FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003


Le mythe de l'origine troyenne au Moyen âge et à la Renaissance : un exemple d'idéologie politique

(Anténor, fondateur de Venise. II)

Jacques Poucet

Professeur émérite de l'Université de Louvain


À l'époque où elle traduisait pour la BCS le premier livre de Tite-Live, Danielle De Clercq retrouva dans ses tiroirs un calendrier de l'année 1977, édité par le Fonds Mercator pour la Banque de Paris et des Pays-Bas. Les six miniatures qui l'illustraient étaient tirées d'un manuscrit du XVe siècle (la Fleur des Histoires de Jean Mansel), conservé à la Bibliothèque royale Albert Ier de Bruxelles. L'une d'elles représentait la fondation de Venise par le Troyen Anténor.

Pour un latiniste habitué à voir dans Anténor le fondateur de Padoue, patrie de Tite-Live, pareille notice ne pouvait que surprendre. Que venait faire Anténor à Venise ? D'autre part, quelle était cette Fleur des Histoires de Jean Mansel, aux si riches enluminures  ?

Dans les FEC 3 (2002), Danielle De Clercq a présenté ce document du XVe siècle, bien connu évidemment des spécialistes de cette période mais peu familier à ceux qui fréquentent les textes de l'antiquité. Sa contribution, abondamment illustrée, abordait les aspects iconographiques de la question.

Le présent article sera consacré aux aspects historico-légendaires du motif d'Anténor fondateur de Venise. Il s'agira en fait de le replacer dans un contexte beaucoup plus large, celui du mythe de l'origine troyenne de plusieurs peuples, régions ou cités de l'Europe médiévale et moderne. On est en effet en présence d'une idéologie politique qui fut très importante au Moyen âge et à la Renaissance.

Une version réduite de cet article a été présentée à Louvain-la-Neuve le vendredi 16 janvier 2004 lors d'une journée d'études sur les « Représentations mythographiques des liens de parenté », organisée en collaboration par l'Université Charles-de-Gaule (Lille III) et l'Université de Louvain. Il a également été publié sous le titre L'origine troyenne des peuples d'Occident au Moyen Âge et à la Renaissance. Un exemple de parenté imaginaire et d'idéologie politique, dans Les Études Classiques, t. 72, 2004, p. 75-107.

Un autre article de J. Poucet, paru dans les FEC 5 (2003), analyse les écrits des anciens chroniqueurs vénitiens. Il montre que plusieurs chroniques font une place à Anténor aux origines de Venise, que l'une d'entre elles, la Cronaca di Marco (1292), présente même un rapport assez précis avec la Fleur des Histoires, mais qu'en définitive aucun texte de chroniqueur vénitien ne peut être considéré comme la source directe de Jean Mansel. Un article du même auteur, paru dans les FEC 6 (2003), explore d'autres textes médiévaux, en mettant cette fois l'accent sur le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et sur l'Histoire ancienne jusqu'à César (ou Estoires Rogier). Il semble bien que ce dernier texte, du début du XIIIe siècle, soit la source de Jean Mansel.

[Note de l'éditeur]

Louvain-la-Neuve, février 2003 - mai 2003 - août 2003 - janvier 2004 - janvier 2005 - octobre 2007 - septembre 2009


 Plan


 

Ce n'est pas à des philologues classiques qu'il faut rappeler le rôle important qu'a joué dans l'antiquité la légende troyenne des origines de Rome : ils savent bien que les Romains se présentaient comme des Énéades, des descendants d'Énée, c'est-à-dire des Troyens.

Ils savent aussi que d'autres villes et d'autres régions antiques revendiquaient également une lointaine origine troyenne. Pour n'envisager que deux exemples italiens bien connus, on songera, en Sicile, à Ségeste et aux Élymes (déjà chez Thucydide, VI, 2) et, dans le Nord, à Padoue et aux Vénètes, que nous retrouverons plus loin.

Ces créations troyennes doivent être replacées dans un cadre plus large et ne sont qu'une manifestation parmi d'autres du phénomène général de l'hellénocentrisme. Très tôt en effet, les Grecs de l'antiquité avaient éprouvé le besoin de rattacher à la Grèce et à ses héros bien des endroits du monde qu'ils connaissaient ou fréquentaient. Ils tissèrent ainsi de nombreux liens entre les nations, les peuples et les cités du bassin méditerranéen d'une part, les grands noms de leur mythologie et de leur épopée de l'autre, qu'il s'agisse de Diomède, d'Ulysse, d'Hercule, d'Évandre, de Jason, de Minos, d'Oreste et de bien d'autres héros encore. Manière élégante de « marquer » des territoires et/ou, pour les populations locales, d'ennoblir leurs origines en les rattachant à des noms prestigieux. Vus dans cette perspective large, Troyens et Grecs ne sont pas fondamentalement différents : une origine troyenne pouvait être aussi noble qu'une origine grecque.

Les philologues classiques et les historiens de l'Antiquité connaissent bien tout cela. Ce qu'ils savent peut-être moins, c'est que le mythe des origines troyennes - car c'est de cela qu'il va s'agir ici - s'est conservé très actif dans l'Europe médiévale et moderne, du VIIème au XVème siècle: nombreux sont les peuples, les régions ou les cités qui ont revendiqué une parenté troyenne originale, sous de multiples formes. Preuve évidente du prestige que les Troyens - beaucoup plus que les Grecs d'ailleurs - conservaient alors. On nage évidemment dans l'imaginaire  ; de plus cette parenté mythique n'est pas politiquement neutre ; elle relève de l'idéologie politique.

C'est ce phénomène, fort complexe et déjà abondamment étudié, que voudrait explorer, très sommairement, le présent article. Nous l'illustrerons par quelques exemples significatifs, sans nous attarder sur aucun d'entre eux. Ce sera une manière pour nous de mieux situer et de mieux comprendre le motif particulier de Venise, d'Ant(h)énor et des Troyens, qui nous a servi de point de départ et qui sera examiné plus en détail dans d'autres articles.

Commençons par le cas le plus ancien, pour ne pas dire le plus significatif, celui des Francs, des Français et de la France.

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Les Francs, les Français et la France

Dans l'Antiquité déjà, on le sait par des témoignages très nets (César, Guerre des Gaules, I, 33, 2 ; Cicéron, À Atticus, I, 19, 2 ; Tacite, Annales, XI, 25, 1), les Héduens étaient considérés comme « frères de sang » (fratres consanguineique) des Romains : ce peuple gaulois aurait donc la même origine troyenne que Rome. De son côté, Lucain (Pharsale, I, 427-428) signale que les Arvernes revendiquaient le même titre.

Mais en ce qui concerne le Moyen Âge, c'est à propos des Francs qu'on rencontre la première attestation de l'origine troyenne d'un peuple de l'Occident. On ne sait pas exactement quand le motif s'est formé, ni qui l'a diffusé, mais il est attesté vers 660 dans l'Historia Francorum de Frédégaire et en 727 dans les Gesta Regum Francorum, ou Liber Historiae Francorum, une œuvre anonyme un peu plus récente donc. Il s'agit de deux textes écrits en latin, qui bénéficieront d'une grande postérité littéraire (on y reviendra) et dont les contenus, finalement assez proches, se complètent.

Les citations suivantes proviennent du Liber Historiae Francorum de 727 (MGH, Scriptores rerum Merovingicarum, II, éd. B. Krusch, Hanovre, 1888, p. 242-243).

Voici d'abord le départ de Troie :

Alii quoque ex principibus, Priamus videlicet et Antenor, cum reliquo exercitu Troianorum duodecim milia intrantes in navibus, abscesserunt et venerunt usque ripas Tanais fluminis. Ingressi Meotidas paludes navigantes, pervenerunt intra terminos Pannoniarum iuxta Meotidas paludes et coeperunt aedificare civitatem ob memoriale eorum appellaveruntque eam Sicambriam, habitaveruntque illic annis multis creveruntque in gentem magnam.

D'autres chefs, à savoir Priam et Anténor, avec ce qui restait de l'armée troyenne (12.000 hommes) montèrent dans des navires, s'éloignèrent et arrivèrent aux rives du fleuve Tanaïs. Pénétrant avec leurs bateaux dans le Palus-Méotide, ils le traversèrent et parvinrent dans la région des Pannonies non loin du Palus-Méotide. Ils entreprirent d'y construire une ville, en souvenir des leurs, qu'ils appelèrent Sicambrie. Ils habitèrent là pendant de nombreuses années et se développèrent en une grande nation. (trad. personnelle)

Si les termes géographiques du texte sont employés avec leur sens habituel (il est toutefois un peu curieux de lire que la Pannonie n'est pas loin du Palus-Méotide), on peut penser que pour le rédacteur, les réfugiés troyens ne sont pas arrivés en Occident par la Méditerranée, comme les compagnons d'Énée. Le groupe aurait d'abord fait voile plein Nord sur la Mer Noire (le Pont-Euxin) et la Mer d'Azov (le Palus-Méotide), jusqu'à l'embouchure du Don (le Tanaïs). Il aurait alors débarqué et, par voie de terre, piqué vers l'Est en direction du Danube et de la Hongrie (la Pannonie est une province romaine située entre le Danube et l'Illyrie, disons en gros la Hongrie actuelle). La Sicambrie du texte n'est pas identifiable avec certitude : elle pourrait être mythique, même si certains Modernes ont voulu y voir Budapest. En tout cas, le nom de la ville évoque la peuplade germanique des Sicambres, et nous rappelle l'apostrophe de saint Remi à Clovis («Baisse la tête, fier Sicambre»).

Mais revenons à nos textes médiévaux. Les exilés troyens vivent pendant un certain temps en Pannonie en bon accord avec l'empereur romain, Valentinien, à qui ils rendent des services, essentiellement militaires. Ils portent désormais le nom de Francs, Franci. Pour Frédégaire (MGH, Scriptores rerum Merovingicarum, II, éd. B. Krusch, Hanovre, 1888, p. 93), les Francs auraient pris le nom de leur chef, Francio ; pour l'auteur du Liber Historiae Francorum (MGH, Scriptores rerum Merovingicarum, II, éd. B. Krusch, Hanovre, 1888, p. 243), c'est Valentinien lui-même qui les aurait surnommés ainsi :

Tunc appellavit eos Valentinianus imperator Francos Attica lingua, hoc est feros, a duritia vel audacia cordis eorum.

Alors l'empereur Valentinien les appela Francs, en langue attique, c'est-à-dire 'sauvages', à cause de la dureté et de l'audace de leur cœur. (trad. personnelle)

Arrive le moment où Valentinien est assez téméraire pour exiger d'eux l'impôt. Comme les Francs refusent, l'empereur romain lance ses troupes contre eux. La bataille est rude et sanglante. Les Francs, qui ont vu mourir bien des leurs et notamment Priam, se sentant incapables de tenir tête aux Romains, décident de quitter la région pour la Germanie.

Illi quoque egressi a Sicambria, venerunt in extremis partibus Reni fluminis in Germaniarum oppidis, illucque inhabitaverunt cum eorum principibus Marchomire, filium Priamo, et Sunnone,filio Antenor ; habitaveruntque ibi annis multis. Sunnone autem defuncto, acciperunt consilium, ut regem sibi unum constituerent, sicut ceterae gentes. Marchomiris quoque eis dedit hoc consilium, et elegerunt Faramundo, ipsius filio [...] (MGH, Scriptores rerum Merovingicarum, II, éd. B. Krusch, Hanovre, 1888, p. 244).

Sortis de Sicambrie, ils arrivèrent à l'extrémité du fleuve Rhin dans les villes des Germanies, et c'est là qu'ils habitèrent avec leurs princes, Marcomir, fils de Priam, et Sunnon, fils d'Anténor. Ils y vécurent de nombreux années. À la mort de Sunnon, on leur conseilla de se donner un roi, comme les autres nations. Marcomir aussi fut de cet avis, et ils élurent Pharamond, son fils. (trad. personnelle)

Pharamond sera ainsi le premier roi des Francs et donc aussi, en un certain sens, le premier roi de France, un roi entièrement légendaire, faut-il le préciser ?

 

Mais plus que la question du premier roi, ce qui nous intéresse, c'est de voir comment ces textes de 660 et de 727 jouent avec l'Histoire.

Que sont donc les Francs dans l'Histoire ? Les Francs n'apparaissent pas dans les sources latines avant la seconde moitié du IIIe siècle. Le nom, qui se réfère selon les linguistes à une de leurs caractéristiques (peut-être «les errants» ou «les braves»), semble porté par un groupe de tribus germaniques, probablement descendues de la Baltique et installées dès le IIIe siècle sur le cours moyen et inférieur du Rhin. Il faut les voir comme une fédération de tribus indépendantes ayant chacune son gouvernement et ses coutumes.

