FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003


L'esclave et le précepteur.
Une comparaison entre Phèdre et Babrius

par

Philippe Renault

Poète et traducteur


Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique, préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or (consultation payante).

Une de ses dernières œuvres (2003, 760 p. au format PDF) est intitulée Esopica, les fables grecques et latines. On y trouve l'intégralité des cinq cent quatre-vingt quatre fables « ésopiques » recensées par les chercheurs (et notamment l'Anglais B. E. Perry), à quoi ont été ajoutées une dizaine de fables tirées de l'Anthologie Palatine. Parfois Philippe Renault a répertorié et traduit plusieurs versions pour que le lecteur curieux puisse les comparer.

Dans le domaine de la fable antique, Philippe Renault a bien voulu confier aux FEC trois articles : celui que l'on trouvera ci-dessous, un second intitulé Fable et tradition ésopique, et un troisième consacré plus spécialement à Babrius, sous le titre Babrius, un fabuliste oublié. Certains d'entre eux utilisent en partie des données de son Esopica.

Mais Philippe Renault s'intéresse également à Lucien. Après avoir publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant », il a donné sur la BCS des traductions nouvelles annotées de plusieurs dialogues de Lucien.

On signalera encore, toujours sur la BCS, sa traduction nouvelle en vers du Livre V de l'Anthologie Grecque, contenant les épigrammes érotiques, et du Livre XII, celui de la Muse garçonnière, oeuvres qu'il a pris soin de présenter dans deux articles : Anthologie Palatine. Deux mille ans d'Anthologie Grecque mais un chantier toujours ouvert (FEC 8 - 2004) et La Muse garçonnière, bible de l'amour grec (FEC 10 - 2005).

[Note de l'éditeur - 20 novembre 2004 - 11 février 2005 - 7 janvier 2006]


Plan


Introduction

La fable est sans nul doute d'origine orientale, peut-être syrienne, s'il faut en croire les découvertes successives de tablettes sumériennes depuis le début du XXème siècle. Mais c'est en Grèce que ce genre a connu un développement extraordinaire avec le mystérieux Ésope - dont on discute toujours la réalité biographique - et six cents ans plus tard, avec ceux qui se sont inspirés de lui, à savoir Phèdre et Babrius, ses versificateurs les plus notables. Dès le IVème siècle av. J.-C. déjà, on avait mis par écrit les centaines d'apologues qui circulaient et ce, dans le but de fournir un arsenal de citations à l'usage des orateurs et des rhéteurs. À partir du Ier et du IIème siècle apr. J.-C., ces récits sont de plus en plus considérés dans une optique pédagogique afin d'offrir des rudiments moraux aux enfants. C'est à ce moment bien précis qu'il faut replacer l'œuvre de Babrius qui met pour la première fois Ésope en vers grecs pour l'éducation du fils d'un prince oriental. Phèdre l'avait précédé de quelques décennies seulement en transcrivant Ésope en vers latins mais en n'ayant aucunement l'intention d'écrire en vue d'être étudié dans un cadre scolaire. Phèdre composa, on le sait, pour un public de lettrés avec le souci évident de faire une œuvre très personnelle et nous le verrons, avec des visées politiques précises.

De son côté, Babrius bénéficia d'un succès considérable avec des fables beaucoup moins orientées, « politiquement correct », dirait-on dans notre jargon ultra contemporain. Dès son vivant, des rhéteurs s'emparèrent de ses versions d'Ésope pour les imiter et les transcrire indifféremment en vers ou en prose - avec plus ou moins de bonheur - et ce, avant de les confier ensuite comme exercices à leurs élèves. C'est ainsi que nous disposons de quelques paraphrases dites « babriennes », remontant toutes à l'époque byzantine, paraphrases qui, elles-mêmes, avaient copié des textes composés à l'époque romaine. Enfin, la profusion de papyrus Oxyrhynchos - des fragments informes principalement - où sont rédigés d'une main enfantine des vers ou des bouts de phrases en prose plus ou moins dérivés des pièces de Babrius, montrent à quel point la fable faisait partie intégrante de l'éducation des enfants de langue grecque, notamment sous le Bas-Empire.

