FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003


Fable et tradition ésopique

par

Philippe Renault

Poète et traducteur


Philippe Renault, dont Les Belles Lettres ont publié en 2000 une Anthologie de la poésie grecque antique, préfacée par Jacqueline de Romilly (440 p.), est aussi l'auteur de plusieurs autres volumes (poèmes personnels et traductions de textes antiques), disponibles en version électronique auprès des Éditions de l'Arbre d'Or (consultation payante).

Une de ses dernières œuvres (2003, 760 p. au format PDF) est intitulée Esopica, les fables grecques et latines. On y trouve l'intégralité des cinq cent quatre-vingt quatre fables « ésopiques » recensées par les chercheurs (et notamment l'Anglais B. E. Perry), à quoi ont été ajoutées une dizaine de fables tirées de l'Anthologie Palatine. Parfois Philippe Renault a répertorié et traduit plusieurs versions pour que le lecteur curieux puisse les comparer.

Dans le domaine de la fable antique, Philippe Renault a bien voulu confier aux FEC trois articles, celui que l'on trouvera ci-dessous, un autre intitulé Babrius, un fabuliste oublié, et un troisième dont le titre est L'esclave et le précepteur. Une comparaison entre Phèdre et Babrius. Certains d'entre eux utilisent en partie des données de son Esopica.

Mais Philippe Renault s'intéresse également beaucoup à Lucien. Après avoir publié dans les FEC 8 (2004), sous le titre Lucien de Samosate, ou le prince du gai savoir, une introduction générale à la vie et à l'œuvre de celui qu'il appelle « un satiriste flamboyant », il a donné sur la BCS des traductions nouvelles annotées de plusieurs dialogues de Lucien.

On signalera encore, toujours sur la BCS, sa traduction nouvelle en vers du Livre V de l'Anthologie Grecque, contenant les épigrammes érotiques, et du Livre XII, celui de la Muse garçonnière, oeuvres qu'il a pris soin de présenter dans deux articles : Anthologie Palatine. Deux mille ans d'Anthologie Grecque mais un chantier toujours ouvert (FEC 8 - 2004) et La Muse garçonnière, bible de l'amour grec (FEC 10 - 2005).

[Note de l'éditeur - 20 novembre 2004 - 11 février 2005 - 7 janvier 2006]

Plan

La fable: un genre littéraire spécifique

   

Un récit destiné au peuple

Depuis la nuit des temps, la fable est l'une des plus commodes et des plus charmantes trouvailles littéraires à finalité éducative. À travers la narration d'une historiette alerte et cocasse qui se termine généralement par une leçon morale, elle a pour visée d'inciter à la réflexion en vue de corriger et d'améliorer les comportements humains. Il ne faut surtout pas la confondre avec le conte, ni avec la parabole. Le conte est par définition une histoire plus ou moins longue, fondée sur des faits et qui n'est jamais liée comme la fable à un quelconque enseignement. Quant à la parabole, très brève dans sa formulation - elle ne comporte que quelques mots bien frappés -, elle n'a jamais recours à des personnages fictifs, caractéristique si évidente des récits attribués à Ésope.

La fable est en quelque sorte à mi-chemin entre ces deux genres. Elle est divertissante, agréable à l'écoute, et cet aspect quasi scénique en a fait l'attrait principal dès l'Antiquité car elle permettait d'éveiller plus aisément les esprits enfantins à un début de conscience morale.

Sur cette fonction de la fable, il faut relire les préfaces de Phèdre: pour le poète, la fable a pour mission de faire rire (risum movere) et d'avertir par l'exemple (exemplo movere), de corriger les erreurs en charmant l'oreille. De plus, contrairement à la chanson qui, selon lui, n’a pas grand intérêt, il oppose la fable, genre plus sérieux qu'il n'y paraît et qui exige une lecture attentive.

Concernant sa structure, la fable se différencie du conte ou de tout autre genre littéraire de forme brève. Elle peut être indifféremment en prose ou en vers. Du point de vue narratif, elle comprend trois parties distinctes: une donnée où est énoncé le problème en question, l'action proprement dite suivie du conflit, enfin la conclusion consistant le plus souvent en une seule réplique qui doit faire « mouche ». Une moralité termine le récit sauf si la réplique finale l'a fournie implicitement.

La principale caractéristique de la fable, celle qui l'a justement rendue irrésistible aux yeux des Anciens, est la représentation extrêmement fréquente des faiblesses humaines par animaux, par plantes ou même objets interposés.

S’agissant des animaux, ces récits nous présentent un riche bestiaire mais limité néanmoins à quelques espèces typiques, celles que l’on rencontrait habituellement en Grèce et en particulier en Asie mineure, lieu de naissance supposée de la fable grecque. C’est ainsi que le renard, le lion, le loup, le bœuf ou le mouton se révèlent les protagonistes favoris voire incontournables de nos textes. Parfois, quelques animaux exotiques font leur apparition tel le crocodile d'Egypte par exemple, ce qui tend à prouver que la composition du récit en question est à dater d'une époque plus tardive, hellénistique ou romaine.

Bien entendu, les personnages animaliers de la fable sont des archétypes des qualités, des défauts ou des fonctions propres à l'humanité. D'évidence, le lion représente toujours le pouvoir et la grandeur ; le loup, la cruauté, la force sauvage et stupide, le totalitarisme, tout le contraire du lion, certes sévère, mais sérieux et noble ; le renard symbolise l'intelligence fine, la réflexion et la ruse ; le chien, la bonté et la fidélité ; le singe, le burlesque mais aussi la sagesse ; l'âne, l'esprit borné jusqu'à la sottise ; le chat, l'égoïsme et la cruauté parfois sadique. Ainsi, chaque animal est doté de caractères très conventionnels qui correspondent aux représentations qu'en avaient les populations anciennes et qui n’étaient pas, au final, très éloignées des nôtres...