C'étaient des guerriers redoutables. Sans entrer dans les détails, disons simplement que, du milieu du IIIe à la fin du IVe siècle, leurs rapports avec les Romains sont ambigus : plusieurs empereurs durent s'opposer à eux par la force, notamment pour contenir leurs incursions, parfois profondes, dans l'Empire ; mais par ailleurs les Francs fournirent aux Romains des généraux et des soldats loyaux ; plusieurs empereurs du IVe siècle autorisèrent même officiellement certains groupes francs à s'installer de l'autre côté du limes. Quoi qu'il en soit, en 395, à la mort de Théodose, lorsque l'Empire est partagé entre ses fils Honorius et Arcadius, les Francs ne sont toujours qu'un ensemble de tribus germaniques à cheval sur les deux rives du Rhin.

La situation change radicalement au début du Ve siècle lorsqu'avec l'effondrement du limes, ils pénètrent en force en Gaule, dont ils occupent solidement le Nord. Puis ce sera, dans la seconde moitié du siècle, leur expansion impressionnante dans le reste de la Gaule, notamment grâce à Clovis (roi de 481 à 511), qu'on peut considérer comme le grand fondateur de la monarchie franque. Vainqueur des Romains à Soissons (486), des Alamans près de Zulpich (bataille dite de Tolbiac en 496), des Burgondes près de Dijon (500), et des Wisigoths à Vouillé (507), Clovis deviendra le seul roi de la Gaule après l'assassinat des chefs francs de Cologne, de Cambrai, de Thérouanne. À sa mort, son royaume sera partagé entre ses quatre fils. Mais malgré leurs dissensions et leurs querelles incessantes, les descendants de Clovis étendront encore leurs conquêtes vers la Thuringe et la Bavière (centre et sud de l'Allemagne actuelle). En 565, à la mort de l'empereur Justinien, le royaume des Francs occupait une grande partie de la France et de l'Allemagne actuelles. C'est en quelque sorte l'apogée de la dynastie mérovingienne.

Ainsi donc, dans l'Histoire, les Francs ne viennent pas de la Troade et n'ont rien à voir avec les Troyens. Mais ces tribus germaniques installées sur le Rhin ont effectivement été en rapport avec les empereurs romains, notamment avec Valentinien. D'autres éléments d'histoire authentique semblent s'être introduits dans nos textes. Ainsi des fragments de l'histoire de Sulpice Alexandre (fin IVe - début Ve siècle), conservés par Grégoire de Tours (VIe siècle), permettent de penser que Marcomir et Sunnon sont dans la réalité de l'histoire des chefs francs qui avaient attaqué la Gaule vers 388 (sous Valentinien II). Mais ils sont ici transformés en Troyen : Marcomir devient un fils de Priam, et Sunnon un fils d'Anténor. Une simple insertion généalogique fictive permettait ainsi d'assurer l'origine troyenne de leur peuple. Et ce n'est pas le seul tour de passe-passe. On aura également apprécié l'interprétation «par la langue attique» du terme Franc (qui est un mot germanique), et surtout, surtout, l'impressionnant télescopage chronologique qui permet de rattacher Valentinien aux fils troyens de Priam et d'Anténor. Pour entrer dans ces vues médiévales, nous devons évidemment renoncer à beaucoup de nos certitudes et de nos exigences, tant historiques que linguistiques et géographiques.

Mais comment expliquer l'apparition de ce motif de l'origine troyenne des Francs ? Ils n'est pas présent dans la littérature avant 660, on l'a dit, mais cela se signifie pas qu'il ait vu le jour à cette date-là. Il est plus que probablement antérieur et représente le résultat du travail des généalogistes mérovingiens, à partir du modèle érudit de l'Énéide, une œuvre, faut-il le dire, que tout lettré de l'époque connaissait et qui faisait de Rome une lointaine fondation troyenne. Il s'agissait de donner aux Francs une ascendance noble, qui en ferait au moins les égaux des Romains, et donc des Gallo-Romains. Si l'on suit A. Barrera-Vidal, l'opération permettait de conférer « à ces parvenus de l'Histoire qu'étaient les Francs un passé prestigieux, antérieur à la fois à la Grèce et à Rome, modèles incontestés de la culture occidentale ».

Quoi qu'il en soit, l'opération visait à valoriser et à légitimer, d'une manière symbolique, l'apparition de la nouvelle puissance, sortie de l'énorme chaos qui avait marqué la fin de l'Empire romain d'Occident. Elle trouvera son couronnement à Aix-la-Chapelle en 800 lorsque Charlemagne sera sacré empereur d'Occident par le pape Léon III, mais les textes de l'Historia Francorum et du Liber Historiae Francorum sur lesquels nous nous sommes penché montrent qu'elle avait commencé beaucoup plus tôt, dès l'époque mérovingienne.

Il ne suffit pas d'étudier l'origine d'un motif et les raisons de son apparition ; il faut aussi rendre compte de ses implications politiques au fil de l'Histoire. Elles ont été considérables. Le thème des origines troyennes des Francs est devenu un mythe d'origine de la France et il a connu un extraordinaire développement, aussi bien dans l'historiographie que dans la poésie. Déjà en 1936, une étude de Maria Klippel rassemblait et analysait, rien que pour la France, 55 attestations datant du Moyen Âge et de la Renaissance, depuis Frédégaire (n° 1) jusqu'à François Rabelais (n° 55), en passant par Sigebert de Gembloux (n° 23), Benoît de Sainte-Maure (n° 28), Jean Lemaire de Belges (n° 45), Pierre Ronsard (n° 51), et tant d'autres encore.

Il n'est évidemment pas question de faire ici l'histoire de ce motif. Épinglons simplement quelques exemples, empruntés à l'Encyclopédie électronique Yahoo :

À la veille de la bataille de Bouvines, en 1214, Philippe Auguste qualifie ses soldats de «magnanimes descendants des Troyens».

Au milieu du XIIIe siècle, Philippe Mouskès compose, en 31.000 vers, sa Chronique rimée, c'est-à-dire une histoire générale de la France depuis le siège de Troie jusqu'en 1243.

Vers le milieu du XVe siècle, le Mystère du siège d'Orléans, attribué (mais c'est douteux) à Jacques Millet, prédit que Charles VII reconstruirait son royaume, de même que Troie avait été ressuscitée à travers le royaume de France.

Dans la seconde moitié du XVe siècle apparaissent les premières dénégations : ainsi sous Louis XI, Pierre Desgros dans le Jardin des nobles dénonça cette origine comme une légende : les Troyens n'étaient après tout que des païens, et il ne convenait pas au Roi Très-Chrétien de se dire leur descendant.

Ronsard reprit le mythe troyen dans sa Franciade (1572), qui vante les mérites de Francus, fils secret d'Hector et d'Andromaque, et fondateur de la monarchie française.

Sur tout cela, on renverra à la belle synthèse de Colette Beaune, dont le premier chapitre (Trojani aut Galli ? ; p. 19-54) étudie le mythe troyen et le mythe gaulois, qui furent un temps en concurrence avant qu'un point d'équilibre ne soit finalement trouvé : les ancêtres Gaulois auraient été eux aussi d'origine troyenne.

Quoi qu'il en soit, les origines troyennes représentèrent pendant longtemps en France la position « politiquement correcte », tout en connaissant au fil du temps diverses fluctuations. Ainsi on imagine facilement que l'utilisation politique du mythe troyen ait pu varier en fonction des circonstances et des besoins. Comme l'écrit P. Wathelet, l'argument fut « invoqué en France contre le pouvoir du pape ou de l'empereur : les Français n'ont jamais été romains et ils ne sont pas soumis à Rome ».

Sur ces fluctuations, il est exclu de s'attarder ici. On notera cependant que sous Louis XIII et Louis XIV, la légende de l'origine troyenne dominera encore l'historiographie officielle. G. Huppert a ainsi rappelé qu'en 1714 encore Nicolas Fréret fut embastillé pour avoir montré que les Francs étaient des Germains. Peut-être d'ailleurs n'était-ce pas la seule et unique raison de son emprisonnement !

Mais en voilà assez sur les Francs et la France. Passons à un autre peuple et à un autre pays, les Bretons et la Bretagne.

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Indications bibliographiques

A. Barrera-Vidal, Mythes de fondation de la France. Une contribution à l'étude des autostéréotypes français, dans Fr. Jouan, A. Motte [Éd.], Mythe et Politique. Actes du Colloque de Liège, 14-16 septembre 1989, Paris, 1990, p. 9-22 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, 257).

C. Beaune, L'utilisation politique du mythe des origines troyennes en France à la fin du Moyen âge, dans Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par l'École française de Rome (Rome, 25-28 octobre 1982), Rome, 1985, p. 331-355 (Collection de l'École française de Rome, 80).

C. Beaune, Naissance de la nation France, Paris, 1985, 431 p. (Bibliothèque des Histoires).

A. Bossuat, Les origines troyennes : leur rôle dans la littérature historique du XVe siècle, dans Annales de Normandie, t. 8, 1958, p. 187-197, dont les p. 189-190 présentent la synthèse de ce que les Français du XVe siècle pensaient de leurs origines.

A. Eckhardt, Sicambria, capitale légendaire des Français en Hongrie, dans Revue des Études Hongroises, t. 6, 1928, p. 166-197.

H. Hommel, Die Trojanische Herkunft der Franken, dans Rheinisches Museum für Philologie, t. 99, 1956, p. 323-341, repris dans H. Hommel, Symbola. I. Kleine Schriften zur Literatur- und Kulturgeschichte der Antike, Hildesheim, New York, 1976, p. 393-410.

G. Huppert, The Trojan Franks and their Critics, dans Studies in the Renaissance, t. 12, 1965, p. 227-241.

E. James, The Franks, Oxford, 1988, 265 p. (The Peoples of Europe). C'est, à ma connaissance, la dernière monographie sur l'histoire des Francs jusqu'à la fin du VIe siècle. La question du « mythe franc » est abordée dans le dernier chapitre (p. 230-243), intitulé « From Dagobert to De Gaulle ».

W. Keesman, Oorsprongsmythen als zelfuitlegging, over achtergrond en betekenis van middeleeuwse verhalen rond Trojaanse stedenstichtingen, dans H. Pleij [e.a.], Op belofte van profijt : stadsliteratuur en burgermoraal in de Nederlandse letterkunde van de middeleeuwen, Amsterdam, 1991, p. 262-279 (Nederlandse literatuur en cultuur in de middeleeuwen, 4).

M. Klippel, Die Darstellung der Fränkischen Trojanersage in Geschichtsschreibung und Dichtung vom Mittelalter bis zur Renaissance in Frankreich, Marburg, 1936, 71 p. (Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde einer hohen Philosophischen Fakultät der Philipps-Universität zu Marburg/Lahn).

B. Luiselli, Il mito dell'origine troiana dei Galli, dei Franchi e degli Scandinavi, dans Romanobarbarica, t. 3, 1978, p. 89-121. Un article important qui n'a pu être utilisé lors de la rédaction initiale [note additionnelle du 9 septembre 2009].

P. Wathelet, Le mythe d'Énée dans l'épopée homérique. Sa survie et son exploitation poétique, dans Fr. Jouan, A. Motte [Éd.], Mythe et Politique. Actes du Colloque de Liège, 14-16 septembre 1989, Paris, 1990, p. 287-296 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège, 257). Une partie de cette contribution (p. 289-291) est consacrée à l'origine troyenne des Francs et aborde la question des implications politiques de ce mythe.


La Grande-Bretagne et la Bretagne armoricaine

Pour l'histoire de la Bretagne - notre Grande-Bretagne -, si l'on fait abstraction de certains récits plus anciens moins bien structurés, comme l'Historia Brittonum (VIIIe siècle ?), c'est l'Historia regum Britannie (l'Histoire des rois de Bretagne) qui est généralement considérée comme le texte fondateur. L'œuvre fut rédigée en latin au XIIe siècle, entre 1135 et 1138, par Geoffroy de Monmouth, lequel veut écrire l'histoire du peuple breton depuis la première occupation de l'île jusqu'au moment où le pouvoir passe aux Anglo-Saxons au VIIe siècle. Il prétend faire œuvre d'historien, mais son livre est en grande partie un travail d'imagination mêlant une multitude de fables à des traditions nationales comme celles du roi Arthur. Il jouira toutefois d'un grand crédit auprès des écrivains postérieurs.

Ici encore, comme dans le cas de la monarchie franque, l'objectif politique est clair au départ. Il s'agissait de valoriser la nation bretonne en attribuant aux Troyens, en l'espèce à Brutus, la fondation de la Bretagne.