La postérité de Babrius fut glorieuse jusqu'à la fin de l'Antiquité ; celle de Phèdre beaucoup moins car ce poète embarrassait en raison du message social - parfois à la limite de la subversion - que son œuvre véhiculait. Pourtant, notons combien celui-ci se rattrapa au Moyen Age même si ce fut à travers des versions abrégées de ses œuvres. Bref, à partir de ces deux personnalités poétiques pratiquement nées à la même époque, à quelques dizaines d'années près, écrivant à partir d'un moule littéraire identique mais avec une perception bien différente, il m'a paru intéressant de comparer deux visions de la fable car porteuses d'avenir.

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Fable sociale et fable illustrative

Qu'enseigne donc la fable ? D'emblée, faisons nôtre une des constatations faites par l'historien Nøjgaard [1] qui voit dans la fable un genre profondément populaire, anti-aristocratique et anti-idéaliste. Elle est en effet éloignée autant des idéaux propres aux épopées homériques qu'aux grandes dissertations morales des philosophes. Il est vrai que le genre semble relativement méprisé par les grands auteurs qui ne citent que rarement des fables dans leurs œuvres à l'exception notable de Platon [2], d'Horace ou de Lucien. Seuls les orateurs et les comiques comme Aristophane, bref, ceux qui veulent s'adresser aux masses pour se faire comprendre d'elles, citent ou inventent des fables.

Tout cela est fort éloquent. La fable apparaît éminemment trop prosaïque pour le penseur épris d'universel : il la trouve presque trop vulgaire et il n'ose guère par conséquent s'y frotter. Ne trouve-t-elle pas son origine chez un esclave, Ésope le Phrygien ? Et c'est justement dans cette perspective qu'elle nous apparaît comme le seul genre littéraire issu d'êtres socialement démunis, ce qui est fort rare dans l'Antiquité.

Or, à la suite d'Ésope, il y a d'abord la mince contribution d'un grand auteur classique, Horace, lui-même fils d'affranchi - ce qui n'est pas un hasard - et bien entendu Phèdre (première moitié du Ier siècle apr. J.-C.), qui a connu, lui, la douleur de l'esclavage avant d'être affranchi par un décret d'Auguste. C'est bien ce dernier qui assigne à la fable, bien plus que son illustre, quoique hypothétique, prédécesseur grec, une fonction sociale et politique véritable. Son message est beaucoup plus explicite et subtil que celui d'Ésope : il est vrai que la civilisation qui le porte est déjà très avancée du point de vue des structures sociales et politiques et, qui plus est, elle doute alors fortement d'elle-même, l'institution du principat tremblant encore sur ses bases et les souvenirs des luttes civiles point encore retombés.

Phèdre utilise la fable pour exprimer ses propres frustrations sociales : c'est une arme contre ses ennemis qui sont nombreux s'il faut en croire les quelques confidences qu'il consent à nous faire - on sait qu'il fut emprisonné sous Caligula. La fable est pour lui un moyen littéraire de crier son mécontentement et d'exprimer sa révolte d'ancien esclave. En fait, cet auteur a beaucoup de points de ressemblance avec son illustre modèle, Ésope, qui dut, lui aussi, affronter les soubresauts d'une société grecque en pleine mutation six siècles plus tôt.

Pour Babrius qui écrivit une génération à peine après Phèdre (vers 70-80 de notre ère), il en est tout autrement : c'est un nanti, un érudit, un homme de cabinet et la seule manifestation d'animosité que l'on décèle dans ses écrits est dirigée contre ceux qui plagient son œuvre. Et encore, il ne s'en formalise pas trop ! Car dans le prologue du livre II où il incrimine ses imitateurs, il déclare avec un soupçon de détachement qu'il va néanmoins continuer à composer des fables, comme si de rien n'était. Le quasi « olympianisme » qui caractérise Babrius n'a rien à voir avec l'élan ombrageux de Phèdre que de nombreux historiens, par ailleurs, lui ont reproché à l'instar de Léopold Hervieux [3] qui, malgré l'admiration qu'il éprouvait pour l'œuvre, ne pouvait pas s'empêcher de détester l'homme « persécuté et transi de jalousie ».

Revenons aux fables : nous pouvons les lire d'une manière naïve, voire enfantine. S'agissant des œuvres de Babrius, leur grâce, leur ingénuité voulue et assumée, leur propension au récit bien mené, bien écrit, mais sans réelle profondeur, bref, pour ces fables, une lecture naïve est à conseiller à juste titre. Chez Phèdre, les choses sont bien entendu, fort différentes ; les rapports et les conflits sont terriblement complexifiés : le fort opposé au faible, thème que l'on retrouve généralement dans la plupart des fables, a chez lui une connotation toute particulière et donne à son récit une dimension morale et sociale aiguë. La fable devient alors source de réflexion et de perplexité. Elle est un prétexte pour faire une peinture quasiment « au vitriol » de la société de son temps.

