FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003


Anténor et Venise dans les anciennes chroniques vénitiennes

(Anténor, fondateur de Venise. III)

Jacques Poucet
Professeur émérite de l'Université de Louvain

À l'époque où elle traduisait pour la BCS le premier livre de Tite-Live, Danielle De Clercq retrouva dans ses tiroirs un calendrier de l'année 1977, édité par le Fonds Mercator pour la Banque de Paris et des Pays-Bas. Les six miniatures qui l'illustraient étaient tirées d'un manuscrit du XVe siècle (la Fleur des Histoires de Jean Mansel), conservé à la Bibliothèque royale Albert Ier de Bruxelles. L'une d'elles représentait la fondation de Venise par le Troyen Anténor. D. De Clercq a présenté dans les FEC 3 (2002) ce document du XVe siècle. Sa contribution, abondamment illustrée, abordait les aspects iconographiques de la question.

Dans les FEC 5 (2003), Jacques Poucet a replacé le motif d'Anténor fondateur de Venise dans un contexte historique plus large, celui du mythe de l'origine troyenne de plusieurs peuples, régions ou cités de l'Europe médiévale et moderne. C'est que le mythe troyen procède d'une idéologie politique très importante au Moyen Âge et à la Renaissance.

Dans la présente étude, J. Poucet, cherchant à retrouver la source de Jean Mansel, explore les écrits des anciens chroniqueurs vénitiens. Il montre que plusieurs chroniques font une place à Anténor aux origines de Venise, que l'une d'entre elles, la Cronaca di Marco (1292), présente même un rapport assez précis avec la Fleur des Histoires, mais qu'en définitive aucun texte de chroniqueur vénitien ne peut être considéré comme la source directe de Jean Mansel. Placé sur la Toile en mai 2003, cet article est maintenant paru dans Être romain. Hommages in memoriam Charles Marie Ternes, édités par Robert Bedon et Michel Polfer, Remshalden, Greiner, 2007, p. 273-295.

Un autre article de J. Poucet, dans les FEC 6 (2003) explore d'autres textes médiévaux, en mettant cette fois l'accent sur le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et sur l'Histoire ancienne jusqu'à César (ou Estoires Rogier). Il semble bien que ce dernier texte, du début du XIIIe siècle, soit la source de Jean Mansel.

Interventions successives de l'éditeur : mai 2003 - août 2003 - février 2004 - octobre 2007 - septembre 2009.


Plan

Introduction

La Bibliothèque Royale de Bruxelles possède un manuscrit richement illustré de la Fleur des Histoires de Jean Mansel (BR ms. 9231), vaste compilation retraçant l'histoire du monde depuis sa création jusqu'au règne de Charles VI, roi de France de 1380 à 1422. Son auteur, né probablement à Hesdin en 1400 ou 1401 où il mourut en 1473 ou 1474, fut, à partir de 1435, tout comme son père, un haut fonctionnaire au service des Ducs de Bourgogne et commis aux ouvrages de leur domaine d'Hesdin. Ses fonctions en faisaient un personnage proche de Philippe le Bon. Jean Mansel avait déjà rédigé des Histoires romaines d'après Tite-Live avant de se consacrer à la Fleur des Histoires. Réalisé entre 1455 et 1460, le manuscrit dont nous parlons et qui figure dans l'inventaire dressé en 1467 de la « librairie » de Philippe le Bon, contient un surprenant récit de « la fondation de la cité de Venise par les Troyens », qu'accompagne (folio 118) une splendide miniature.

Dans un article du tome 3 (2002) de la revue électronique Folia Electronica Classica, Danielle De Clercq a présenté cette œuvre du XVe siècle, bien connue des spécialistes de la période bourguignonne mais peu familière à ceux qui fréquentent les auteurs classiques. Sa contribution, abondamment illustrée, porte essentiellement sur les aspects iconographiques de la miniature du folio 118, mais elle fournit aussi l'édition et la traduction d'un texte qui semble avoir jusqu'ici échappé aux commentateurs :

Apres la destruction de Troies grant foison des basses gens qui eschappez estoient se mirent en mer a ladventure et arriverent ou Venise siet maintenant. Si eurent conseil quant ils eurent bien considere la mer et la terre quils feroient une mote de terre en la mer ou ils se hebregeroient car ils ne vouloient arrester ou nuls clamast seignourie pour ce quils avoient toujours este francs a Troies. Lors ils apporterent en celle mer tant de terre quils en firent une mote et la se tinrent.

Grant tamps apres les fils Ector envahirent Anthenor pour ce quils avoient oy dire quil avoit trahy Troies. Entre eux eut grant bataille mais en la fin seslonga Anthenor et erra tant par mer que Fortune lamena la ou ceux de Troies avoient commence celle mote. Quant ils sentrecongnurent, grant joie se firent et mainte larme y eut plouree quant il leur souvenoit de leurs anns et de leur noble cyte quils avoient perdue. Tant parlerent ensamble que Anthenor demoura avec eux et en firent leur roy. Et lors Anthenor fist accroistre et clorre celle mote et appella la cyte de son nom Anthenorme.

Quand Troie fut détruite, ses habitants les plus modestes furent nombreux à prendre la fuite. Ils s'embarquèrent à l'aventure et abordèrent là où se trouve actuellement Venise. Après avoir bien examiné la situation en regard de la mer et de la terre ferme, ils décidèrent de créer dans la mer une butte pour y habiter. Ils ne voulaient pas s'établir à un endroit dont quelqu'un pourrait se proclamer suzerain, eux qui avaient toujours été indépendants à Troie. Alors ils apportèrent dans cette mer tant de terre qu'ils en firent une butte et s'y établirent.

Bien plus tard, les fils d'Hector s'en prirent à Anthénor qui aurait, comme ils l'avaient entendu dire, trahi Troie. Une grande bataille les mit aux prises. À la fin, Anthénor s'exila et erra longtemps en mer. Le hasard le conduisit à l'endroit où les Troyens avaient commencé à créer cette butte. Quand ils se reconnurent, une grande joie éclata. Ils pleurèrent beaucoup en évoquant les années qu'ils avaient passées dans la noble cité qu'ils avaient perdue. Ils échangèrent tant de propos qu'Anthénor s'établit chez eux et qu'ils en firent leur roi. Alors Anthénor fit agrandir cette butte et la ceignit de remparts. Il donna son nom à la cité qui s'appela Anthénoride [1]. (trad. D. De Clercq, 2002)

Dans un autre article des Folia Electronica Classica, nous avons montré que l'intervention de Troyens, voire d'Anténor, dans de nombreuses légendes n'a rien de surprenant au Moyen Âge et à la Renaissance, où le récit de la diaspora troyenne joue couramment le rôle de motif idéologique. Les Troyens sont ainsi mis en rapport tantôt avec des peuples, comme les Francs, les Turcs, les Bretons, les Normands, tantôt avec des régions, comme le Hainaut, la Flandre, le Brabant, la Bourgogne, la Vénétie, tantôt avec des villes, comme Genève, Reims, Xanten, Londres, Tongres  ; et cette liste est loin d'être exhaustive. En ce qui concerne Anténor lui-même, nous avons montré aussi qu'il n'est pas rare que le héros troyen joue un rôle prédominant, prenant la tête d'un groupe d'exilés. Tantôt les indications géographiques données par les auteurs médiévaux ou modernes (Tanaïs, Palus-Méotide, Pannonie) laissent entendre que l'essentiel du trajet s'est fait par la voie terrestre, via le Pont-Euxin et l'Europe centrale ; tantôt les sources envisagent un autre itinéraire, essentiellement maritime, qui fait voyager Anténor en Méditerranée, puis dans l'Adriatique pour rejoindre ce qu'on appelle aujourd'hui le golfe de Venise.

Cette route maritime, qui conduit les Troyens dans les régions du Nord de l'Adriatique, n'est pas une création médiévale. Dans l'Antiquité déjà - nous allons le voir immédiatement -, Anténor et les Troyens étaient mis en rapport avec les Vénètes et en particulier avec Padoue. Mais le passage de la Fleur des Histoires de Jean Mansel qui nous retient ne concerne ni Padoue ni la Vénétie, mais la Cité des Doges, Venise, ce qui n'est pas du tout la même chose. Que viennent donc faire Ant(h)énor et les Troyens dans la fondation d'une cité dont la naissance historique leur est de beaucoup postérieure ? Quelle peut être l'origine d'une pareille notice ?

Une assez longue enquête nous a permis, croyons-nous, de répondre à cette question. Nous en présenterons les résultats dans deux publications. D'abord le présent article, qui explorera les anciennes chroniques vénitiennes. On verra que quelques-unes d'entre elles évoquent bien certains aspects de la version de la Fleur des Histoires, mais qu'il semble difficile de trouver dans ces chroniques la source directe de Jean Mansel. Un second, encore à paraître et consacré à d'autres textes médiévaux, livrera ce que nous pensons être la source de Jean Mansel : un passage des Estoires Rogier, appelées aussi l'Histoire ancienne jusqu'à César, œuvre importante écrite en français, à Lille, au début du XIIIe siècle.