Certes, la fable amuse, fait rire ou sourire mais ne perdons pas de vue qu'elle vise en premier lieu à faciliter l'adaptation des hommes à la vie en société. Pourtant, sa morale un peu courte a pu prêter le flanc à la critique. En effet, si la fable nous incite à la prudence et à la modération, elle n'en préconise pas moins une relative médiocrité existentielle en recourant à quelques bons « tuyaux » afin de rendre notre vie acceptable. Elle oppose le plus souvent un fort et un faible et indique la manière avec laquelle ce conflit peut se résoudre. La morale est pratique, pas toujours très vertueuse (à la moindre erreur du faible, le fort est triomphant!) mais fondée davantage sur le bon sens et la ruse.

Pragmatique comme le fut le peuple grec, la fable ne nous fixe pas un code de conduite précis qu'il faudrait suivre à la lettre car elle est sans illusion sur la nature humaine ; jamais elle n'a posé la question d'un dépassement plus ou moins métaphysique. Ce qui explique que le fabuliste se refuse toute abstraction littéraire, toute allégorie un peu nébuleuse. Son but essentiel est de rester dans le concret car il est davantage un professeur de morale, un pourfendeur des vices qu'un poète véritable ; son credo pédagogique l'oblige à ne pas s'embarrasser de considérations trop philosophiques: aussi, dans son énoncé, doit-il s'astreindre à un relatif prosaïsme, une sécheresse de style pour mieux être compris du plus grand nombre.

Telle est en quelques mots une tentative de définition de la fable que la culture grecque a rendue immortelle et que La Fontaine a résumée dans sa préface:

 

Les fables ne sont pas ce qu'elles semblent être ;
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître ;
Une morale nue apporte de l'ennui.
Le conte fait passer le précepte avec lui ;
En ces sortes de feinte, il fait instruire et plaire.

    Le recueil ésopique

De l'œuvre proprement dite, nous possédons actuellement plus de six cent fables recueillies dans de multiples recensions par les spécialistes parmi lesquels il nous faut citer Émile Chambry [1] et B.E. Perry [2]. Ces manuscrits nous montrent que ces récits ne sont pas le fruit d'une seule imagination mais sont plutôt le résultat de plusieurs siècles de transmission orale et fluctuante. Plus tard, le passage à l'écrit provoqua l'émergence d'une multitude de versions des fables ésopiques dont nos manuscrits ne seraient qu'un reflet modeste. En effet, il devait circuler sous l'empire romain bien des recueils de fables à usage scolaire renfermant toutes sortes de récits qui sont en grande partie irrémédiablement perdus.

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Ésope: une vie légendaire

Pour les Grecs de l'Antiquité, le genre de la fable est inséparable de son créateur: Ésope. La première mention de ce personnage aux contours pour le moins obscurs se trouve dans le récit d'Hérodote au Vème siècle av. J.-C. [3] Celui-ci en fait l’esclave d’Iadmon de Samos et compagnon d’infortune de Rhodopis, ancienne courtisane de la cour d’Amasis. Selon son témoignage - corroboré plus tard par celui d'Héraclide et par un scholiaste d'Aristophane [4] - sa mort aurait été violente. Accusé d'avoir commis un sacrilège en volant une coupe d'or du temple d'Apollon à Delphes, il aurait été précipité d'une roche non loin de la cité.

Mais dès sa mort, mille légendes coururent sur ce personnage dont la réputation s'élargit considérablement à partir du début du Vème siècle. À cette époque sa popularité devint immense, notamment à Athènes, au point qu'Aristophane ne cessa de rappeler tout au long de ses comédies ses fables les plus connues. Dans sa prison, Socrate, dit-on, se distrayait en versifiant certaines d'entre elles [5]. Sachant l'imagination débordante des Grecs dès qu'il s'agissait d'un personnage estimé et leur tendance à la mythification, on ne s'étonnera pas qu'au fil des siècles ils aient sur Ésope multiplié les aventures merveilleuses, brouillant de ce fait sa personnalité véritable [6]. Au Vème siècle, on avança l'idée qu'Ésope était un être laid et difforme. Un siècle plus tard, le fabuliste devint le conseiller attitré du roi Crésus (aucun témoignage ne mentionnait ce fait auparavant). À la même époque, l'auteur comique Alexis mit en relation Ésope avec Solon dans le but évident de donner plus de consistance à sa réputation de sagesse et ainsi le mettre sur le même pied que les Sept Sages de la Grèce. Enfin le célèbre Roman d'Ésope, faussement attribué à Maxime Planude, un moine du XIVème siècle - en réalité une biographie qui circula dès le IIIème siècle de notre ère - fut l'apogée de la mythologie ésopienne, achevant par là-même l'accumulation des légendes diverses l'ayant concerné pendant plus de six siècles. Au XVIIème siècle, La Fontaine traduisit de manière savoureuse cette Vie qui servit d'introduction à son propre livre de fables.

Les historiens se sont rendus compte que cette biographie d'Ésope n'était en réalité que la substitution faite d'un vieux texte araméen (dont on a retrouvé des fragments en 1906 dans les ruines d'Éléphantine) contant les aventures d'un certain Ahikar, beau causeur défiant le roi d'Assyrie Sennachérib [7]. Un astucieux auteur égyptien connaissant cette vieille histoire, eut l'idée cinq siècles plus tard de l'helléniser en remplaçant l'Assyrien Ahikar par le Phrygien Ésope et le Sennachérib par Crésus. Par cette mystification le personnage d'Ésope prit alors son visage légendaire définitif.

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L'origine des fables d'Ésope

On a contesté l'origine grecque de la fable. En effet, des découvertes archéologiques ont confirmé l'analogie entre des récits mésopotamiens et des fables grecques. Le chercheur américain Gordon a ainsi découvert des tablettes de proverbes sumériens [8] qui remonteraient au moins à 2000 av. J.-C. Elles renferment des récits qui ont de troublantes similitudes avec les fables que nous connaissons. À ce sujet, Adrados nous rappelle l'origine phrygienne de la fable attribuée dès le départ à Ésope dont on sait qu'il était originaire de ce pays. La Phrygie, par sa situation géographique, ne pouvait pas ne pas être en contact avec les cultures de pays orientaux, telles la Syrie et même l'Inde. D'ailleurs, Babrius, dans son prologue, ne dit pas autre chose: pour lui, aucun doute, la fable provient des anciens Syriens.