Si on suit Phèdre de près, le monde romain est scindé en deux groupes bien distincts : les riches et les puissants auxquels s'opposent tous les autres, petit peuple de citoyens asservis aux distributions publiques, esclaves et affranchis. Contre ce pouvoir, les faibles ou les soumis peuvent se liguer ou se montrer solidaires, comme en témoigne par exemple la fable où l'âne s'affirme allié du porc [4]. La révolte est aussi préconisée pour mettre fin à une situation intenable : tel est le sens caché de la fable où le renard impuissant en arrive à l'extrémité par laquelle, pour récupérer ses petits volés par l'aigle, il menace de mettre le feu au nid de son ennemi s'il ne les lui rend pas [5].

Cependant, la tentation de la subversion reste imprécise chez Phèdre et pas toujours très constructive au final. Dans Le coq et ses porteurs ou L'esclave fugitif, récits qui sont dus, il est vrai, à sa vieillesse aigrie, la résignation et l'acceptation de son sort redeviennent de rigueur.

Si l'on compare ces mêmes fables avec celles de Babrius qui a tendance à esthétiser plus qu'à approfondir le sujet qu'il traite, on conçoit que le malaise créé par la lecture phédrienne émeut bien davantage les esprits. Car Babrius se contente, non sans talent, de retranscrire du mieux qu'il peut l'héritage d'Ésope transmis à travers les différents recueils qu'il avait à sa disposition. Sa fonction de fabuliste est essentiellement illustrative : il a pleinement conscience de la sécheresse du Phrygien, et son désir sincère est d'embellir les petites scènes qu'il rapporte pour non seulement complaire à son royal élève mais aussi pour élaborer une œuvre parfaite d'un point de vue formel et susceptible de passer à la postérité.

En outre, plus que Phèdre, il s'adresse à l'enfant qui a besoin, selon lui, d'avoir sous les yeux un texte qui soit à son niveau, c'est-à-dire simple, ludique et sans arrière-pensée, si possible. Le vers iambique qu'il utilise, pourtant réputé pour sa rudesse et son piquant, est par lui assoupli comme il le proclame dans un de ses prologues [6] : on dirait aujourd'hui qu'il l'a « aseptisé » pour le rendre fréquentable et finalement plaisant. En cela, Babrius est peut-être plus proche de La Fontaine que de Phèdre, quoi qu'on en ait dit. Relisons Phèdre et l'on verra que malgré la versification, il reste concis, sobre, à la limite de la sécheresse : le style aisé et fleuri du poète du Grand Siècle - qui savait aussi faire court, reconnaissons-le - n'a rien de comparable. S'il eût connu les fables de Babrius, soyons-en sûrs, sa verve imitative se serait tournée davantage vers le fabuliste de langue grecque que vers l'auteur latin.

Pourtant, le rapprochement de l'auteur français et de Phèdre reste valable, tout au moins en partie. À la vérité, il faut bien se résoudre à voir dans son génie un heureuse conciliation entre les deux tendances propres à Phèdre et à Babrius : il est en effet le seul fabuliste à avoir su combiner une critique sociale, une peinture de l'humanité, des évocations personnelles et un style à nul autre pareil. Ce qui explique avec raison l'ambiguïté que l'on a éprouvée sur ses vertus pédagogiques à l'égard des enfants. Ces poèmes étaient, certes, un bonheur dans le cadre de la récitation, mais leur moralité douteuse rendait sceptiques bien des enseignants, et aujourd'hui, encore, certains hésitent à les inculquer aux petits.

Mais revenons à Phèdre. D'évidence, cet auteur est un cas assez exceptionnel dans la littérature latine dont l'expression s'avérait être le plus souvent le fait d'une caste riche et oisive. Ce poète latin révèle en effet les aspirations autant que l'amertume d'une classe sociale peu représentée dans le monde culturel de l'époque. Babrius, lui, est le précepteur d'un prince du sang - le fils d'Alexandre, roi de Cilicie - qui ne subit point les affres de sa condition sociale et sa poésie s'en ressent très fortement.