Mais revenons à l'histoire fort compliquée de notre Troyen Brutus, arrière-petit-fils d'Énée et ancêtre des Bretons. Elle est fort instructive : avec elle, on nage dans l'imaginaire médiéval, les personnages qui interviennent dans le récit étant très loin de ceux avec lesquels la légende classique nous a familiarisés. En voici quelques extraits.

Brutus est né en Italie. Ayant tué accidentellement son père, il doit s'exiler en Grèce, où il retrouve les descendants d'Hélénus, fils de Priam, lesquels étaient maintenus en esclavage par Pandrasus, roi des Grecs. Brutus les libère, défait le roi Pandrasus qui n'échappe à la mort qu'en lui donnant sa fille Innogen en mariage et en livrant aux Troyens de l'or, de l'argent, du blé et... 324 bateaux.

Commence alors une longue expédition en Méditerranée et sur l'océan Atlantique, rythmée par des escales. Épinglons quelques étapes de ce voyage qui les conduira dans « l'île de Bretagne qui s'appelait alors Albion » (ch. 21) :

[...] ils arrivèrent sur la mer Tyrrhénienne. Ils découvrirent là, près du rivage, quatre générations d'exilés troyens qui avaient accompagné Anténor dans sa fuite. Leur chef Corineus était un honnête homme, d'excellent conseil, un homme de grande valeur et de grande audace. S'il combattait un géant, il l'écrasait sur-le-champ comme s'il luttait contre un enfant. Dès qu'ils connurent sa noble origine, les Troyens firent alliance avec lui et avec le peuple qu'il commandait. Ce Corineus donnera plus tard son nom à la Cornouailles ; dans chaque bataille, il apporta à Brutus une aide des plus précieuses. Les Troyens parvinrent ensuite en Aquitaine, pénétrèrent dans l'estuaire de la Loire où ils jetèrent l'ancre. (ch. 17 ; trad. L. Mathey-Maille, 1992)

S'ensuivirent de violents combats contre le roi d'Aquitaine, ainsi que les alliés gaulois auxquels ce dernier avait fait appel. Épinglons un épisode :

Il y avait là un Troyen nommé Turnus, c'était le neveu de Brutus et personne à l'exception de Corineus ne le surpassait en force et en hardiesse. À lui seul, il fit périr six cents hommes de son épée. Mais il fut tué avant son heure par des Gaulois qui l'attaquèrent. Il donna son nom à la ville de Tours [...], car c'est là qu'il fut enterré. (ch. 20 ; trad. L. Mathey-Maille, 1992)

On voit comment le motif troyen se développe en « phagocytant » les réalités géographiques les unes après les autres. Il suffit à l'auteur d'inventer des éponymes. Ainsi la Cornouailles doit son nom à Corineus ; la ville de Tours doit le sien à Turnus, qui y sera enterré.

Quoi qu'il en soit, Brutus, qui a décidé de ne pas s'attarder en Gaule, reprend la mer et finit par atteindre le but de son voyage :

L'île de Bretagne s'appelait alors Albion. À l'exception de quelques géants, personne ne l'habitait. Ses sites agréables, ses forêts, l'abondance de ses fleuves poissonneux la rendaient attrayante et donnèrent à Brutus et à ses compagnons l'envie de s'y installer. Ils parcoururent les différentes régions du pays et chassèrent les géants qu'ils trouvèrent dans les cavernes des montagnes. Avec l'accord de leur chef, les Troyens se partagèrent le pays par tirage au sort. Puis ils se mirent à cultiver les champs, à bâtir des maisons à tel point que rapidement on put croire que cette terre avait toujours été habitée. Brutus donna alors son nom à l'île de Bretagne et appela ses compagnons les Bretons : il souhaitait par là perpétuer sa mémoire. Un peu plus tard, la langue de ce peuple, primitivement appelée langue troyenne ou langue grecque dérivée, devint la langue bretonne. Corineus, suivant l'exemple de son chef, donna également son nom à la province qui lui échut en partage - il la nomma Corinée - et à ses hommes qui y vivaient. Alors qu'il aurait pu avoir la priorité sur tous les autres pour choisir ses propres terres, il préféra cette région appelée maintenant la Cornouailles [...]. (ch. 21 ; trad. L. Mathey-Maille, 1992)

Brutus fonde une ville royale du nom de Nouvelle Troie (Troia Nova ou Trinovantum) : la future Londres. À sa mort, après vingt-trois ans de règne, son royaume est partagé entre ses trois fils : Locrinus, Albanactus et Kamber. Locrinus reçut la partie méridionale du royaume, qui prit le nom de Logres ou Loegrie, la future Angleterre ; Albanactus eut pour part le nord de la Bretagne, qui prit le nom d'Albanie, la future Écosse ; Kamber enfin eut le futur Pays de Galles, qui s'appela dès lors Cambrie
(cfr <http://www.anyadrish.net/chronologies/A/Angleterre.html>).

L'œuvre de Geoffroy de Monmouth aura une grande postérité littéraire. Nous ne ferons qu'évoquer le Roman de Brut (1155) du poète anglo-normand Robert Wace (Jersey 1110 - Angleterre, v. 1180), qui en est une adaptation et qui raconte lui aussi les origines troyennes de la Bretagne insulaire.

Geoffroy a voulu glorifier son peuple, sa langue et son pays en faisant intervenir à tous les niveaux les héros de l'antiquité gréco-romaine et en l'occurrence les Troyens. On peut penser que le mythe d'origine des Francs et de la France a dû jouer un certain rôle dans les conceptions de Geoffroy, mais les textes qui viennent d'être cités ne comportent aucune allusion négative à la France.

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Ce n'est pas le cas lorsqu'on traverse la Manche et qu'on passe à l'histoire des origines de la Bretagne armoricaine, qui fut entraînée elle aussi dans la légende troyenne. Dans les textes que nous allons voir et qui sont plus récents que ceux de Geoffroy, apparaît le souci très net de valoriser la Bretagne en face de la France. On ne perdra pas de vue que la Bretagne, après avoir longtemps formé un duché indépendant, ne fut formellement réunie à la couronne de France qu'en 1491 par le mariage de Charles VIII avec Anne de Bretagne, et qu'elle ne fut d'ailleurs définitivement annexée que sous François I en 1532.

Les quatre livres des Grandes croniques de Bretaigne furent écrits à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, par Alain Bouchart, d'abord secrétaire du duc de Bretagne, puis, après la réunion à la France, secrétaire du roi de France. C'était un familier de la reine Anne. Ses Croniques racontent en vieux français l'histoire du peuple breton dans son ensemble, non seulement la Grande-Bretagne, mais aussi la Bretagne armoricaine.

En ce qui concerne l'histoire de la Grande-Bretagne, dont le fondateur est évidemment pour lui Brutus, arrière-petit-fils d'Énée, Alain Bouchart suit assez fidèlement Geoffroy de Monmouth. Ainsi, sur le modèle de son prédécesseur, il nous livre l'origine - troyenne - de la ville de Tours, due à un « nepveu » de Brutus, Turnus, tué lors d'un combat. Le héros

fut selon la maniere des Troyens haultement ensepulturé et mis en [un] chasteau, lequel à celle cause fut deslors et de son nom appellé Tours ; et est le lieu où la ville de Tours est à present. (Livre I, VII, 2 ; éd. Auger-Jeanneau, 1986-1998)

De même il nous conte « comment Brutus conquist l'isle d'Albion, et l'appela Bretaigne » :

Brutus fut moult dolent de la perte de Turnus son nepveu et de plusieurs de ses gens qui furent tuez en ceste guerre, et pour saulver le demourant se retira en ses navires, lequelles il fict mectre en mer ; et tira es parties de l'isle d'Albion où il arriva ; et trouva icelle isle habitee de geans, lesquelz il combatit et chassa hors du païs, et submist l'isle en son obeissance, s'en fist couronner roy et la fist appeller Bretaigne affin que à jamais il fust memoire de son nom. Et est l'isle qui est à présent appellee Angleterre. (Livre I, VIII, 1-2 ; éd. Auger-Jeanneau, 1986-1998)

Et il rappelle que le « langage breton est le vray et ancien langage de Troye » (Livre I, II, 1).

C'est à partir du livre II qu'Alain Bouchart fait entrer en scène la Bretagne armoricaine. Mais le chroniqueur ne vise pas seulement à poser l'origine troyenne du « royaulme d'Armoricque », ce qui revient bien sûr, dans l'idéologie du temps, à affirmer sur un plan général son ancienneté et sa noblesse. Il veille aussi et surtout à valoriser la Bretagne par rapport à la France. C'était l'époque, rappelons-le, du rapprochement (pour employer un euphémisme) entre les deux pays.

Selon le chroniqueur breton, il y a eu « des rois en Bretaigne armoricaine bien avant qu'il y ait eu des rois en France » (M.-L. Auger, III, p. 97), et la « Bretaigne armoricque... est l'un des plus anciens royaulmes chrestiens » (Bouchart, livre II, CLVII, 1) ; il va dès lors de soi que « les Français... ne peuvent pas annexer une Bretagne dont les princes furent chrétiens avant les leurs » (M.-L. Auger, III, p. 98).

On n'est plus tout à fait dans le mythe troyen. On voit ici s'introduire une argumentation d'un autre ordre : la Bretagne armoricaine a eu des rois avant la France, et de plus ces rois bretons furent chrétiens avant les rois de France. La christianisation est ici un critère important. Ce type d'argument avait déjà été utilisé des siècles auparavant, lorsqu'au VIIIe siècle fut ajouté aux textes de la Loi Salique un prologue déclarant que les Francs n'étaient pas égaux, mais supérieurs aux Romains, parce qu'ils étaient chrétiens (E. James, The Franks, 1988, p. 236). Mon collègue Jean-Marie Cauchies m'a également signalé que cette antériorité dans le christianisme des rois fit aussi partie de l'argumentaire des Burgondes face aux Francs pour protester contre la conquête du duché de Bourgogne par Louis XI en 1477. Mais revenons au mythe troyen.

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Indications bibliographiques

Historia Brittonum, ed. Th. Mommsen, dans MGH, Historica, Auctores Antiquissimi, XIII, 2e éd., 1961. Il en existe aussi deux éditions numériques : soit http://www.thelatinlibrary.com/histbrit.html, soit http://historicaltextarchive.com/sections.php?op=viewarticle&artid=68

The Historia regum Britannie of Geoffrey of Monmouth, Tome I, ed. Neil Wright, Cambridge, 1985, 174 p. [avec le texte latin du manuscrit de Berne, Burgerbibliothek, MS. 568].

Geoffroy de Monmouth. Histoire des rois de Bretagne. Traduit et commenté par Laurence Mathey-Maille, Paris, LBL, 1992, 360 p. (La roue à livres).

Le Roman de Brut de Robert Wace, éd. Ivor Arnold, Paris, 2 vol., 1938-40, 473 et 837 p. (Société des anciens textes français).

Alain Bouchart. Grandes croniques de Bretaigne, ed. Marie-Louise Auger, Gustave Jeanneau, Paris, CNRS, 3 vol., 1986-1998 (Sources d'histoire médiévale, 19, 20 1-2) [cfr aussi sur la Toile].


Un aperçu d'autres utilisations politiques du mythe de l'origine troyenne

De l'utilisation politique du mythe de l'origine troyenne, on pourrait encore citer bien d'autres exemples. En voici quelques-uns, sans qu'il soit question de s'attarder sur aucun d'entre eux.

L'Écosse et la France

Il a été dit plus haut que pour Geoffroy de Monmouth, un des fils de Brutus, Albanactus, à la mort de son père, avait reçu le nord du pays qui avait prit le nom d'Albanie, et qui deviendra l'Écosse. Les Écossais étaient donc aussi d'origine troyenne, comme les Français.

Lorsque en 1295 fut conclu entre Philippe le Bel, roi de France, et John Balliol, roi d'Écosse un traité qui est connu dans l'histoire sous le nom de «Auld Alliance», l'accord se fondera textuellement « sur l'origine troyenne commune aux deux peuples » (Ph. Contamine, Trojanerabstammung [der Franken], dans Lexikon des Mittelalters, t. 8, 1997, col. 1041). Argument politique, nous le savons bien, que cette origine troyenne commune aux Écossais aux Français, mais la voir introduite parmi les motivations du document est assez piquant quand on sait que le traité était dirigé contre l'Angleterre d'Édouard I et que les Anglais étaient eux aussi d'origine troyenne !

Les Turcs et l'Occident

Piquante aussi cette autre utilisation politique de l'origine troyenne, à propos d'une nation qui joua au moyen âge un grand rôle sur la scène européenne, en l'occurrence les Turcs.