Mais n'anticipons pas sur le contenu de ce second article. Voyons pour le moment ce que les anciennes chroniques vénitiennes nous rapportent des Troyens et en particulier d'Anténor. Mais avant cela, quelques mots s'imposent sur la tradition du héros troyen dans l'Antiquité, dans son volet classique d'abord, tardif ensuite.

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1. L'Antiquité classique : Anténor, Padoue et les Vénètes

Les textes classiques présentent Anténor comme un héros troyen, réputé pour sa sagesse et pour son éloquence, une sorte de correspondant du Nestor grec. C'est lui notamment qui aurait conseillé aux Troyens de rendre Hélène aux Grecs, et cela dès avant le déclenchement des hostilités. Une fois la guerre terminée et Troie entre leurs mains, les Grecs, reconnaissant les services du héros, l'auraient épargné, lui et sa famille, et lui auraient permis de quitter la ville sans dommage, mansuétude qui explique peut-être les notices - fort anciennes - qui font d'Anténor un traître à sa patrie. Quoi qu'il en soit, il est censé avoir voyagé en Méditerranée, tantôt en Cyrénaïque, tantôt dans le golfe Adriatique, en particulier dans la région des Vénètes. C'est ainsi qu'il fut ainsi mis en rapport avec Padoue, dont il passe pour le héros fondateur.

*

La création et le développement de la légende d'Anténor dans l'Antiquité classique ont fait l'objet de beaucoup d'études, plus ou moins approfondies [2]. C'est cette légende que Tite-Live, par exemple, a utilisée au début de son premier livre de l'Histoire romaine (I, 1, 1-3)  

[...] Troia capta in ceteros saeuitum esse Troianos, duobus, Aeneae Antenorique, et uetusti iure hospitii et quia pacis reddendaeque Helenae semper auctores fuerant, omne ius belli Achiuos abstinuisse. Casibus deinde uariis Antenorem cum multitudine Enetum, qui seditione ex Paphlagonia pulsi et sedes et ducem rege Pylaemene ad Troiam amisso quaerebant, uenisse in intimum maris Hadriatici sinum, Euganeisque qui inter mare Alpesque incolebant pulsis Enetos Troianosque eas tenuisse terras. Et in quem primo egressi sunt locum Troia uocatur pagoque inde Troiano nomen est : gens uniuersa Veneti appellati. (éd. J. Bayet, 1947)

[...] Après la prise de Troie, tous ses habitants furent victimes de sévices, sauf Énée et Anténor. Cela pouvait s'expliquer par les règles qui régissent d'anciens liens d'hospitalité et parce que ces deux Troyens avaient toujours défendu l'idée de rendre Hélène pour rétablir la paix. C'est pourquoi les Achéens s'abstinrent envers eux de toute maltraitance qu'autorisent les lois de la guerre. Après quoi, Anténor vécut diverses aventures. De nombreux Énètes l'avaient suivi : chassés de Paphlagonie par une révolution, ils étaient à la recherche d'une nouvelle patrie, d'un chef aussi, car Pylémène, leur général, avait disparu à Troie. Ils abordèrent au fin fond de l'Adriatique. Après avoir chassé les Euganéens, établis entre la mer et les Alpes, Énètes (Eneti) et Troyens occupèrent ce territoire. L'endroit où ils ont débarqué se nomme Troie. C'est pourquoi on appelle troyen l'arrière-pays, et Vénètes (Veneti) l'ensemble de ses occupants. (trad. D. De Clercq et J. Poucet, 2001) 

Ce passage livien n'est qu'une attestation parmi d'autres de la légende troyenne dans cette région de l'Adriatique : originaire lui-même de Patauium (Padoue), l'historien augustéen ne cite pas le nom de sa ville, ne donnant que celui du peuple, Veneti (les Vénètes). Mais d'autres témoignages antiques présentent formellement Anténor comme le fondateur de Padoue (Virg., Énéide, I, 247-248 ; Tacite, Annales, XVI, 21, 1 ; adnot. Lucan., VII, 194 ; Mela, II, 60 ; Origo gentis Romanae, I, 5-6, où l'anonyme fait référence à un ouvrage intitulé De origine Patauina) ; d'autres le mettent en rapport avec l'ensemble des Vénètes de l'Adriatique (Caton, Origines, II, fr. 12 ; Strabon, I, 3, 21 ; III, 2, 13 ; V, 1, 4 ; XII, 3, 8 ; XIII, 1, 53 ; Justin, XX, 1, 8 ; Solin, II, 10 ; Schol. Veron. Ad Verg. Aen., II, 42).

Les Padouans en tout cas considèrent le héros troyen comme le fondateur de leur cité. Ainsi, à la fin du XIIIe siècle (probablement en 1273), lorsqu'on retrouva à Padoue les ossements d'un guerrier médiéval (peut-être un Hongrois du Xe siècle), on crut qu'il s'agissait d'Anténor, le fondateur de la cité, et on érigea en 1284-1285, pour les accueillir, un monument, toujours visible aujourd'hui, qui s'appelle la Tomba di Antenore. L'épitaphe du sarcophage, due, semble-t-il, au poète padouan, Lovato dei Lovati, annonce fièrement : Hic iacet Antenor Patavinus conditor urbis [3].

Inutile de préciser que dans les textes classiques, il n'est pas question de Venise, qui n'existait pas encore. Qu'en est-il de l'Antiquité tardive ?

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2. L'Antiquité tardive : Dictys de Crète, Darès le Phrygien

On sait qu'en ce qui concerne la Guerre de Troie, la littérature médiévale ne puise généralement pas son inspiration chez les grands classiques, comme Homère ou Virgile, mais chez deux auteurs mineurs, relativement tardifs, écrivant en latin, à savoir Dictys de Crète et Darès le Phrygien, dont G. Fry a publié en 1998 une présentation et une traduction française annotée [4].

Dictys voit les événements du côté des Grecs. Son Éphéméride de la guerre de Troie nous est parvenue dans un texte latin daté probablement du IVe siècle après Jésus-Christ, et qui serait en réalité la traduction / adaptation d'un original grec du Ier-IIe siècle après Jésus-Christ. De cette version grecque, on a retrouvé deux fragments sur papyrus (P. Tebtunis 268 et P. Oxyrhynchus 2539) [5].

Darès, lui, adopte le point de vue des Troyens. Son Histoire de la destruction de Troie semble pouvoir être datée de la fin du Ve siècle après Jésus-Christ. Il pourrait s'agir, là aussi, de la traduction (peut-être résumée) d'un original grec, également du Ier-IIe siècle après Jésus-Christ. En fait l'existence de ce dernier ne se fonde que sur des témoignages indirects d'auteurs anciens ; on n'en a retrouvé aucun fragment [6].

Au Moyen Âge, le crédit de ces deux textes tenait au fait que leurs auteurs étaient considérés comme des témoins oculaires des événements racontés, ce qui, dans les perspectives médiévales, n'était le cas ni d'Homère ni de Virgile.

*

En V, 17, Dictys rapporte le différend qui, une fois les Grecs rentrés chez eux, oppose en Troade même Énée à Anténor. Le passage, il est vrai, n'est pas absolument clair : Dictys pourrait y avoir envisagé le départ d'Énée, Anténor restant à Troie. C'est en tout cas dans ce sens que certains modernes interprètent le texte [7]. Nous n'entrerons pas dans cette question compliquée. L'essentiel est que, pour les auteurs médiévaux qui ont utilisé Dictys, le passage en question concerne l'exil d'Anténor. Le voici 

Ita coactus cum omni patrimonio ab Troia navigat devenitque ad mare Hadriaticum multas interim gentes barbaras praevectus. Ibi cum his, qui secum navigaverant, civitatem condit appellatam Corcyram Melaenam [Menelam dans certains manuscrits]. Ceterum apud Troiam postquam fama est Antenorem regno potitum, cuncti, qui bello residui nocturnam civitatis cladem evaserant, ad eum confluunt brevique ingens coalita multitudo. Tantus amor erga Antenorem atque opinio sapientiae incesserat. Fitque princeps amicitiae eius rex Cebrenorum Oenideus. (éd. W. Eisenhut, 1973)

Ainsi forcé, il part de Troie par mer avec tous ses biens et arrive dans la mer Adriatique, après avoir entre-temps longé de nombreuses nations barbares. Avec ses compagnons de navigation, il fonde là une ville appelée Corcyre-la-Noire. Lorsque le bruit se répandit à Troie qu'Anténor était maître d'un royaume, tous ceux qui avaient échappé à la guerre et à la nuit qui avait vu la destruction de la ville, viennent à lui, et en peu de temps se forma une foule immense. Tant étaient grands l'amour qu'on avait pour Anténor et l'opinion qu'on se faisait de sa sagesse. Oenideus, roi des Cébrènes, devint le premier de ses amis. (trad. personnelle)

Le texte évoque donc les errances d'Anténor parmi les populations barbares, mais en ce qui concerne ses escales, il ne livre qu'un renseignement précis, totalement inconnu, semble-t-il, de la tradition classique, qui connaissait bien cette Corcyre-la-Noire ou Corfou-la-Noire (Corcyra Melaena en grec ; Corcyra Nigra en latin) mais qui en rattachait la fondation à Cnide [8]. Le héros troyen s'y serait donc installé. Il y aurait fondé une ville qui se peupla rapidement, la réputation du héros ayant attiré beaucoup de gens, notamment d'anciens Troyens qui seraient venus le rejoindre. Anténor serait même devenu l'ami d'un certain Oenideus, roi des Cébrènes.