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Une lecture du loup et de l'agneau

Pour mesurer toute la différence de style et d'approche qui sépare Phèdre et Babrius, rien de plus instructif que de relire leurs deux versions respectives de la fable du loup et de l'agneau dans les traductions que j'en ai tirées.

        Phèdre I, 2

Un loup et un agneau
S'étaient rendus tous deux près d'un même ruisseau.
Le premier se trouvait en amont,
Le second en aval.
Le loup poussé par sa voracité
Chercha déconvenue afin de disputer
Notre jeune animal.
« Tu troubles, dit-il, l'eau que je bois. »
L'agneau lui répondit tout en émoi :
« Comment donc le pourrais-je, ô loup,
Toi, tu es en amont et l'eau descend vers moi. »
Mais le loup osa répliquer
À tant de bonne foi :
« Il y a six mois, tu m'as critiqué. » 
« Moi ? dit l'agneau, je n'étais point sur terre
À ce moment-là. »
« Par les dieux, dit le loup, mais c'est ton père ! »
Et c'est alors qu'il se saisit de cet agneau
Le tua, meurtrier contre toutes les lois.

Cette fable vise ceux
Qui brisent des innocents
Par le recours incessant
Aux discours fallacieux.

(trad. Ph. Renault, 2003)

        2. Babrius, 89

Il était une fois un loup
Qui surprit un agneau
Égaré du troupeau.
Il ne voulait pas du tout
Se ruer sur sa proie violemment.
Pour justifier sa haine
La bête prit la peine
D'user des meilleurs arguments.
« Bien que tu me sois inférieur,
Tu m'as injurié l'année dernière. »
Dit le loup. « Mais comment cela put-il se faire,
Dit l'agneau, je n'ai pas un an d'âge, seigneur ! »
Notre loup poursuivit : « Tu as brouté
L'herbe d'un champ qui est ma propriété. 
»
« 
Non, je n'ai pas mangé cette herbe ;
D'ailleurs, je n'ai pas commencé à brouter ! » 
Répondit l'agneau ! Et le loup d'ajouter :
« N'as-tu pas bu à la fontaine où d'ordinaire
Moi, je me désaltère ? » 
« Je ne me nourris que par le sein de ma mère ! » 
Dit l'autre. Mais le loup se saisit de l'agneau.
Et tout en le croquant, il dit les mots suivants :
« Tu ne vas pas me priver de ma ration
Même si, aisément,
Tu as su réfuter mes accusations. »
(trad. Ph. Renault, 2003)

Ce qui est remarquable de prime abord, c'est la concision de Phèdre que je me suis efforcé de reproduire même si je n'ai point respecté le vers d'origine - comme pour Babrius - préférant, au nom de la liberté du poète, à l'instar de la Fontaine, user du vers irrégulier, plus aisé pour la conduite d'un récit. Mais que l'on se rassure, le sens du texte initial, lui, a été bien respecté. Bref, chez le Latin, on remarque combien l'action est réduite au minimum - elle suit en cela la trame ésopique d'origine - aboutissant à la morale terrible qui tombe comme la lame d'un couperet, le but étant de la graver irrémédiablement dans l'esprit du lecteur. On a quasiment l'impression que toute l'histoire a été relatée pour cette seule conclusion : le récit semble du coup instrumentalisé et mis au service de l'épimythium qui dénonce lapidairement mais efficacement l'injustice flagrante dont l'innocent est souvent victime par le fait des « discours fallacieux » des méchants.

Chez Babrius, la fable est un peu plus longue et le récit paraît ne fonctionner que pour lui-même. C'est une saynète bien charpentée avec une progression astucieuse en trois temps (c'est-à-dire trois questions/réponses, deux seulement chez Phèdre) menant au meurtre final ; de plus, le dialogue est composé avec un soin extrême, où chacun des deux protagonistes de l'histoire expose clairement son argumentation respective : il faut d'ailleurs s'incliner face à l'art consommé de notre poète qui est un conteur hors pair. Lentement mais sûrement, on sent que cette aventure va basculer dans l'horreur…

Mais étrangement, nulle morale finale dans la fable de Babrius ; ou plutôt elle est induite de manière assez confuse par le propos ultime du loup - méthode très souvent utilisée par le fabuliste pour terminer ses fables :

Tu ne vas pas me priver de ma ration
Même si, aisément,
Tu as su réfuter mes accusations.