C'est que ces derniers aussi sont entrés très tôt dans le jeu troyen, un peu sur le modèle des Francs d'ailleurs, aux côtés desquels ils interviennent déjà chez Frédégaire. Ce dernier renvoie même sur ce point à Grégoire de Tours, ce qui ne laisse pas d'interpeler le lecteur moderne, qui peut raisonnablement s'interroger sur la vision qu'un auteur du VIe siècle, comme Grégoire, pouvait avoir des Turcs.

Mais peu importe ici. Selon Frédégaire, une fois arrivés en Europe centrale, les Troyens se seraient séparés, à deux reprises. La seconde division (dinuo byfaria devisione) aurait donné naissance d'un côté aux Francs de Francion, et de l'autre aux Turcs de Torcoth. Les Francs se sont dirigés vers le Rhin ; quant aux autres :

Residua eorum pars, que super litore Danuvii remanserat, elictum a se Torcoth nomen regem, per quem ibique vocati sunt Turchi. (livre III, ch. 2 ; MGH, Scriptores rerum Merovingicarum, éd. B. Krusch, Hanovre, 1888, p. 93)

Les autres membres de leur groupe, qui étaient restés sur le Danube, se choisirent un roi du nom de Torcoth ; c'est de lui qu'ils tirent le nom de Turcs. (trad. personnelle)

Comme ce fut le cas pour les Francs, la thèse de l'origine troyenne des Turcs deviendra canonique, avec naturellement des variations sur les noms et les généalogies.

Voici, en guise d'exemple, un bref extrait (II, 66) du Speculum historiale, une œuvre où Vincent de Beauvais (ca. 1190 - ca. 1264), sous Louis IX, livre une synthèse des connaissances historiques de son temps :

post cuius (= Troiae) eversionem multitudo magna fugiens, et in duos populos se dividens, alia Franconem Priami regis Troyae nepotem scilicet Hectori filium, alia Turcum filium Troili filii Priami secuta est ; et inde tradunt quidam duos populos scilicet Francos et Turcos usque hodie vocari. (éd. Douai, 1624 ; réimpression en fac-similé Graz, 1964)

Après la destruction de Troie, les nombreux fuyards se divisèrent en deux groupes. L'un suivit Francon, petit-fils du roi de Troie Priam, fils d'Hector ; l'autre suivit Turcus, fils de Troïlus, lui aussi fils de Priam. Ce qui explique évidemment, dit-on, que les deux peuples sont encore aujourd'hui appelés Francs et Turcs. (trad. personnelle)

Pour Sébastien Mamerot, Histoire des Neuf Preus et des Neuf Preues (une œuvre commencée en 1460), les Turcs descendent des Troyens :

Et ainsi ont fait de filz en filz jusques au Turc qui regne a present, qui est descendu, comme il est dit, de celle branche de la lignee du tresvaillant et trespuissant Hector de Troyes. (Vienne, ÖNB Cod. 2577, f. 151b ; cité par M.-R. Jung, La Légende de Troie en France au Moyen Âge, Bâle, 1997, p. 606)

Bref, comme l'écrit Pedro Bádena (CSIC, Madrid), dans un article paru en version électronique et intitulé Mythes et réalités de l'identité nationale : une critique nécessaire,

pour l'Europe de la Renaissance, les Turcs ottomans sont (sous l'inévitable optique mythifiante) les descendants des Troyens qui vengent l'Orient sur l'Occident.

Quant au dossier sur Les Turcs (éditions Autrement, septembre 1994, hors série n° 76), il renferme un article intitulé Nature et origine des préjugés anti-turcs en Occident et accessible sur la Toile, où figure le jugement suivant :

C'est en effet comme les descendants des Troyens que sont perçus dans un premier temps les Turcs en Occident. Cette vision sera tellement forte que les Turcs eux-mêmes se croiront investis de la mission de venger Troie.

Évidemment, dans la géopolitique du temps, cette origine troyenne des Turcs n'allait pas sans poser certains problèmes. On connaît le passage des Essais où Montaigne (Livre II, 36) fait allusion aux observations de Mehmet II, qui avait repris Constantinople aux Byzantins en 1453 et qui ne comprenait pas l'opposition des «Italiens» :

Mahumet second de ce nom, Empereur des Turcs, escrivant à nostre Pape Pie second : Je m'estonne (dit-il) comment les Italiens se bandent contre moy, attendu que nous avons nostre origine commune des Troyens : et que j'ay comme eux interest de venger le sang d'Hector sur les Grecs, lesquels ils vont favorisant contre moy.

Lorsque l'Italie et les Balkans furent menacés, Pie II s'efforça en effet d'organiser une croisade pour contrer le danger. Il dut donc combattre vigoureusement l'équivalence des Turcs et des Troyens, avancée comme argument contre ses projets. Parmi les leaders européens, Philippe le Bon fut dans cette affaire le plus important champion de la papauté. Sa vie durant, il rêva de conduire une croisade qui abattrait les Turcs et reprendrait la Terre Sainte. Il était, lui aussi et pour lui-même, sensible au mythe de l'origine troyenne. On fera allusion plus loin à la Cour de Bourgogne.

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Les Daces, les Scandinaves et les Normands

D'autres textes rattachent aux Troyens aussi bien les Daces de Pannonie que les Danois de Scandinavie, d'où provenaient les Normands. Il ne faut toutefois pas perdre de vue que les auteurs qui mentionnent cette origine, comme Dudon de Saint-Quentin, Guillaume de Jumièges ou Benoît de Sainte-Maure par exemple, songent beaucoup moins à la Dacie et à la Scandinavie qu'à la Normandie. Leurs objectifs se rapprochent en effet de ceux des chroniqueurs de Bretagne : il s'agissait de donner aux princes qui dirigeaient la Normandie une origine troyenne considérée comme prestigieuse. Passons-les rapidement en revue.

a. Dudon de Saint-Quentin

Pour Dudon de Saint-Quentin, qui écrivit, vers 1020, le De moribus et actis primorum Normanniae ducum, les Normands descendraient en dernière analyse des Troyens conduits par Anténor.

On lit chez lui, en I, 3 :

Igitur Daci nuncupantur a suis Danai vel Dani glorianturque ex Antenore progenitos, qui quondam Trojae finibus depopulatis, mediis elapsus Achivis, Illyricos fines penetravit cum suis. (éd. Jules Lair, Caen, 1865, p. 130 [Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, 23])

Ainsi les Daces (Daci) s'appellent eux-mêmes Danaens (Danai) ou Danois (Dani) et se glorifient de descendre d'Anténor. Jadis, après la dévastation du pays troyen, celui-ci s'était soustrait aux Achéens et avait pénétré avec ses compagnons dans le territoire des Illyriens.

L'étrange « démonstration » (si tant est qu'on puisse utiliser ce mot) repose sur une simple correspondance phonétique. Se basant sur l'identité de la première syllabe dans les mots qui les désignent, Dudon de Saint-Quentin concluait que les Danois (Dani) de Scandinavie d'où provenaient les Normands, ne l'oublions pas, les Danaens (Danai) de l'épopée homérique et les Daces (Daci) de la Pannonie devaient être apparentés.

Dudon reprend donc le motif des voyages d'Anténor guidant les exilés troyens jusqu'au cœur de l'Europe. Mais il utilise aussi, en le transformant, un passage célèbre de Virgile (I, 242-243). Comme l'écrit Pierre Bouet (Dudon de Saint-Quentin et Virgile : l'« Énéide » au service de la cause normande, dans Recueil d'études en hommage à Lucien Musset, Caen, 1990, p. 228 [Annales de Normandie. Cahier 23] :

en remplaçant sinus par fines, Dudon change la géographie : la terre qui a accueilli Anténor n'est plus la Plaine du Pô (situé au fond du 'golfe d'Illyrie'), mais l'Illyrie elle-même, pays proche du Danube et de la Dacie. Pour Dudon en effet, il y a une totale identification entre Dani et Daci : en faisant débarquer Anténor en Illyrie, Dudon rend vraisemblable la revendication des Daces qui 'prétendent, dit-il, descendre d'Anténor'. Sur ce point Dudon ne s'appuie plus sur le texte de Virgile mais sur le texte du Liber Historiae Francorum [...] qui parlait de la présence du héros troyen en Pannonie et sur le Danube. Dudon estime, en outre, que la proximité formelle entre les deux termes Dani et Danai constitue un lien supplémentaire entre Danois et Troyens, même si Dudon feint d'ignorer que chez Virgile les Danai ce sont... les Grecs. (p. 228)

Et Pierre Bouet de conclure :

En assignant aux Normands une origine troyenne, Dudon favorisait les prétentions des princes normands à jouer un rôle de premier plan dans le concert des royaumes de l'Occident et contribuait à les intégrer davantage dans l'Europe latine et chrétienne. En montrant les analogies existant entre la migration des Troyens et celle des Vikings, Dudon cherchait à donner aux clercs européens une autre image des Normands. (p. 230, n. 23)

Il vaut toutefois la peine de signaler qu'un autre historien des Danois, Saxo Grammaticus (1140-1206), qui est lui Danois d'origine et qui a lu Dudon, ne semble pas du tout croire à cette origine troyenne. On comprend ses réticences : il ne poursuit pas les mêmes objectifs politiques que Dudon :

[1] Dan igitur et Angul, a quibus Danorum coepit origo, patre Humblo procreati non solum conditores gentis nostrae, verum etiam rectores fuere. [2] Quamquam Dudo, rerum Aquitanicarum scriptor, Danos a Danais ortos nuncupatosque recenseat. (Gesta Danorum, 1.1.1 ; version numérisée)

Ainsi donc Dan et Angul, qui sont à l'origine des Danois et qui sont nés de Humblo, furent non seulement les fondateurs de notre race, mais encore ses chefs, bien que Dudon, qui écrivit l'histoire de l'Aquitaine, estime que les Danois viennent des Troyens et tirent d'eux leur nom.

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b. Guillaume de Jumièges

La thèse de Dudon sera reprise, pour ne pas dire développée, quelques décennies plus tard, vers l'an 1070, par Guillaume de Jumièges, qui consacre à Guillaume le Conquérant ses Gesta Normannorum Ducum. Le chapitre III (IV) du premier livre, qui raconte comment les Danois descendent des Goths, joue sur les noms un peu de la même manière que Dudon :

Iactant [...] Antenoremque ab urbis exterminio cum duobus milibus militum et quingentis viris ob proditionem illius ab eo perpetratam euasisse, ac per multimodos Ponti anfractus Germaniam appulisse, atque postmodum in Datia regnasse, eam a quodam Danao, sue stirpis rege, Danamarcam nuncupasse. Hac igitur de causa Daci nuncupantur a suis Danai uel Dani. Nortmanni autem dicuntur, quia lingua eorum Boreas North uocatur, homo uero man ; inde Northmanni, id est homines boreales per denominationem nuncupantur. Sed siue hoc siue illud cause extiterit, originem tamen a Gothis noscuntur ducere Dani. (éd. E. M. C. Van Houts, Oxford, 1992, p. 14-16 ; en italiques, les interpolations de Robert de Torigni)

Ils [...] racontaient qu'Anténor, à la suite d'une trahison qu'il avait commise, s'échappa avant la destruction de cette ville, avec deux mille chevaliers et cinq cents hommes de suite ; qu'après avoir longtemps erré sur la mer, il aborda en Germanie ; qu'il régna ensuite dans la Dacie et la nomma Danemarck, du nom d'un certain Danaüs, roi de sa race. C'est pour ce motif que les Daces sont appelés par leurs compatriotes Daniens ou Danais. Ils se nomment aussi North-Manns, parce que dans leur langue le vent borée est appelé North et que Mann veut dire homme ; en sorte que cette dénomination de North-Manns signifie les hommes du Nord. Mais quoi qu'il en soit de ces noms, il est reconnu que les Danois tirent leur origine des Goths. (trad. de la collection Fr. Guizot, n. 29, Paris, 1823 ; en italique, les interpolations de Robert de Torigni)

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c. Benoît de Sainte-Maure

On citera aussi, en français cette fois mais dans le même sens, Benoît de Sainte-Maure (1160), dont voici un extrait de la Chronique des Ducs de Normandie (v. 645-662 ; éd. Carin Fahlin, Lund, 1951, Tome I, p. 19-20 ; trad. personnelle) :

645  Icist Daneis, cist Dacien
      Se rapeloent Troïen.
      E dirai vos en l'achison :
      Quant craventez fu Ylion,
      Sin fu essilliez Antenors,
650  Qui moct en porta grant tresors
      Od tant de jent come il oct,
      Sigla les mers que il ne soct ;
      Maintes feiz i fu asailliz
      E damagez e desconfiz,
655
 Tant que il vint en cel païs
      Que vos oez, que je vos dis :
      Ci prist od ses genz remasance ;
      Unc puis tocte ne dessevrance
      Ne l'en fu par nul homme fait ;
660
  Et de lui sunt Daneis estrait.
645  Ces Danois, ces Daces
      Se disent Troyens.
      Et je vous en dirai la raison :
      Quand Ilion fut détruite
      Anténor fut exilé,
650
  Emportant maints grands trésors
      Avec tous les gens qu'il avait ;
      Il vogua sur les mers, tant qu'il put ;
      Souvent il fut assailli,
      Subit des revers et fut défait
655
 Jusqu'à ce qu'il arrive en ce pays,
      Dont vous m'entendez parler.
      Alors avec ses gens il s'y établit ;
      Jamais ensuite défection ni abandon
      Personne ne lui fit ;
660
  Et de lui sont issus les Danois.

