. Wion : L'amour grec, Bulletin de l'Association Guillaume Budé, 2, 1970.

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