Il est en effet probable qu'à partir du VIIIème ou du VIIème siècle, date de la première mention d'une fable dans la littérature grecque, des influences proche-orientales se soient introduites dans la péninsule. Cependant, si influence il y a eu (la plupart des civilisations méditerranéennes antiques ne vivaient pas en vase clos), il ne faut pas pour autant contester l'originalité de la fable grecque en tant que genre spécifique qui diffère par son esprit d'un récit moral égyptien, par exemple.

La fable est donc antérieure à l'existence d'Ésope. Dès le VIIème siècle, constatons qu'Hésiode avait déjà cité la fable du rossignol et de l'épervier [9] ; en outre, deux fragments d'Archiloque [10] laissent supposer qu'il utilisait parfois le cadre de la fable pour exprimer des idées morales. Il est probable qu'elle était présente dans les fêtes et les banquets sous la forme d'historiettes que l'on se racontait pour railler les comportements humains.

Pourtant, on peut dire que jusqu'au VIème siècle, la fable en tant que telle n'apparaît pas aussi facilement distincte du mythe, de l'anecdote ou du proverbe ; elle n'a pas encore acquis la structure qui fait la caractéristique de ce genre. Ce n'est qu'au VIème siècle que nous assistons à l'épanouissement de la poésie morale et en premier lieu de la fable. Cette époque est marquée, on le sait, par les doutes de la société grecque consécutifs aux troubles sociaux, doutes qui auront pour conséquence les débuts de la pensée spéculative et de la philosophie. Ésope, s'il a bel et bien existé, est à replacer dans ce contexte bien précis. L'helléniste Jacobs en fait un pur « produit » de l'époque des tyrans (tout le VIème siècle) alors que la liberté de s'exprimer devient alors plus dangereuse. Selon lui, la fable aurait été d'abord employée à des fins surtout politiques. Les penseurs ne pouvant exprimer leurs idées directement à la foule l'auraient fait de manière détournée par le biais de la fable. Peu à peu, en raison de son argumentation accessible à tout venant, ce genre devint une sorte de poésie morale élémentaire destinée aux masses, les maximes de Sept Sages ou les poèmes gnomiques et élégiaques - plus ténus et moins divertissants - étant de leur côté davantage appréciés par l'élite sociale.

De plus, contrairement à la poésie lyrique qui est un art raffiné et très personnalisé, la fable est d'une élaboration extrêmement simple, collective, sans fard et dont la composition semble parfois maladroite. C'est une littérature qu'Ésope ou d'autres conteurs de son temps ont transmise oralement à leurs compatriotes sans avoir jamais eu le loisir de les rédiger, soit que ce n'était pas à leurs yeux essentiel, soit qu'ils en étaient totalement incapables en raison de leur probable analphabétisme. Il faut attendre la fin du IVème siècle av. J.-C. pour voir la publication d'un premier recueil rédigé de fables ésopiques, peut-être à l'usage des orateurs.

Poésie issue des couches serviles (Ésope la symbolise donc magnifiquement!), il est remarquable de constater que la fable n'a cessé de porter pendant toute l'Antiquité l'empreinte fortement fataliste de ceux qui subissent socialement une domination. Mais d'un public d'esclaves et de pauvres, la fable finit par toucher toutes les élites cultivées que ce soit le philosophe, le grammairien ou même l'empereur: ne rapporte-t-on pas que Tibère lui-même écrivit quelques fables réputées en leur temps dont la plus connue s'intitulait Le renard et le hérisson.

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La fortune littéraire

La fortune littéraire de la fable fut donc grande. Aristophane n’hésita pas à transcrire quelques-uns de ces récits presque mot pour mot et à les mettre dans la bouche des personnages de ses comédies. Au siècle suivant, Platon (qui refusait le poète dans sa cité idéale mais admettait cependant le fabuliste) rendit hommage à la finesse de leur psychologie. Ainsi, dans le Premier Alcibiade, il évoqua le lion vieilli et le renard. Antisthène (444-365), puis Aristote, utilisèrent des fables dans leur fonction d'illustration. Le but de la fable était alors d'émouvoir mais aussi de divertir. Les orateurs attiques s'en servirent dans leurs argumentations: ainsi, Démosthène serait l'auteur de l'apologue de l'âne et de son ombre qu'il inclut dans l'un de ses discours. La fable devint en quelque sorte, selon la définition d'Aristote, une figure de rhétorique [11].

En 300 av. J.-C., la première rédaction des fables fut entreprise par un disciple d'Aristote et de Théophraste, Démétrios de Phalère. C'est en tout cas ce que Diogène Laërce nous rapporte dans la biographie qu'il consacra à ce philosophe. Le recueil eut un succès retentissant jusqu'à la fin la fin de l'Antiquité, semble-t-il, et servit de modèle à toutes les autres collections. On pense aujourd'hui que le recueil de Démétrios subsista en Grèce jusqu'au XIème siècle de notre ère.

Après une éclipse relative sous la période hellénistique, la fable fut de nouveau remise à l’honneur à Rome, notamment par les poètes augustéens. Ennius, nous dit Aulu-Gelle (II, 29, 20), donna le texte intégral de l'hirondelle et ses petits ; Lucilius celui du lion vieilli, tandis que Catulle fit allusion aux deux sacs ; Plaute et Térence illustrèrent également ce genre ; Varron rapporta la chauve-souris et les belettes. Enfin, Horace versifia avec beaucoup de finesse la fable du rat des villes et du rat des champs [12] mais aussi celle du renard au ventre gonflé [13].

Mais ce sont les latins Phèdre et dans une moindre mesure, Avianus, respectivement au Ier et au IVème siècles de notre ère et le grec Babrius, à la fin du Ier siècle, qui donnèrent à la fable versifiée ses lettres de noblesse.

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    Phèdre

Phèdre [14] composa quelques cent trente-cinq fables dotées d'une incontestable épaisseur littéraire. Né en Thrace vers 15 av. J.-C. il était de descendance grecque comme son nom l'indique et d'origine servile comme Esope. Venu à Rome fort jeune, au tout début de notre ère, il fut affranchi par un décret d'Auguste.