 

Nouvelle attestation donc du motif de l'origine troyenne des Normands, car, on l'aura remarqué, chez ces trois auteurs, ce qui compte ce sont les Normands bien plus que les Daces ou que les Scandinaves.

D'autres régions encore veilleront à se donner des origines troyennes.

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Le Hainaut

C'est par exemple le cas du Hainaut. Dans les Annales historiae illustrium principum Hannoniae de Jacques de Guise (Mons, 1334 - Valenciennes, 1399), les origines du Hainaut sont censées remonter à un cousin de Priam, Bavo, sous la conduite duquel un groupe de Troyens s'échappe de la ville assiégée par les Grecs (livre I, VII). Il se rend « dans le pays qui porte aujourd'hui le nom de Hainaut » (ad territorium quod nunc dicitur Hannonia, livre I, VIII) où il fonde plusieurs cités, notamment Belgis, « d'où le nom de Belge fut donné au royaume et au peuple » (livre I, XIII).

Il ne peut être question de s'attarder sur Jacques de Guise et sur sa vision de l'histoire de cette Belgis, qui est pour lui Bavai et qui connut son heure de gloire bien avant que n'arrivent dans la région les Romains et puis les Francs. Selon Jacques de Guise, le fondateur, Bavo, est exemplaire : sa noblesse, sa sagesse, son sens des responsabilités auraient pu faire pâlir d'envie Priam lui-même.

Épinglons quelques détails du récit. Au cours de leur voyage sur mer, Bavo et les siens intégrèrent à leur groupe des Troyens, qui, ayant quitté la ville sous la conduite d'Anténor et d'Énée, avaient été séparés d'eux par une tempête, et s'étaient donné quatre nouveaux chefs. Tous, les anciens et les nouveaux, s'installèrent à Belgis. Mais après quelque temps et pour des raisons qu'il serait trop long de raconter, les quatre chefs épousèrent quatre filles de Bavo et quittèrent Belgis pour aller fonder leurs propres cités ailleurs. C'est ainsi que Turgontus fondera Tongres, Morineus Terwaan (Thérouanne), Mosellanus Metz (Mosellana) et le quatrième une mystérieuse Clarinea, qui, pour certains, pourrait être Gand, encore que Jacques de Guise ne trouve pas cette identification très vraisemblable ! (plus de détails dans W. Keesman, Oorsprongsmythen, 1991, p. 267-273). Bref, Tongres, Thérouanne, Metz, Gand peut-être..., sont des fondations troyennes.

Une dernière précision : au milieu du XVe siècle, dans ses Chroniques de Hainaut, Jean Wauquelin, le premier grand « éditeur » du règne de Philippe le Bon, traduira en partie ces Annales de Jacques de Guise. C'est Simon Nockart, un des conseillers du duc, qui lui avait commandé ce travail, non sans arrière-pensée politique : le Hainaut était un des territoires acquis par Philippe le Bon.

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Indications bibliographiques

Histoire de Hainaut par Jacques de Guise, éd. de Fortia d'Urban, texte latin, trad. française et notes, Paris, 6 vol., 1826-37.

B. Luiselli, Il mito dell'origine troiana dei Galli, dei Franchi e degli Scandinavi, dans Romanobarbarica, t. 3, 1978, p. 89-121. Un article important qui n'a pu être utilisé lors de la rédaction initiale [note additionnelle du 9 septembre 2009].

W. Keesman, Oorsprongsmythen als zelfuitlegging, over achtergrond en betekenis van middeleeuwse verhalen rond Trojaanse stedenstichtingen, dans H. Pleij [e.a.], Op belofte van profijt : stadsliteratuur en burgermoraal in de Nederlandse letterkunde van de middeleeuwen, Amsterdam, 1991, p. 262-279 (Nederlandse literatuur en cultuur in de middeleeuwen, 4).

La Flandre

Les Troyens, en l'occurrence Priam, interviennent également dans la généalogie des comtes de Flandre. Ainsi en 1120, un certain Lambert, S. Audomari canonicus, écrit une Genealogia Regum Francorum Comitumque Flandriae, dont les premières lignes annoncent nettement la couleur :

Francorum Flandrensiumque principum nobilium Priamus dux Troianus extitit exordium. (MGH, Script. IX, éd. D. L. C. Bethmann, Hanovre, 1851, p. 308 ; réimpression anastatique 1925)

C'est Priam, chef des Troyens, qui fut à l'origine des nobles princes des Francs et des Flamands. (trad. personnelle)

Un ouvrage beaucoup plus récent, intitulé Excellente Cronike van Vlaenderen et imprimé à Anvers par Willem Vosterman en 1531, reviendra sur la fondation troyenne de Gand que nous évoquions plus haut. Il modifiera quelque peu la version de Jacques de Guise, mais si nous le citons ici, c'est parce qu'il adopte une vision large des origines troyennes de la Flandre. Le prologue du deuxième chapitre explique en effet que la Flandre ('t voorseide landt van Vlaendren) fut fondée naer die destructie van Troyen, by den edelen Troyanen die ghevloden waren betemmert ende bewoont es gheweest wel .vij c. jaer voor dye gheboorte van Julius Cesar. La Flandre troyenne remonterait ainsi à quelque sept cents ans avant la naissance de Jules César (cfr W. Keesman, Oorsprongsmythen, 1991, p. 272-273).

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Le Brabant

Après le Hainaut et la Flandre, le Brabant. À l'extrême fin du XIIIe siècle, selon l'auteur d'une Chronica de origine ducum Brabantiae écrite après après la mort de Jean I (1294), primus huius nominis dux Lotharingiae, les ducs de Brabant eux aussi tirent leur origine des Troyens : primi eorum progenitores Troiani fuerunt (MGH, Script. XXV, Hanovre, 1880, p. 413, l. 34-35), et à nouveau Priam est mentionné explicitement comme ancêtre (ibidem, l. 32).

À peu près à la même époque, un ouvrage comme les Brabantsche yeesten de Jan van Boendale (1279-1350) raconte en néerlandais l'histoire du duché et de sa dynastie : tout remonte aux Troyens. Ainsi, les premiers vers du premier livre évoquent Capadocie, dat nu heet Turkie ; Pannonia, dat nu heet Hongherie ; Cycambrene ; le surnom de Francs, un terme grec, donné par l'empereur Valentinien (Ende hietse bi name Vrancken / Dat luut, in griex, stout ende vri) ; le départ et l'installation entre le Rhin et le Danube (Tusschen den Rijn ende der Dunauwen) ; la dénomination de Francie, sûrement d'après le nom même des Francs (Dit hiet deerste Vrancrike / Na die Vrancken sekerlike), avant d'arriver à la Lotharingie (Lothrike) et aux ducs de Brabant (die hertoghen van Brabant). C'est dire qu'on baigne dans la légende des origines troyennes.

Cfr Jan van Boendale, Brabantsche Yeesten, editie J. F. Willems / J. H. Bormans, 2001 ; sur la Toile : <http://www.dbnl.org/tekst/boen001brab01/>

Une curiosité amusante : dans l'adaptation néerlandaise qu'il a donnée du Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure, Jacob van Maerlant (De Historie van Troyen, écrite en 1264) place les couleurs du Brabant sur le bouclier d'Hector (W. Keesman, Troje in de middeleeuwse literatuur, 1987, p. 261).

Cfr sur la Toile <http://pvheusden.www.cistron.nl/> avec édition diplomatique d'un certain nombre de passages et un index onomastique.

W. Keesman, Antiek verleden in dienst van eigen tijd : Troje in de middeleeuwse literatuur, dans Literatuur. Tijdschrift over Nederlandse letterkunde, t. 4, 1987, p. 257-262.

Au XVe siècle, Edmond de Dynter entame sa Chronica nobilissimorum ducum Lotharingiae et Brabantiae ac regum Francorum par le rappel des migrations troyennes duce Anthenore, par la mention de la fondation de Sicambrie et par l'origine du nom « Francs » :

Post mortem vero Anthenoris constituerunt duos duces, Torgotum scilicet et Francionem, a quo, ut quibusdam placet, Franci sunt appellati. Valentinianus imperator, eorum virtute delectatus, eos qui prius vocabantur Trojani, deinde Anthenoride, post etiam Sicambri, Francos attica lingua, ut alii scribunt, eos appellavit, quod in latina lingua interpretatur feroces. (Livre I, chapitre 1, éd. de Ram, Bruxelles, 1854)

Mais après la mort d'Anthénor, ils établirent deux chefs, à savoir Torgotus et Francio, du nom duquel, selon certains, ils furent appelés Francs. Mais d'autres racontent que l'empereur Valentinien, charmé par leur courage, appela en grec Francs ces gens qui s'étaient d'abord appelés Troyens, puis Anthenorides, puis aussi Sicambres ; en latin, cela veut dire « farouches ». (trad. personnelle)

Il est intéressant de noter que, sous Philippe le Bon, cette chronique d'Edmond de Dynter sera traduite en français par Jean Wauquelin, sous le titre de Chronique des ducs de Brabant. Rien d'étonnant à cela, ce duché était revenu à la Bourgogne après la mort de Philippe de Brabant en 1431.

Chronique des ducs de Brabant, éd. P. F. X. de Ram, Bruxelles, 3 vol., 1854-1860 (Académie royale de Belgique. Commission royale d'histoire. Publications in-4°. Collection de chroniques belges inédites, 8).

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La cour de Bourgogne 

À la cour de Bourgogne aussi, la « matière troyenne » était à l'honneur, spécialement sous le règne de Philippe le Bon (1396-1467) qui avait pour elle une prédilection particulière, comme en témoignent les livres présents dans la bibliothèque ducale et sa décision de fonder l'Ordre de la Toison d'Or. Jason et Hercule, notamment, jouissaient d'un grand prestige, et leurs exploits n'étaient pas sans rapport allégorique avec le projet de croisade que le duc caressait (W. Keesman, Troje in de middeleeuwse literatuur, 1987, p. 262). On pourrait multiplier les signes de cet intérêt manifesté pour Troie par la cour bourguignonne, mais comme la question est bien connue, nous nous limiterons à quelques exemples.

Au milieu du XVe siècle, les Annales de Jacques de Guise, dont il vient d'être question, furent traduites en français par le montois Jean Wauquelin, clerc et secrétaire particulier de Philippe le Bon, une traduction qui sera d'ailleurs richement enluminée. Le duc est censé descendre des Troyens, sa mère Marguerite de Bavière étant héritière du Hainaut. La préface de Jean Wauquelin est explicite :

Par laquelle exposicion et translacion au plaisir de Dieu polra a tous oans et lisans, plainement apparoir la noble procreacion et lignie, et comment est descendus mon dit tres redoubté et tres puissant seigneur du hault, noble et excellent sang des Troyens.

Dans la même ligne, Georges Chastellain, le chroniqueur de la cour loue Philippe comme « un second Hector » et utilise le héros troyen comme une sorte de préfiguration du duc (W. Keesman, ibid., p. 262).

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Indications bibliographiques

M. Cheyns-Condé, L'Épopée Troyenne dans la « librairie » ducale bourguignonne au XVe siècle, dans Les sources littéraires et leurs publics dans l'espace bourguignon (XIVe-XVIe siècles). Rencontres de Middelbourg / Bergen-op-Zoom (27 au 30 septembre 1990), p. 37-65 (Publication du Centre européen d'études bourguignonnes [XIVe-XVIe s.], n. 31, 1991), avec une large bibliographie et une riche illustration.

W. Keesman, Antiek verleden in dienst van eigen tijd : Troje in de middeleeuwse literatuur, dans Literatuur. Tijdschrift over Nederlandse letterkunde, t. 4, 1987, p. 257-262.

Les miniatures des Chroniques de Hainaut (15e siècle). Préface de P. Cockshaw, Mons, 1979, 262 p. Reproduction intégrale des miniatures illustrant la version française de Jean Wauquelin des Chroniques de Hainaut de Jacques de Guise. Il s'agit des mss 9242 à 9244 de la Bibliothèque Royale de Bruxelles. La préface de P. Cockshaw, qui fait l'histoire de l'œuvre, se trouve aux p. 9-12. C'est d'elle qu'est tiré le texte repris ci-dessus.