Peu importent les détails du récit, et notamment l'identification d'Oenideus et de son peuple, l'essentiel pour notre propos est de noter que, selon la lecture médiévale faite de Dictys de Crète, Anténor s'arrête en mer Adriatique, où il fonde la ville de Corcyra Nigra.

Darès le Phrygien, dans l'Histoire de la destruction de Troie, est beaucoup moins riche en détails sur l'exil d'Anténor. Il se limite à noter (ch. XLIV) que le héros a quitté Troie avec 2.500 compagnons, sans dire un mot de sa destination finale ou de ses éventuelles escales.

Un dernier point encore. Pour Dictys comme pour Darès, Anténor est un traître à sa patrie : c'est lui en effet qui aurait livré Troie aux Grecs. Beaucoup d'auteurs médiévaux envisageront la trahison d'Anténor [8a], un motif qui est pour nous relativement secondaire.

C'est en effet la fondation de Venise qui nous intéresse, et il est clair qu'il ne faut pas en chercher le récit chez ces deux auteurs de l'antiquité tardive qui ont profondément influencé l'image que le Moyen Âge s'est faite de la Guerre de Troie et de ses conséquences. Comment donc, et par quelles voies, une notice attribuant la fondation de Venise aux Troyens et à Anténor a-t-elle pu parvenir à un auteur du XVe siècle, comme Jean Mansel ? Nous allons explorer maintenant les anciennes chroniques vénitiennes[9]. Mettaient-elles les origines de leur ville en rapport avec les Troyens, et en particulier avec Anténor ?

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3. Les premières chroniques vénitiennes : les Troyens en Vénétie 

Le terme latin Venetia est ambigu. Au Moyen Âge, il existe en effet deux Venetiae : la province de Venise, la Vénétie, et la ville sur la lagune, Venise. Paul Diacre le notait déjà à la fin du VIIIe siècle dans son Histoire des Lombards :

Venetia enim non solum in paucis insulis, quas nunc Venetias dicimus, constat, sed eius terminus a Pannoniae finibus usque Adduam fluvium protelatur. Probatur hoc annalibus libris [...]. (II, 14, éd. L. Bethmann et G. Waitz, 1878) [10]

La Vénétie ne se limite pas en effet à ces rares îles que nous appelons maintenant Venise, mais ses limites vont du territoire de Pannonie jusqu'à l'Adda. On en trouve la preuve dans les Annales [...]. (trad. Fr. Bougard [11], 1994)

 

3.1. La Cronaca Veneziana du diacre Jean (X-XIe siècles)

C'est sur cette distinction de base que commence une des toutes premières chroniques vénitiennes, la Cronaca Veneziana del Diacono Giovanni (Xe-XIe siècle) :

Siquidem Venetie due sunt. Prima est illa quae in antiquitatum hystoriis continetur, que a Panonie terminis usque ad Adda fluvium protelatur, cuius et Aquilegia civitas extitit caput, in qua beatus Marcus evangelista, divina gratia perlustratus, Cristum Ihesum dominum predicavit. Secunda vero Venecia est illa, quam apud insulas scimus, que Adriatici maris collecta sinu, interfluentibus undis, positione mirabili, multitudine populi feliciter habitant. (I, 1, éd. L. A. Berto) [12]

Car il y a deux Vénéties. La première est celle dont il est question dans les histoires de l'Antiquité, et qui s'étend des frontières de la Pannonie jusqu'à l'Adda. La capitale en est Aquilée, où le bienheureux Marc l'Évangéliste, visité par la grâce divine, prêcha notre Seigneur Jésus-Christ. La seconde est celle que nous connaissons, construite sur des îles. Ramassée au fond de la mer Adriatique, entourée de fleuves, dans une situation admirable, une foule de gens ont le bonheur de l'habiter. (trad. personnelle)

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3.2. Les Estoires de Venise de Martin da Canale (1267-1275)

Si Paul Diacre et le diacre Jean se bornent à tracer les cadres, Martin da Canal, écrivant en 1267-1275 en vieux français Les Estoires de Venise, développe davantage, en plaçant explicitement les Troyens aux origines de la Vénétie, ce que ne faisaient pas les deux auteurs précédents :

III. Que vos diroie ie? Premierement furent il Troians, et de Troie vindrent, et se herbergerent entre Ades et Ongrie ; ce est a dire, que il firent les viles qui sont en seche tere da Millain iusque en Ongrie, et furen ileuc mult a aise, dou tens que Troie fu essiliee, iusque au tens que un paien nasqui au siecle, et que il fu en aage de porter armes. Celui paien estoit apeles Atille. Celui Atille vint en Itaire encontre les crestiens, et aveuc lui cinc cent mil homes ; et prist premierement une noble cite que l'en apele Aulee, et la mist a destrucion. Et saches que cele Aulee fu estoree premierement por li Troians. Et quant Atille fu en saisine de Aulee, il s'en ala avant, et mist a destrucion totes les viles que firent li Troians en seche tere iusque a Millan. Et por cele destrucion s'enfuirent la nobilite des homes et des femes de celes viles enver la mer, et troverent de sor la marine monciaus de tere, et firent de sor ciaus monciaus de tere maintes beles vile. Il conduistrent aveuc yaus or et argent a grand plante : si firent estorer les beles yglises, et li biau clocher et les cloches ; et firent en la maistre vile LXX yglises, a tos les grans clochers et les cloches ; et parmi l'eive salee les maisons de religion a grand plante. IV. Ce veul que vos saches, que cele bele Cite que l'en apele Venise, fu faite en l'an de l'incarnacion de Nostre Seignor Iesu Crist CCCCXXI. (éd. F. L. Polidori, 1845) [13]

Que vous dirais-je ? Il y eut d'abord les Troyens ; venus de Troie, ils s'établirent entre l'Adda et la Hongrie, c'est-à-dire qu'ils construisirent les villes en terre ferme de Milan jusqu'à la Hongrie. Ils y furent à l'aise, depuis leur exil de Troie jusqu'au moment où naquit un païen, et qu'il fut en âge de porter les armes. Ce païen s'appelait Attila. Cet Attila vint en Italie attaquer les chrétiens, avec 500.000 hommes. Il s'empara d'abord de la noble cité qu'on appelle Aquilée, et la détruisit. Et sachez que cette Aquilée avait d'abord été construite par les Troyens. Quand Attila fut maître d'Aquilée, il alla plus loin et détruisit toutes les villes qu'avaient bâties les Troyens sur la terre ferme jusqu'à Milan. Dans ces villes, les destructions amenèrent la noblesse des hommes et des femmes à s'enfuir vers la mer. Ils trouvèrent sur la lagune des morceaux de terre, sur lesquels ils construisirent beaucoup de belles villes. Ils amenèrent avec eux de grandes quantités d'or et d'argent, firent de belles églises, de beaux clochers et des cloches ; dans la ville principale, il y avait 70 églises, toutes avec grands clochers et cloches ; et parmi l'eau salée, de nombreuses maisons de religion. Je veux que vous sachiez que cette belle cité qu'on appelle Venise fut faite en l'an 421 de l'Incarnation de notre Seigneur Jésus. (trad. personnelle)

Ainsi donc, pour Martin da Canal, la région située entre Milan et la Hongrie a d'abord été occupée par des Troyens venus de Troie, qui y ont construit de nombreuses villes. C'est évidemment de l'ancienne Venetia romaine qu'il s'agit, avec Aquileia comme capitale. Cette Vénétie-là serait d'origine troyenne. Le chroniqueur rattache ensuite la naissance de la seconde Venise aux incursions d'Attila déferlant sur l'Italie à la tête de 500.000 hommes. Fuyant l'envahisseur, les habitants de la Vénétie seraient venus se réfugier sur la lagune avec tous leurs biens pour y fonder en 421 une ville particulièrement riche : la Venise que nous connaissons.