Très cultivé, parlant à la fois grec et latin, il rédigea dans cette dernière langue les fables qui ont fait sa réputation, utilisant une métrique élégante, le vers sénaire ïambique, celui-là même qu'avaient utilisé autrefois les poètes dramatiques. Entre 14 et 31, il se fit connaître par un premier livre de fables qui lui valut probablement l'exil: en effet, l'ouvrage, fort malicieux, renfermait sous le couvert de l'apologue une foule d'allusions politiques sur la cour de Tibère et sur Séjan en particulier, le favori et le conseiller en titre de l'empereur. Néanmoins, Phèdre parvint à se sortir de ce mauvais pas grâce à l'intervention d'Eutychus, un aurige célèbre du temps de Caligula.

En 43, il publia un deuxième livre. Les trois derniers parurent jusqu'en 54. Un ensemble de trente fables au ton quelque peu triste et désabusé fut ensuite réuni après sa mort que l'on date de 70, donc à un âge avancé.

Tout imprégné des recueils ésopiques - il devait en circuler de nombreux à Rome - il en fit un usage tout à fait personnel, ne reprenant les sujets que de quarante-sept fables. Les quatre-vingt-huit autres, probablement toutes issues de l'imagination de notre auteur, se caractérisent par un subtil double sens que l'on a parfois du mal à clarifier. Elles révèlent aussi les états d'âme, voire les rancœurs d'un homme prisonnier de sa condition d'affranchi.

Authentique poète, Phèdre fut le premier à avoir honoré le genre de la fable en langue latine. Certes, avant lui, Lucilius, Varron mais aussi Horace, nous l'avons vu plus haut, s'y étaient essayés mais sans perdurer dans leurs efforts. À la vérité, Phèdre fut le premier fabuliste en tant que tel, celui qui s'efforça d'offrir à la fable, jusque là si brève et sans attraits de langage, un véritable habillage poétique avec des intentions, nous l'avons vu, satiriques tout autant que moralisatrices. Notre auteur n'avouait il pas justement avoir « fait un chemin à l'étroit sentier d'Ésope imaginant plus de fables qu'il n'en a laissé ». Avec Phèdre, la fable, pour la première fois, semble se dépasser elle-même tant l'auteur est plein d'arrières- pensées autant stylistiques que politiques.

En effet, sous le masque la naïveté, il faut interpréter l'œuvre phédrienne en rapport avec les événements contemporains. Ainsi, le dialogue du loup et du chien, en dehors de sa signification universelle, peut être considérée comme une fable sur des personnages réels: deux frères, l'un indépendant mais pauvre, héros de sa nation, l'autre collaborateur au service de l'ennemi. Phèdre lui-même ne dissimulait pas le double visage de ses fables. Ne suggère-t-il pas dans un texte intitulé La Statue d'Esope, épilogue du livre II, que certaines fables n'ont, ni plus ni moins, qu'un but « subversif » et doivent être lues au second degré. L'historien Nøjgaard a même remarqué par-ci, par-là, les traces d'un esprit révolté comme en témoigne la fable I, 29, où le renard menace de mettre le feu au chêne où habite l'aigle qui a pris ses petits. On peut aussi déceler les balbutiements de la lutte des classes (toutes proportions gardées évidemment!) dans la fable de l'âne et du porc dans laquelle on devine en filigrane que la solidarité des faibles est la seule capable de faire trembler le pouvoir en place. Phèdre aurait par conséquent doté la fable d'une dimension sociale qui lui faisait complètement défaut jusque-là.

Du point de vue formel, notons que notre auteur concevait son récit comme une véritable saynète en faisant parler ses personnages mais jamais de façon déclamatoire. Il en a ainsi fait un divertissement presque mondain autant qu'un genre moral.

Pourtant on a reproché à Phèdre son mauvais goût et des platitudes, des sécheresses qu'il faut probablement imputer aux éditions postérieures de ses œuvres. Il semble qu'un grand nombre de ses récits ait été plus ou moins tronqué par les rhéteurs pour d'évidentes raisons scolaires. De plus, il est un fait acquis que les fables de Phèdre, telles qu'elle apparaissent aujourd'hui, ne représentent qu'une partie de l'œuvre, peut-être seulement la moitié et que des récits fort médiocres, certainement pas de sa main, se soient glissés dans ce corpus qui est manifestement le résultat de l'agglomérat de manuscrits divers et incertains.

Rappelons enfin que la connaissance de Phèdre en Occident est relativement récente. Oublié dès l'Antiquité et surtout connu au Moyen Âge par des adaptations en prose (cfr infra), la première publication de ses fables ne date que de 1596, peu après la révélation des manuscrits par François Pithou.

    Babrius

La fable versifiée inspirera également un auteur grec: Babrius [15]. Cet auteur vécut, selon toute vraisemblance, en Cilicie dans la seconde moitié du Ier siècle à la cour d'un roitelet sans doute installé par Rome. C'est là qu'il aurait été le précepteur d'un prince du sang, un certain Brancchus, auquel il aurait dédié le premier livre de ses fables.

Jusqu'au XIXème siècle, on ne connaissait de ce Romain - son nom l'atteste clairement - que des fragments informes transmis par la Souda et surtout des versions abrégées en prose dues à Ignatius Magister, récits que nous a conservés une des nombreuses recensions des fables ésopiques.

Heureusement, en 1843, le philologue grec Mynas envoyé du gouvernement de Louis-Philippe, retrouva dans le monastère du Mont Athos un manuscrit renfermant cent quarante-trois fables originales de Babrius (sur les deux cents qu'il écrivit). À l'époque, la découverte fit sensation et permit enfin de prendre toute la mesure du talent de ce conteur.

Elégamment écrites, d'un charme indéniable mais n'ayant point la profondeur de pensée de celles de Phèdre, les fables de Babrius semblent avoir puisé leur inspiration dans le recueil de Démétrios de Phalère mais aussi dans le conte néo-babylonien. Elles connurent un franc succès au point de susciter dans les écoles de rhétorique des remaniements de toutes sortes dont l'auteur lui-même se plaignit dans la préface de son second livre de fables. Notons que l'empereur Julien, au IVème siècle, appréciait fort l'œuvre de Babrius, si l'on en croit ses écrits.