Les chroniques de Hainaut ou Les ambitions d'un Prince Bourguignon. Sous la direction de Pierre Cockshaw, édité par Christiane Van den Bergen-Pantens, Bruxelles, Bibliothèque Royale de Belgique, et Turnhout, Brepols, 2000, 288 p. ill. Un recueil d'études publié à l'occasion d'une exposition organisée en 2000 à la Bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles.

Cfr, aussi, sur la Toile :

http://www.medievalenfrance.com/site/auteurs/affauteur.php?nom=jacquesdeguise
http://www.medievalenfrance.com/site/auteurs/affauteur.php?nom=jeanwauquelin
http://cervantesvirtual.com/historia/CarlosV/graf/DguezCasas/8_3_dguezcasas_fotosmini.shtml

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La Maison d'Autriche et les Habsbourgs

Et dans la foulée des Bourguigons, on n'oubliera pas la Maison d'Autriche.

Maximilien I, archiduc d'Autriche, roi des Romains en 1486, empereur germanique en 1493, peut être considéré comme le véritable fondateur de la puissance des Habsbourgs. De son mariage avec Marie de Bourgogne, il avait eu en 1478 un fils Philippe, qui passera dans l'histoire sous le nom de Philippe le Beau, et qui sera le père de Charles-Quint. À ce jeune prince, alors âgé d'une dizaine d'années, on donna comme précepteur Olivier de La Marche, chroniqueur, poète, mémorialiste, ancien capitaine des Gardes de Charles le Téméraire. Cet Olivier de La Marche (1425 - mort à Bruxelles en 1502) a laissé des Mémoires (Mémoires de Messire Olivier de La Marche) qu'il a dédicacés à Philippe, son élève.

Voici sur le sujet quelques courts extraits d'un article tout récent (2003) de Jean-Marie Cauchies :

Les origines de l'Autriche, narre Olivier, sont d'essence troyenne. Un dénommé Priam, parent de l'autre, celui de l'Iliade, n'en fut-il pas le roi  ? Les premiers rois de France, simple rameau, sont issus pour leur part des « austro-troyens ».

Influence manifeste des textes fondateurs du royaume franc, qui ont été signalés plus haut. On se souviendra que les Francs, partis de Troade sous la direction de Priam et d'Anténor, avaient d'abord occupé la Pannonie, et, dans un second temps seulement, la Germanie et la Gaule. Les rois de France sont donc bien, dans un certain sens, un « simple rameau » secondaire, par rapport au groupe troyen installé en Pannonie

Le chroniqueur s'interroge alors sur le titre porté par les souverains autrichiens et sa réponse est assez amusante :

Mais pourquoi donc n'y eut-il plus ensuite, à l'instar de Priam, de rois d'Autriche ? Parce qu'au milieu d'une pléthore de rois terrestres, les ci-devant rois de ce pays préférèrent user d'un titre unique en son genre, d'archiduc, soit de quoi les singulariser et les honorer davantage…

Et Jean-Marie Cauchies de poursuivre :

Olivier de la Marche n'est pas le seul à établir une connexion fantaisiste entre Troie et Habsbourg. Des généalogistes au service de Maximilien, en particulier le diligent historiographe de cour Jakob Mennel (+1525/26), vont aussi rattacher leur maître à des « trojanische Urväter ». Un manuscrit conservé à la Bibliothèque vaticane livre pour sa part une généalogie à usage brabançon, menant d'Adam, par Noé, Priam, Francion, Tungris, les duc de Lothier puis de Brabant, jusqu'à Philippe le Beau. Cette fresque écrite ne laisse donc dans l'ombre ni Bible, ni Troie, ni Francs, ni bien d'autres encore…

J.-M. Cauchies, « Qui vous estes et le noble lien dont vous estes yssu ». Olivier, Philippe d'Autriche et la Bourgogne, dans Publication du Centre européen d'études bourguignonnes (XIVe-XVIe s.) = Rencontres de Chalon-sur-Saône (26 au 29 septembre 2002) « Autour d'Olivier de la Marche », n° 43, 2003, p. 149-160. Les citations sont tirées des pages 150 et 151.

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Le cas particulier de la Vénétie, de Padoue et de Venise

 

Les Vénètes et Padoue dans l'Antiquité

En ce qui concerne le mythe de l'origine troyenne, le cas de la Vénétie est particulier. En effet, de toutes les régions, les pays et les villes que nous avons rencontrés jusqu'ici, la Vénétie est la seule région et Padoue la seule ville à propos desquelles des notices antiques rapportent une implantation troyenne. C'est cette légende que Tite-Live par exemple a utilisée au début de son premier livre de l'Histoire romaine (I, 1, 1-3) :

[...] Troia capta in ceteros saeuitum esse Troianos, duobus, Aeneae Antenorique, et uetusti iure hospitii et quia pacis reddendaeque Helenae semper auctores fuerant, omne ius belli Achiuos abstinuisse. Casibus deinde uariis Antenorem cum multitudine Enetum, qui seditione ex Paphlagonia pulsi et sedes et ducem rege Pylaemene ad Troiam amisso quaerebant, uenisse in intimum maris Hadriatici sinum, Euganeisque qui inter mare Alpesque incolebant pulsis Enetos Troianosque eas tenuisse terras. Et in quem primo egressi sunt locum Troia uocatur pagoque inde Troiano nomen est : gens uniuersa Veneti appellati. (éd. J. Bayet, 1947)

[...] Après la prise de Troie, tous ses habitants furent victimes de sévices, sauf Énée et Anténor. Cela pouvait s'expliquer par les règles qui régissent d'anciens liens d'hospitalité et parce que ces deux Troyens avaient toujours défendu l'idée de rendre Hélène pour rétablir la paix. C'est pourquoi les Achéens s'abstinrent envers eux de toute maltraitance qu'autorisent les lois de la guerre. Après quoi, Anténor vécut diverses aventures. De nombreux Énètes l'avaient suivi : chassés de Paphlagonie par une révolution, ils étaient à la recherche d'une nouvelle patrie, d'un chef aussi, car Pylémène, leur général, avait disparu à Troie. Ils abordèrent au fin fond de l'Adriatique. Après avoir chassé les Euganéens, établis entre la mer et les Alpes, Énètes (Eneti) et Troyens occupèrent ce territoire. L'endroit où ils ont débarqué se nomme Troie. C'est pourquoi on appelle troyen l'arrière-pays, et Vénètes (Veneti) l'ensemble de ses occupants. (trad. D. De Clercq, 2001, légèrement adaptée)

Ce passage livien n'est qu'une attestation parmi d'autres de la légende troyenne dans cette région de l'Adriatique : originaire lui-même de Patauium (Padoue), l'historien augustéen ne cite pas le nom de sa ville, ne donnant que celui du peuple, Veneti (les Vénètes). Mais plusieurs témoignages antiques présentent formellement Anténor comme le fondateur de Padoue (Virg., Énéide, I, 247-248 ; Tacite, Annales, XVI, 21, 1 ; adnot. Lucan., VII, 194 ; Mela, II, 60 ; Origo gentis Romanae, I, 5-6, où l'anonyme fait référence à un ouvrage intitulé De origine Patauina) ; d'autres le mettent en rapport avec l'ensemble des Vénètes de l'Adriatique, c'est-à-dire la Vénétie (Caton, Origines, II, fr. 12 ; Strabon, I, 3, 21 ; III, 2, 13 ; V, 1, 4 ; XII, 3, 8 ; XIII, 1, 53 ; Justin, XX, 1, 8 ; Solin, II, 10 ; Schol. Veron. Ad Verg. Aen., II, 42).

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Première série de témoignages médiévaux : les Troyens et la Vénétie en général

Compte tenu de ces notices antiques sur Anténor et les Vénètes, on ne sera pas surpris de voir les chroniques médiévales faire largement écho à une présence troyenne dans l'Italie du Nord. Il s'agit là en fait d'une question très complexe, que nous ne ferons ici que présenter rapidement en nous limitant à quelques textes choisis et en invitant les lecteurs intéressés à se reporter aux autres études de notre série « Anténor, fondateur de Venise ».

Le plus ancien témoignage médiéval est celui de l'anonyme de l'Origo civitatum Italie seu Venetiarum (XIe-XIIe siècles), qui attribue explicitement aux Troyens, « arrivés avec Énée » la fondation de nombreuses villes de la région. L'auteur cite ainsi Aquilée, Padoue, Mantoue, Vérone, Altinum, Modène, Parma, avant de conclure en ces termes :

Tote iste, quas supra diximus, civitates et cetere alie, que innumerande sunt, et eum castellum Auxolum mirabile edificaverunt ipsi Troiani, qui cum Enea, illorum princeps, quos antea gentiles fuerunt, venientes de illa antiqua magna Troia [etc.]. (éd. R. Cessi, 1933, p. 154, ll. 10-14 [Fonti per la storia d'Italia, 73])

Toutes ces cités, dont nous avons parlé, et d'autres encore, qui sont innombrables, ainsi que cette admirable forteresse d'Auxolum, ce sont les Troyens eux-mêmes qui les ont construites. Ils étaient venus de l'antique grande ville de Troie, avec Énée, leur chef, à la nation duquel ils appartenaient naguère [etc.]. (trad. personnelle)

Si le héros troyen Anténor n'est pas mentionné dans ce texte, l'oubli est propre à l'anonyme, et n'a pas de portée générale. Les Padouans ont toujours considéré Anténor comme le fondateur de leur cité. Ainsi, à la fin du XIIIe siècle (probablement en 1273), lorsqu'on retrouva à Padoue les ossements d'un guerrier médiéval (peut-être un Hongrois du Xe siècle), on crut qu'il s'agissait d'Anténor, et on érigea en 1284-1285, pour les accueillir, un monument, toujours visible aujourd'hui, qui s'appelle la Tomba di Antenore. L'épitaphe du sarcophage, due, semble-t-il, au poète padouan, Lovato dei Lovati, annonce fièrement : Hic iacet Antenor Patavinus conditor urbis (cfr L. Braccesi, La Leggenda di Antenore da Troia a Padova, Padoue, 1984, p. 141 (Il mito e la storia, 1).

 

Le témoignage suivant est tiré de Martin da Canal, un chroniqueur vénitien qui écrivit entre 1267 et 1275 en vieux français Les Estoires de Venise. Nous l'avons choisi parce qu'après avoir rappelé la présence troyenne dans le Nord de l'Italie, il évoque la fondation de Venise à l'époque d'Attila au Ve siècle.

III. Que vos diroie ie? Premierement furent il Troians, et de Troie vindrent, et se herbergerent entre Ades et Ongrie ; ce est a dire, que il firent les viles qui sont en seche tere da Millan iusque en Ongrie, et furen ileuc mult a aise, dou tens que Troie fu essiliee, iusque au tens que un paien nasqui au siecle, et que il fu en aage de porter armes. Celui paien estoit appeles Atille. Celui Atille vint en Itaire encontre les crestiens, et aveuc lui cinc cent mil homes ; et prist premierement une noble cite que l'en apele Aulee, et la mist a destrucion. Et saches que cele Aulee fu estoree premierement por li Troians. Et quant Atille fu en saisine de Aulee, il s'en ala avant, et mist a destrucion totes les viles que firent li Troians en seche tere iusque a Millan. Et por cele destrucion s'enfuirent la nobilite des homes et des femes de celes viles enver la mer, et troverent de sor la marine monciaus de tere, et firent de sor ciaus monciaus de tere maintes beles vile. Il conduistrent aveuc yaus or et argent a grand plante : si firent estorer les beles yglises, et li biau clocher et les cloches ; et firent en la maistre vile LXX yglises, a tos les grans clochers et les cloches ; et parmi l'eive salee les maisons de religion a grand plante. IV. Ce veut que vos saches, que cele bele Cite que l'en apele Venise, fu faite en l'an de l'incarnacion de Nostre Seignor Iesu Crist CCCCXXI. (éd. F. L. Polidori, 1845, p. 272-274 [Archivio storico italiano, t. 8])

Que vous dirais-je  ? Il y eut d'abord les Troyens ; venus de Troie, ils s'établirent entre l'Adda et la Hongrie, c'est-à-dire qu'ils construisirent les villes en terre ferme de Milan jusqu'à la Hongrie. Ils y furent très à l'aise, depuis leur exil de Troie jusqu'au moment où naquit un païen, et qu'il fut en âge de porter les armes. Ce païen s'appelait Attila. Cet Attila vint en Italie attaquer les chrétiens, avec 500.000 hommes. Il s'empara d'abord de la noble cité qu'on appelle Aquilée, et la détruisit. Et sachez que cette Aquilée avait d'abord été construite par les Troyens. Quand Attila fut maître d'Aquilée, il alla plus loin et détruisit toutes les villes qu'avaient bâties les Troyens sur la terre ferme jusqu'à Milan. Dans ces villes, les destructions amenèrent la noblesse des hommes et des femmes à s'enfuir vers la mer. Ils trouvèrent sur la lagune des morceaux de terre, sur lesquels ils construisirent beaucoup de belles villes. Ils amenèrent avec eux de grandes quantités d'or et d'argent, firent les belles églises, les beaux clochers et les cloches ; dans la ville principale, il y avait 70 églises, toutes avec grands clochers et cloches ; et parmi l'eau salée, de nombreuses maisons de religion. Je veux que vous sachiez que cette belle cité qu'on appelle Venise fut faite en l'an 421 de l'Incarnation de notre Seigneur Jésus. (trad. personnelle)

Ainsi, pour Martin da Canal, la région située entre Milan et la Hongrie fut occupée par des Troyens venus de Troie, qui y construisirent de nombreuses villes. L'information reste dans le droit fil des témoignages antiques sur l'origine troyenne des Vénètes, c'est-à-dire de la Vénétie. Tout autre chose est la naissance de Venise dans la lagune : cet événement, plus récent, le chroniqueur le date du Ve siècle, le rattachant aux incursions d'Attila en Italie. Fuyant l'envahisseur et la destruction de leurs cités, les habitants de la Vénétie seraient allés se réfugier sur la lagune avec tous leurs biens pour y fonder en 421 une nouvelle ville qui sera particulièrement riche : la Venise que nous connaissons.