Peu importent pour nous les réalités historiques de la fondation de Venise, elles sont d'ailleurs complexes. Ce qui nous intéresse ici, c'est l'affirmation du caractère troyen de la grande Venise, de la Vénétie. Martin da Canal est manifestement influencé par les notices antiques sur l'origine troyenne des Vénètes en général. On peut supposer que pour lui ces Troyens sont venus par l'Adriatique, et non par voie terrestre, à travers les pays du Danube, comme le firent les Francs pour atteindre la Germanie et le Rhin. Martin da Canal ne nomme toutefois aucun Troyen, et, à l'exception d'Aquilée, ne leur attribue pas de fondation particulière, mais pour lui, la chose est claire : toutes les cités de la Vénétie sont des fondations troyennes. D'autres chroniqueurs sont plus précis.

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3.3. L'Origo civitatum Italie seu Venetiarum (XIe-XIIe siècles)

Ainsi un chroniqueur antérieur à Martin da Canal, auteur anonyme de l'Origo civitatum Italie seu Venetiarum (XIe-XIIe siècles), met en scène Anténor et le présente formellement comme le fondateur d'Aquilée :

Anthenor autem in litore lacum intravit cum septem galeis, ibique civitatem Aquilegia nomine, idest aquis ligata, edificavit. (éd. R. Cessi, 1933) [14]

Parvenu sur le littoral, Anthénor entra dans un lac avec sept galères, et y édifia une cité du nom d'Aquilée, ce qui veut dire 'entourée par les eaux'. (trad. personnelle)

tandis que, beaucoup plus loin, dans un autre passage, l'anonyme attribue explicitement aux Troyens, « arrivés avec Énée », la fondation de nombreuses villes de la région. Il cite ainsi Aquilée, Padoue, Mantoue, Vérone, Altinum, Modène, Parme, avant de conclure en ces termes :

Tote iste, quas supra diximus, civitates et cetere alie, que innumerande sunt, et eum castellum Auxolum mirabile edificaverunt ipsi Troiani, qui cum Enea, illorum princeps, quos antea gentiles fuerunt, venientes de illa antiqua magna Troia [etc.]. (éd. R. Cessi, 1933)

Toutes ces cités, dont nous avons parlé, et d'autres encore, qui sont innombrables, ainsi que cette admirable forteresse d'Auxolum, ce sont les Troyens eux-mêmes qui les ont construites. Ils étaient venus de l'antique grande ville de Troie, avec Énée, leur chef, à la nation duquel ils appartenaient naguère [etc.]. (trad. personnelle)

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3.4. Conclusion

Ainsi donc, les premières chroniques, qui distinguent deux Venises (la Vénétie et la cité sur la lagune), mentionnent le rôle joué par les Troyens dans la fondation des villes de la région, mettant en évidence Aquilée, capitale, à l'époque romaine, de la Venetia et de l'Histria.

L'Origo civitatum Italie seu Venetiae cite explicitement le nom d'Anténor, mais comme fondateur d'Aquilée, non de Venise ; elle donne aussi les noms de toute une série de fondations troyennes, les attribuant formellement aux Troyens, « arrivés avec Énée ». Padoue figurait parmi elles, sans toutefois être mise en relation particulière avec Anténor.

Quant à Martin da Canal, il place lui aussi les Troyens aux origines de la Vénétie, mais sans évoquer Anténor. Venise, pour lui, est fondée en 421 après Jésus-Christ, et sa fondation s'explique par la fuite des habitants à l'époque d'Attila.

Aucun de ces chroniqueurs n'établit donc de rapport entre d'une part Anténor et les Troyens, et d'autre part la fondation de « la seconde Venise ». Pour eux, cette dernière est l'œuvre des gens de la terre ferme qui, voulant échapper aux invasions, cherchent un refuge dans les îles de la lagune. Il n'y a toutefois pas d'accord sur la date de l'événement. Le diacre Jean (991-1008) parle de 568 et des Lombards ; Martin da Canal (1267-1275), de 421 et d'Attila qui avait détruit totes les viles que firent li Troians en seche tere iusque a Milan.

Notre intention n'est pas d'étudier ici la valeur historique de ces notices, ni de discuter de la fondation de Venise telle que la voient les Modernes ; nous ne ferons pas non plus entrer en ligne de compte le rôle joué par saint Marc dans la naissance d'une ville dont il est le patron. On sait que le saint est censé intervenir à deux moments importants. Au Ier siècle, en route vers Rome pour y rencontrer saint Pierre, Marc aurait eu dans la lagune de la future Venise la vision d'un ange lui annonçant qu'elle serait le lieu où reposerait éternellement son corps. Sur ce motif de la praedestinatio vient se greffer celui de la translatio, qui verra se réaliser la prophétie. Huit siècles plus tard en effet, des marchands dérobèrent à Alexandrie, dans des conditions rocambolesques, les restes du saint pour les transporter à Venise en 828.

La seule chose à remarquer ici, c'est que ces récits des premiers chroniqueurs sont fort éloignés d'Anténor et des Troyens. D'ailleurs, dans la plupart des ouvrages généraux modernes traitant des origines de Venise, on chercherait en vain une référence troyenne. Il y est surtout question des gens qui fuient les invasions et bien sûr de saint Marc [15].

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4. La Cronaca di Marco (vers 1292) : Anténor à Venise

De ce qui précède, il ne faudrait toutefois pas conclure que l'historiographie vénitienne ancienne ignorait tout d'une fondation troyenne de Venise. On en trouve la trace nette dans une chronique de l'extrême fin du XIIIe siècle, appelée la Cronaca di Marco. Conservé dans un manuscrit de la Biblioteca Marciana (mss. classe XI ital. n. 124), ce document, qui aurait été rédigé vers 1292, fut édité en 1970 par Antonio Carile, en appendice à une étude sur les chroniques vénitiennes des XIIIe et XIVe siècles [16]. Dégageons les données essentielles de ce texte, en en soulignant au passage quelques implications intéressantes.

Or donc certains Troyens, fuyant la destruction de leur ville,

pervenerunt al quandam tu<n>bam, ubi nunc Venetiarum civitas est constructa, et deliberantes infra se de stacione loci, qui erat labilis et ab omni exemptus dominio, disposuerunt ibi ipsorum construere mansiones. (Marco, 3-6)

parvinrent à un tas de terre, où est maintenant construite la cité de Venise ; et en délibérant entre eux sur la situation de l'endroit, qui était instable et totalement libre, ils décidèrent de construire là leurs propres demeures. (trad. personnelle)

Ce qu'ils firent en amenant par bateau ce qui était nécessaire pour consolider et développer la tumba initiale (ad amplificacionem tunbe, Marco, 8). Petit à petit, le nombre d'habitants augmenta, d'autres Troyens venant rejoindre les premiers arrivants. Le développement de l'île prit alors une belle allure (et cepit insula mirabiliter peraugeri, Marco, 11-12).

Si le lecteur s'interroge sur les questions d'endroit et de date, les réponses de la Cronaca sont nettes :

Si qui vero scire voluerint prime constructioni<s> locum, dicatur quod fuit Castellum, ubi est sedes episcopi castellani. (Marco, 14-15)

Et si certains veulent connaître l'endroit de la première construction, qu'on leur dise que ce fut Castellum, où se trouve le siège de l'évêque de Castellum. (trad. personnelle)

Ce castellum (le mot latin pour « forteresse ») est bien connu. Élevé sur ce qu'on appelle aujourd'hui l'île de San Pietro di Castello, il a donné son nom au Castello, le plus grand des sestieri vénitiens, et c'est effectivement sur cette île que se dresse l'église de San Pietro di Castello, qui fut jusqu'en 1807 l'église cathédrale de Venise.

Mais l'histoire racontée par la Cronaca n'est pas terminée : parmi d'autres Troyens, notre Anténor - enfin lui - va entrer en scène.

Un jour en effet, les Troyens déjà installés à Venise voient arriver un navire ; craignant une attaque ennemie, ils se précipitent aux armes, montent sur leur bateau et s'approchent des nouveaux arrivants. Mais une fois les pavillons hissés des deux côtés, ils réalisent que ce sont des compatriotes. D'où leur joie (ex invencione concivium, Marco, 24), mêlée toutefois de larmes, de soupirs et de lamentations, au souvenir de la destruction de leur patrie et de la mort des leurs (ex memoria patrialis destructionis et concivium <internecionis>, Marco, 24)

Des réactions du même ordre vont marquer - un peu plus tard apparemment, car le texte n'est pas clair - l'arrivée d'Anténor et de son groupe. Ils sont 2.500, en ce compris femmes et enfants ; après la destruction de Troie, ils avaient erré pendant cinq longues années avant d'arriver à Venise. Ici encore, on pleure et on sanglote au souvenir des événements malheureux (Memoria enim infelicis eventus, lamentacionis materiam ministrabat, Marco, 32-33).