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    Avianus

Au IVème siècle, un troisième fabuliste latin, Avianus [16], composa quarante-deux fables imitées d'Ésope et qui sont pour la plupart des paraphrases savantes de Babrius que cet auteur devait connaître par l'intermédiaire d'une traduction latine (due peut-être au rhéteur Titianus) qui circulait à son époque. Les historiens ont montré qu'il fut un disciple de Macrobe, un auteur païen, farouche adversaire du christianisme et auquel le livre de fables fut dédié sous le nom d'Ambrosius Macrobius Theodosius. Païen, Avianus le fut aussi probablement. Et il fut sans doute si opposé à la nouvelle religion que, par mépris - de l'avis des spécialistes - il refusa tout au long de son œuvre de faire la moindre allusion au christianisme devenu pourtant officiel à la date de la publication des fables que l'on situe généralement vers 380.

Dans tous les cas, ces fables n'ont pas la vigueur de style et l'imagination narrative de Phèdre. À part quelques changements dans l'identité des personnages, Avianus s'est peu éloigné des modèles qu'il avait sous les yeux. Il est vrai que notre poète espérait conquérir une gloire littéraire non par l'enrichissement des sujets - qu'il traitait comme Phèdre et même Babrius - mais seulement par son style ; ce qu'il n'a réussi qu'à moitié car si sa langue est irréprochable et très classique (avec des emprunts virgiliens notables) le fait d'utiliser le vers élégiaque - un vers qui se prête guère à la composition d'un récit - rend certaines fables parfois très confuses.

Cependant, malgré ces défauts, les fables d'Avianus ont connu un succès considérable au Moyen Âge.

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    Autres auteurs de fables

La fable demeura très en vogue jusqu'à la fin de l'Empire. Des auteurs que l'on connaît dans des registres très différents ne se lassèrent pas d'écrire eux aussi des fables. Ainsi l'historien judéo-romain Flavius Josèphe recomposa - en prose - l'apologue du renard et du hérisson [17] et Plutarque en inventa même de nouvelles comme celles du chien cherchant une maison [18] et du vieillard et ses enfants. Au IIème siècle, le très ironique Lucien de Samosate semble, lui aussi, avoir composé des fables personnelles puisque nous ne retrouvons celles-ci dans aucun de nos nombreux recueils: citons de lui l'âne revêtu de la peau du lion [19], le chien et le cheval et surtout les burlesques singes danseurs [20]. Enfin, sous Marc-Aurèle, le rhéteur Nicostrate aurait publié quelque dix livres de fables mais nous n'avons aucun témoignage de son art qui fut, dit-on, remarquable.

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La transmission des fables ésopiques

Comme nous l'avons dit plus haut, la première collection de fables « ésopiques » de l'Antiquité, aujourd'hui disparue, aurait été composée à la fin du IVème siècle avant J.-C. par Démétrios de Phalère. On pense aujourd'hui que cet ouvrage avait essentiellement pour but de fournir un matériel destiné aux orateurs afin d'égayer leurs discours.

Vers 315 de notre ère, le rhéteur Aphthonius d'Antioche composa un traité sur la fable et en transcrivit une quarantaine en latin et en prose. Il faut dire qu'entre-temps, la fable était devenue un instrument de travail communément répandu à travers les écoles de l'Empire pour parfaire l'éducation morale des élèves ; il était d'usage chez les jeunes gens de l'étudier afin d'en discuter non seulement la morale mais aussi le style et la grammaire. Un des exercices favoris était - il fallait développer la virtuosité syntaxique des élèves - de mettre en prose une fable en vers ou au contraire de versifier une fable en prose. Ce travail de paraphrase se retrouve d'ailleurs dans nos manuscrits où certains récits sont passés par diverses phases: une fable originale (souvent de Babrius mais en prose!) a été mise en vers, puis en prose et il est fréquent que l'exercice en prose ait été lui-même retranscrit en vers, le résultat final étant parfois tout à fait stupéfiant en comparaison avec le texte original!

Bref, ces exercices ont permis de perpétuer la fable ésopique. Une telle fonction éducative explique que toutes les collections qui nous ont été transmises - hormis Phèdre, bien entendu, et Avianus qui avait des ambitions hautement littéraires à en croire l'introduction de ses fables - étaient toutes à destination scolaire, de Babrius à Aphthonius.

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La fable au Moyen Âge

 

    La tradition phédrienne

À l'origine des fables du Moyen Âge, il faut citer Phèdre, l’auteur incontournable par excellence mais qui, et c’est un paradoxe, a sombré dans l’oubli pendant toute cette longue période. Son nom même n’est plus qu’un lointain souvenir dans l’Occident médiéval alors que celui d’Ésope, au contraire, reste dans toutes les mémoires. En effet, si l’on connaît l’œuvre de Phèdre, c’est dans un texte profondément remanié, simplifié à l’extrême et qui consiste en des paraphrases en prose plus ou moins fidèles à l’original, des paraphrases attribuées - sans doute à tort - à un certain Romulus qui aurait au Vème siècle traduit du grec en latin les fables à l’intention de son fils Tibérinus [21].

Ce Romulus comporte trois versions: d’abord, le Romulus Ordinaire (Romulus Vulgaris), quatre-vingt-trois apologues reflétant sans doute fidèlement le texte du Romulus d’origine mais aussi recueil le plus ancien que nous ayons à notre disposition puisque remontant au IXème siècle ; ensuite, le Romulus de Vienne et surtout le Romulus de Nilant, ainsi dénommé en raison de sa publication par Nilant en 1709. À partir de ce Romulus s’est constitué un recueil anglo-latin qui a disparu mais qui fut à la source au XIIème siècle des cent deux fables en français de Marie de France mais aussi des vingt-deux apologues du Romulus de Robert, du nom de l’éditeur qui les publia en 1825 et dont une étude récente a montré qu’il s’agissait - cas étrange à l’époque - d’une traduction libre et en latin du recueil français de Marie. Du mystérieux manuscrit anglo-latin ne subsiste que son Dérivé de cent trente-six fables que l’on a découvert sur trois manuscrits: Codex de Londres, Codex de Göttingen et surtout celui de Bruxelles.