 

Cette vision des choses forme ce qu'on pourrait appeler la version classique de la naissance de Venise : une fondation due à des gens de la terre ferme qui, voulant échapper à des attaques, cherchèrent un refuge dans les îles de la lagune. Les anciens chroniqueurs hésitent toutefois sur la date et sur la cause précises : pour Martin da Canal (1267-1275), c'est 421 et les destructions d'Attila ; pour d'autres, comme par exemple le diacre Jean (991-1008), que nous n'avons pas cité ici, c'est 568 et l'invasion des Lombards. On rencontre encore d'autres dates.

Il ne s'agit pas d'étudier ici la valeur historique de ces notices, ni de discuter de la fondation de Venise telle que la voient les Modernes, ni non plus de prendre en compte le rôle de saint Marc dans la naissance d'une ville dont il est le patron. On dira simplement que le saint est censé intervenir à deux moments importants. Au Ier siècle, en route vers Rome pour y rencontrer saint Pierre, Marc aurait eu dans la lagune de la future Venise la vision d'un ange lui annonçant qu'elle serait le lieu où reposerait éternellement son corps. Sur ce motif de la praedestinatio vient se greffer celui de la translatio, qui verra se réaliser la prophétie. Huit siècles plus tard en effet, des marchands dérobèrent à Alexandrie, dans des conditions rocambolesques, les restes du saint pour les transporter à Venise en 828.

La seule chose à remarquer ici, c'est que les récits des chroniqueurs qui viennent d'être cités sont fort éloignés d'Anténor et des Troyens. D'ailleurs, dans la plupart des ouvrages généraux modernes traitant des origines de Venise, on chercherait en vain une référence troyenne. Il y est surtout question des gens qui fuient les invasions et bien sûr de saint Marc .

Indications bibliographiques

Origo civitatum Italie seu Venetiarum (Chronicon Altinate et Chronicon Gradense), a cura di R. Cessi. Volume unico, Rome, Tipografia del Senato, 1933, 202 p. (Fonti per la storia d'Italia, 73).

Martin da Canal. La Cronique des Veneciens, des origines à 1275, ed. L. F. Polidori, dans Archivio storico italiano, s. 1, VIII, 1845, p. IX-XXX, 231-707.

Martino da Canal. Les Estoires de Venise. Cronaca Veneziana in lingua Francese dalle origini al 1275, ed. A. Limentani, Florence, Olschki, 1973, CCCXXX + 440 p. (Civiltà veneziana. Fonti e testi, 12. Serie 3, 3). (non consulté)

Sur les origines de Venise, on verra par exemple : 

A.V., Le Origini di Venezia, Florence, 1964, 215 p. (Storia della civiltà veneziana, 9).

Chr. Bec, Histoire de Venise, Paris, 1993, 128 p. (Que sais-je ?, 522).

A. Carile, G. Fedalto [Éd.], Le origini di Venezia, Bologna, 1978, 508 p. (Il mondo medievale, Studi di Storia e Storiografia, Sezione di Storia Bizantina e Slava, 1).

L. Cracco Ruggini [Dir.], Storia di Venezia dalle origini alla caduta della Serenissima. Vol. I. Origini - Età ducale, Rome, 1992, 961 p.

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Deuxième série de témoignages médiévaux : les Troyens à Venise

Et pourtant, de cette première série de témoignages médiévaux, nous ne devrions pas conclure que l'historiographie vénitienne ancienne ignorait tout d'une fondation troyenne de Venise. Le motif est bien représenté, sous des formes diverses. On se bornera à évoquer une chronique de l'extrême fin du XIIIe siècle, appelée la Cronaca di Marco, dont on reprendra ci-après quelques données essentielles.

Or donc, raconte cette chronique, certains Troyens, fuyant la destruction de leur ville,

pervenerunt al quandam tu<n>bam, ubi nunc Venetiarum civitas est constructa, et deliberantes infra se de stacione loci, qui erat labilis et ab omni exemptus dominio, disposuerunt ibi ipsorum construere mansiones (Marco, 3-6)

parvinrent à un tas de terre, où est maintenant construite la cité de Venise ; et en délibérant entre eux sur la situation de l'endroit, qui était instable et totalement libre, ils décidèrent de construire là leurs propres demeures. (trad. personnelle)

Ce qu'ils firent en amenant par bateau ce qui était nécessaire pour consolider et développer la tumba initiale (ad amplificacionem tunbe, Marco, 8). Petit à petit, le nombre d'habitants augmenta, d'autres Troyens venant rejoindre les premiers arrivants. Le développement de l'île prit alors une belle allure (et cepit insula mirabiliter peraugeri, Marco, 11-12).

Aux lecteurs qui demanderaient des précisions sur l'endroit et la date, les réponses de la Cronaca sont nettes :

Si qui vero scire voluerint prime constructioni<s> locum, dicatur quod fuit Castellum, ubi est sedes episcopi castellani. (Marco, 14-15)

Et si certains veulent connaître l'endroit de la première construction, qu'on leur dise que ce fut Castellum, où se trouve le siège de l'évêque de Castellum. (trad. personnelle)

Ce castellum (le mot latin pour « forteresse ») est bien connu. Élevé sur ce qu'on appelle aujourd'hui l'île de San Pietro di Castello, il a donné son nom au Castello, le plus grand des sestieri vénitiens, et c'est effectivement sur cette île que se dresse l'église de San Pietro di Castello, qui fut jusqu'en 1807 l'église cathédrale de Venise.

Mais revenons à la Cronaca di Marco, car l'histoire de la fondation de Venise par les Troyens n'est pas terminée. En effet d'autres Troyens ainsi qu'Anténor vont entrer en scène.

Un jour en effet, les Troyens déjà installés à Venise voient arriver un navire ; craignant une attaque ennemie, ils se précipitent aux armes, montent sur leur bateau et s'approchent des nouveaux arrivants. Mais une fois les pavillons hissés des deux côtés, ils réalisent que ce sont des compatriotes. D'où leur joie (ex invencione concivium, Marco, 24), mêlée toutefois de larmes, de soupirs et de lamentations, au souvenir de la destruction de leur patrie et de la mort des leurs (ex memoria patrialis destructionis et concivium <internecionis>, Marco, 24).

Des réactions du même ordre vont marquer - un peu plus tard apparemment, mais le texte n'est pas clair - l'arrivée d'Anténor et de son groupe. Ils sont 2.500, en ce compris femmes et enfants ; après la destruction de Troie, ils avaient erré pendant cinq longues années avant d'arriver à Venise. Ici encore, on pleure et on sanglote au souvenir des événements malheureux (Memoria enim infelicis eventus, lamentacionis materiam ministrabat, Marco, 32-33).

L'ensemble de la communauté troyenne va alors choisir Anténor comme roi et donner à la ville le nom d'Anténoride. L'afflux de population est d'ailleurs tel que les Troyens vont essaimer en Vénétie où ils fonderont toute une série de cités :

Venerunt autem omnes similiter ad insulam quam liberi Troiani construxerant et eundem [= Antenorem] elegerunt in regem. Cuius amore, civitatem qua<m> construxerant Antenoridam, a nomine regio derivatam, <appellarunt>. Et quidem diversa nobilium genera effugientium conveniebant illuc et in tantum civitas ipsa crevit, quod Troiani circumstantem regionem etiam habitarunt. (Marco, 35-40)

Ils vinrent tous ensemble dans l'île que les libres Troyens avaient construite et choisirent Anténor comme roi. Par amour pour lui, ils appelèrent la cité qu'ils avaient construite Anténoride, un nom dérivé de celui du roi. Mais comme divers groupes de fugitifs nobles s'y étaient rassemblés, la ville elle-même crût dans des proportions telles que les Troyens allèrent également habiter la région voisine. (trad. personnelle)

La suite ne manque pas d'intérêt. Immédiatement après en effet, le chroniqueur évoque très brièvement (Marco, 41-42) l'arrivée d'Énée à Carthage, son départ pour l'Italie, puis la fondation de Rome par Romulus et Rémus. C'est très clairement pour attirer l'attention sur l'antériorité de la fondation de Venise par rapport à celle de Rome :

Et propter hoc scitur aperte quod prima constructio Rivoalti, precessit constructioni Romane <civitatis>. (Marco, 42-44)

Et c'est pourquoi il est bien connu que la première construction du Rialto précéda celle de la Ville de Rome. (trad. personnelle)

Puis l'auteur revient à Venise et à la Vénétie en général, rappelant que jadis la Vénétie s'étendait de l'Adda jusqu'à la Hongrie, et précisant que les Troyens, après avoir fondé Venise, construisirent toutes les cités de cette vaste zone. Anténor est cité au début de l'énumération, et ce n'est pas sans arrière-pensées politiques, on va le voir :

Quid dicam ? Troiani ex diversis partibus ad Antenoridam accesserunt sed quidem moltitudo maxima illuc perveniens, in insula non potuit hospitari. Antenor, inde recedens, occupavit siccam terram et in loco parum distanti ab insula fundavit pulceriman civitatem, quam Altiliam appellavit. Postea vero edifficavit Pataviam, que hodie Padua appellatur, ibique diem clausit extremum, in cuius tumulo scripti sunt hii versus : Hic iacet Antenor, Paduane conditor urbis. / Vir bonus ille fuit, omnes secuntur eum. (Marco, 48-56)

Que dire ? Des Troyens affluèrent de divers endroits à Anténoride, mais la foule devint si grande que l'île ne put l'accueillir. Alors Anténor, s'éloignant de Venise, occupa la terre ferme et en un lieu fort proche de l'île fonda une très belle cité, qu'il appela Altinum. Plus tard, il fonda Patavia, aujourd'hui appelée Padoue, où il rendit son dernier soupir. Sur sa tombe sont inscrits ces vers : Ci-gît Anténor, fondateur de Padoue. / Ce fut un homme de bien, et tous l'ont suivi. (trad. personnelle)

Vient ensuite une énumération des autres fondations troyennes de la Vénétie, dont Aquilée, Adria ainsi que Vérone, qui porte le nom d'une femme troyenne, Verona (Marco, 61-69). Mais ces fondations sont secondaires pour nous.

Il est plus important de relever les traces de polémique perceptibles dans la Cronaca. Polémique dirigée d'abord contre Rome, en l'espèce la Papauté. Création troyenne, la première Venise est antérieure à la Ville éternelle, qui ne sera fondée que par des descendants lointains d'Énée. Polémique dirigée aussi contre Padoue. Selon la Chronique en effet, Anténor ne fut pas le premier Troyen à mettre le pied dans la région. À Castellum, c'est-à-dire Venise, où il débarque, il avait été précédé par d'autres Troyens, qui avaient construit la cité. C'est même de cette dernière que rayonnera la colonisation troyenne en Vénétie continentale ; Anténor y procédera à la fondation de diverses cités, d'abord Altinum, puis Padoue, où il mourra et sera enterré.

Ainsi donc, dans la Cronaca di Marco, Anténor apparaît en liaison directe avec la cité des Doges, et le récit s'intègre clairement dans le contexte d'une rivalité entre Venise et Padoue.