L'ensemble de la communauté troyenne va alors choisir Anténor comme roi et donner à la ville le nom d'Anténoride. L'afflux de population est d'ailleurs tel que les Troyens vont essaimer en Vénétie où ils fonderont toute une série de cités :

Venerunt autem omnes similiter ad insulam quam liberi Troiani construxerant et eundem [= Antenorem] elegerunt in regem. Cuius amore, civitatem qua<m> construxerant Antenoridam, a nomine regio derivatam, <appellarunt>. Et quidem diversa nobilium genera effugientium conveniebant illuc et in tantum civitas ipsa crevit, quod Troiani circumstantem regionem etiam habitarunt. (Marco, 35-40)

Ils vinrent tous ensemble dans l'île que les libres Troyens avaient construite et choisirent Anténor comme roi. Par amour pour lui, ils appelèrent la cité qu'ils avaient construite Anténoride, un nom dérivé de celui du roi. Mais comme divers groupes de fugitifs nobles s'y étaient rassemblés, la ville elle-même crût dans des proportions telles que les Troyens allèrent également habiter la région voisine. (trad. personnelle)

La suite ne manque pas d'intérêt. Immédiatement après en effet, le chroniqueur évoque très brièvement (Marco, 41-42) l'arrivée d'Énée à Carthage, son départ pour l'Italie, puis la fondation de Rome par Romulus et Rémus. C'est évidemment pour attirer l'attention sur l'antériorité de la fondation de Venise par rapport à celle de Rome :

Et propter hoc scitur aperte quod prima constructio Rivoalti, precessit constructioni Romane <civitatis>. (Marco, 42-44)

Et c'est pourquoi il est bien connu que la première construction du Rialto précéda celle de la Ville de Rome. (trad. personnelle)

Puis l'auteur revient à Venise et à la Vénétie en général, rappelant que jadis la Vénétie s'étendait de l'Adda jusqu'à la Hongrie, et précisant que les Troyens, après avoir fondé Venise, construisirent toutes les cités de cette vaste zone. Anténor est cité au début de l'énumération, et ce n'est pas sans arrière-pensées politiques :

Quid dicam ? Troiani ex diversis partibus ad Antenoridam accesserunt sed quidem moltitudo maxima illuc perveniens, in insula non potuit hospitari. Antenor, inde recedens, occupavit siccam terram et in loco parum distanti ab insula fundavit pulceriman civitatem, quam Altiliam appellavit. Postea vero edifficavit Pataviam, que hodie Padua appellatur, ibique diem clausit extremum, in cuius tumulo scripti sunt hii versus : Hic iacet Antenor, Paduane conditor urbis. / Vir bonus ille fuit, omnes secuntur eum. (Marco, 48-56)

Que dire ? Des Troyens affluèrent de divers endroits à Anténoride, mais la foule devint si grande que l'île ne put l'accueillir. Alors Anténor, s'éloignant de Venise, occupa la terre ferme et en un lieu fort proche de l'île fonda une très belle cité, qu'il appela Altinum. Plus tard, il fonda Patavia, aujourd'hui appelée Padoue, où il rendit son dernier soupir. Sur sa tombe sont inscrits ces vers : Ci-gît Anténor, fondateur de Padoue. / Ce fut un homme de bien, et tous l'ont suivi. (trad. personnelle)

Vient ensuite une énumération des autres fondations troyennes de la Vénétie, dont Aquilée, Adria ainsi que Vérone, qui porte le nom d'une femme troyenne, Verona (Marco, 61-69). Mais ces fondations sont secondaires pour nous.

Il est plus important de souligner, dans la Cronaca, des traces de polémique. Une polémique dirigée d'abord contre Rome, en l'occurrence la Papauté. Création troyenne, la première Venise est antérieure à la Ville éternelle, qui ne sera fondée que par des descendants lointains d'Énée. Une polémique dirigée aussi contre Padoue. Selon la Cronaca en effet, Anténor ne fut pas le premier Troyen à mettre le pied dans la région. À Castellum, c'est-à-dire Venise, où il débarque, il avait été précédé par d'autres Troyens, qui avaient construit la cité. C'est même de cette dernière que rayonnera la colonisation troyenne en Vénétie continentale ; Anténor y procédera à la fondation de diverses cités, d'abord Altinum, puis Padoue, où il mourra et sera enterré.

Il s'agit là d'un récit fondamental pour l'étude des rapports entre Anténor et Venise. Le héros troyen apparaît pour la première fois en liaison directe avec la cité des Doges, et le récit s'intègre clairement dans le contexte d'une rivalité entre Venise et Padoue.

Les aspects d'idéologie politique sont donc bien présents dans cette Cronaca di Marco. Le chroniqueur n'enlève pas à Anténor le mérite d'avoir fondé Padoue (les sources antiques déjà l'en créditaient), mais l'importance de l'événement est sérieusement réduite. Padoue, où se trouve à cette époque le tombeau d'Anténor, ne l'oublions pas, devient simplement l'une des cités qu'il avait fondées en Vénétie. Ce n'est même pas la plus ancienne (il y eut d'abord Altinum). Plus significatif encore, lorsque le héros troyen arrive à Venise, il y trouve des compatriotes qui y étaient déjà installés et qui avaient entamé la construction de la ville. Ainsi Venise est non seulement une fondation troyenne mais elle était, sinon construite, en tout cas en construction, lors de l'arrivée en Vénétie d'Anténor, le futur fondateur de Padoue. Elle est donc aussi troyenne que Padoue et, de toute manière, plus ancienne qu'elle, plus ancienne même que Rome d'ailleurs. On aura également noté que les Troyens sont arrivés à Venise en plusieurs vagues, la dernière seulement étant celle d'Anténor.

Un autre détail. Le chroniqueur insiste sur le fait que les Vénitiens ont toujours été un peuple épris de liberté. À la ligne 35, c'est l'épithète « libres » (liberi) qui caractérise les Troyens, et, au tout début du texte, les premiers Troyens arrivés sur le site ont observé qu'il était « totalement libre » (ab omni exemptus dominio), c'est-à-dire qu'il ne dépendait de personne. Le lecteur se trouve ainsi renvoyé à un aspect - l'amour de la liberté - qui fait partie intégrante de ce qui sera plus tard défini comme « le mythe de Venise » [17].

*

L'auteur de la Cronaca propose ensuite le récit de la légende de saint Marc, qui nous intéresse moins directement ici. Épinglons quand même un passage intéressant, celui de la vision. L'auteur vient de dire que l'Évangéliste est à Aquilée, qu'il y prêche l'Évangile, convertit le roi et baptise une foule de personnes. Puis, le saint se rend à Rome :

Postea vero dum beatus Marcus, devocionis causa, versus Roman gressus dirigeret, ut apostolorum principem visitaret, cum quo beatus Fortunatus et <beatus> Hermachora navigabant ; invasit eos tempestas in mari et, dum navigare non potuissent amici dicti, beatus Marcus barcellam ad palum unum nexuit, donec cessare[n]t tempestas. Et dum sopore so<m>pni opprimeretur, apparuit in sompnis Dei angielus dicens ei : « Hic requiescet corpus tuum » ; quod est factum post eius obitum, de Alexandria corpore translato Venecias, ut in aliis istoriis liquidius recitatur. (Marco, 74-81)

Plus tard, lorsque le bienheureux Marc, par dévotion, se dirigeait vers Rome, pour rendre visite au prince des apôtres, avec comme compagnons les bienheureux Fortunat et Hermachora, une tempête frappa le groupe en pleine mer. Les amis dont on vient de parler ne purent plus naviguer ; le bienheureux Marc quant à lui attacha sa barque à un pieu, attendant la fin de la tempête. Alors qu'il était endormi, un ange de Dieu lui apparut en songe et lui dit : « Ici reposera ton corps ». Cela se réalisera après sa mort, lorsque son corps sera transporté d'Alexandrie à Venise, comme le racontent plus en détail d'autres histoires. (trad. personnelle)

La dernière partie de la Chronique traite d'Attila « fléau de Dieu » (De Atila flagello Dei, Marco, 126-179), de la destruction par ce dernier des villes jadis construites par les Troyens, des gens trouvant refuge dans la lagune ad quasdam tumbas aquis circundatas maritimis (Marco, 162), et en particulier de la construction de Torcello avec ses belles églises et ses belles demeures (pulcras ecclesias atque domos, Marco, 161). Cette fin du récit nous intéresse moins directement que le début.

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5. Les chroniques vénitiennes postérieures (XIVe et XVe siècles)

Qu'en est-il maintenant des chroniques vénitiennes postérieures ? Elles sont très nombreuses, et beaucoup d'entre elles dorment toujours dans les bibliothèques. Nous nous limiterons à quelques coups de sonde dans celles qui sont facilement accessibles et qui sont antérieures à la Fleur des Histoires. Cela suffira à montrer qu'en ce qui concerne le rôle d'Anténor aux origines de Venise, les chroniques locales plus récentes ne nous aident guère à résoudre le problème des sources de Jean Mansel.