Il est vrai que l'épimythium n'est pas systématique chez Babrius : ce n'est pas une fin en soi et pourtant Dieu sait que, considérant la monstruosité de la situation, on eût aimé connaître l'avis du poète. Mais c'est là une tendance propre à Babrius, répétons-le, que de négliger la morale conclusive qui, chez Phèdre, au contraire, est un élément tout à fait crucial de la fable, qu'elle soit placée au début ou à la fin du récit : c'est pour lui l'occasion d'y dénoncer les tares des hommes et de la société, c'est le moment propice où le poète peut s'exprimer en toute liberté, loin des conventions propres au récit. Les péripéties de l'histoire ne l'intéressent que modérément : il semble même précipiter l'action et brûler les étapes afin d'arriver hâtivement à la conclusion.

De même, la psychologie des personnages chez Phèdre est plutôt sommaire. Le loup phédrien n'est qu'une brute épaisse qui recherche le premier prétexte venu pour manger l'agneau. Le loup babrien est autrement plus complexe : il est en effet machiavélique à souhait, voire sadique et cynique : il veut prendre son temps avant de perdre l'agneau et le croquer ; ne dit-il pas cette phrase effroyable :

Pour justifier sa haine
La bête prit la peine
D'user des meilleurs arguments.

Le loup de Phèdre n'a point cette subtilité et ne semble tenu que par son ventre affamé :

Le loup poussé par sa voracité
Chercha déconvenue afin de disputer
Notre jeune animal.

Finalement, il en résulte que le loup babrien est plus inquiétant que celui de Phèdre. La vision finale montrant cette bête parlant de son bon droit tout en dévorant l'agneau ajoute à l'horreur ambiante. On ne peut pas ne pas se remémorer le terrifiant premier vers de la fable de la Fontaine sur le même sujet : « La raison du plus fort… ». D'ailleurs, les deux fables ne sont pas aussi éloignées l'une de l'autre tant par le raffinement du récit que par l'esprit.

De plus, Babrius tend à insinuer que l'agneau est responsable de son funeste destin à cause de son manque de prudence. Ne dit-il pas au début de la fable qu'il s'était « égaré du troupeau » ? Cette remarque n'existe pas chez Phèdre : le loup et l'agneau arrivent à égalité près de la rivière :

Un loup et un agneau
S'étaient rendus tous deux près d'un même ruisseau.

Il n'y a donc pas chez Babrius une condamnation claire de l'outrage commis par la terrible bête. La lecture de la fable achevée, on reste sceptique même si l'on a pu apprécier préalablement la lecture d'un texte rondement mené. En revanche, chez Phèdre, l'éternel révolté, les choses sont plus claires et il tend un doigt accusateur : le loup est avant tout

Meurtrier contre toutes les lois.

À travers ces mots, par ailleurs, on pense irrésistiblement aux injustices sociales que Phèdre, on le sait, réprouve de toutes ses forces. En cela, le Latin est fidèle à sa vocation de correcteur des vices, vocation qu'il répète inlassablement dans chacun des prologues de ses cinq livres de fables [7].

Quant à Babrius, il reste en retrait et n'a aucunement l'intention d'aller plus loin dans la démonstration. Cela ne correspond guère à son tempérament. Point chez lui de parabole politique, ni de colère rentrée, ni de forte réprobation, mais une réserve, un détachement, une sorte d' « au-dessus de la mêlée » qui fait qu'on peut lui préférer Phèdre, bien plus compatissant à l'égard de la faiblesse de l'agneau qui symbolise toutes les victimes innocentes de la terre. Les humbles ont ainsi droit à la mansuétude de l'ancien esclave qui sait bien le prix de la souffrance dans un monde romain en proie à l'injustice sous toutes ses formes.

C'est donc bien là la différence avec Babrius, le poète charmant, « roucoulant », a-t-on dit parfois, mais relativement peu « engagé » - comme nous dirions aujourd'hui - écrivain soucieux du bien dire mais peu enclin à se plaindre et à plaindre autrui. Après tout, n'est-il pas un poète qui a réussi dans la vie, qui a vécu dans une probable opulence au sein d'une cour orientale, s'est enrichi et, qui plus est, a écrit une œuvre littéraire promise à un vrai succès dont il a pu mesurer tout l'éclat de son vivant. Bref, tout lui a souri. Certes, dans le prologue du livre II, il se plaint des plagiaires : mais à la vérité, n'éprouve-t-il pas une certaine fierté à le déclarer aussi ouvertement à la face de ses lecteurs ? N'y a-t-il pas de sa part une certaine vanité à dire que partout, on ne cesse de l'imiter ?