Les aspects d'idéologie politique sont donc bien présents. Le chroniqueur n'enlève pas à Anténor le mérite d'avoir fondé Padoue (les sources antiques déjà l'en créditaient), mais l'importance de l'événement est sérieusement réduite. Padoue, où se trouve à cette époque le tombeau d'Anténor, ne l'oublions pas, devient simplement l'une des cités qu'il avait fondées en Vénétie ; ce n'est même pas la première (il y a d'abord Altino). Plus significatif encore, lorsque le héros troyen arrive à Venise, il y trouve des compatriotes qui y étaient déjà installés et qui avaient entamé la construction de la ville. Ainsi Venise est non seulement une fondation troyenne mais elle était, sinon construite, en tout cas en construction, lors de l'arrivée en Vénétie d'Anténor, le futur fondateur de Padoue. Elle est donc aussi troyenne que Padoue et, de toute manière, plus ancienne qu'elle, plus ancienne même que Rome d'ailleurs.

On se trouve manifestement en présence d'une vision vénitienne des choses, qui a en quelque sorte « réécrit l'histoire ou plutôt la pseudo-histoire ». Et cela s'explique parfaitement par l'idéologie politique : Venise, la grande puissance maritime, terrestre et internationale de la région, ne pouvait accepter de devoir le céder en ancienneté à Padoue, distante de quelque 40 kilomètres, beaucoup moins importante qu'elle, avec laquelle elle fut d'ailleurs en conflit dès le XIIe siècle et sur laquelle elle finira par imposer sa domination. Venise contrôlera Padoue.

A. Carile, Aspetti della cronachistica Veneziana nei secoli XIII e XIV, dans A. Pertusi [Éd.], La storiografia Veneziana fino al secolo XVI. Aspetti e problemi, Florence, 1970, p. 75-126 (Civiltà veneziana. Saggi, 18). L'édition du texte latin de la Cronaca di Marco se trouve aux pages 121-126.

Voir aussi A. Carile, Le origini di Venezia nella tradizione storiografica, dans G. Arnaldi [Dir.], Storia della cultura veneta. I. Dalle origini al Trecento, Vicenza, 1976, p. 135-166.

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De très nombreuses villes d'Europe

Dans les développements qui précèdent, il a été question de royaumes, de duchés, de comtés, de régions et aussi… de villes. Nous avons évoqué au passage Tours, Londres, Bavai, Gand, Thérouanne, Metz, en ne traitant avec quelques détails que le cas de Venise. Bien d'autres cités européennes auraient pu être citées, qui se sont donné une origine troyenne. On en trouvera de nombreux exemples dans W. Keesman, Oorsprongsmythen, 1991, p. 262-279. Clôturons cette présentation de la diaspora troyenne légendaire en mentionnant, sans nous y attarder, quelques autres cas.

Genève

Selon la Chronologie du Païs-de-Vaud (Lyon, 1614), Genève s'était attribué des origines troyennes, par l'intermédiaire d'un certain Lemannus, fils de Paris, qui servit d'éponyme du lac Leman :

Après la destruction de Troye, comme Francus, Enée, Antenor, & plusieurs autres Troyens allerent habiter d'autres Terres ; de même Lemannus fils de Pâris vint en ces quartiers, & s'en étant emparé imposa son nom au Lac Leman.

Le texte évoqué ici, qu'on trouvera sur la Toile, a été cité (et réfuté) dans l'Histoire de Genève de Jacob Spon (1ère édition, Lyon 1680), 2e édition, Genève, 1730, tome 1, p. 7-13.

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Reims

Dès le IXe siècle, des sources font état d'une fondation de Reims par Rémus, frère de Romulus, et comme lui de lointaine ascendance troyenne. Dans cette mise en rapport, la correspondance phonétique a évidemment joué, mais il s'agissait surtout de justifier le choix de cette ville comme lieu du couronnement, en 816, de Louis de Pieux, le fils de Charlemagne. La notice servait le pouvoir et la monarchie des Francs (W. Keesman, Oorsprongsmythen, 1991, p. 263-264, avec bibliographie).

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Xanten

Dès le Xe siècle, on rencontre des allusions à cette petite ville rhénane présentée comme « la Troie des Francs », « la nouvelle Troie ». C'est qu'il était très facile de transformer l'authentique nom romain de Colonia Traiana en celui de Colonia Troiana, puis de Troia tout court, ce dernier terme ayant d'ailleurs été longtemps utilisé en parallèle avec le nom « chrétien » de Xanten (= ad sanctos) (W. Keesman, Oorsprongsmythen, 1991, p. 264, avec bibliographie).

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Tongres

En présentant Jacques de Guise (XIVe siècle), nous avons mentionné la fondation de Tongres par le troyen Turgontus, un ancien compagnon d'Anténor et d'Énée. En réalité la première allusion à une fondation troyenne de la ville est beaucoup plus ancienne : elle apparaît déjà à la fin du XIe siècle dans la Vita Servatii de Jocundus, écrite sur l'ordre du chapitre de Saint-Servais de Maastricht pour servir au prestige du chapitre et de la ville.

Plusieurs versions, il est vrai, se font concurrence lorsqu'il s'agit de déterminer le fondateur de la grande cité épiscopale. Pour Jean d'Outremeuse, par exemple, le fondateur troyen, Tongris, est le fils du roi de Reims ; ailleurs Tongres est fondée par les Troyens venus de Sicambrie (W. Keesman, Oorsprongsmythen, 1991, p. 272, avec bibliographie). Mais dans tous les cas cités, on le voit, ce sont des Troyens qui interviennent. 

Restons-en là. Il ne s'agissait évidemment pas ici de dresser un catalogue exhaustif, mais simplement de souligner que nombre de villes occidentales ont revendiqué pour leur fondateur une origine troyenne. Il est maintenant temps de conclure

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En guise de conclusion

La légende de la diaspora troyenne a été très active au Moyen Âge et à la Renaissance : elle connaît de nombreux points d'application en Europe, qu'il s'agisse de régions ou de villes. Comme l'écrit E. Baumgartner (Romans antiques, histoires anciennes, 1995, p. 221) :

Troie est la geste héroïque et le poème amoureux de la ville phare, détruite, aux lignages dispersés, mais dont la dispersion même assure la (re)naissance des peuples de l'occident. Derrière le nom de Troie se profile en effet, pour tout le moyen âge et au-delà, le mythe de l'origine troyenne des Francs, des Bretons, des Normands, etc., mythe officiel et officialisé dans les 'Grandes Chroniques de France' par exemple.

Troie a donc été, dans un certain sens, le « berceau de l'Europe », eine integrative Wiege europäischer Mächte, pour reprendre le titre d'un article allemand de G. Melville, non dans l'histoire authentique évidemment, mais dans l'imaginaire : on est plongé dans la fantaisie et dans l'idéologie politique...

Bien sûr, tout le monde n'était pas dupe, et nous voudrions terminer en citant les observations, quelque peu désabusées, d'Étienne Pasquier (1529-1615), un des esprits les plus ouverts de son temps. Après avoir évoqué le rôle que certains peuples de l'antiquité attribuaient dans leurs origines à Hercule et à ses compagnons, l'historien aborde celui, assez voisin, que de son temps on fait jouer aux Troyens : « Maintenant, note-t-il, la plupart des nations florissantes veulent tirer leur grandeur du sang des Troyens ». Puis il poursuit :

quant aux Troyens, c'est vraiment grande merveille que chaque nation d'un commun consentement s'estime fort honorée de tirer son ancien estoc [origine] de la destruction de Troie. En cette manière appellent les Romains, pour leur premier auteur, un Aenée ; les Français, un Francion ; les Turcs, Turcus ; ceux de la Grande-Bretagne, Brutus ; et les premiers habitateurs de la mer Adriatique se renommaient d'un Anthenor : comme si de là fût sortie une pépinière de chevaliers qui eût donné commencement à toutes autres contrées, et que par grande providence divine eût été causée la ruine d'un pays, pour être l'illustration de cent autres. Quant à moi, je n'ose ni bonnement contrevenir à cette opinion, ni semblablement y consentir librement. Toutefois il me semble que de disputer de la vieille origine des nations, c'est chose fort chatouilleuse, parce qu'elles ont été de leur premier advénement si petites, que les vieux auteurs n'étaient soucieux d'employer le temps à la déduction d'icelles : tellement que petit à petit la mémoire s'en est du tout évanouie, ou convertie en belles fables et frivoles. (t. I, ch. VIII, p. 47-48) [cfr l'anthologie de Jean-Marie Hannick]

Quoi qu'il en soit, au Moyen Âge et à la Renaissance, « le mythe troyen est le mythe d'anoblissement par excellence » (L. Mathey-Maille, Geoffroy de Monmouth, 1993, p. 18). À partir du XVIe siècle, il commencera à faire l'objet de critiques croissantes, se heurtant d'ailleurs parfois à d'autres mythes naissants et concurrents, comme en France le mythe gaulois (cfr par exemple Cl.-G. Dubois, Celtes et Gaulois au XVIe siècle, 1972). Mais il reste que son rôle au moyen âge et au début des temps modernes a été très important.

Le motif est évidemment lié à la légende troyenne des origines de Rome et de son empire, dont il constitue une survivance attardée. Mais il n'est pas neutre : il relève de l'idéologie politique, ce qui explique qu'il ait servi au fil des siècles des objectifs divers. D'où sa grande malléabilité : chaque cas d'application doit en fait être étudié pour lui-même.

Nous n'avons fait ci-dessus que tracer un cadre très superficiel. Ce qui nous a frappé, c'est de n'avoir rencontré sur la question aucune étude d'ensemble, systématique et approfondie. Au moment où se discutent les frontières de l'Europe, ne serait-il pas utile de se pencher sérieusement sur ce mythe d'origine et sur ses utilisations politiques au fil de l'histoire ?

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Indications bibliographiques

E. Baumgartner, Romans antiques, histoires anciennes et transmission du savoir aux XIIe et XIIIe siècles, dans A. Welkenhuysen, H. Braet, W. Verbeke [Éd.], Mediaeval Antiquity, Leuven, 1995, p. 219-235 (Mediaevalia Lovaniensia. Series I. Studia, 24).

Claude-Gilbert Dubois, Celtes et Gaulois au XVIe siècle : le développement littéraire d'un mythe nationaliste, Paris, Vrin, 1972, 205 p. (De Pétrarque à Descartes, 28).

Geoffroy de Monmouth. Histoire des rois de Bretagne. Traduit et commenté par Laurence Mathey-Maille, Paris, LBL, 1992, 360 p. (La roue à livres).

W. Keesman, Oorsprongsmythen als zelfuitlegging, over achtergrond en betekenis van middeleeuwse verhalen rond Trojaanse stedenstichtingen, dans H. Pleij [e.a.], Op belofte van profijt : stadsliteratuur en burgermoraal in de Nederlandse letterkunde van de middeleeuwen, Amsterdam, 1991, p. 262-279 (Nederlandse literatuur en cultuur in de middeleeuwen, 4 ).

G. Melville, Troja : Die integrative Wiege europäischer Mächte im ausgehenden Mittelalter, dans F. Seibt & W. Eberhard [Éd.], Europa 1500. Integrazionsprozesse im Widerstreit, Stuttgart, 1987, p. 427-429.


Notes additionnelles (9 septembre 2009)

1. Un gros livre fort important est sorti en 2007 sur un sujet voisin de celui abordé dans le présent article : M. Coumert, Origines des peuples. Les récits du Haut Moyen Âge occidental (550-850), Paris, diff. Brepols, 2007, 659 p. (Collection des Études Augustiniennes. Série Moyen Âge et Temps Modernes, 42). Il est consacré à l'étude approfondie de récits écrits en latin et traitant de l'origine des Goths, des Lombards, des Francs et des peuples de Grande-Bretagne (Bretons, Pictes, Scots et Saxons).

2. Un article intéressant m'avait échappé lors de la rédaction initiale : B. Luiselli, Il mito dell'origine troiana dei Galli, dei Franchi e degli Scandinavi, dans Romanobarbarica, t. 3, 1978, p. 89-121.

3. Les iimaginaires nationalistes se révèlent souvent d'une fécondité extraordinaire. Pour Olof Rudbeck (un savant suédois fin XVIIe - début XVIIIe), ce seraient les Suédois qui seraient à l'origine des Troyens, et de bien d'autres peuples anciens de la Méditerranée. Il suffit en général de très peu d'éléments pour fonder les rapprochements. Dans le cas présent, il existe en Suède une montagne appelée Idre (qu'on rapprochera de l'Ida troyenne), et il existe en suédois un mot tröja (il signifie veste mais peu importe). Cfr R. Boyer, L'Atlantide, c'est-à-dire la Suède, selon Olof Rudbeck (1630-1702), dans Atlantides imaginaires, réécritures d'un mythe, Paris, 2004, p. 83-95. Cet article m'avait lui aussi échappé lors de la rédaction initiale.


FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

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