La tradition des fables antiques comporte des adaptations en prose dont on peut distinguer trois groupes, toutes dérivées d’une façon ou d’une autre du Romulus Ordinaire: l'Esope d'Adémar de Chabannes (soixante-sept pièces), qui date du début du XIème siècle et dont nous possédons, par ailleurs, le texte et même les illustrations faites de la propre main de l'auteur ; la Collection de Wissembourg (soixante-trois pièces) qui fut écrite au début du XIIème siècle ; enfin, dans une moindre mesure, l’Esope du moine Odon de Chériton, comprenant quatre-vingt-une fables malicieuses et satiriques d’une morale chrétienne très exigeante, ce qui ne doit pas nous étonner de la part d'un cistercien, de surcroît prédicateur fort réputé en son temps. Dans ces fables, plus exactement ces « exemples » composées pour la plupart entre 1218 et 1221, on décèle la nette influence des Bestiaires et du Roman de Renart.

Trois autres rédactions ne sont que de simples abréviations: le Romulus de Vincent de Beauvais (vingt-neuf pièces), le Romulus d'Oxford et le Romulus de Berne.

Des adaptations en vers adaptées du Romulus furent aussi composées et publiées beaucoup plus tard par Nevers en 1610, en premier lieu un recueil anonyme de soixante fables en vers élégiaques du XIIIème siècle attribué à Walter (ou Gautier) l'Anglais, un religieux qui fut archevêque de Palerme lors de la domination normande en Sicile. Il faut citer encore le Novus Aesopus (quarante-deux fables dont trente-sept sont à rattacher au Romulus Vulgaris), œuvre de l’érudit Alexandre Neckham au XIIIème siècle, remarquable par sa versification très fine.

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    La tradition babrienne

Quant à la destinée des fables de Babrius, nous avons dit plus haut qu'elles avaient inspiré au IXème siècle les cinquante-cinq récits en tétramètres choliambiques d'Ignatius Magister. Ajoutons aussi qu'une cinquantaine de ces récits fut à la source des propres fables d'un certain Syntipas, un sage d'origine persane qui écrivait en syriaque et dont l'œuvre fut traduite plus tard en grec par Andreapoulos.

Faisant partie de la branche babrienne de par la source de ses fables, Avianus fut également très apprécié au Moyen Âge sous le nom d’Avionnet et son œuvre connut multiples adaptations en latin.

Reconnaissons que tous ces auteurs furent des compilateurs, au demeurant pas toujours inintéressants et dénués de talent si l'on en juge par la tonalité personnelle qu'ils s'efforcèrent de donner aux récits qu'ils paraphrasaient. En tout cas, ils eurent le mérite de faire connaître à leur époque, quoique souvent rognées, des fables non conservées de Phèdre ou de Babrius.

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    Autres sources

Une autre collection de fables grecques en prose fut transmise par l'intermédiaire de la civilisation arabo-musulmane, en tout soixante récits que renferme le Bidpai arabe. N'oublions pas non plus les fables attribuées au légendaire Lokman. Les deux recueils réunis (cent soixante-quatre fables au total) furent rapportés en Angleterre après la troisième Croisade et traduits en vers latins par un juif d'Oxford, Berechiah (en latin Benedictus), qui, soit dit en passant, ajouta à cet ensemble quelques fables hébraïques (Fables du Renard) tirées du Talmud [22].

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    De la fable à l'isopet

À partir du XIIIème siècle, les auteurs médiévaux commencèrent à traduire les fables en langue vulgaire à partir du Romulus et à les enrichir constamment: ce sont les isopets [23] dont l’inspiration fut puisée - tout au moins pour certains d’entre eux - dans une tradition orale et populaire. Ces textes qui mettaient en scène des animaux eurent un grand succès. Il est vrai que le Moyen Âge fut toujours friand de ce genre de récits, ce qui explique l’engouement considérable que suscita, on le sait, le fameux Roman de Renart.

Surtout, ne faisons pas la confusion entre fable isopet et fabliau: ce dernier est un genre à part, consistant en un récit totalement original, sorte de conte en vers d’une certaine longueur, souvent drôle, parfois trivial et pas toujours très moral. En effet, c’est le rire qui importe dans le fabliau dont les vertus éducatives sont moins évidentes que celles de la fable.

Parmi les recueils de fables, il faut citer l'Isopet de Chartres (quarante fables en octosyllabes) et l'Isopet II de Paris (quarante fables en hexasyllabes rédigées dans la région de l’Oise sous Philippe le Bel) qui sont toutes une libre et heureuse adaptation en langue française vernaculaire du Novus Aesopus d’Alexandre Neckam. En revanche, l’Isopet de Lyon et l’Isopet I ont directement puisé leur inspiration dans le Romulus de Walter l’Anglais dit Romulus de Nevelet. Même chose pour l’Isopet III de Paris, plus récent (début du XVème siècle) qui est une adaptation en prose faite de l’Isopet I, œuvre maladroite, fruit du travail d’un étudiant mais dont la naïveté n’est cependant pas toujours déplaisante.

Signalons que le mot « adaptation », plus que traduction, est le terme exact par lequel il faut les désigner ces isopets car c’est avec beaucoup de fantaisie, de charme et de talent que leurs auteurs ont laissé leur inspiration se donner libre cours. Nous avons donc affaire à des « pseudo-traductions ». Souvent le texte en français n’a plus grand-chose à voir avec son modèle: c’est ce qui en fait, par ailleurs, l’intérêt majeur et la valeur littéraire. Il est vrai qu’en latin, la même pratique était de rigueur si l’on veut bien considérer les différentes versions du Romulus, le scrupule du traducteur étant, on le devine, loin d’être la vertu principale des hommes du Moyen Âge. Mais qui s’en plaindrait?

Pour en finir avec l’énumération des différents recueils de fables anonymes, il nous faut citer la mise en vers des fables d'Avianus. De ses quarante-deux fables, dix-huit furent traduites en français dans l'Avionnet qui fait suite à l'Isopet I dans les manuscrits de Londres, de Bruxelles et dans l'un des manuscrits de Paris.