On se sent donc davantage en empathie avec ce Phèdre persécuté, exilé - sur l'ordre de Tibère et de Séjan - déjà « artiste maudit » avant l'heure et que l'on imagine traînant une toge miteuse de cénacles en cénacles et déclamant ses fables d'une voix hésitante devant un public sceptique, si ce n'est hostile, lui dont les œuvres furent à un moment ou à un autre censurées et qui ne connut jamais le succès de son vivant, ni même tout au long des quatre siècles que dura l'empire romain. À la fin du IVème siècle encore, même un fabuliste de langue latine, Avianus, sera peu sensible aux compositions de son illustre prédécesseur et subira presque exclusivement l'influence de Babrius.

Mais paradoxalement, c'est lui et lui seul qui va influencer, à travers les transcriptions en prose du Romulus Vulgaris, tous les fabliers du Moyen Age, la plupart des isopets et jusqu'aux apologues de Marie de France et surtout de La Fontaine, même si son nom va rester dans l'obscurité jusqu'à la fin du XVIème siècle [8]. Babrius et ses fameux plagiaires, pourtant innombrables, auront sombré dans un oubli complet que l'on s'explique difficilement, ne résistant que par des « digests » fort médiocres et ce, jusqu'à la découverte que l'on peut qualifier de miraculeuse de quelque cent vingt-trois fables en 1843 (sur les deux cents probables), auxquelles il faudra ajouter vingt fables reconstituées par les philologues [9]. Mais comme Phèdre, on aura oublié jusqu'à son nom et plus longtemps encore que son illustre devancier.

Ainsi donc, entre Phèdre et Babrius, deux auteurs très proches dans le temps et, qui plus est, composant à partir d'un même canevas, les fables d'Ésope, on assiste à l'éternel conflit entre l'auteur revendicatif et l'auteur passif. Il y a, en effet, d'un côté Phèdre, conscient des malheurs de ce monde et qui voudrait les résoudre par la morale en usant de sa plume et de son art ; de l'autre, Babrius, qui se contente, lui, de prévenir ses lecteurs contre les périls qui ne manqueront pas de survenir et dont il pressent qu'ils sont inévitables : mieux vaut, à son avis, prendre ses précautions en vue de se prémunir contre l'adversité, en fait, ce qui est de l'ordre des choses et qui ne saurait être modifié. L'agneau était ici le plus faible et il est apparu quasi normal aux yeux de Babrius qu'il ait été voué à la mort par son imprudence. Pour Phèdre - tout au moins lorsqu'il écrit dans sa jeunesse et dans sa maturité poétique - la situation est plus complexe : l'injustice lui est proprement intolérable et nécessite qu'on la dénonce vigoureusement. À travers nos deux poètes, nous voyons aussi la différence entre l'écrivain démonstratif - parfois lourdement chez Phèdre - mais ne niant pas forcément l'aspect divertissant de la fable, et l'esthète qui de son art a une vision décorative : c'est le cas de Babrius, poète qui conçoit son apologue, certes comme une œuvre morale (c'est le moins qu'il puisse faire) mais que l'on doit considérer avant tout sous l'angle d'un conteur magistral, d'un brillant versificateur ayant offert à la fable de délicats ornements mais point doté d'une réelle élévation de pensée.

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Notes

[1] M. Nøjgaard : La Fable antique. Copenhague, Nyt Nordisk Verlag, 1967. [Retour au texte]

[2] Platon, Phédon, 60b-61b. [Retour au texte]

[3] L. Hervieux : La Fable latine du règne d'Auguste à la fin du Moyen Age. Paris, Firmin Didot, 3 volumes, 1881-1893. [Retour au texte]

[4] Phèdre V, 4 : L'âne et le porc. [Retour au texte]

[5] Phèdre I, 29 : L'aigle et le renard. [Retour au texte]

[6] Cf. Babrius, Prologue du Livre II. [Retour au texte]

[7] Cf. Phèdre I, Prologue :

Ce livre a deux avantages :
Il est drôle et par son propos
Il avertit le sage.
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[8] C'est Pierre Pithou qui retrouva le manuscrit des fables de Phèdre et qui les publia en 1596. [Retour au texte]

[9] Sur le récit de cette découverte, voir mon article publié dans les FEC : Babrius, un fabuliste oublié. [Retour au texte]

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