Plusieurs chroniqueurs seront successivement passés en revue : Iacopo Dondi (écrivant entre 1329 et 1339) ; Andrea Dandolo (écrivant entre 1342 et 1354) ; Pier Paolo Vergerio (vivant entre 1370 et 1444), et Bernardo Giustinian (vivant entre 1406 et 1489).

5.1. Iacopo Dondi (écrivant entre 1329 et 1339)

Datée de la première moitié du XIVe siècle, la Cronachetta di maestro Iacopo Dondi est intéressante, car on y trouve la thèse d'une prétendue fondation de Venise par Padoue. Iacopo Dondi est un médecin padouan qui avait reçu la nationalité vénitienne (en 1334 ou 1339). Écrivant l'histoire de sa ville d'adoption, mais dans l'optique de sa patrie d'origine, il rapporte, sur la foi d'un document qui semble remonter au dernier quart du XIIe siècle, que Venise aurait été fondée le 25 mars 421 par un groupe de Padouans qui se rencontrèrent à midi au Rivum altum : trois consuls furent désignés pour diriger la nouvelle cité. C'était (faut-il le rappeler ?) l'époque où Venise manifestait un intérêt plutôt agressif à l'égard des cités de la terra ferma, et notamment de Padoue [18]. Ce n'est pas la première fois que nous rencontrons ce climat de rivalité entre les deux cités.

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5.2. Andrea Dandolo (écrivant entre 1342 et 1354)

Rien de bien neuf chez Andrea Dandolo, le doge historien du XIVe siècle (1342-1354), un peu postérieur à Iacopo Dondi. Sa chronique, écrite en latin, se présente en une version étendue et en une version abrégée [19].

Dans la chronique étendue, le récit commence en 46 après Jésus-Christ, mais quelques retours en arrière dans le texte font allusion à Anténor. En voici trois.

Le premier évoque les Francs, avec une notice qui remonte au VIIIe siècle et qui est très répandue au moyen âge [20] : 

Super Francos, hoc tempore, regnavit Marcomirus, Priami filius, et Samio filius Anthenoris, quorum ducatu, Franci, Sincabriam eggressi, consederunt circa Renum, in oppidis Germanie ; nec multo post Quintinum et Heraclium duces Romanorum, cum omnibus pene suis iuxta Treverim deleverunt. (ed. E. Pastorello, 1938-1958, p. 41)

En ce temps-là, régnaient sur les Francs Marcomir, fils de Priam, et Samio, fils d'Anthénor, sous la conduite desquels les Francs, sortis de Sicambrie, s'étaient établis sur les bords du Rhin, dans les places fortes de Germanie ; un peu plus tard, ils avaient défait près de Trèves Quintinus et Héraclius, les généraux romains, avec presque toutes leurs troupes. (trad. personnelle)

Les deux autres extraits concernent Attila et les conséquences de ses invasions :

Athila post hoc, Altinum transiit, quod prius vocabant Antenoridem, quia ab Antenore primo edificatum, et hii similiter, parvulos cum matribus et thesauris miserunt ad insulas maris ; tandem vero, non valentes resistere nocte illic fugierunt, civitasque prephata in solitudine redacta est [etc.]. Inde Athila transivit Paduam [...] et Paduam destruxit [etc.]. (ed. E. Pastorello, 1938-1958, p. 59-60)

Après cela, Attila gagna Altinum, qui s'appelait précédemment Anténoride, parce qu'elle avait d'abord été fondée par Anténor. Les habitants d'Altinum, eux aussi, envoyèrent dans les îles de la mer leurs enfants, leurs femmes et leurs trésors. Mais finalement, incapables de résister, ils les rejoignirent de nuit  ; Altinum fut réduite à rien. [...] Puis Attila gagna Padoue [...] qu'il détruisit également [etc.]. (trad. personnelle)

Comme dans la Cronaca di Marco, Anténor est censé avoir fondé Altinum. Mais dans la Cronaca di Marco, le nom d'Anténoride était porté par Venise. Quoi qu'il en soit, Altinum est détruite par Attila, et ses habitants, ainsi que ceux d'autres cités, se réfugient « dans les îles de la mer ».

Cum itaque tante multitudini prephate insule non suficerent, tunbam non longe ab hiis extare in hostio portis prospexerunt, in qua antiquissima menia videbantur afuisse ; compertumque est hanc esse illam in quo Troiani, duce Anthenore, post excidium Troie in sinu adriatico primitus habitarunt ; vocata prius Troia, postea vero Pagos idest Castrum Olivolos ; olivolos latine dicitur quid plenum, ubi non est dare vacuum. Et in ea profugum pars non nimia, sua firmavit domicilia, ecclesiaque sub vocabulo sanctorum Sergi et Bachi ibi postea constructa est. Athila itaque Padua vastitati subposita, Vicenciam, Veronam, Brixiam, Pergamum et ceteras urbes Venecie destruxit, Mediolanum, Ticinumque arripuit, Emilie civitates expoliavit [etc.]. (ed. E. Pastorello, 1938-1958, p. 60)

Comme les îles dont j'ai parlé plus haut [il vient d'en citer deux] ne suffisaient pas à accueillir une si grande foule, ils constatèrent que non loin de là, à l'entrée du port, se dressait une tumba, qui semblait avoir accueilli des murailles très anciennes. Ils découvrirent que c'était l'endroit de la toute première installation, sur le golfe de l'Adriatique, de Troyens, partis de Troie, sous la conduite d'Anténor, après la destruction de leur ville. L'endroit s'était d'abord appelé Troia, puis Pagos, c'est-à-dire Castrum Olivolos ; olivolos désigne en latin ce qui est plein, où il n'y a pas de place pour du vide. Une partie pas trop importante des fuyards y établit son domicile ; et une église y fut construite plus tard sous le nom de saint Serge et de saint Bacchus. Quant à Attila, après avoir dévasté Padoue, il détruisit Vicence, Vérone, Brescia, Bergame et toutes les autres villes de la Vénétie ; il s'empara de Milan et du Tessin, et pilla toutes les autres villes de l'Émilie [etc.]. (trad. personnelle)

Cette fois, il est fait allusion à Venise et à la première installation sur le site de Troyens, « partis de Troie sous la conduite d'Anténor ». L'endroit est censé avoir porté plusieurs noms au fil du temps, les plus anciens, pour le chroniqueur, étant Troia et Pagos. On y verra l'influence de certains témoignages antiques, et tout particulièrement de Tite-Live (I, 1, 3) : Et in quem primo egressi sunt locum Troia vocatur pagoque inde Troiano nomen est. Pour sa part, Olivolo est l'ancienne dénomination de la petite île de San Pietro di Castello, dont il a déjà été question plus haut. On discute beaucoup sur son étymologie. Certains y voient une allusion à la forme particulière de l'île (une olive), d'autres à la présence d'oliviers ; d'autres encore interprètent le terme comme la déformation populaire d'une expression grecque pagos oligos, qui aurait eu précisément le sens de castellum, la « petite forteresse » antérieure même à l'existence de l'église des saints Serge et Bacchus. On se rappellera que le terme castellum avait donné son nom à l'ensemble du sestiere.

*

La chronique abrégée fait elle aussi intervenir Anténor, mais dans une sorte de prologue, absent de la version étendue, et qui ne fait que reprendre la distinction classique entre les deux Venises 

Maiorum tradit antiquitas Venetias duas fuisse: prima illa que in vetustis ystorijs continetur, que, tempore destructionis magne Troie, ab Anthenore inicium habuit, que a Panonie termino usque ad Adduam fluvium protelatur, cuius Aquilegia civitas extitit capud, in qua beatus Marcus evangelista, divina gratia perlustratus, Christum Iesum Dominum predicavit ; qui deinde beati Petri iussu Romam accedens, de hedifficatione secunde Venetie, et sui ibidem corporis requie, divino nutu, ab angelo clarificatus fuit.