Outre les isopets anonymes, il y a, bien entendu, les cent deux fables de Marie de France [24] qui les précèdent de plus d'un siècle (seconde moitié du XIIème siècle) et qui se distinguent de ces derniers par leur couleur, leur verve, leur raffinement et surtout leur souci d’inscrire la fable dans le contexte contemporain (la féodalité, que la poétesse exècre) et cela, tout en continuant à puiser dans le vieux fonds antique transmis par le Romulus anglo-latin dont Marie aurait possédé une traduction en anglais. Cette œuvre eut un tel retentissement en Occident qu'elle inspira l'auteur du Romulus de Robert que nous avons précédemment évoqué.

C’est dire si la tradition ésopique est foisonnante et souvent de bonne facture, quoi qu’on en ait dit. Si des thèmes de fables sont souvent repris d’un recueil à un autre, notons combien ils ont subi de transformations, voire d’enrichissements en fonction des auteurs, qu’ils soient anonymes ou non. Enfin, force est de constater que des fables sans rapport avec un quelconque modèle antique se sont glissées au sein de nos recueils, œuvres dues à la fantaisie imaginative du copiste qui, s’il n’avait pas le génie d’un La Fontaine, n’était pas forcément dénué de talent. D’ailleurs, à la lecture de leurs écrits, l’auteur du Romulus de Robert et surtout le moine Odon de Chériton, fabuliste très en verve et qui mérite d’être redécouvert, apparaissent très au-dessus de la moyenne de certains auteurs en langue latine de leur temps même si la langue qu’ils utilisent n’a pas la pureté de celle des auteurs classiques.

Enfin, à côté des récits en prose et en latin, tous à vocation scolaire, mais où les ambitions littéraires ne sont donc pas toujours exclues, les isopets, vrais poèmes pleins de charme et d’une indéniable fraîcheur demeurent tout autant que le fabliau ou le lai l’une des plus belles expressions de l’esprit médiéval [25].

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De la Renaissance au XIXème siècle

Au XIVème siècle, le grand moine lettré Maxime Planude qui avait encore à sa disposition une abondante bibliothèque d'auteurs grecs et latins - la conquête ottomane n’avait pas encore détruit les derniers vestiges de la culture classique - recueillit cent vingt-sept fables ésopiques dont l'archétype remontait peut-être à une source ancienne. Bien entendu, dans ce corpus s'étaient mêlés inévitablement quelques laborieux exercices rhétoriques dont Planude lui-même aurait été l'auteur. Mais ce détail mis à part, ce recueil spécifiquement ésopique fut le premier à être connu et révélé par les humanistes de la Renaissance en ayant les faveurs de l'édition dès la fin du XVème siècle. Dès 1480, Steinhöwel publia dans une traduction allemande la collection dite de Romulus. Tout de suite après, Julien Macho, un moine du Couvent des Augustins de Lyon, retraduisit la plus grande partie de cet ouvrage en français et en prose avec un réel talent de conteur. Le succès fut immédiat et tout au long du siècle suivant, l'Occident redécouvrit avec bonheur ces petits textes moraux, suscitant l'admiration de nombreux poètes tel Clément Marot qui prit plaisir à composer des fables à sa façon.

Mais c'est le poète Gilles Corrozet qui reste le principal fabuliste de la Renaissance. C'est lui qui mit pour la première fois en vers les fables d'Ésope. Son adaptation libre mais très brillante en fait indiscutablement le deuxième grand fabuliste français après Marie de France. Son œuvre fut longtemps populaire avant d'être éclipsée par celle de La Fontaine, un siècle et demi plus tard.

Dans toute l'Europe, Ésope fut à l'honneur. En 1484, Caxton le traduisit en anglais. Des éditions en espagnol, en néerlandais et en italien virent également le jour. Un peu plus tard, de nouvelles traductions furent entreprises par Brandt et Waldis en Allemagne et par Roger l'Estrange en Angleterre [26].

Mais il faut attendre 1610 pour voir apparaître le premier grand corpus de fables ésopiques paru en Suisse par les soins de Nevalet: outre le recueil planudien, l'ouvrage contenait de nombreuses fables retrouvées sur un manuscrit de la Bibliothèque vaticane, des paraphrases en prose de Babrius (appelé aussi « Gabrias »), des transcriptions d'Aphthonius mais surtout, après mille ans d'oubli, les fables de Phèdre redécouvertes par François Pithou. L'exhumation de Phèdre fut une révélation pour beaucoup d'auteurs et provoqua un nouvel engouement pour la fable.

En 1631, les Fables d'Ésope phrygien publiées par Jean Beaudoin, reproduisirent avec plus d'érudition l'édition de Nevalet. Ce fut très vite un des « best-seller » du Grand Siècle français au point de ne pas cesser d'être imprimées jusqu'en 1750. La fable devint alors un genre à la mode permettant aux poètes de tous poils de briller dans les salons.

C'est dans ce contexte tout particulier qu'il nous faut replacer l'œuvre de la Fontaine, qui, contrairement à ses contemporains, uniquement soucieux de plaire en société, enlumina ces courts récits de son style inimitable, tout en élargissant considérablement le champ de son inspiration au-delà de la tradition ésopique. Enfin il sut leur insuffler une fantaisie et un charme ineffables, apogée génial en même temps que tardif d'un genre déjà très ancien.

Disons-le sans détour, La Fontaine, par son charisme, clôt inévitablement la longue histoire de la fable et de la tradition ésopique en France. Seul, Florian qui retranscrivit à sa façon quelques fables antiques à la fin du XVIIIème siècle - celles que La Fontaine n'avait pas cru bon de versifier dans son recueil pourtant fort généreux - tenta, non sans grâce par ailleurs, de donner libre cours à sa verve imitative.

Au début du XIXème siècle, les découvertes de fables se poursuivirent. De nouveaux manuscrits furent exhumés tels ceux renfermant les quatre-vingt-dix paraphrases babriennes dites « Bodléiennes » dont la rédaction serait à dater du Vème siècle de notre ère.