Secunda enim Venetia illa est, que in marinis insulis et litoribus fabricata, nunc eciam constare dignoscitur: et Adriatici maris colocata sinu, interfluentibus undis, posicione mirabili, multitudine populi (in ea) feliciter habitatur. Qui videlicet populus ex priori Venetia duxit orriginem, tempore quo Athila, Unnorum rex, exercitu congregato, ad Ytalie partes accessit, elapsis tunc ab incarnatione Domini nostri Yesu Christi annis quadringentis viginti uno, in pontificatu romano beato Leone papa primo, in imperio Theodosio iuniore tunc existentibus. (ed. E. Pastorello, 1938-1958, p. 351-352)

Les anciens rapportent qu'il y eut deux Venises. La première est celle dont il est question dans les histoires de l'Antiquité et qui commença avec Anthénor, à l'époque de la destruction de Troie. Elle s'étend des frontières de la Pannonie jusqu'à l'Adda. La capitale en fut Aquilée, où le bienheureux Marc l'Évangéliste, visité par la grâce divine, prêcha notre Seigneur Jésus-Christ. Se rendant ensuite à Rome sur l'ordre de Pierre, Marc fut informé par un ange de la construction de la seconde Venise, où, sur l'ordre de Dieu, son corps trouverait le repos

La seconde est celle que nous pouvons voir encore aujourd'hui, construite sur les îles de la mer et sur les côtes. Ramassée au fond de la mer Adriatique, entourée de fleuves, dans une situation admirable, une foule de gens ont le bonheur de l'habiter. On sait que ses habitants tirent leur origine de la première Venise, à l'époque où Attila, roi des Huns, après avoir rassemblé une armée, vint en Italie. Cela se passait en l'an 421 de l'incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ, sous le pontificat à Rome du bienheureux pape Léon I, et sous le règne de Théodose le Jeune. (trad. personnelle)

Suit le récit des destructions d'Attila en Vénétie, de l'intervention du pape Léon qui convainc l'envahisseur à rentrer chez lui et du retour dans leur foyer des gens qui étaient allés se réfugier dans les îles. Une partie d'entre eux était toutefois restée dans les îles.

Mais tout cela, on s'en rend bien compte, n'éclaire guère la notice de Jean Mansel.

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5.3. Pier Paolo Vergerio (vivant entre 1370 et 1444)

La moisson sera plus décevante encore dans le de republica Veneta de Pier Paolo Vergerio (1370-1444) [22]. L'humaniste précise que c'est la province qui a donné son nom à la ville (ll. 18-22), que les premiers habitants de Venise étaient de simples pêcheurs et des bateliers, dont le nombre s'accrut des réfugiés du continent fuyant les invasions barbares (ll. 22-31 ; 43-48) ; mais nulle part il n'est fait mention explicitement d'Attila, ni de la fondation de Venise par Padoue, deux traditions pourtant bien connues à l'époque.

En matière d'origine, l'intérêt de l'auteur semble plutôt se porter sur les questions onomastiques. Qu'on en juge par le texte suivant :

Similem autem fuisse quondam situm extremo in Occidente alterius urbis, et appellationem eandem, ex commentariis C. Caesaris constat [...]. Unde forsitan ex similitudine est huic nomen inditum, aut magis, ut opinor, ab Enetum gente, quod populos illos secum ex Troie ruinis Antenor in Italiam profugus advexit, proximeque ad ea loca consedit, ubi nunc Venetum urbs extat. (ll. 36-42)

On sait par les commentaires de César [...] qu'il y avait jadis à l'extrémité de l'Occident une ville dont le site ressemblait à celui de Venise et qui portait le même nom qu'elle. Peut-être est-ce cette similitude de situation qui a valu son nom à Venise ; mais pour ma part je crois plutôt qu'elle le doit à la nation des Énètes. Anténor en effet réfugié en Italie après la ruine de Troie avait amené cette population avec lui, et s'était établi tout près de l'endroit où s'élève aujourd'hui la ville de Venise. (trad. personnelle)

En parlant de l'Occident, l'humaniste fait ici allusion aux Vénètes du Morbihan, dont il est abondamment question dans le troisième livre de la Guerre des Gaules de César (III, 8), et qui étaient dans la région une grande puissance maritime, comme Venise en Méditerranée. Ils avaient comme capitale Darioritum, l'actuelle Vannes. Apparemment certains contemporains de Vergerio avaient établi des rapprochements entre les Vénètes d'Armorique et les Vénètes de l'Adriatique, mais l'humaniste ne semble guère enclin à les suivre. Il préfère apparemment s'en tenir à la vision classique d'Anténor venu dans la région à la tête d'une partie des Énètes. Le héros troyen n'est même pas censé avoir fondé Venise ou participé à sa fondation : il s'est simplement « établi tout près de l'endroit où s'élève aujourd'hui Venise ».

C'est en tout cas le seul passage du traité où Vergerio fait état d'Anténor.

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5.4. Bernardo Giustinian (vivant entre 1406 et 1489)

Bernardo Giustinian (Bernardus Justinianus), auteur d'une Historia de origine urbis Venetiarum, parue à Venise en 1492 [23], présente et discute dans son livre I deux thèses, celle de l'origine troyenne et celle de l'origine gauloise, pour tenter de les concilier :

Attamen non video quid prohibeat in unum ambas coire posse. (col. 3)
Mais je ne vois pas ce qui empêcherait d'en faire une avec les deux. (trad. personnelle)

Selon lui, les deux peuples ont contribué à la formation de Venise. L'élément gaulois apparente les Vénitiens aux Français, et Bernardo de rappeler qu'à la cour de France, Louis XI s'est adressé à lui comme son « cousin » (col. 4). Quant aux Troyens, qui n'ont jamais payé de tribut à personne, ils ont apporté aux Vénitiens le sens de la libertas.

Quant à savoir lequel des deux peuples a donné son nom à Venise, Bernardo ne peut le dire :

Sed in hac rerum antiquitate licet unicuique, quod magis libet, opinari. (col. 4)
Dans une question aussi ancienne, libre à chacun de croire ce qui lui plaît le plus. (trad. personnelle)

L'auteur passe ensuite (col. 5) à l'examen des limites du territoire et à la description de la lagune.

Ici encore, nous sommes très loin de la notice de Jean Mansel, et d'autre part, avec Bernardo Giustinian, nous avons atteint, pour ainsi dire, la limite chronologique de notre enquête, la première rédaction de la Fleur des Histoires, rappelons-le, ayant été composée entre 1446 et 1451

*

Nous en resterons là dans notre survol des chroniqueurs vénitiens, sans aborder les auteurs postérieurs, quel que soit leur intérêt. Nous songeons en particulier à l'imposante œuvre rédigée par Marcantonio Coccio (1436-1506), érudit et historien, mieux connu sous le nom de plume de Sabellico (Sabellicus). Après avoir enseigné la rhétorique à Udine, ce brillant humaniste s'installa à Venise où il professa et occupa le poste de bibliothécaire de S. Marco. Il écrivit notamment une imposante histoire de Venise en 1487 (Rerum Venetarum ab urbe condita lib. XXXIII), qui fut suivie quelques années plus tard, en 1498-1504, d'une histoire universelle, des origines au XVIe siècle (Enneades seu Rapsodiae historiarum). Il est naturellement question chez lui d'Anténor et de Venise.

Quoi qu'il en soit, malgré son caractère schématique et incomplet, l'aperçu qui précède suffit amplement à montrer que l'auteur de la Fleur des Histoires ne semble pas avoir été influencé par les chroniques vénitiennes du XIVe et du XVe siècles. Ces dernières n'avaient certes pas perdu le souvenir d'Anténor ; il serait même nécessaire de les reprendre et de les examiner en détail - sans d'ailleurs s'arrêter au XVe siècle - si l'on voulait entreprendre une étude exhaustive du motif d'Anténor et de Venise à la fin du moyen âge et à la Renaissance. Mais ce serait un autre sujet.

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Conclusion

Restant apparemment dans la ligne des textes classiques, les anciennes chroniqueurs vénitiens ont intégré le motif des Troyens à l'origine de la Vénétie, mais leurs développements varient beaucoup d'un auteur à l'autre. Pour la solution de notre problème, les résultats de la recherche ne sont pas très encourageants. Il est clair cependant qu'un passage de la Cronaca di Marco, écrite vers 1292, présente un rapport assez précis avec la version de la Fleur des Histoires, qui date, elle, du milieu du XVe siècle. Dans la Cronaca di Marco, il est question d'une fondation troyenne de Venise en plusieurs temps, Anténor n'intervenant qu'en dernier lieu. En effet, lorsque le héros débarque à Castellum, il avait été précédé par d'autres Troyens qui avaient déjà entamé la construction de Venise. Un autre point commun entre la Fleur des Histoires et la Cronaca di Marco est l'accent mis sur l'amour de la liberté qui caractérise les Vénitiens.

Fondamentale donc pour notre sujet, la Cronaca di Marco date de 1292. Les Estoires de Venise de Martin da Canal, qui plaçaient les Troyens aux origines de la Vénétie, non de Venise, et qui ne connaissaient pas Anténor, avaient été écrites entre 1267 et 1275. Il serait toutefois dangereux de conclure que la liaison directe d'Anténor avec Venise serait seulement apparue à la fin du XIIIe siècle. En effet les chroniques vénitiennes ne sont pas les seules sources d'information dont disposent les chercheurs ; il en reste beaucoup d'autres encore, que nous examinerons dans un autre article. Mais en ce qui concerne les chroniques vénitiennes, le fait est qu'il nous faut attendre la fin du XIIIe siècle pour voir s'y manifester entre Anténor et la fondation de Venise un lien étroit, qui évoque la notice de la Fleur des Histoires, dont nous étions parti[24].

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Notes

[1] Correction pour l'Anthenorme du manuscrit. [Retour au texte]

[2] Ainsi par exemple : L. Braccesi, La Leggenda di Antenore da Troia a Padova, Padoue, 1984, 163 p. (Il mito e la storia, 1) ; M. I. Davies, Antenor I, dans Lexicon iconographicum mythologiae classicae, I, Zurich, 1981, p. 811-815 ; J. Perret, Les origines de la légende troyenne de Rome (281-31), Paris, 1942, p. 157-212 (Collection d'études anciennes) ; T. Scheer, Antenor I, dans Der Neue Pauly, I, Stuttgart, 1996, col. 727-728 ; A. Wlosok, Die Göttin Venus in Vergils Aeneis, Heidelberg, 1967, p. 33-52 (Bibliothek der klassischen Altertumswissenschaft, n.s., II, 21). [Retour au texte]

[3] L. Braccesi, La Leggenda di Antenore da Troia a Padova, Padoue, 1984, p. 141 (Il mito e la storia, 1). [Retour au texte]

[4] Récits inédits sur la Guerre de Troie. Traduits et commentés par G. Fry, Paris, 1998, 413 p. (La roue à livres). [Retour au texte]

[5] Dictys Cretensis Ephemeridos Belli Troiani libri a Lucio Septimio ex Graeco in Latinum sermonem translati, ed. W. Eisenhut, Leipzig, 1973, 151 p. (Bibliotheca Teubneriana) ; St. Merkle, Die Ephemeris belli Troiani des Diktys von Kreta, Francfort, 1989, 323 p. (Studien zur klassischen Philologie, 44). [Retour au texte]

[6] Dares Phrygius. De excidio Troiae Historia, ed. Ferdinand Meister, Leipzig, 1923, 67 p. [2e éd., 1991] (Bibliotheca Teubneriana). [Retour au texte]

[7] Voir par exemple M.-R. Jung, L'exil d'Anténor, dans H. Krauss et D. Rieger [Éd.], Mittelalterstudien Erich Köhler zum Gedenken, Heidelberg, 1984, p. 111-112, (Studia Romanica, 55). L'article s'étend sur les p. 103-119. [Retour au texte]

[8] Strabon, VII, 5, 5, p. 315. Sur Corcyra Nigra, voir H. Philipp, Korkura 3, dans RE, 1922, coll. 1416-1417. Cette île de l'actuelle Croatie porte aujourd'hui divers noms (Corcula, Curzola, Korcula, Karkar) et la publicité touristique croate évoque encore aujourd'hui le rôle qu'y aurait joué Anténor (cfr cet exemple). [Retour au texte]

[8a] Un seul exemple célèbre : dans l'Enfer de Dante (XXII, 88), l'Anténore est la seconde région du Cocyte affectée aux traîtres à leur patrie ou à leur parti (cfr aussi Purgatoire, V, 75). [Retour au texte]

[9] Sur les anciennes chroniques vénitiennes en général, voir par exemple G. Arnaldi, L. Capo, I cronisti di Venezia e della Marca Trevigiana dalle origini alla fine del secolo XIII, dans G. Arnaldi [Dir.], Storia della cultura veneta. I. Dalle origini al Trecento, Vicenza, 1976, p. 387-423 ; H. Baron, Early Renaissance Venetian Chronicles, dans H. Baron, From Petrarch to Leonardo Bruni : Studies in Humanistic and Political Literature, Chicago, 1968, p. 172-195 ; A. Pertusi, La storiografia veneziana fino al secolo XVI, Florence, 1970, 375 p. (Civiltà veneziana. Saggi, 18) : recueil de travaux, parmi lesquels figure (p. 75-126) une importante contribution de A. Carile, Aspetti della cronachistica veneziana nei secoli XIII e XIV. [Retour au texte]

[10] Cfr Monumenta Germaniae Historica. Scriptorum rerum Langobardicarum et Italicarum saec. VI-IX, Tome II, éd. L. Bethmann et G. Waitz, Hanovre, 1878, p. 81. [Retour au texte]

[11] Paul Diacre. Histoire des Lombards, trad. Fr. Bougard, Turnhout, 1994, p. 45 (Miroir du moyen âge). [Retour au texte]

[12] Ioannes Diaconus. Istoria Veneticorum. Edizione e traduzione di L. A. Berto, Bologne, 1999, p. 48 (Fonti per la storia dell'Italia medievale. Storici italiani dal Cinquecento al Millecinquecento ad uso delle scuole, 2). Le texte figure également sur le site de l'Archivio della latinità italiana del Medioevo (ALIM). [Retour au texte]

[13] Martin da Canal. La Cronique des Veneciens, des origines à 1275, ed. L. F. Polidori, dans Archivio storico italiano, s. 1, VIII, 1845, p. 272-274. - Nous n'avons pas pu consulter Martino da Canal. Les Estoires de Venise. Cronaca Veneziana in lingua Francese dalle origini al 1275, ed. A. Limentani, Florence, 1973, CCCXXX + 440 p. (Civiltà veneziana. Fonti e testi, 12. Serie 3, 3). [Retour au texte]

[14] Origo civitatum Italie seu Venetiarum (Chronicon Altinate et Chronicon Gradense), a cura di R. Cessi. Volume unico, Rome, 1933, respectivement p. 7, ll. 31-33 et p. 154, ll. 10-14 (Fonti per la storia d'Italia, 73). [Retour au texte]

[15] Sur les origines de Venise, on verra par exemple : A.V., Le Origini di Venezia, Florence, 1964, 215 p. (Storia della civiltà veneziana, 9) ; Chr. Bec, Histoire de Venise, Paris, 1993, 128 p. (Que sais-je?, 522) ; A. Carile, G. Fedalto [Éd.], Le origini di Venezia, Bologna, 1978, 508 p. (Il mondo medievale, Studi di Storia e Storiografia, Sezione di Storia Bizantina e Slava, 1) ; L. Cracco Ruggini [Dir.], Storia di Venezia dalle origini alla caduta della Serenissima. Vol. I. Origini - Età ducale, Rome, 1992, 961 p. [Retour au texte]

[16] A. Carile, Aspetti della cronachistica Veneziana nei secoli XIII e XIV, dans A. Pertusi [Éd.], La storiografia Veneziana fino al secolo XVI. Aspetti e problemi, Florence, 1970, p. 75-126 (Civiltà veneziana. Saggi, 18). L'édition du texte latin de la Cronaca di Marco se trouve aux pages 121-126. Voir aussi A. Carile, Le origini di Venezia nella tradizione storiografica, dans G. Arnaldi [Dir.], Storia della cultura veneta. I. Dalle origini al Trecento, Vicenza, 1976, p. 135-166. [Retour au texte]

[17] P. F. Brown, Self-Definition of the Venetian Republic, dans A. Molho, K. Raaflaub, J. Emlen [Éd.], City States in Classical Antiquity and Medieval Italy : Athens and Rome, Florence and Venice, Stuttgart, 1991, p. 511-548. [Retour au texte]

[18] V. Lazzarini, Il preteso documento della fondazione di Venezia e la cronaca del medico Iacopo Dondi, dans V. Lazzarini, Scritti di paleografia e diplomatica, Padoue, 2e éd., 1969, p. 99-116 [article paru pour la première fois en 1915-1916] ; E. Francheschini, La cronachetta di maestro Iacopo Dondi, dans Atti dell'Istituto Veneto, t. 99, 1939-1940, II, p. 969-984. [Retour au texte]

[19] Andreae Danduli ducis Venetiarum Chronica per extensum descripta aa. 46-1280 d.C., et Andreae Danduli ducis Venetiarum Chronica brevis aa. 46-1342 d.C., a cura di E. Pastorello, Bologne, 1938-1958 (Rerum Italicarum Scriptores, 12/1). [Retour au texte]

[20] Cfr J. Poucet, Le mythe de l'origine troyenne au Moyen Âge et à la Renaissance, en FEC 5 (2002). [Retour au texte]

[22] D. Robey, J. Law, The Venetian Myth and the « De Republica Veneta » of Pier Paolo Vergerio, dans Rinascimento, t. 15, 1975, p. 3-59. [Retour au texte]

[23] Cfr P. H. Labalme, Bernardo Giustiniani, a Venetian of the Quattrocento, Rome, 1969, 354 p. (Uomini e dottrine, 13). [Retour au texte]

[24] Sur l'histoire du mythe troyen de Venise et sa disparition après le XIIIe siècle, on pourra voir S. Das, The Disappearance of the Trojan Legend in the Historiography of Venice, dans A. Shepard, S.D. Powell, Fantaisies of Troy. Classical Tales and the Social Imaginary in Medieval and Early Modern Europe, Toronto, 2004, p. 97-114 [note additionnelle du 10 septembre 2009]

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FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Numéro 5 - janvier-juin 2003

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