Enfin, l’exhumation en 1812 de deux cent trente et une nouvelles fables recopiées au XIVème siècle fit sensation à son époque. Cette collection dite « Augustana » - Augsbourg étant la ville où elle fut trouvée - renferme quatre-vingt-quatre fables non mentionnées dans les collections antérieures ; au regard de leur examen par les philologues, ces pièces seraient les plus proches par leur rédaction de celles qui composaient le recueil perdu de Démétrios de Phalère, le premier rassembleur des fables dite d'Ésope. Malgré leur sécheresse de ton, la langue utilisée claire et précise rappelle nettement celle qui caractérise le classicisme des Vème et IVème siècle av. J.-C., se démarquant ouvertement des versions byzantines de Planude qui demeuraient les seuls textes disponibles jusqu'au début du XIXème siècle. Ce précieux archétype est, pense-t-on, la source directe dans laquelle aurait puisé Babrius, d'où son importance notoire. Les spécialistes comme Émile Chambry le font remonter avec vraisemblance à l'époque de Plutarque, avec un noyau remontant sans nul doute à Démétrios, noyau auquel se seraient agglomérées au cours des siècles d'autres fables recueillies par les érudits grecs et qui circulaient dans les milieux populaires.

Enfin, avec la découverte des fables de Babrius en 1843 (cfr supra), la boucle est en quelque sorte bouclée. Seuls quelques papyrus d'Oxyrhynchos nous ont permis tout au long du XXème siècle une meilleure approche de ce que devait être le texte originel des fables.

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Notes

[1] E. Chambry, Esope, Fables, Paris, Les Belles Lettres, 1985 (1ère édition : 1927). [Retour au texte]

[2] B. E. Perry, Aesopica, Urbana, The University of Illinois, 1952. [Retour au texte]

[3] Hérodote, Histoires, II, 134-135. [Retour au texte]

[4] Il s'agit d'une Scholie des Oiseaux au vers 471. [Retour au texte]

[5] Platon, Phédon, 60b-61b. [Retour au texte]

[6] Sur ces légendes, cf. B. E. Perry, Introduction à son édition des fables de Babrius et de Phèdre, Cambridge-Londres, Loeb, 1965, pp. XXXVIII ss [Retour au texte]

[7] Sur cette légende, cf. F. Rodriguez Adrados, Historia de la fabula greco-latina, Alcala, Editorial de la Universidad Complutense, 1979. [Retour au texte]

[8] Cf. Gordon, Sumerian Proverbs, Glimpses of Every Life in Ancient Mesopotamia, University of Pennsylvania, 1959 et B. Alster (éd.), The Instructions of Suruppak, Copenhague, 1974. [Retour au texte]

[9] Cf. P. Mazon, Œuvres d'Hésiode, Paris, Les Belles Lettres, 1993, (1ère édition, 1928). [Retour au texte]

[10] Cf. F. Lasserre et A. Bonnard, Les Fragments d'Archiloque, Paris, Les Belles Lettres, 1958. [Retour au texte]

[11] Pour plus de précisions sur le développement de la fable dans l'Antiquité, cf. M. Nøjgaard, La fable antique, Copenhague, A. Busk, 1964-1967, 2 vol. [Retour au texte]

[12] Horace, Satires VI, 79. [Retour au texte]

[13] Horace, Epîtres I, 7. [Retour au texte]

[14] La seule traduction française récente (!) de Phèdre : A. Brenot, Phèdre, Fables, Les Belles Lettres, 1969 (1ère édition, 1924). [Retour au texte]

[15] Pour une édition récente des Fables de Babrius, cf. B.E. Perry, Babrius and Phaedrus, op.cit. [Retour au texte]

[16] F. Gaide, Avianus, Fables, Les Belles Lettres, 1980. [Retour au texte]

[17] Flavius Josèphe avait lui-même trouvé la source de cette fable dans Aristote, Rhétorique, II, 20. [Retour au texte]

[18] Plutarque, Banquet des Sept sages, 14, 157b. [Retour au texte]

[19] Lucien, Discours, I, 7. [Retour au texte]

[20] Lucien, Les Pêcheurs ou les Ressuscités, 36. [Retour au texte]

[21] Sur la transmission des Fables de Phèdre et sur les Romulus, cf. la monumentale et incontournable étude de L. Hervieux, La Fable latine du règne d'Auguste à la fin du Moyen Age, Paris, Firmin Didot, 3 volumes, 1881-1893. [Retour au texte]

[22] Sur les Fables du Renard, cf. H. Schwarzbaum, The Mishle Shu'alim of Rabbi Berechiah, Kiron, Inst. for Jew and Arab Folklore Ress., 1979. [Retour au texte]

[23] Sur les isopets, consulter : Recueil général des isopets, Paris, SATF, 4 vol. :

  • - t. I : Novus Aesopus d'Alexandre Neckam, Isopet II de Paris, Isopet de Chartres, éd. J. Bastin, 1929.
  • - t II : Romulus de Nevelet, dix-huit Fables d Avianus, Isopet de Lyon, Isopet I-Avionnet, Isopet III de Paris, éd. J. Bastin, 1930.
  • - t. III : Ésope de Julien Macho, éd. P. Ruelle, 1982.
  • - t. IV : Les Fables du Spéculum historiale de Vincent de Beauvais et leurs traductions françaises du XIVème et du XVème siècle, éd. P. Ruelle. [Retour au texte]

[24] Sur les Fables de Marie de France, cf. Ch. Brucker, Les Fables de Marie de France, édition critique et traduction, Louvain, Peeters, 1991. [Retour au texte]

[25] Pour plus de précisions sur la fable au Moyen Age cf. A. Strubel, Exemple, fable, parabole : le récit bref et figuré au Moyen Âge, dans Le Moyen Âge, 94, 1988, p.341-361. [Retour au texte]

[26] Sur la diffusion des fables à la Renaissance, cf. P. Cifarelli, Catalogue thématique des fables ésopiques françaises du XVIème siècle, Paris-Genève, Champion-Slatkine, 1986. [Retour au texte]


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 6 - juillet-décembre 2003

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